La séance est ouverte à 9 heures 30.
Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président.
La Commission procède à des auditions sur le projet de loi organique, adopté par le Sénat, relatif à l'application de l'article 65 de la Constitution (n° 1983) (M. Philippe Houillon, rapporteur).
Audition de M. Jean Gicquel, professeur émérite à l'Université de Paris I, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature
La Commission entend d'abord M. Jean Gicquel, professeur émérite à l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Pour la première audition de cette matinée sur le projet de loi organique, adopté par le Sénat, relatif à l'application de l'article 65 de la Constitution, j'ai le plaisir de souhaiter la bienvenue à M. Jean Gicquel, professeur émérite à l'Université de Paris I et ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature. Nous lui avons déjà transmis une liste de questions et je lui propose d'entrer sans attendre dans le vif du sujet.
C'est un honneur pour un juriste, mais surtout une responsabilité, que d'être entendu par votre commission. J'ai siégé entre 1994 et 1998 au Conseil supérieur de la magistrature, que l'on appelait alors conseil supérieur rénové, mais je crois avoir conservé un regard distancié sur cette institution.
La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a totalement réécrit l'article 65 de la Constitution, et renvoie à une loi organique pour ses modalités. Lorsque celle-ci sera votée, le Conseil constitutionnel aura à se prononcer, selon l'article 61 de la Constitution, sur sa conformité. J'insiste sur ce point à cause d'un récent revirement de la jurisprudence du Conseil concernant la procédure législative. Traditionnellement, la loi organique était transmise par le Premier ministre au Conseil constitutionnel et toute demande additionnelle présentée par des parlementaires était rejetée. Cela avait été le cas à l'époque de Pierre Mazeaud, pour la loi de 1992 relative au statut de la magistrature. Mais dans sa décision du 9 avril 2009 portant notamment sur l'initiative des lois et le droit d'amendement, le Conseil constitutionnel a accueilli les observations présentées par des députés et des sénateurs de l'opposition.
Répondant à votre première question, je dirai que les incompatibilités prévues par le texte entre la profession d'avocat et la fonction de membre du Conseil supérieur de la magistrature me semblent nécessaires, et nullement excessives. Par analogie, et mutatis mutandis bien sûr, un avocat élu au Parlement se voit interdire par l'article LO 149 du code électoral d'exercer sa profession ou de consulter auprès d'entreprises. Un tel régime s'impose d'autant plus au Conseil supérieur de la magistrature qu'on sait combien, en matière de justice, les apparences sont fondamentales, et combien la jurisprudence de la CEDH insiste pour que le procès se déroule à armes égales. Pour reprendre un adage britannique, il ne faut pas seulement que la justice s'exerce, mais il importe également qu'elle se donne à voir.
Le juriste peut répondre au problème des incompatibilités par la notion de dédoublement fonctionnel, mais cela ne mène pas très loin. L'avocat sera placé dans une situation difficile compte tenu du nombre de magistrats sur lesquels il sera appelé à se prononcer car, hors même tout dossier disciplinaire, le déroulement de carrière des magistrats est une activité ininterrompue du Conseil. Être juge et partie, pour un avocat, c'est le comble de l'ironie ! Il devra donc se déporter. S'il ne le faisait pas, le président de la formation, c'est-à-dire le premier président de la Cour de cassation pour les magistrats du siège ou le procureur général près la Cour de cassation pour les magistrats du parquet, devrait l'y obliger. À mon sens, la formule idéale aurait été de ne pas mentionner la présence de l'avocat dans l'article 65 de la Constitution ou de prévoir la nomination d'un membre honoraire – ce qui serait très utile : entre 1994 et 1998, j'ai pu constater à quel point nous profitions de l'expérience et de la culture des droits de la défense du bâtonnier Montouchet. Mais nous devons nous incliner devant le constituant.
Votre deuxième question porte sur les obligations déontologiques des membres du Conseil : indépendance, impartialité, intégrité. Il me semble tout à fait utile de les faire figurer dans la loi organique. Les membres du Conseil supérieur de la magistrature doivent montrer l'exemple. Le législateur organique veut sans doute éviter de renouveler l'ultime péripétie de l'affaire d'Outreau, en avril dernier : le Conseil ayant prononcé une réprimande à l'encontre du juge Burgaud, l'avocat de ce dernier avait constaté que l'un des magistrats qui y siégeaient ce jour-là avait eu à connaître du dossier au cours de la procédure.
Ces obligations déontologiques, c'est le sens de l'honneur avec lequel on doit remplir ses fonctions. Les membres du Conseil supérieur de la magistrature doivent agir avec dignité, loyauté et délicatesse. À cet égard, il pourrait être utile de modifier l'article 10 de la loi organique de 1994 qui astreint les membres du Conseil supérieur de la magistrature au secret professionnel, ce qui me semble trop modeste. Il conviendrait plutôt de leur imposer une stricte obligation de réserve, leur interdisant notamment de rendre public le délibéré et les votes ou de prendre des positions publiques sur les questions abordées par le Conseil. On se situe presque dans la perspective de la prestation de serment. En tout cas, il ne doit plus être possible de retrouver quelques jours plus tard tous les détails d'une délibération dans les journaux : il faut donc aller plus loin que le secret professionnel. En revanche, que la loi organique prévoie d'imposer les mêmes mesures de déontologie aux collaborateurs des membres du Conseil peut paraître excessif. Après tout, un bon maître fait de bons serviteurs ! Sur ce point, le Sénat est peut-être allé un peu vite en besogne.
La troisième question, très importante, porte sur l'autonomie du Conseil. La révision constitutionnelle du 28 juillet est placée sous le signe de la séparation des pouvoirs. Le Président de la République cesse ainsi de présider le Conseil – ce qui est déjà un phénomène en soi, sous la Ve République ! – et le Garde des sceaux, qui était traditionnellement le vice-président, ne participe plus aux débats, sauf à y être entendu. Dans cette optique, on ne peut qu'être favorable à l'émancipation du Conseil, notamment dans le domaine budgétaire. Comment y parvenir ? En faisant en sorte que ses crédits ne relèvent plus de la Chancellerie. Une solution serait, en application du I de l'article 7 de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001, de créer une mission spécifique. Il existe deux précédents : la mission « Pouvoirs publics », qui regroupe la Présidence de la République, le Parlement, le Conseil constitutionnel et la Cour de justice de la République, et la mission « Conseil et contrôle de l'État » qui recouvre la Cour des comptes, le Conseil d'État et le Conseil économique et social. Une mission mono-programmatique est envisageable, qui pourrait s'appeler « Justice et droits et libertés », par exemple. Elle ne peut être créée que par une loi de finances, laquelle peut être rectificative.
Il serait sans doute utile de modifier au passage l'article 9 de la loi organique de 1994, qui traite du régime indemnitaire des membres du Conseil supérieur de la magistrature. Qu'ils doivent signer une feuille d'émargement, soit. Mais limiter le nombre de séances ouvrant droit à une indemnité leur donnera, à certains moments, le sentiment de travailler pour rien. Il serait plus judicieux de prévoir un régime forfaitaire. On n'a jamais vu le Conseil supérieur de la magistrature renoncer aux auditions nécessaires, mais cela pourrait donner lieu, lorsque le nombre de séances aura été atteint, à des observations qui ne seraient pas dignes de l'institution.
J'en viens à votre quatrième question. Il est grand temps d'accroître les moyens du Conseil. Sans penser à égaler son homologue italien, l'exemple même de l'auto-administration, ses moyens matériels et humains sont si modestes qu'on se demande comment il peut fonctionner. Le Conseil est installé quai Branly, une annexe de la présidence de la République – et l'on me dit même que le repas mensuel qu'offrait le Chef de l'État a été supprimé ! Une solution doit être trouvée en loi de finances.
Votre cinquième question concerne le quorum, c'est-à-dire l'exigence de la présence de la majorité absolue des membres de l'institution comme condition de validité d'un vote. Sachant que, désormais, le Conseil supérieur de la magistrature se conjugue au pluriel, avec des formations différentes selon la compétence exercée, il est tout à fait normal que les règles de quorum soient différentes aussi selon qu'il s'agit du déroulement de la carrière des magistrats, d'une action disciplinaire ou de la formation plénière – laquelle est, entre nous soit dit, tout sauf plénière : toute révérence gardée, il s'agit d'une véritable institution croupion.
Votre sixième question porte sur l'article introduit par le Sénat prévoyant la parité, dans les formations disciplinaires, entre magistrats et non magistrats. Cette disposition est parfaitement inutile. La Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt du 19 avril 2007 Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, a en effet considéré que l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne était applicable en matière disciplinaire, jurisprudence reprise par le Conseil d'État. Le pouvoir constituant a fait exception à la règle qu'il s'était imposée en prévoyant cette parité en matière disciplinaire alors que, pour les autres formations, dans un souci d'ouverture à la société civile, les magistrats sont minoritaires, fût-ce d'une voix – mais tout tient dans ce symbole.
Votre septième question concerne la saisine par le justiciable. C'est une avancée caractérisée de l'État de droit que de permettre au justiciable de déposer une plainte devant le Conseil, déjà suggérée par le comité Vedel en 1993. Le problème est de trouver un point d'équilibre entre, d'une part, le justiciable qui s'estime lésé par un dysfonctionnement grave et évident des règles procédurales – comme le dit Ihering, la forme est la soeur jumelle de la liberté – et, d'autre part, l'institution judiciaire, qui ne doit pas être déstabilisée. Bref, les magistrats ne doivent pas être assurés de l'impunité, mais ils ne doivent pas non plus être livrés à la vindicte populaire. Aussi limitée l'analogie soit-elle, je rappelle que les justiciables peuvent introduire un recours devant la Cour de justice de la République.
La procédure arrêtée par le législateur organique suit les règles du procès équitable : la plainte est encadrée, elle ne ressemble pas à l'actio popularis du droit romain – il s'agit d'un justiciable, pas d'un justicier. En revanche, nous gagnerions à doubler le délai à l'expiration duquel la plainte sera forclose. Un délai est nécessaire, au nom de la sécurité juridique qui peut être invoquée aussi bien par le justiciable que le magistrat, mais un an ne me paraît pas suffisant compte tenu de la longueur de la procédure qui se sera déjà déroulée et du fait que cette possibilité n'est pas bien connue du commun des mortels.
Vous m'interrogez aussi sur le statut juridique de la plainte d'un justiciable. Selon le Littré, une plainte est l'exposé d'un grief en justice. Plus particulièrement, c'est l'acte juridique qui déclenche ou qui met en mouvement une instance. À cet instant, le plaignant devient partie. Mais cette plainte ne doit pouvoir concerner que la responsabilité disciplinaire d'un magistrat. On ne saurait en aucune façon imaginer qu'elle permette de contester une décision, et c'est ce qui rend la plainte très différente du recours.
Vous me demandez encore si l'on peut retirer la plainte. Il s'agit d'un contentieux subjectif. Comme pour le contentieux électoral donc, il devrait être toujours possible de retirer la requête. C'est là la différence avec un contentieux objectif tel que le contrôle de constitutionnalité.
Les incompatibilités retenues par le Sénat concernant les avocats vous semblent-elles justifiées ?
