C'est un honneur pour un juriste, mais surtout une responsabilité, que d'être entendu par votre commission. J'ai siégé entre 1994 et 1998 au Conseil supérieur de la magistrature, que l'on appelait alors conseil supérieur rénové, mais je crois avoir conservé un regard distancié sur cette institution.
La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a totalement réécrit l'article 65 de la Constitution, et renvoie à une loi organique pour ses modalités. Lorsque celle-ci sera votée, le Conseil constitutionnel aura à se prononcer, selon l'article 61 de la Constitution, sur sa conformité. J'insiste sur ce point à cause d'un récent revirement de la jurisprudence du Conseil concernant la procédure législative. Traditionnellement, la loi organique était transmise par le Premier ministre au Conseil constitutionnel et toute demande additionnelle présentée par des parlementaires était rejetée. Cela avait été le cas à l'époque de Pierre Mazeaud, pour la loi de 1992 relative au statut de la magistrature. Mais dans sa décision du 9 avril 2009 portant notamment sur l'initiative des lois et le droit d'amendement, le Conseil constitutionnel a accueilli les observations présentées par des députés et des sénateurs de l'opposition.
Répondant à votre première question, je dirai que les incompatibilités prévues par le texte entre la profession d'avocat et la fonction de membre du Conseil supérieur de la magistrature me semblent nécessaires, et nullement excessives. Par analogie, et mutatis mutandis bien sûr, un avocat élu au Parlement se voit interdire par l'article LO 149 du code électoral d'exercer sa profession ou de consulter auprès d'entreprises. Un tel régime s'impose d'autant plus au Conseil supérieur de la magistrature qu'on sait combien, en matière de justice, les apparences sont fondamentales, et combien la jurisprudence de la CEDH insiste pour que le procès se déroule à armes égales. Pour reprendre un adage britannique, il ne faut pas seulement que la justice s'exerce, mais il importe également qu'elle se donne à voir.
Le juriste peut répondre au problème des incompatibilités par la notion de dédoublement fonctionnel, mais cela ne mène pas très loin. L'avocat sera placé dans une situation difficile compte tenu du nombre de magistrats sur lesquels il sera appelé à se prononcer car, hors même tout dossier disciplinaire, le déroulement de carrière des magistrats est une activité ininterrompue du Conseil. Être juge et partie, pour un avocat, c'est le comble de l'ironie ! Il devra donc se déporter. S'il ne le faisait pas, le président de la formation, c'est-à-dire le premier président de la Cour de cassation pour les magistrats du siège ou le procureur général près la Cour de cassation pour les magistrats du parquet, devrait l'y obliger. À mon sens, la formule idéale aurait été de ne pas mentionner la présence de l'avocat dans l'article 65 de la Constitution ou de prévoir la nomination d'un membre honoraire – ce qui serait très utile : entre 1994 et 1998, j'ai pu constater à quel point nous profitions de l'expérience et de la culture des droits de la défense du bâtonnier Montouchet. Mais nous devons nous incliner devant le constituant.
Votre deuxième question porte sur les obligations déontologiques des membres du Conseil : indépendance, impartialité, intégrité. Il me semble tout à fait utile de les faire figurer dans la loi organique. Les membres du Conseil supérieur de la magistrature doivent montrer l'exemple. Le législateur organique veut sans doute éviter de renouveler l'ultime péripétie de l'affaire d'Outreau, en avril dernier : le Conseil ayant prononcé une réprimande à l'encontre du juge Burgaud, l'avocat de ce dernier avait constaté que l'un des magistrats qui y siégeaient ce jour-là avait eu à connaître du dossier au cours de la procédure.
Ces obligations déontologiques, c'est le sens de l'honneur avec lequel on doit remplir ses fonctions. Les membres du Conseil supérieur de la magistrature doivent agir avec dignité, loyauté et délicatesse. À cet égard, il pourrait être utile de modifier l'article 10 de la loi organique de 1994 qui astreint les membres du Conseil supérieur de la magistrature au secret professionnel, ce qui me semble trop modeste. Il conviendrait plutôt de leur imposer une stricte obligation de réserve, leur interdisant notamment de rendre public le délibéré et les votes ou de prendre des positions publiques sur les questions abordées par le Conseil. On se situe presque dans la perspective de la prestation de serment. En tout cas, il ne doit plus être possible de retrouver quelques jours plus tard tous les détails d'une délibération dans les journaux : il faut donc aller plus loin que le secret professionnel. En revanche, que la loi organique prévoie d'imposer les mêmes mesures de déontologie aux collaborateurs des membres du Conseil peut paraître excessif. Après tout, un bon maître fait de bons serviteurs ! Sur ce point, le Sénat est peut-être allé un peu vite en besogne.