Oui. On ne peut pas être juge et partie. L'idéal eût été de ne pas mentionner l'avocat dans la liste de l'article 65 et de nommer un avocat honoraire. Puisque ce n'est pas le cas, et compte tenu du nombre de magistrats sur lesquels il sera amené à se prononcer, l'avocat sera constamment amené à se déporter. Je suis partisan d'une incompatibilité réelle et je souhaite bien du plaisir à cet avocat qui passera son temps à se demander s'il ne va pas être récusé pour une quelconque plaidoirie bien antérieure à sa nomination au Conseil.
Merci d'éclairer pour nous ce texte plein de bonnes intentions, mais finalement en deçà de ce que nous aurions espéré.
Il est regrettable que le constituant n'ait pas réécrit l'ensemble du titre concernant l'autorité judiciaire, plutôt que de le « bricoler ». En relisant nos débats, je me suis rendu compte que, focalisés sur la composition et le fonctionnement du Conseil, nous avions négligé l'articulation entre l'article 65 et l'article 64 de la Constitution. Or, ce dernier fait du Président de la République le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, avec l'assistance du Conseil supérieur de la magistrature. De quels moyens le Président dispose-t-il pour remplir cette mission ? Ne voyez-vous pas une contradiction entre ces deux articles ? Comment le Président peut-il à la fois être le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire et donner des ordres à une partie des magistrats par le biais du Garde des sceaux – puisqu'il est devenu, en pratique, le Chef du Gouvernement ?
Par ailleurs, l'article 7 prévoit que le secrétaire général du Conseil est nommé par le Président de la République sur proposition conjointe du premier président de la Cour de cassation et du procureur général près ladite cour, après avis du Conseil supérieur de la magistrature. Cet avis devrait-il être conforme ?
Enfin, le fait que le Garde des sceaux conserve la possibilité de saisir le Conseil supérieur alors que la plainte d'un justiciable a été rejetée par la commission des requêtes n'est-il pas une entorse à la séparation des pouvoirs ?
L'article 65 de la Constitution a été réécrit en totalité par le Sénat en 2008, et l'article 64 fait du Chef de l'État le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Pour ma part, et étant donné les évolutions qu'il a connues depuis 1946, j'estime que c'est le Conseil supérieur de la magistrature qui devrait tenir ce rôle. Le sénateur Hubert Haenel a d'ailleurs déclaré en 1993 que le Conseil supérieur de la magistrature était la clef de voûte de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Mais c'est le Président de la République qui conserve cette compétence, et qui nomme par ailleurs aux emplois civils et militaires de l'État, dont les magistrats.
Comment le Conseil peut-il l'assister ? Grâce à la formation plénière, née de la pratique. En 1994, le Président Mitterrand a installé le Conseil supérieur de la magistrature quai Branly. Il a confié l'affaire Halphen au Conseil tout entier. On nous a même traité de « putschistes », puisque rien ne figurait dans la Constitution ni dans la loi organique à ce propos ! C'est dans le cadre de cette formation plénière désormais consacrée que l'on pouvait harmoniser les positions des formations du siège et du parquet, et surtout évoquer les matières communes.
La loi organique impose au Conseil d'établir un rapport d'activité destiné à éclairer les pouvoirs publics, et notamment le Chef de l'État. En l'élaborant d'ailleurs, nous savions bien que certaines formules passeraient difficilement auprès du Président et de la Chancellerie ! La loi organique permet aussi au Conseil d'organiser des missions d'information auprès de la Cour de cassation, de l'École nationale de la magistrature et des cours d'appel – lors de nos réunions à l'Élysée, le Président reprenait des points que nous avions traités dans ces missions. Voilà deux voies par lesquelles le Conseil peut remplir sa mission d'assistance du Président.
Mais la formation plénière n'est désormais plus qu'une institution croupion, qui ne pourra intervenir qu'à la demande expresse du chef de l'État ou du Garde des sceaux et dans des domaines très limités. Il ne sera pas question pour le Conseil supérieur de la magistrature de se saisir lui-même d'une question. Le rôle d'un conseiller n'est-il pas pourtant d'alerter, d'attirer l'attention ? Or, tout pouvoir d'initiative lui est désormais interdit. C'est un des problèmes du système actuel. À l'évidence, le pouvoir constituant s'impose à nous, mais je continue à considérer que, dans notre tradition républicaine, c'est le Conseil supérieur de la magistrature qui est la clef de voûte du système.
Quant à son secrétaire général, il bénéficie d'abord d'une sorte de réhabilitation terminologique : dans la révision de 1993, on parlait de secrétaire administratif. Ses relations avec le reste de l'institution ont toujours été très difficiles. Lors de ma première réunion, je l'ai vu prié de se retirer immédiatement et de revenir une fois les décisions prises ! À l'époque, il était nommé sans la moindre consultation du Conseil, même par courtoisie. Je ne connais pas d'autre institution où cela se passe ainsi ! Le faire nommer sur proposition conjointe du premier président de la Cour de cassation et de son procureur général, après avis du Conseil supérieur de la magistrature, permettrait de faire du secrétaire général une partie prenante du mécanisme plutôt qu'un étranger dans l'institution qu'il est censé animer. Cette formule me paraît donc tout à fait convenable.
Enfin, la plainte du justiciable passe d'abord par une commission de filtrage, qui l'écarte lorsque la démarche est manifestement infondée. La possibilité pour le Garde des sceaux d'intervenir est, dans une optique d'équilibre entre les droits des parties, qui est la base d'un procès équitable, le pendant de cette action du justiciable.
Vous avez évoqué la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, qui doit d'ailleurs être prochainement réexaminée par la grande chambre. Quelle est la position d'un professeur de droit face à un projet conforme à la Constitution, mais pas au principe du droit international, selon lequel un magistrat ne doit pas dépendre, pour sa carrière comme pour la discipline, du pouvoir gouvernemental ou de toute institution faisant douter de son impartialité ?
Par ailleurs, l'article 18 du projet de loi organique fait référence au comportement des magistrats. Le Conseil supérieur de la magistrature a-t-il déjà donné une définition d'un comportement pouvant recevoir une qualification disciplinaire ? S'agit-il seulement d'un comportement mettant en cause la dignité du réclamant, ou de la façon, par exemple, de mener une instruction ?
Pour répondre à votre première question, je dois revenir sur la distinction entre magistrats du siège et du parquet, ces derniers continuant de relever hiérarchiquement du Garde des sceaux.
On oublie parfois que la France, bien que décentralisée, demeure avant tout un État unitaire et qu'il n'y a qu'une seule politique pénale, qui est l'un des attributs du Gouvernement. La condition des magistrats du parquet ne peut donc être alignée sur celle des magistrats du siège. La révision de 2008 a tout de même introduit un progrès : le Conseil supérieur de la magistrature est amené à formuler un avis sur tous les magistrats du parquet, y compris le procureur général près la Cour de cassation et les procureurs généraux près les cours d'appel – un avis simple, certes, que le Garde des sceaux peut parfaitement contredire, mais qu'il peut aussi choisir de suivre contre son premier mouvement, pour des raisons politiques.
La formation disciplinaire du parquet ne donne qu'un avis. Ce n'est pas un conseil de discipline, contrairement aux magistrats du siège. À supposer que le Garde des sceaux ait introduit l'action, c'est donc la même autorité qui engage la poursuite et qui, juridiquement, sanctionne. Cela vaudra un jour ou l'autre à la France une condamnation à la Cour européenne des droits de l'homme. Nous étions plusieurs à espérer au moins un rapprochement – que la formation disciplinaire du parquet devienne un conseil de discipline plutôt qu'une simple instance administrative donnant un avis, même si celui-ci est susceptible d'un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'État. En attendant, nous serons dans une situation difficile face aux juridictions européennes.
Quant à l'article 18, il montre que le pouvoir disciplinaire est désormais bel et bien une réalité. Fini l'époque où le Garde des sceaux cachait les « bras cassés » dans des juridictions aux effectifs pléthoriques. Désormais, il faut couper les branches mortes afin qu'un mauvais comportement ne rejaillisse pas sur l'institution tout entière.
L'instance disciplinaire s'intéresse d'abord aux manquements du magistrat au serment prêté lors de sa prise de fonctions. Sur le plan personnel, la jurisprudence du Conseil considère qu'un comportement privé excessif, une vie privée qui tombe dans le domaine public, peuvent atteindre l'institution par ricochet.
Une jeune femme m'a demandé, à l'École nationale de la magistrature, comment elle devait se vêtir : en évitant toute tenue provocante ! L'image de la justice impose en effet une retenue naturelle au magistrat. Et, sur le plan professionnel, un magistrat que la paresse pousse à prendre du retard dans la préparation de ses dossiers, ou qui néglige d'agir dans les délais voulus, est bien sûr aussi sanctionné par le Conseil.
Merci beaucoup, monsieur le professeur, d'avoir répondu à notre invitation.
Audition de M. Jean-Louis Nadal, Procureur général près la Cour de cassation
La Commission procède ensuite à l'audition de M. Jean-Louis Nadal, Procureur général près la Cour de cassation.
Je suis heureux d'accueillir maintenant M. Jean-Louis Nadal, Procureur général près la Cour de cassation. Nous lui avons à lui aussi transmis une liste de questions.
Merci de m'avoir invité devant votre commission.
La réforme du Conseil supérieur de la magistrature est d'une ampleur incontestable. Elle modifie profondément notre architecture judiciaire et par conséquent la perception du fonctionnement de la justice par nos concitoyens. Certaines modifications sont de nature à réduire les reproches trop souvent adressés aux magistrats de corporatisme et même de politisation : ainsi, la majorité, sauf en matière disciplinaire, reviendra aux représentants de la société civile et les chefs de la Cour de cassation seront les présidents des formations du siège et du parquet, le premier président étant le président de la formation plénière.
Du point de vue du ministère public, ce nouveau dispositif arrive à point nommé puisque son statut semble être remis en cause par la Cour européenne des droits de l'homme, qui veut dénier au procureur de la République la qualité d'autorité judiciaire au sens de l'article 5 de la Convention – j'attends avec impatience la décision de la Cour européenne. La réforme, notamment en prévoyant que les procureurs généraux ne seront plus nommés en conseil des ministres, permet de répondre aux critiques de politisation en s'inscrivant dans une logique de professionnalisme et de légitimité. Je sais que la question fait débat et que d'autres aménagements peuvent être envisagés, mais ce n'est pas la question du jour.
Je voudrais aborder en premier lieu les dispositions concernant l'organisation du Conseil supérieur de la magistrature, puis ses missions et son rôle. Cela me permettra de répondre aux huit questions que vous m'avez adressées.
Pour ce qui est de la désignation des membres du Conseil tout d'abord, vous m'avez demandé si les incompatibilités prévues entre la profession d'avocat et la fonction de membre du CSM étaient nécessaires, ou excessives. L'article 3 du texte prévoit que l'avocat qui siège dans les trois formations du Conseil supérieur de la magistrature est désigné par le président du Conseil national des barreaux, après avis de l'assemblée générale dudit conseil, et le Sénat a précisé que cet avis devait être conforme. Il me semble que cette modification est une avancée, même si l'idéal eût été que l'avocat soit plutôt élu par l'assemblée générale du Conseil national des barreaux.
Le Sénat a modifié l'article 4 pour prévoir que l'avocat ne peut, de toute la durée de son mandat, ni plaider devant les tribunaux, ni agir en conseil juridique d'une partie engagée dans une procédure. Or, ma préférence va à un système dans lequel l'avocat reste actif professionnellement, et continue le cas échéant de plaider, tout en étant soumis à une très forte obligation déontologique pouvant le conduire à se déporter plus souvent que d'autres membres.
J'ai observé avec satisfaction que le Sénat avait ajouté un article 6 bis qui fait du président de la formation le garant des obligations déontologiques des membres du Conseil supérieur de la magistrature. Cet article conforterait l'idée d'un avocat actif professionnellement. Le constituant a en effet voulu qu'un avocat au fait des problématiques judiciaires participe aux travaux du Conseil. Restreindre son activité ne revient-il pas à réduire le champ des avocats pouvant être nommés ? Par ailleurs, les membres magistrats du Conseil, auxquels on pourrait opposer les mêmes arguments, poursuivent leur activité professionnelle tout à fait normalement sans que cela crée de difficultés dans la pratique.
Je maintiens donc l'idée que ces restrictions ne sont ni nécessaires, ni utiles, à condition de fixer des exigences déontologiques strictes que le président de la formation aurait la charge de faire respecter.
J'en viens maintenant à la composition du Conseil. Vous m'avez interrogé sur la disposition introduite au Sénat à l'article 11 bis, qui prévoit que les formations disciplinaires devront toujours compter un nombre égal de magistrats et de non-magistrats pour délibérer. À mon sens, il convient d'éviter les clivages artificiels entre magistrats et non-magistrats. C'est essentiel pour le bon fonctionnement du Conseil. Le principe de parité de l'article 11 bis n'est pas sans poser de problème.
En premier lieu, et sans entrer dans le débat sur la constitutionnalité de cette disposition, qui est un des arguments soulevés par le Gouvernement pour s'y opposer, la Constitution a prévu une composition paritaire, et non un principe de fonctionnement paritaire du Conseil supérieur de la magistrature. La composition actuelle de ce dernier est à l'avantage des magistrats, mais rien n'empêcherait la formation disciplinaire de se tenir avec une majorité de non-magistrats, alors même que l'on pourrait déduire de la Constitution la volonté d'une majorité de magistrats. Or, en tant que président de la commission disciplinaire, je n'ai jamais constaté de difficulté en pratique, l'ordre du jour étant fixé de sorte que la totalité ou presque des membres du Conseil soient présents.
En second lieu, la loi organique pose certes un principe de fonctionnement paritaire, mais sans régler la manière de l'établir. Le Sénat a souhaité tenir compte de l'avis n° 10 du Conseil consultatif de juges européens, adopté le 23 novembre 2007, ou de la déclaration du 23 mai 2008 du réseau européen des conseils de la justice, qui sont en faveur de la parité, mais cette proclamation n'est suivie d'aucun dispositif concret. Et l'on voit bien la difficulté qu'il y aurait à en trouver un : sur quel critère, par exemple, décider qu'un membre ne siégera pas ? Si plusieurs magistrats sont absents, comment prévoir l'ordre d'exclusion des non-magistrats ?
Au final, il me semble que cette question relève plutôt de la pratique du Conseil, dont le président de la formation aura la charge, et que cette disposition n'est ni nécessaire ni utile.
Enfin, il faut veiller à éviter tout mécanisme rigide susceptible d'altérer les relations entre les membres et d'accentuer la césure entre magistrats et non-magistrats.
Je voudrais maintenant aborder la question essentielle, pour l'ensemble de la justice, des obligations déontologiques des membres du Conseil.
L'article 6 bis du projet de loi organique prévoit dans son premier alinéa que « les membres du Conseil supérieur exercent leur mission dans le respect des exigences d'indépendance, d'impartialité et d'intégrité ». Je suis heureux que ce principe figure dans la loi, et d'autant plus que c'est une loi qui renforce les pouvoirs du Conseil. Mais vous m'avez demandé si cette disposition caractérisait bien les obligations auxquelles doivent être soumis les membres du Conseil. Or, si je suis favorable aux termes d'indépendance et d'impartialité, je m'interroge sur l'exigence d'« intégrité » : ne s'agit-il pas d'une obligation de tout citoyen, dont le respect est assuré par la loi pénale ? L'intégrité renvoie à l'idée de probité, une obligation quasi-évidente dont le rappel est peut-être maladroit. Je serais plutôt favorable à une exigence de « dignité », figurant dans le serment du magistrat. La notion de dignité implique que le comportement d'un membre du Conseil ne doit pas être de nature à jeter le discrédit sur l'institution, une façon d'être qui, sans être contraire à l'intégrité ou à la probité, ne serait pas appropriée.
Outre le remplacement de la notion d'intégrité par celle de dignité, je serais favorable à ce qu'une disposition rappelle que les membres du Conseil doivent garder le secret des délibérations et des votes. L'article 3 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel prévoit une telle obligation pour ses membres et l'article R. 232-21 du code de justice administrative prévoit une obligation de discrétion professionnelle pour les membres du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel.
Quant à savoir s'il faut mettre à la charge du président de chaque formation les mesures appropriées pour assurer le respect de ces obligations déontologiques, je répondrai très clairement par l'affirmative. Le respect des règles éthiques procède d'une démarche personnelle : chaque membre doit mesurer s'il peut siéger à une délibération. Cela permet de remplir tout particulièrement l'exigence d'impartialité. En revanche, il importe qu'un organe régulateur puisse intervenir en cas de situation conflictuelle, ou d'absence de démarche personnelle d'un membre, afin d'éviter de jeter le discrédit sur l'ensemble de l'institution. Les dispositions de l'alinéa 3 du nouvel article 10-1 de la loi organique du 5 février 1994 me paraissent donc indispensables.
J'en viens maintenant au fonctionnement et aux missions du CSM, à commencer par les règles de quorum prévues à l'article 9. Le projet initial du Gouvernement prévoyait de porter le quorum de cinq à huit membres. Le Sénat a voulu le fixer, en matière disciplinaire, à au moins sept membres outre le président de séance, et à huit membres outre le président de séance dans les autres matières. Son souci, en abaissant le quorum en matière disciplinaire, était de parvenir à une parité entre magistrats et non-magistrats, la commission en matière disciplinaire étant composée de seize membres.
Compte tenu des observations que j'ai déjà formulées sur la parité, il ne me semble pas nécessaire de retenir un quorum différent de celui prévu pour les nominations. Toutefois, un autre motif a été invoqué : dans la circonstance où les membres de la formation de filtrage des plaintes des justiciables ne pourraient pas siéger, soit deux magistrats et deux non-magistrats, il pourrait devenir impossible d'atteindre le quorum en cas de déports liés, par exemple, à des conflits d'intérêts. Cet argument-là me paraît pertinent et je ne suis donc pas défavorable à une règle de quorum moins contraignante en matière disciplinaire.
J'en viens à l'interdiction temporaire d'exercice. Je suis heureux que le Sénat ait supprimé la procédure dite de « référé », qui permet au président seul de statuer sur une demande d'interdiction temporaire d'exercice. La proposition initiale ne répondait en effet pas à une véritable nécessité, les hypothèses d'urgence absolue à interdire un magistrat étant, en pratique, réglées par des dispositifs pénaux – contrôle judiciaire ou détention provisoire – ou administratifs – congé maladie, internement d'office. Par ailleurs, je suis très attaché à ce que ce soit le Conseil dans son entier qui statue sur la demande, et non les chefs de la Cour de cassation seuls, sans l'organisation d'une audience. La modification apportée par le Sénat constitue donc une avancée.
En revanche, le délai de dix jours dans lequel le Conseil doit se prononcer sur la demande d'interdiction temporaire d'exercice me paraît trop court pour organiser l'audience, réunir le quorum et permettre au magistrat concerné et à son avocat d'avoir accès aux pièces de la procédure et d'assurer sa défense, mais je comprends le souci du législateur organique de vouloir encadrer le dispositif. Un délai de quinze jours me paraîtrait raisonnable.
J'ajoute qu'il serait opportun, en matière d'interdiction temporaire d'exercice, d'unifier les dispositions applicables aux magistrats du siège et du parquet, le Conseil devenant l'autorité de décision dans les deux cas. La réforme constitutionnelle aurait d'ailleurs pu être l'occasion d'aligner, de manière générale, le régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui du siège, c'est-à-dire de conférer à la formation compétente pour le parquet un pouvoir de sanction plutôt que d'avis sur la sanction.
J'en viens au dispositif de traitement des plaintes des justiciables. La loi organique a retenu deux filtres. Ce choix peut paraître justifié dans la mesure où il existe des spécificités propres à chacune des fonctions, et il s'inscrit dans une perspective de professionnalisme. Mais, à la réflexion, je n'aurais pas été défavorable à un filtre unique, afin de renforcer, d'une part, le principe de l'unité du corps et, d'autre part, le socle commun des règles déontologiques des magistrats du siège et du parquet.
Vous m'avez demandé si les conditions de recevabilité formelle de la plainte d'un justiciable n'étaient pas trop strictes, notamment eu égard au délai d'un an suivant la décision irrévocable mettant fin à la procédure. Notons tout d'abord que les autres conditions – interdiction d'une plainte contre un magistrat saisi de la procédure, sauf cas particuliers ; indication détaillée des faits et griefs ; identification du plaignant et de la procédure en cause – permettent d'éviter que la plainte ne soit utilisée pour déstabiliser le magistrat saisi ou en charge de la procédure. De la même manière, pour les magistrats du siège, le texte précise que la plainte ne peut fonder une demande de récusation.
Le délai d'un an ne me semble pas de nature à forclore trop rapidement le justiciable. J'avais même indiqué, au Sénat, que six mois étaient suffisants pour assurer la sérénité et l'autorité de la justice. En effet, la plainte, déposée après la décision irrévocable, peut viser des agissements de magistrats antérieurs de plusieurs années, ce qui laisse tout le temps au justiciable de saisir le Conseil. En tout état de cause, le Garde des sceaux ou les chefs de cour pourront toujours le saisir si une faute disciplinaire devait se révéler plus tard.
J'ajoute, toujours s'agissant de la commission de filtrage, que le Sénat a voulu que la commission d'admission des requêtes puisse entendre le magistrat en cause. Je suis pour ma part favorable à des pouvoirs d'investigation encore plus larges, comme la possibilité d'entendre également le plaignant. Le texte pourrait être modifié pour permettre à la commission d'admission des requêtes d'effectuer « tout acte d'investigation utile ».
Vous m'avez également interrogé sur le statut juridique de la plainte et sur l'incidence de son retrait par le justiciable. Je considère que, dès lors qu'elle est déposée, la plainte met en mouvement l'action disciplinaire, qui échappe à son auteur. Considérer les choses autrement conduirait à une « privatisation » de l'action disciplinaire et ouvrirait la voie à des pressions sur le magistrat. En outre, l'intérêt protégé par l'action disciplinaire est un intérêt public, qui dépasse le seul justiciable ayant saisi le Conseil. Pour ces deux raisons, le retrait de la plainte ne doit avoir, à mon sens, aucune incidence sur les suites de la procédure.
Répondant à votre dernière question sur la plainte du justiciable, je dirai que, lorsqu'une autre autorité, le Garde des sceaux ou le chef de cour, saisit le Conseil alors qu'une plainte est en cours d'examen par la commission des requêtes, l'examen de cette plainte devient sans objet.