La troisième question, très importante, porte sur l'autonomie du Conseil. La révision constitutionnelle du 28 juillet est placée sous le signe de la séparation des pouvoirs. Le Président de la République cesse ainsi de présider le Conseil – ce qui est déjà un phénomène en soi, sous la Ve République ! – et le Garde des sceaux, qui était traditionnellement le vice-président, ne participe plus aux débats, sauf à y être entendu. Dans cette optique, on ne peut qu'être favorable à l'émancipation du Conseil, notamment dans le domaine budgétaire. Comment y parvenir ? En faisant en sorte que ses crédits ne relèvent plus de la Chancellerie. Une solution serait, en application du I de l'article 7 de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001, de créer une mission spécifique. Il existe deux précédents : la mission « Pouvoirs publics », qui regroupe la Présidence de la République, le Parlement, le Conseil constitutionnel et la Cour de justice de la République, et la mission « Conseil et contrôle de l'État » qui recouvre la Cour des comptes, le Conseil d'État et le Conseil économique et social. Une mission mono-programmatique est envisageable, qui pourrait s'appeler « Justice et droits et libertés », par exemple. Elle ne peut être créée que par une loi de finances, laquelle peut être rectificative.
Il serait sans doute utile de modifier au passage l'article 9 de la loi organique de 1994, qui traite du régime indemnitaire des membres du Conseil supérieur de la magistrature. Qu'ils doivent signer une feuille d'émargement, soit. Mais limiter le nombre de séances ouvrant droit à une indemnité leur donnera, à certains moments, le sentiment de travailler pour rien. Il serait plus judicieux de prévoir un régime forfaitaire. On n'a jamais vu le Conseil supérieur de la magistrature renoncer aux auditions nécessaires, mais cela pourrait donner lieu, lorsque le nombre de séances aura été atteint, à des observations qui ne seraient pas dignes de l'institution.
J'en viens à votre quatrième question. Il est grand temps d'accroître les moyens du Conseil. Sans penser à égaler son homologue italien, l'exemple même de l'auto-administration, ses moyens matériels et humains sont si modestes qu'on se demande comment il peut fonctionner. Le Conseil est installé quai Branly, une annexe de la présidence de la République – et l'on me dit même que le repas mensuel qu'offrait le Chef de l'État a été supprimé ! Une solution doit être trouvée en loi de finances.
Votre cinquième question concerne le quorum, c'est-à-dire l'exigence de la présence de la majorité absolue des membres de l'institution comme condition de validité d'un vote. Sachant que, désormais, le Conseil supérieur de la magistrature se conjugue au pluriel, avec des formations différentes selon la compétence exercée, il est tout à fait normal que les règles de quorum soient différentes aussi selon qu'il s'agit du déroulement de la carrière des magistrats, d'une action disciplinaire ou de la formation plénière – laquelle est, entre nous soit dit, tout sauf plénière : toute révérence gardée, il s'agit d'une véritable institution croupion.
Votre sixième question porte sur l'article introduit par le Sénat prévoyant la parité, dans les formations disciplinaires, entre magistrats et non magistrats. Cette disposition est parfaitement inutile. La Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt du 19 avril 2007 Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, a en effet considéré que l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne était applicable en matière disciplinaire, jurisprudence reprise par le Conseil d'État. Le pouvoir constituant a fait exception à la règle qu'il s'était imposée en prévoyant cette parité en matière disciplinaire alors que, pour les autres formations, dans un souci d'ouverture à la société civile, les magistrats sont minoritaires, fût-ce d'une voix – mais tout tient dans ce symbole.
Votre septième question concerne la saisine par le justiciable. C'est une avancée caractérisée de l'État de droit que de permettre au justiciable de déposer une plainte devant le Conseil, déjà suggérée par le comité Vedel en 1993. Le problème est de trouver un point d'équilibre entre, d'une part, le justiciable qui s'estime lésé par un dysfonctionnement grave et évident des règles procédurales – comme le dit Ihering, la forme est la soeur jumelle de la liberté – et, d'autre part, l'institution judiciaire, qui ne doit pas être déstabilisée. Bref, les magistrats ne doivent pas être assurés de l'impunité, mais ils ne doivent pas non plus être livrés à la vindicte populaire. Aussi limitée l'analogie soit-elle, je rappelle que les justiciables peuvent introduire un recours devant la Cour de justice de la République.
La procédure arrêtée par le législateur organique suit les règles du procès équitable : la plainte est encadrée, elle ne ressemble pas à l'actio popularis du droit romain – il s'agit d'un justiciable, pas d'un justicier. En revanche, nous gagnerions à doubler le délai à l'expiration duquel la plainte sera forclose. Un délai est nécessaire, au nom de la sécurité juridique qui peut être invoquée aussi bien par le justiciable que le magistrat, mais un an ne me paraît pas suffisant compte tenu de la longueur de la procédure qui se sera déjà déroulée et du fait que cette possibilité n'est pas bien connue du commun des mortels.
Vous m'interrogez aussi sur le statut juridique de la plainte d'un justiciable. Selon le Littré, une plainte est l'exposé d'un grief en justice. Plus particulièrement, c'est l'acte juridique qui déclenche ou qui met en mouvement une instance. À cet instant, le plaignant devient partie. Mais cette plainte ne doit pouvoir concerner que la responsabilité disciplinaire d'un magistrat. On ne saurait en aucune façon imaginer qu'elle permette de contester une décision, et c'est ce qui rend la plainte très différente du recours.
Vous me demandez encore si l'on peut retirer la plainte. Il s'agit d'un contentieux subjectif. Comme pour le contentieux électoral donc, il devrait être toujours possible de retirer la requête. C'est là la différence avec un contentieux objectif tel que le contrôle de constitutionnalité.