Pour terminer, j'évoquerai la question particulière de la nomination des procureurs généraux et, de manière plus générale, la pratique du Conseil en matière d'avis pour les magistrats du parquet, élément essentiel de la clarification de nos institutions, sur lequel le sénateur Portelli m'a notamment interpellé.
La loi organique tire les conséquences de l'extension des attributions du Conseil supérieur de la magistrature en matière de nomination des magistrats du ministère public. Soumettre à son avis la nomination des procureurs généraux marque une grande avancée. Leur désignation en Conseil des ministres a en effet nourri un soupçon de politisation et il était essentiel d'inscrire le professionnalisme et la compétence au coeur des dispositions concernant les magistrats du ministère public.
La réforme constitutionnelle et la présente loi organique constituent une avancée décisive, alors même qu'il aurait été possible d'aller plus loin en prévoyant un avis conforme pour la nomination des magistrats du parquet ou, comme je l'avais proposé à la commission Balladur, en alignant le mode de désignation des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège. Dans cette optique, c'est le Conseil qui aurait pu proposer la nomination des procureurs généraux – mais cela ne fut pas le choix du constituant.
En tout cas, il est essentiel que les nominations de l'ensemble des magistrats du ministère public s'inscrivent dans une plus grande transparence. Pour cela, et même si l'avis du Conseil ne lie pas l'autorité de nomination, la motivation de tous les avis défavorables ainsi que des avis favorables sur les nominations des chefs de cour et de juridiction serait un réel progrès. Les avis motivés seraient bien sûr transmis au Garde des sceaux et au magistrat concerné et, pour ne pas lui nuire, le ministre déciderait seul de verser ou non l'avis à son dossier administratif. Cela favoriserait une gestion dynamique et responsable du corps et renforcerait la transparence de la justice et la confiance que les citoyens peuvent lui accorder. On pourrait même envisager de rendre publics les avis favorables de nomination aux fonctions de chef de cour et de juridiction, coupant ainsi court à la suspicion qui peut accompagner ces nominations.
Lorsque le partage des voix est égal au sein de la commission des requêtes, la demande est transmise à la formation compétente. Mais lorsque celle-ci se prononce aussi à égalité des voix, l'avis conclut à l'absence de sanction. N'y a-t-il pas là un problème de parallélisme des formes ? Pourquoi le doute ne bénéficierait-il pas au magistrat à la première étape, puisqu'il y a déjà partage égal des voix ?
En tant que président d'une formation disciplinaire, je considère que, lorsque les tenants des deux positions sont dos à dos, puisqu'il y a égalité, il appartient au président de prendre ses responsabilités. Dans ce cas, je me livre à un délibéré entièrement public devant les autres membres, et je tranche. Cela a été le cas pour une affaire que je considérais comme grave – ce n'est pas parce qu'on est dans le midi de la France qu'on peut prononcer à l'audience des propos attentatoires à la dignité de certaines couches sociales ou ethniques –, et ma décision a été respectée, même si la moitié de la formation était d'un autre avis. Mais je reconnais qu'appliquer le principe de procédure pénale du doute qui profite à l'accusé – in dubio pro reo – est aussi une solution défendable.
Le premier président, pour le siège, et le procureur général pour le parquet étant désormais personnellement appelés à exercer cette fonction, ils peuvent espérer, et c'est mon cas, faire des progrès décisifs en matière de clarification et essayer de réconcilier avec la justice ceux qui doutent, qui sont mécontents, qui suspectent. Je le dis avec une immense conviction. Après tout, j'ai été cinq fois procureur général dans des cours sensibles, sous la gauche, sous la droite et en période de cohabitation ! Et un ancien Garde des sceaux ici présent peut témoigner que j'ai en toute circonstance fait passer les décisions qui s'imposaient. Mais cela pose la question du statut du ministère public, de sa formation, de son épaisseur, de sa loyauté, de sa compétence.
Tout le monde accepte l'existence d'une politique pénale gouvernementale. Comment s'en dispenser ? Qu'une hiérarchie soit nécessaire va également de soi. Mais si la suspicion s'en mêle, rien ne va plus !
Tous les Gardes des sceaux avec lesquels j'ai travaillé vous diront que je suis allé au bout de moi-même : on sent très bien, lorsqu'on est procureur général, qu'une affaire va soulever une tempête et dans ce cas, on doit aller s'expliquer directement, les yeux dans les yeux, avec le ministre. Chaque fois, j'ai été écouté et, chaque fois, la justice est passée, même au prix de quelques crispations sur le damier gouvernemental. Mais aujourd'hui se pose un immense problème, qui ne relève pas de la Constitution : celui de la formation et de la responsabilité des magistrats. MM. Houillon et Vallini pourront attester que j'ai démontré, devant la commission d'enquête qui s'est penchée sur l'affaire d'Outreau, en tant que président de la formation disciplinaire, que c'est toute la machine qui a craqué, du bas au sommet. Dans une telle situation, l'ensemble du parquet se trouve fragilisé : tout le monde se demande à quoi elle sert, cette hiérarchie, si elle ne prend pas ses responsabilités. Et là commencent les dérapages…
Il faut donc se remettre sur les bons rails : professionnalisme, compétence, loyauté. Mais encore faut-il concrétiser ces belles paroles. Dans notre État de droit, cela passe par la motivation. Je souhaite que vous fassiez prospérer cette vision, que les magistrats du parquet soient respectés en France et qu'on les libère de la suspicion politique qui pèse sur eux. Il y a des faits, des noms qui font effectivement déraper le parquet, qui devient dès lors difficile à défendre. Mais je profite de cette audition pour défendre un parquet responsable et républicain.
Je sais qu'en venant devant votre commission, on est écouté. Même une petite avancée serait un bon début. La justice progresse à petits pas, mais nous parviendrons bien à la rendre aussi solide qu'elle doit l'être.
Nous vous remercions, monsieur le Procureur général.
Audition de Christophe Régnard, Président de l'Union syndicale des magistrats et de M. Laurent Bedouet, Secrétaire général
La Commission procède ensuite à l'audition de M. Christophe Régnard, président de l'Union syndicale des magistrats, accompagné de M. Laurent Bedouet, secrétaire général
Nous avons le plaisir d'accueillir MM. Christophe Régnard et Laurent Bedouet, respectivement président et secrétaire général de l'Union syndicale des magistrats.
Notre rapporteur vous a adressé, messieurs, une série de questions précises sur le projet de loi organique relatif à l'application de l'article 65 de la Constitution. Je vous suggère d'y répondre, ensuite de quoi les députés présents auront peut-être à vous demander des éclaircissements supplémentaires.
Nous avons en effet reçu ce questionnaire fort complet. Permettez-moi, avant d'y répondre, de vous soumettre quelques considérations plus générales.
Tout d'abord, comme vous le savez, l'USM s'était opposée aux conditions dans lesquelles la réforme constitutionnelle de 2008 a été adoptée, en particulier pour ce qui est de la composition du Conseil supérieur, les magistrats se trouvant en minorité face aux personnalités extérieures à l'ordre judiciaire. La disposition nous semblait rompre avec certains standards européens, ce qu'a confirmé en septembre dernier la résolution 1685 de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, adoptée sur le rapport de Mme Leutheusser-Schnarrenberger, l'actuelle ministre allemande de la justice.
Cependant, le projet de loi organique a fait l'objet d'une concertation avec le cabinet de Mme Rachida Dati, puis nous avons effectué un important travail avec le rapporteur de la commission des lois du Sénat, M. Jean-René Lecerf, si bien que le texte qui vous est transmis nous semble de bonne facture et, en grande partie, très acceptable. Du reste, il n'a pas fait l'objet de prises de position négatives de la part de la magistrature. Nous souhaitons aujourd'hui vous convaincre de la pertinence des arguments soutenus au Sénat et des amendements votés par la Haute Assemblée : sur plusieurs points, un recul ferait problème. En effet, sur un sujet aussi sensible, un texte doit être, à tout le moins, compris et accepté par les magistrats pour pouvoir s'appliquer dans de bonnes conditions.
Le consensus porte notamment sur quatre points : la composition de la formation plénière du CSM ; les modalités de désignation de l'avocat qui siégera au Conseil, telles qu'elles ont été proposées par le Sénat ; la suppression par le Sénat, conformément à la jurisprudence du Conseil d'État, de la privation du droit à pension ; enfin, la suppression d'une procédure accélérée de suspension provisoire qui donnait tous pouvoirs au président de la formation du siège ou, pour les magistrats du parquet, au ministre de la justice.
Certaines dispositions continuent néanmoins de nous inquiéter.
Il s'agit d'abord de la possibilité, pour le premier président ou le procureur général de la Cour de cassation, de se faire suppléer par un membre de la Cour de cassation, membre de la formation compétente. Cette disposition nous semble rompre les équilibres – déjà défavorables aux magistrats – arrêtés par le constituant l'année dernière. En effet, le membre susceptible d'être suppléant est explicitement exclu de la formation plénière. Si le premier président de la Cour de cassation, que nous avons rencontré, estime qu'il dispose du temps nécessaire à l'exercice des deux fonctions, il est cependant à craindre qu'il ne se réserve la présidence du CSM que lorsque celui-ci aura à examiner les nominations les plus importantes. Les magistrats ne seraient alors plus que six, pour huit membres extérieurs.
Ce qui est encore plus grave, c'est que les magistrats pourraient également être minoritaires dans les audiences disciplinaires. Ce serait là aussi contrevenir aux standards européens, auxquels l'USM est très attachée.
C'est pourquoi nous avons demandé que les hypothèses d'absence du premier président ou du procureur général près la Cour de cassation soient explicitement fixées, afin que ceux-ci ne décident pas eux-mêmes s'ils se font remplacer ou non. Et, en tout état de cause, en matière disciplinaire, nous souhaitons que soit maintenu le rétablissement par le Sénat de la parité en toutes circonstances – s'il manque un magistrat, on retire un membre extérieur ; s'il manque un membre extérieur, on retire un magistrat.
Deuxième sujet d'inquiétude : la composition des commissions d'admission des requêtes. Je reviendrai tout d'abord sur la question du partage des voix : en tant que magistrats, nous considérons que le doute doit toujours profiter à la personne qui fait l'objet d'une procédure. En second lieu, nous préconisions une commission unique du siège et du parquet, ce à quoi on a objecté – de façon peu convaincante – qu'une telle disposition ne serait pas constitutionnelle. Elle permet pourtant de s'assurer de l'unité du corps voulue par le constituant. De plus, il est préférable qu'une seule commission se prononce sur les dossiers mettant en cause les magistrats du siège et du parquet : il est regrettable que des décisions différentes soient prises d'une commission à l'autre, comme on l'a vu dans l'affaire d'Outreau.
On nous a reproché de proposer un dispositif où les magistrats sont majoritaires –un magistrat du siège, un magistrat du parquet et un membre non magistrat. Dont acte. Cela dit, le système ne peut fonctionner que si chacun est dans une démarche constructive : les magistrats ne doivent pas avoir l'impression qu'on « veut leur tête », mais les justiciables doivent avoir également le sentiment qu'ils ont un accès effectif à l'organe de poursuite.
Le choix de faire désigner les membres de la commission d'admission des requêtes par le président de la formation nous semble une mauvaise idée. En vertu d'une exigence d'impartialité à laquelle la Cour européenne des droits de l'homme ne manquerait pas, le cas échéant, de nous rappeler, ces membres ne pourront pas siéger au fond et ce mode de désignation donnerait donc au président de la formation disciplinaire le pouvoir d'écarter de celle-ci qui il voudrait. Le système de l'élection, voire de la désignation par tirage au sort, nous paraît bien préférable pour éviter toute suspicion.
Enfin, la question du renvoi de l'examen de la plainte à la formation compétente ne se poserait pas si les membres de la commission d'admission des requêtes étaient en nombre impair. En revanche, nous considérons que la décision devrait impérativement être prise à la majorité au cas où la parité serait maintenue – deux magistrats, deux non magistrats.
J'en viens à la question de la saisine directe par le justiciable. L'examen du texte au Sénat a permis des évolutions très satisfaisantes, mais nous butons toujours sur l'ajout du membre de phrase : « sauf si, compte tenu de la nature de la procédure et de la gravité des manquements évoqués, la commission d'admission des requêtes estime qu'elle doit faire l'objet d'un examen au fond ». L'objectif du constituant et du Sénat était d'éviter ainsi qu'une multiplication des plaintes n'aboutisse à un blocage des juridictions. Mais on a beau nous expliquer que le dépôt d'une plainte contre un magistrat devant le CSM n'est pas un motif de récusation, nous nous demandons comment les juges, notamment ceux qui sont chargés d'un suivi – juges des enfants, juges des tutelles –, pourront continuer à travailler avec des personnes ayant déposé une plainte disciplinaire. Pour un justiciable, le motif d'une plainte sera toujours un manquement grave. Le risque est donc de rouvrir les vannes et de bloquer des juridictions où, bien souvent il n'y a qu'un seul juge des enfants, ou un seul juge d'instance.
Le Sénat s'en remet à la future jurisprudence de la commission. Or cette jurisprudence sera évolutive puisque la composition des commissions ne sera pas fixe.
Bref, nous considérons que le système est insatisfaisant en l'état.
Pour en venir au questionnaire que votre Commission nous a transmis, la question de la parité hommes-femmes dans les listes électorales pour la désignation des membres du CSM ne nous semble pas se poser. Il serait au reste difficile d'imaginer une disposition juridiquement satisfaisante sur le sujet. En effet, la composition du corps judiciaire n'est pas paritaire et le sera de moins en moins : il y a de plus en plus de femmes dans la magistrature. Imposer la parité reviendrait paradoxalement à discriminer nos collègues femmes.
En outre, quelles seraient les listes électorales concernées ? Celles des grands électeurs, ce qui n'aurait guère d'intérêt ? Celles qui sont présentées par voie syndicale, et qui comportent trois noms, ce qui rend la chose impossible ? J'ajoute qu'en dehors des listes syndicales, l'élection des membres se fait au scrutin uninominal majoritaire à un tour, ce qui interdit de s'assurer d'une parité stricte au sein du CSM.
En second lieu, il nous paraît difficile qu'un avocat en fonction – donc appelé à plaider devant les juridictions – puisse être membre du CSM et susceptible d'intervenir à ce titre dans la nomination du magistrat devant qui il plaide ou dans d'éventuelles procédures disciplinaires à l'encontre du même. L'objection selon laquelle la situation est la même pour le membre du parquet qui est membre de la formation siège est juste. Tout cela pose problème au regard du principe d'impartialité qui découle de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. On a repoussé, au motif que ce ne serait pas constitutionnel, notre suggestion de nommer un avocat honoraire. Le système trouvé par le Sénat impose à l'avocat de mettre sa carrière entre parenthèses. Elle suppose un sacrifice de la part de l'intéressé, mais c'est à nos yeux une garantie d'impartialité satisfaisante.
Nous connaissons les motifs – un épisode particulièrement malheureux qui concernait un de nos élus dans le cadre de l'affaire d'Outreau – qui ont présidé à l'introduction dans le texte de la disposition relative aux obligations déontologiques des membres du CSM. L'USM ne saurait s'opposer à cet ajout, mais remarque qu'un problème s'est posé récemment avec la candidature d'un membre de l'actuel CSM à une élection. S'il est précisé qu'un membre du CSM ne peut exercer un mandat électif, il faudrait aussi indiquer qu'il ne peut être candidat à un tel mandat.
Par ailleurs, dès lors que les membres du CSM peuvent déléguer certaines de leurs fonctions, il nous semble légitime que les obligations déontologiques applicables au mandant s'imposent également au mandataire. Au surplus, il convient que le premier s'assure du respect des principes posés par le législateur.
S'agissant du quorum, même si nous n'avions pas vu la question lors de l'examen au Sénat, nous pensons en effet qu'il faut s'interroger sur l'existence d'un quorum plus important en matière de nominations – alors que moins de membres siègent – qu'en matière disciplinaire. Faire passer le quorum de cinq sur dix membres à huit sur seize membres en matière disciplinaire nous paraît cohérent, sachant que nous souhaitons le maintien d'une parité entre magistrats et non magistrats en toutes circonstances. Pour ce qui est de la formation chargée des nominations, on pourrait envisager un quorum de huit afin que les magistrats ne soient pas en minorité. Mais la solution retenue par le Sénat de le porter à neuf nous convient : pour des nominations importantes comme celles des chefs de juridiction, il faut trouver l'accord le plus large possible. D'autre part, le travail du CSM va considérablement évoluer dans les mois et les années qui viennent. Le Conseil sera amené à siéger de façon quasi permanente et il conviendra que ses membres se consacrent à ces activités presque à plein temps. Un quorum élevé vaudra incitation à ne pas être absents trop souvent.
Concernant la composition paritaire des formations disciplinaires, les magistrats, j'y insiste, ne comprendraient pas que l'Assemblée revienne sur les dispositions introduites par le Sénat. Ils ont très mal vécu leur mise en minorité au sein du CSM dans sa formation plénière et dans sa formation de nomination, alors que les standards internationaux et européens imposent à tout le moins la parité. La seule avancée que nous avions obtenue au moment de la réforme constitutionnelle était justement la parité en matière disciplinaire. Le président de la commission des lois du Sénat, M. Jean-Jacques Hyest, avait tenu des propos très clairs à ce sujet. Si l'on revenait sur cette parité, la décision serait fort mal accueillie au sein de la magistrature.
Pour ce qui est enfin de la saisine directe par les justiciables, les critères et filtres prévus nous semblent satisfaisants. Le Sénat a porté le délai dans lequel la plainte peut être déposée de six mois à un an. Cette durée nous paraît satisfaisante. Il ne faut pas, dans ces matières sensibles, que les magistrats soient menacés pendant des années par l'épée de Damoclès d'une procédure disciplinaire. Le délai de forclusion est décompté à partir de la clôture de la procédure, ce qui peut mener déjà assez loin. Il ne serait pas pertinent de l'étendre à trois ou cinq ans.
Le membre du Conseil d'État nommé au CSM est-il, dans votre esprit, un membre de la société civile ?
Si votre question signifie : est-il un magistrat ?, la réponse est non. C'est donc un membre de la société civile.
Le membre du Conseil d'État, juridiction de recours du CSM, serait donc un membre de la société civile...
Ce n'est pas un magistrat, du moins au sens où les standards européens définissent cette notion pour ce qui concerne les actions disciplinaires. Du reste, c'est bien ce que l'on a considéré puisque, pour assurer la parité en matière disciplinaire, on a ajouté le membre du siège de la « formation parquet » et le membre du parquet de la « formation siège ». C'est bien la preuve qu'il faut un magistrat de l'ordre judiciaire et non pas de l'ordre administratif – mais cela ne nous empêche pas d'entretenir d'excellentes relations avec nos collègues des ordres administratif et financier et avec les syndicats qui les représentent !
Lors de son audition du 15 octobre au Sénat, Mme Alliot-Marie a indiqué que la présence d'un avocat au sein du CSM était souhaitée par les syndicats de magistrats. Était-ce le cas de l'USM ?
La Constitution précise que les personnalités qualifiées « n'appartiennent ni au Parlement, ni à l'ordre judiciaire, ni à l'ordre administratif ». Vous paraît-il utile de définir leur qualification ?
En proposant la possibilité de saisine du Conseil par tout justiciable, le comité Balladur a présenté cette innovation comme étant destinée à apporter les réponses disciplinaires aux désordres liés au « comportement professionnel » des magistrats. Le texte ne parle plus que de « comportement ». Comment entendez-vous ce terme ?
Nous n'avions pas émis d'objection à la présence d'un avocat au CSM. Cela s'était d'ailleurs déjà produit dans le passé, et les avocats sont aussi fondés que d'autres à statuer sur ces questions. Réciproquement, d'ailleurs, ce sont les magistrats de l'ordre judiciaire qui assurent, en appel, la discipline des avocats.
Nous avions également soutenu le principe de la saisine du CSM par le justiciable.
Bref, nous ne sommes pas aussi frileux, conservateurs et corporatistes que l'on dit ! Je précise que nous allons même parfois contre nos troupes, auxquelles il a fallu notamment expliquer qu'on ne pouvait pas choisir parmi les standards européens ceux qui nous conviennent, en rejetant les autres.
Nous sommes favorables à ce que la loi organique précise la qualification des membres extérieurs. C'est d'ailleurs, sauf erreur de ma part, un souhait que le Conseil d'État avait formulé dans son avis sur le projet de loi constitutionnelle – et il avait émis le même voeu s'agissant des membres du Conseil constitutionnel.
En ce qui concerne le « comportement », l'introduction par le Sénat du considérant du Conseil constitutionnel, lors de la dernière réforme de la loi organique, nous paraît une garantie suffisante : il s'agit bien du comportement du magistrat au quotidien, et non de son activité juridictionnelle. Il faudra faire confiance à la jurisprudence des formations du CSM pour déterminer plus précisément la notion. Cela étant, le recueil des obligations déontologiques des magistrats, au sujet duquel le CSM rendra prochainement ses travaux, fixe certains repères, tant pour la vie professionnelle que pour la vie personnelle des magistrats, et la jurisprudence actuelle du CSM est déjà relativement précise.
Je vous remercie.
Mme Naïma Rudloff, Secrétaire générale FO magistrats et de M. Marc Meslin
La Commission procède ensuite à l'audition de Mme Naïma Rudloff, secrétaire générale de FO Magistrats, accompagnée de M. Marc Meslin.
Vous avez la parole, Madame, pour répondre aux questions qui vous ont été transmises par écrit.
Permettez-moi au préalable de rappeler brièvement certaines de nos positions relativement à cette réforme. Pour nous, les magistrats ne devaient pas nécessairement être majoritaires au sein du Conseil supérieur, mais nous n'étions pas favorables à ce qu'ils y soient minoritaires : le paritarisme est une des idées fortes de FO, et c'est donc la cause de la parité que nous avons constamment soutenue dans les auditions et débats auxquels nous avons participé.
D'autre part, nous n'étions pas favorables à la saisine directe du CSM par le justiciable, non plus qu'à la présence d'un avocat au sein du Conseil.
J'en viens maintenant au projet de loi organique. Au nouvel article 10-1, relatif à la déontologie, nous approuvons qu'on réaffirme les exigences d'indépendance, d'impartialité et d'intégrité, tant pour les membres du Conseil que pour les personnes dont ils s'attachent les services, mais nous regrettons qu'on n'ait pas saisi l'occasion de ce texte pour traiter le cas du rapporteur, pour qui se pose aussi la question de l'impartialité. À la différence de ce qui se passe dans une audience classique où son rôle est d'exposer les faits et griefs sans prendre parti, le rapporteur du Conseil supérieur conclut en effet à la qualification disciplinaire des faits qu'il a instruits. Or nous avons constaté deux attitudes différentes du « CSM siège » et du « CSM parquet » : dans la première formation, le rapporteur est systématiquement écarté du délibéré, tandis qu'il y est admis dans la seconde. Il est dommage, je le répète, que la loi organique ne règle pas cette question, dont nous saisissons le Conseil d'État chaque fois qu'elle se pose.
La difficulté de parvenir à une rédaction satisfaisante pour assurer la compatibilité entre la participation au CSM et l'exercice de la profession d'avocat est révélatrice d'une difficulté de fond, qui fait que nous n'étions pas favorables à la présence d'un avocat au sein du Conseil. Outre que les magistrats ne participent pas à la formation disciplinaire des avocats, en première instance en tout cas, il se poserait là aussi un problème d'impartialité, subjective et objective, si cet avocat continue à exercer : non seulement il a un intérêt au fonctionnement de la justice, mais lui ou son cabinet peut avoir intérêt à telle ou telle affaire. Même en matière de nominations, nous voyons là un risque de pression sur les magistrats qui devrait faire écarter cette participation.
S'agissant du quorum, nous nous félicitons qu'à l'article 9, il s'accompagne du respect de la parité en matière disciplinaire. Malheureusement, il n'en sera pas de même dans les autres matières, où ce quorum, fixé à neuf membres sur quinze, ne permettra pas éventuellement aux magistrats de siéger seuls pour des sujets importants. Nous y voyons un signe de défiance et nous le regrettons.
« Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties… », est-il écrit à l'article 14 bis. Cette rédaction est pour nous beaucoup trop vague : quasi toutes les règles de procédure garantissent les droits des parties ! En l'absence de précisions, je crains bien que cette disposition n'aboutisse à un blocage des juridictions. Ainsi, l'audience en juge rapporteur permet d'évacuer les flux, la juridiction fonctionnant dans ce cas à un seul magistrat au lieu de trois, mais, alors que les textes en font obligation, il est pratiquement impossible d'en informer les parties à l'avance. Si l'article reste en l'état et la saisine directe par le justiciable s'ajoutant à cela, les magistrats, pour se protéger, appliqueront la règle à la lettre et la justice n'avancera plus ! Autre exemple, toujours en matière civile : la présence d'un greffier à l'audience est une garantie essentielle pour les parties ; or, beaucoup de juges des enfants siègent par force sans greffier…
Pour nous, la saisine directe par le justiciable va poser plus de problèmes qu'elle n'en résoudra et, surtout, fera peser sur la justice une pression permanente. Mais puisque le principe en est arrêté, intéressons-nous aux modalités, comme vous nous le demandez : le délai de recevabilité d'un an « suivant une décision irrévocable mettant fin à la procédure » ne nous paraît pas du tout protecteur pour les magistrats. Je prends le cas d'une procédure au cours de laquelle un expert avait commis une faute ; l'avocat lui ayant demandé de changer son rapport, il a refusé et le client a porté plainte. Tant que la procédure sera ainsi pendante, le magistrat sera sous la menace d'une plainte. Il restera sous pression pendant toute l'instance. Nous aurions préféré, comme pour la diffamation, un délai très court partant, non du moment où la décision devient irrévocable, mais de la découverte de la faute. Cela laisserait au magistrat la possibilité de modifier son comportement ou de réparer son manquement, si c'est de cela qu'il s'agit, mais il n'aurait pas à redouter une plainte pour une affaire dont il aurait pu avoir à connaître des années plus tôt, compte tenu des délais d'appel et de pourvoi en cassation.
D'autre part, une fois que la requête d'un justiciable aura été déclarée irrecevable par la commission d'admission, il ne nous paraît pas cohérent que le garde des Sceaux et les premiers présidents gardent la possibilité de saisir le CSM pour les mêmes faits. Dès lors qu'ils n'ont plus l'exclusivité du pouvoir de poursuite, la décision de cette commission doit également s'imposer à eux.
Je veux seulement vous faire observer qu'à l'article 14 bis, le Sénat n'a fait que reprendre, en termes à peu près identiques, la décision du Conseil constitutionnel en date du 1er mars 2007.
Selon vous, il y aurait incompatibilité entre le métier d'avocat et le fait de siéger au CSM. Dont acte. Mais changeriez-vous d'avis si les avocats acceptaient de faire entrer un juge dans leurs instances disciplinaires ?
Je serais très gênée de participer à la formation disciplinaire des avocats…
L'avocat n'est qu'un auxiliaire de justice parmi d'autres : huissiers, notaires et autres professionnels du droit qui assistent quotidiennement le magistrat. Pourquoi l'avoir choisi spécialement ?
C'est le choix du constituant.
Je vous remercie.
M. Matthieu Bonduelle, Secrétaire général du Syndicat de la magistrature
La Commission procède ensuite à l'audition de M. Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature.
Nous accueillons maintenant M. Mathieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature.
Monsieur le secrétaire général, vous avez la parole.
Quelques observations liminaires, avant d'aborder les questions que votre commission nous a adressées.
Le Syndicat de la magistrature considère que, en ce qui concerne le Conseil supérieur de la magistrature, la réforme constitutionnelle de 2008 a été un rendez-vous manqué. Nous portons depuis longtemps la revendication d'une réforme en profondeur du CSM, pour le mettre à l'abri du corporatisme, dont la magistrature n'est pas exempte, mais aussi des pressions de l'extérieur – notamment de celles, réelles ou supposées, du pouvoir politique. Malheureusement, les options qui ont été retenues ne sont pas conformes à l'idée que l'on peut se faire d'un CSM véritablement démocratique et protégé des pressions.
Nous étions favorables – position iconoclaste – à ce que les magistrats soient minoritaires au CSM. C'est dire que nous ne faisions pas preuve de corporatisme. Mais le mode de désignation prévu pour les personnalités extérieures – par le chef de l'exécutif et les présidents des deux assemblées – ne nous satisfait pas car il ne garantira pas une représentation pluraliste. S'agissant de la composition des formations du CSM, nous sommes un peu déçus par la surreprésentation de la haute hiérarchie judiciaire, qui ne représente que 10 % du corps.
Nous souhaitions que la formation plénière du Conseil supérieur conserve la possibilité de rendre des avis, afin d'alimenter le débat démocratique. Avec la nouvelle rédaction, cela ne semble plus possible.
Nous demandions depuis longtemps qu'en matière de nomination, le CSM dispose des mêmes pouvoirs au parquet qu'au siège. Là encore, nous sommes déçus car le CSM ne rendra qu'un avis simple préalablement à la nomination des procureurs généraux – ce qui ne constitue pas une avancée.
Au fond, la seule avancée réelle est la saisine du CSM par le justiciable, que nous avons toujours préconisée, notamment devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative à l'affaire d'Outreau. Encore faut-il que cette saisine se déroule dans des conditions assurant un équilibre entre les droits des justiciables et la protection de l'institution contre le risque de déstabilisation.
Je tiens à votre disposition les observations écrites détaillées que nous avons rédigées quand la première version du projet de loi a été rendue publique.
Nous ne voyons, en ce qui nous concerne, absolument aucun inconvénient à ce qu'un avocat siège au CSM : encore une fois, nous voulons éviter que cette instance soit repliée sur la magistrature. Les « laïcs » ne sont pas forcément les plus sévères à l'égard des magistrats, notamment en matière disciplinaire ; mais le fait est que le CSM est accusé de corporatisme, parfois à tort, parfois à raison, et qu'il est nécessaire d'en finir avec cette situation. La présence d'un avocat, de ce point de vue, nous paraît intéressante. Nous avons en outre noté avec satisfaction que le texte a évolué puisqu'il prévoit que le Conseil national des barreaux (CNB) sera sollicité pour avis conforme.
Concernant la composition de la formation plénière, une surreprésentation de la haute hiérarchie judiciaire avait été initialement envisagée mais, à l'issue d'une réelle concertation entre le cabinet de la Garde des sceaux et les organisations syndicales, la disposition retenue est beaucoup plus conforme à la réalité du corps.
Permettez-moi maintenant de reprendre votre questionnaire.
Première question : serait-il envisageable de rendre paritaires les listes électorales pour la désignation des magistrats membres du CSM ?
Il nous apparaît que cette question ne concerne que le collège des cours et tribunaux, puisque les autres ne sont pas élus au scrutin de liste. Or si l'objectif de parité est louable, il serait logique qu'il soit de portée générale. Ensuite, de quelles listes parle-t-on ? Pour les cours et tribunaux, en effet, le scrutin est indirect ; vise-t-on les premières ou les deuxièmes ?
En ce qui concerne les premières – destinées à élire les grands électeurs –, l'exigence de parité ne ferait qu'ajouter à la difficulté actuelle de trouver des candidats, mais je reconnais qu'il s'agit là d'un argument purement pratique. Quant aux « petites listes », elles sont composées, à l'échelle de chaque formation du CSM, de trois noms de grands électeurs : ce chiffre impair rend impossible la parité. Si donc le Syndicat de la magistrature est traditionnellement favorable à la parité – depuis des années, il est présidé par une femme –, nous ne voyons pas comment concrétiser ce principe et, surtout, nous ne comprenons pas pourquoi cette exigence serait limitée aux représentants des cours et tribunaux.
Les incompatibilités prévues entre la profession d'avocat et la fonction de membre du CSM – objet de votre deuxième question – nous semblent absolument nécessaires. Certains considèrent qu'un avocat ne peut plus être considéré comme tel s'il ne plaide pas, mais cet argument pèse peu au regard de l'exigence d'impartialité et de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme : comment imaginer qu'un avocat plaide tous les jours devant des magistrats dont il pourrait être appelé à devenir le juge ? Pour notre part, nous avons proposé dans nos observations écrites que l'avocat bénéficie, pendant la durée de ses fonctions, d'un détachement auprès du CSM.
J'en viens aux obligations déontologiques des membres du CSM.
Nous espérons que les avancées qui ont introduites au Sénat, notamment sous l'impulsion de M. Jean-René Lecerf, seront maintenues. Les mots indépendance, impartialité et intégrité n'ont pas été choisis au hasard : ce sont les trois piliers qu'a fait apparaître la vaste campagne de recueil des obligations déontologiques entreprise par le CSM. Les magistrats étant soumis à ces exigences, il paraît normal que les personnes amenées à les juger y soient elles-mêmes soumises. Parmi les nombreux dysfonctionnements que l'affaire d'Outreau a fait apparaître, souvenez-vous du dernier : l'un des membres de la formation disciplinaire du CSM, qui a sanctionné Fabrice Burgaud, avait eu à connaître de l'affaire d'Outreau en qualité de magistrat, à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai. Cette information a produit une véritable déflagration dans le corps de la magistrature : les magistrats eux-mêmes ont considéré que le CSM était décrédibilisé. Dans un tel contexte, il n'est pas inutile de rappeler ces obligations déontologiques et de les étendre, au-delà des membres du CSM, aux personnes dont ils s'attachent les services pour recueillir les plaintes des justiciables et opérer le premier tri.
Concernant le fonctionnement du CSM, les règles de quorum ne nous choquent pas. Un quorum élevé, de neuf sur quinze, est prévu notamment pour les nominations ; nous n'y voyons aucun inconvénient de principe, au contraire, même si cela risque de poser des difficultés pratiques. Quant au quorum concernant la formation disciplinaire, il nous paraît d'autant plus justifié que la nécessité d'assurer la parité entre magistrats et non-magistrats est prévue tant dans la Constitution que dans les standards européens. Je réponds par là-même à votre question n° 6, qui porte précisément sur ce point.
J'en viens à votre dernière question, relative à la saisine du CSM par les justiciables.
Nous souhaitons que cette saisine soit possible, mais sous certaines conditions. Nous avons immédiatement contesté l'idée initiale d'autoriser une plainte contre un magistrat dès lors que celui-ci n'est plus « saisi ». Nous avons en effet considéré que cette formulation préparait une rupture d'égalité, entre les justiciables et entre les magistrats. Certains magistrats demeurent en effet saisis très longtemps de leurs dossiers, compte tenu de la nature même de leurs fonctions : c'est le cas du juge des enfants ou du juge des tutelles. À l'inverse, un juge d'instruction n'est plus « saisi » une fois qu'il a rendu l'ordonnance de renvoi au tribunal correctionnel ou l'ordonnance de non-lieu.
À l'initiative de M. Lecerf, le Sénat a donc adopté une formulation selon laquelle « la plainte ne peut être dirigée contre un magistrat qui demeure saisi de la procédure sauf si, compte tenu de la nature de la procédure et de la gravité des manquements évoqués,… » Sur le papier, la formule semble satisfaisante, mais personne ne sait comment le CSM l'interprétera. Pour notre part, plutôt que de conserver le critère de non-saisine du magistrat, nous proposons depuis le début – en étant conscients que ce n'est pas une solution exempte de difficultés – de retenir comme critère le fait que la procédure est définitivement terminée. Nous pensons en effet que si le justiciable est habilité à saisir le CSM d'une plainte contre le juge d'instruction alors même que la procédure se poursuit devant le tribunal, cela polluera le débat et déstabilisera le processus judiciaire. Il ne faut pas encourager la confusion, dans l'esprit du justiciable, entre une voie de recours au titre des droits de la défense et la possibilité de critiquer son juge pour d'autres raisons. Quand une procédure judiciaire est soldée, au contraire, il est normal que le justiciable puisse contester le comportement du magistrat ; et retenir cette formule ne veut pas dire assurer l'impunité au magistrat pendant toute la durée de la procédure : le Garde des sceaux et le chef de cour ont toujours la possibilité de déclencher des poursuites disciplinaires en cas de manquements graves. Encore une fois, il nous paraît important que les choses soient claires dans l'esprit des justiciables.
M. Jean-Louis Nadal propose de substituer la notion de dignité à celle d'intégrité. Qu'en pensez-vous ?
Dans le serment des magistrats figurent les notions de loyauté et de dignité. Le CSM a déjà eu à les définir dans sa jurisprudence car elles sont un peu floues. La loyauté envers qui ou quoi ? Le Syndicat de la magistrature considère qu'il convient de se montrer loyal envers la loi, mais il faut bien dire que certains l'entendent comme la loyauté envers la hiérarchie, parfois même au mépris de la loi.
Quant à la notion de dignité, elle est large. S'agissant du CSM, est-ce bien l'enjeu ? L'impératif, c'est que le CSM soit à l'abri des soupçons. Or nous savons tous qu'il est le lieu d'enjeux de pouvoir, que des pressions diverses s'y exercent et que la transparence n'y est pas absolue. Nous souhaitons évidemment que les membres du CSM aient un comportement digne mais la notion d'intégrité, qui renvoie à l'honnêteté, est plus forte.
Je rappelle l'article 64 de la Constitution : « Le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature. » Comment, à votre avis, le nouveau Conseil supérieur pourra-t-il concrètement assister le Président de la République pour garantir l'indépendance de l'autorité judiciaire ?
Pensez-vous que les avis rendus par le CSM, qu'ils soient négatifs ou positifs, devraient être motivés ?
Enfin, pensez-vous utile que la loi organique définisse les qualifications requises des six personnalités qualifiées ?
La notion d'assistance figurant à l'article 64 comporte une ambiguïté originelle. Le fait que le CSM ne soit plus présidé par le Président de la République est un premier élément de clarification. Mais le Conseil ne pourra plus rendre d'avis de sa propre initiative sur des questions touchant à l'indépendance de la magistrature, comme il l'avait fait à plusieurs reprises ; cela réduit la portée de la notion d'assistance, qui confine à la subordination. Le débat démocratique y perdra. Il reste que la notion d'assistance, au fond, recoupe l'ensemble des prérogatives du CSM, dont le rôle est de garantir l'indépendance de l'autorité judiciaire. C'est d'ailleurs pourquoi les conditions de nomination de ses membres et ses modalités de fonctionnement doivent être bien encadrées.
Nous sommes favorables depuis longtemps à la motivation des avis du CSM. La magistrature a une culture de la motivation, à laquelle nous sommes très attachés. Il ne s'agit pas d'une question d'apparence : la motivation est le meilleur outil pour exercer ses droits – et nous pensons par exemple que les avis de la commission d'avancement devraient être motivés. La non-motivation est un facteur d'opacité dans la gestion du corps.
Enfin, nous considérons que l'expression « personnalités qualifiées », un peu vague, mériterait d'être précisée. Nous proposons de préciser que la qualification de ces personnalités tient notamment à « leur intérêt reconnu pour le fonctionnement de l'institution judiciaire ». Nous sommes favorables à l'ouverture du CSM sur l'extérieur, mais il faut garantir que les intéressés ne jouent pas un simple rôle de courroie de transmission.
Monsieur le secrétaire général, il me reste à vous remercier.
M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation
La Commission procède enfin à l'audition de M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation.
Nous avons le plaisir d'accueillir maintenant M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation.
Monsieur le Premier président, je vous laisse la parole.
C'est toujours un honneur d'être entendu par votre commission. Je vous remercie d'autant plus de m'avoir convié aujourd'hui que la loi organique relative à l'application de l'article 65 de la Constitution me concerne tout particulièrement, en ma qualité de premier président de la Cour de cassation, mais aussi d'ancien secrétaire, puis de membre, du Conseil supérieur de la magistrature, dans des configurations à chaque fois différentes.
Je commencerai par répondre aux questions que vous m'avez transmises, puis je formulerai deux observations complémentaires.
Première question : les incompatibilités prévues entre la profession d'avocat et la fonction de membre du CSM sont-elles nécessaires ou excessives ?
Ces incompatibilités m'apparaissent indispensables. Comment imaginer qu'un avocat puisse continuer à plaider des affaires devant des magistrats dont la promotion, l'avancement ou la nomination seraient subordonnés à la décision du Conseil auquel il appartiendrait ? Il faut savoir que pendant les quatre ans de leur mandat, les membres de la formation du siège renouvellent environ les deux tiers des premiers présidents de cour d'appel et la quasi-totalité des présidents de tribunal de grande instance. Le Conseil se prononce en outre sur environ 2000 mouvements de magistrat par an. On aurait pu penser suffisant que l'avocat s'abstienne de prendre part aux travaux du Conseil relatifs à un magistrat appartenant à une juridiction devant laquelle il plaide habituellement ; mais la difficulté se situe à mon sens à un autre niveau : il faut éviter que les adversaires de cet avocat ne puissent mettre en doute l'impartialité des juges qui vont trancher le litige du seul fait qu'un membre du Conseil représente une partie dans la procédure.
Deuxième question : les exigences d'indépendance, d'impartialité et d'intégrité caractérisent-elles de manière exhaustive les obligations déontologiques des membres du CSM ?
Non, ces exigences ne couvrent pas toutes les obligations déontologiques des membres du Conseil. Il faut en effet ajouter à ces impératifs la nécessité de respecter le secret des délibérations et le devoir de réserve, tant sur les nominations que sur les activités relatives à la discipline des magistrats.
Troisième question : est-il nécessaire de mettre à la charge du président de chaque formation du CSM les mesures appropriées pour assurer le respect de ces obligations déontologiques par les membres ?
On peut s'interroger sur la portée de cette disposition de l'article 6 bis. Sa formulation paraît trop floue pour conférer au président un véritable pouvoir tendant à assurer, de manière effective, le respect par les membres du Conseil de leurs obligations déontologiques. Certes il faut toujours prévoir le pire, mais si les membres du CSM sont bien choisis, on ne devrait pas en arriver à de telles extrémités qui signeraient avant tout un grave constat d'échec pour le nouveau Conseil. Toutefois, pour pouvoir sanctionner un manquement caractérisé aux obligations déontologiques, on pourrait imaginer de conférer à la formation plénière du Conseil, saisie par le président de l'une des deux formations, la possibilité de prononcer, à une majorité qualifiée, la suspension d'un membre du Conseil auquel un tel manquement serait reproché. En outre, afin de solenniser ces obligations déontologiques, on pourrait aussi envisager de faire prêter un serment, devant la Cour de cassation, aux membres nommés et élus du Conseil.
Quatrième question, relative à l'autonomie budgétaire du CSM : dès lors que le Conseil n'est plus présidé par le Président de la République, ne faudrait-il pas prévoir que le président de la formation plénière du Conseil est l'ordonnateur de ses crédits ?
Il est effectivement hautement souhaitable d'assurer l'indépendance budgétaire du nouveau Conseil. Celui-ci a pour mission de donner des avis sur des propositions du Garde des sceaux, préparé par le directeur des services judiciaires. Or c'est ce directeur qui est précisément en charge de mettre des crédits à disposition du Conseil. Il est tout à fait anormal que cet organe constitutionnel tienne ses moyens de fonctionner d'une direction du ministère dont il est chargé de contrôler le travail, en matière de mouvements des magistrats et de discipline. Il y a un antagonisme irréductible entre la liberté de contrôle et la dépendance financière.
La cinquième question est relative au fonctionnement du Conseil supérieur. Vous me demandez si les règles de quorum prévues à l'article 9 me semblent satisfaisantes, et en particulier si je pense opportun d'opérer une distinction selon la matière – en fixant le quorum à huit en matière disciplinaire, où la formation compte seize membres, et à neuf dans les autres matières, où la formation compte quinze membres.
Ces quorums me paraissent convenables pour permettre au Conseil de fonctionner dans de bonnes conditions et d'assurer son autorité. La situation actuelle n'est pas très différente.
Sixième question : la disposition introduite au Sénat et prévoyant que les formations disciplinaires devront toujours compter un nombre égal de magistrats et de non-magistrats pour délibérer est-elle utile, ou nécessaire ?
Si la composition des formations disciplinaires du Conseil doit, le plus souvent possible, respecter la volonté du constituant d'assurer la parité entre magistrats et non- magistrats, on ne peut exclure qu'exceptionnellement, le Conseil connaisse une composition impaire. La composition peut être paritaire au début de l'audience et modifiée pour le délibéré : ce n'est pas là une hypothèse d'école car le cas s'est produit récemment. Le rapporteur du dossier, présent à l'audience, avait fait l'objet d'une demande de récusation au cours de celle-ci, en raison du contenu même de son rapport ; le Conseil a décidé qu'il devait s'abstenir de délibérer avec les autres membres – alors qu'il avait participé entièrement à l'audience. De la même façon, il peut arriver que le rapporteur lui-même estime que son investissement dans le dossier fait obstacle à sa participation au délibéré ; là encore, c'est une hypothèse que j'ai personnellement connue. En pareil cas de figure, on ne voit pas comment on pourrait ne pas faire participer au délibéré un autre membre qui a pourtant assisté, comme tous ses collègues, à l'ensemble des débats. Cette circonstance pourrait d'ailleurs être invoquée comme une cause d'irrégularité de la procédure.
Je considère donc qu'une telle disposition est inutile, et pourrait même parfois être source de difficultés. J'ajoute qu'actuellement, la composition du Conseil est théoriquement paire en matière de nominations – dix membres –, et impaire en matière disciplinaire – onze membres ; c'est exactement l'inverse de la situation résultant du texte proposé. Or aujourd'hui, il arrive fréquemment que des décisions soient prises en l'absence d'un membre malade ou empêché, de sorte que des choix de nomination sont faits par un nombre impair de membres et que des sanctions sont prononcées par une formation en nombre pair ; à ma connaissance, cela n'a jamais entraîné aucune difficulté.
Septième question : le CSM pourra-t-il respecter un délai de dix jours pour se prononcer sur une demande d'interdiction temporaire d'exercice d'un magistrat ?
Si je comprends que l'on veuille fixer un délai bref, j'estime qu'un délai de dix jours est un peu insuffisant et qu'une durée de quinze jours serait préférable. Actuellement, la procédure d'interdiction temporaire d'exercice donne lieu à une décision du Conseil dans les quinze jours ou trois semaines de la saisine, ce qui paraît satisfaisant compte tenu des contraintes. Les hypothèses d'urgence absolue nécessitant d'interdire immédiatement un magistrat sont en pratique réglées par des dispositifs pénaux – contrôle judiciaire ou détention provisoire – ou administratifs – internement d'office. Au moment de fixer ce délai, il ne faut pas oublier qu'il faut pouvoir venir d'outre-mer, où il existe cinq cours d'appel et deux tribunaux supérieurs d'appel ; n'oublions pas non plus qu'il faut un peu de temps au magistrat concerné pour préparer sa défense et comparaître devant le Conseil.
J'en viens à la huitième question. Les conditions de recevabilité formelle de la plainte d'un justiciable sont au nombre de quatre : plainte non dirigée contre un magistrat qui demeure saisi de la procédure – sauf si, compte tenu de la nature de la procédure et de la gravité des manquements évoqués, la commission d'admission des requêtes estime qu'elle doit faire l'objet d'un examen au fond – ; délai d'un an suivant une décision irrévocable mettant fin à la procédure ; indication détaillée des faits et griefs ; indication de l'identité du plaignant et des éléments permettant d'identifier la procédure en cause. Le délai retenu ne risque-t-il pas de forclore le justiciable trop rapidement ?
Je ne le pense pas. Ce délai d'un an, à l'issue d'une procédure judiciaire elle-même plus ou moins longue, ne me paraît pas trop court.
J'en arrive à la neuvième question. Quel est le statut juridique de la plainte d'un justiciable ? Celui-ci peut-il retirer sa plainte ? Dans l'hypothèse où une plainte serait en cours d'examen par la commission d'admission des requêtes et où, dans le même temps, l'une des autorités compétentes saisirait le Conseil des faits dénoncés par le justiciable, cette saisine devrait-elle avoir pour effet de suspendre l'examen de la plainte par la commission d'admission des requêtes ?
La plainte d'un justiciable saisissant le Conseil n'est pas d'une nature différente de celle de tout autre plainte devant une instance disciplinaire. Elle ne confère pas la qualité de partie à celui qui la dépose. Aucun obstacle juridique ne s'oppose à ce qu'elle soit retirée. En revanche, un tel retrait n'a pas, en lui-même, d'effet sur le cours de l'instance disciplinaire, qui peut se poursuivre.
Il appartiendra évidemment à la commission d'admission de s'assurer qu'il s'agit bien des mêmes faits et, si tel est le cas, de renvoyer cette plainte devant la formation disciplinaire pour qu'elle soit éventuellement jointe à la saisine de celle-ci par l'autorité compétente.
Permettez-moi de terminer par deux observations.
Il est prévu à l'article 7 que le secrétaire général du Conseil soit nommé sur proposition conjointe du premier président de la Cour de cassation et du procureur général près ladite cour, après avis du Conseil. Or aujourd'hui, le secrétaire du conseil de discipline des magistrats du siège est le secrétaire général de la première présidence de la Cour de cassation, qui a été choisi intuitu personae par le seul premier président. M. le procureur général lui-même s'est déclaré, devant les sénateurs, d'accord pour que la désignation du secrétaire général du Conseil se fasse sur proposition du premier président, après avis du procureur général. En effet, même si aujourd'hui l'entente est excellente entre M. le procureur général et moi-même, il faut prévoir l'hypothèse de blocages que provoquerait une opposition entre le premier président et le procureur général, et par suite l'impossibilité que ceux-ci se mettent d'accord sur l'identité d'un secrétaire général. En outre, il est prévu que le Conseil émette un avis, sans que soit précisée la formation du Conseil qui devra se prononcer – soit la formation plénière, soit la formation du siège ou du parquet, en fonction peut-être de l'origine du magistrat proposé. En toute hypothèse, l'une de ces deux dernières formations devra ultérieurement se prononcer sur le détachement de ce magistrat, comme elle le fait traditionnellement sur toute proposition de détachement.
Si une consultation du Conseil me paraît évidente, et si l'avis du procureur général – concordant, si possible, avec celui du premier président – me paraît des plus souhaitables, je ne suis pas certain que la « proposition conjointe » du premier président et du procureur général, « après avis » du Conseil, soit la formule la plus appropriée.
Deuxième observation : le texte prévoit un filtrage des plaintes des justiciables par des sections propres à chaque formation – siège et parquet. Pour ma part, j'étais favorable à une section commune de filtrage, qui aurait pu être composée d'un magistrat du siège appartenant à la formation du siège, d'un magistrat du parquet appartenant à la formation du parquet et d'un membre commun à ces deux formations. Ainsi la parité aurait toujours été respectée au sein du conseil de discipline, un magistrat et un non-magistrat s'abstenant éventuellement ensemble de siéger. Il est important de ne pas multiplier les occasions privant les membres de la possibilité de siéger dans une formation disciplinaire, un membre du conseil ayant déjà connu d'une plainte portant sur les mêmes faits ne pouvant plus à mon sens participer à la formation de jugement.
Enfin, il serait souhaitable que la commission des requêtes puisse, comme le fait déjà le rapporteur lorsque le Conseil est saisi d'une poursuite disciplinaire, déléguer ses pouvoirs d'enquête à un magistrat d'un grade au moins égal à celui du magistrat visé dans la plainte. Dans certains cas, il sera en effet difficile de charger le premier président de la cour d'appel, comme c'est actuellement prévu, de procéder à l'enquête utile, notamment si c'est l'un de ses plus proches collaborateurs ou le président de l'une des juridictions du premier degré de son ressort qui se trouve directement concerné.
Le rapporteur en matière disciplinaire doit-il à votre avis être écarté du délibéré seulement dans des cas ponctuels, ou systématiquement ?
Il n'y a pas lieu de l'écarter s'il a joué son rôle de façon totalement neutre, en se contentant de recueillir des déclarations. En revanche, dès lors qu'il s'est impliqué dans l'instruction de l'affaire et qu'à travers ses investigations ou son rapport, il a laissé apparaître sa position, à l'évidence il ne peut plus siéger. Il peut s'en abstenir de lui-même, ou on peut l'y inviter à la demande des parties.
Un avocat doit être inscrit au tableau de l'Ordre et exercer. Ne serait-il pas contraire au nouvel article 65 de la Constitution, selon lequel « un avocat » doit siéger au CSM, de faire siéger quelqu'un qui n'exerce pas ?
Il me paraît nécessaire que pendant les quatre ans de son mandat, l'avocat ne plaide pas. Dans le cas contraire, en effet, l'impartialité des juges devant lesquels il plaiderait risquerait d'être mise en cause. Le problème se situe avant tout dans le regard des parties adverses.
Il faudrait aménager le dispositif du détachement auprès du Conseil supérieur – dont relèvent actuellement un ancien procureur général et un conseiller maître à la Cour des comptes – au cas d'un membre de profession libérale, mais il est clair que cet avocat aura une rémunération au titre de son travail au Conseil supérieur. Par ailleurs, s'il doit s'abstenir de plaider, en revanche il n'y a pas d'obstacle à ce qu'il ait une activité de conseil juridique.
Vous avez dit souhaiter que le secrétaire général du CSM soit nommé sur proposition du premier président, après avis du procureur général. S'agirait-il d'un avis conforme ? L'expression « avis concordant, si possible » que vous avez employée laisse entendre que vous pensez plutôt à un avis consultatif. Dans ce cas, la possibilité que l'avis ne soit pas suivi risque de nuire aux relations entre le procureur général et le premier président.
Sans citer personne, j'ai à l'esprit un cas où le premier président et le procureur général, compte tenu des rapports qu'ils entretenaient, auraient eu bien du mal à se mettre d'accord sur un nom. Il faut tenir compte de cette éventualité, même si elle n'est pas d'actualité puisque j'entretiens d'excellentes relations avec le procureur général.
L'article 7 prévoit actuellement une nomination « sur proposition conjointe du premier président et du procureur général » et « après avis du Conseil supérieur de la magistrature », sans d'ailleurs préciser ni la formation du Conseil – du siège, du parquet ou plénière – dont il s'agit ni la forme de l'avis. Dans certains cas, je crains que ce système conduise au blocage. Une exigence d'avis conforme du procureur général pose le même problème que la solution de la proposition conjointe.
L'article 18 du projet tend à autoriser le justiciable à saisir le Conseil supérieur en raison du « comportement » d'un magistrat. Comment définiriez-vous cette notion ? Peut-elle viser le fait de ne pas agir ? Je pense par exemple au cas d'un juge d'instruction qui, malgré des demandes réitérées, ne procéderait pas à des confrontations ou à des auditions. Par ailleurs, eu égard à l'indivisibilité du parquet, qui est responsable du comportement d'un substitut ?
Il sera en effet très difficile de poursuivre un magistrat du ministère public ; le procureur sera en fait seul responsable.
La notion de comportement me paraît pouvoir viser l'inaction, les maladresses réitérées, les négligences, qui sont à l'évidence des comportements fautifs. Dès à présent, des magistrats font l'objet de poursuites disciplinaires parce que leur travail est insuffisant, que ce soit quantitativement ou qualitativement.
Il n'est pas prévu dans le projet que le justiciable qui saisit le CSM puisse se faire assister d'un conseil. Considérez-vous que c'est un oubli ?
On peut supposer que le plus souvent, pour rédiger la plainte, le plaignant se fera aider de l'avocat auquel il avait fait appel dans l'affaire en cause. Mais le plaignant n'étant pas partie à l'instance disciplinaire, il est normal de ne pas prévoir qu'il soit assisté d'un conseil.
La séance est levée à 13 heures 15.