Audition de M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, sur l'avenir de la France dans l'OTAN et la construction de l'Europe de la défense
La séance est ouverte à seize heures trente
Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, pour débattre des perspectives de retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN.
Monsieur le ministre, dans le rapport sur la mondialisation que vous avez remis au Président de la République en septembre 2007, vous avez consacré à l'OTAN un chapitre important et fait part de votre scepticisme quant à ce retour, en estimant que le prix politique à payer serait trop élevé.
Dans le cadre des auditions que la commission de la défense a organisées afin de compléter son information sur l'évolution de la place de la France au sein de l'Alliance atlantique, un échange avec vous sur cet important sujet d'actualité nous a donc paru particulièrement intéressant.
Le rapport que j'ai rédigé à la demande du Président de la République – après que celui-ci m'eut garanti que ce document serait rendu public – visait à répondre à la question de savoir si la France devait apporter des changements fondamentaux à ses positions internationales. Il était divisé en deux parties : la première, sur laquelle je ne reviendrai pas ici, portait sur la mondialisation et la deuxième sur la politique étrangère et de défense. Ma conclusion était alors déjà, comme aujourd'hui, que la position occupée par la France vis-à-vis de l'OTAN était commode de tous points de vue et ne présentait pas d'inconvénients, de telle sorte qu'il n'y avait guère d'intérêt à en changer. Je le dis sans esprit de polémique : je n'ai pas changé d'avis.
J'observe tout d'abord que s'était construit au fil du temps, dans notre pays, un consensus assez large entre la droite et la gauche sur les positions que le général de Gaulle avait été dans la nécessité de prendre. De fait, bien que certains soulignent le caractère brutal de sa décision, c'est après avoir essayé sans aucun succès, durant huit ans, de 1958 à 1966, d'obtenir une modification du fonctionnement de l'Alliance atlantique et de l'OTAN dans le sens d'une meilleure écoute des alliés, et, en particulier en France, qu'il s'était finalement résigné à en sortir. Une grande interrogation demeurait : la gauche française, si elle exerçait un jour les responsabilités, respecterait-elle cette position, alors qu'elle l'avait contestée, à tort selon moi ?
Les positions prises par François Mitterrand dès avant son élection et plus clairement encore après celle-ci, ont tranché la question : à partir de 1981, la position de la France n'a pas été remise en cause et, sur la politique étrangère, une certaine synthèse – pour ne pas dire un certain syncrétisme, ou une sorte de « gaullo-mitterrandisme » – a prévalu. Ce consensus était soutenu par une grande partie de la droite et la gauche, malgré quelques contestations de part et d'autre, car il a toujours existé un courant atlantiste lié à une certaine droite française classique d'avant le gaullisme et son équivalent à gauche.
Le consensus s'est révélé le plus fort et a été respecté dans ses grandes lignes par tous les successeurs du général de Gaulle. De nombreux aménagements et accords techniques sont intervenus au fil du temps et ont permis à la France de conserver cette position particulière, tout en décidant au cas par cas par des coopérations et des missions auxquelles elle souhaitait participer au sein de l'OTAN, ce qui ne posait aucun problème.
La France se trouvait donc dans une assez bonne position, qui avait l'avantage de ne plus faire débat en politique intérieure et était tout à fait admise par les Américains. Durant les cinq années où j'ai été chef de la diplomatie française, jamais un responsable américain ne m'a demandé si cette position changerait et, s'il arrivait qu'un journaliste le fasse de temps à autre, au titre des griefs que la diplomatie américaine formulent périodiquement envers notre pays, ce n'était pas là un sujet de fond. Cette situation était, je le répète, commode et je m'interroge donc sur les raisons fondamentales du changement qui a été décidé aujourd'hui.
Les divers arguments avancés en faveur de la réintégration dans le commandement intégré de l'OTAN ne me convainquent guère. Ces arguments ont, en réalité, été développés après la décision.
Une première série d'arguments, mis en avant après que le candidat, puis le président Sarkozy eut annoncé sa volonté de réintégrer le commandement intégré lors de la conférence des ambassadeurs de l'été 2007, affirme que cette réintégration favoriserait la défense européenne. Mon expérience des discussions sur la défense européenne avec nos partenaires européens m'a conduit à la conclusion qu'il s'agit dans une grande mesure d'un leurre. Je le dis à regret car j'aurais beaucoup aimé y croire, ayant été l'un des artisans du sommet de Saint-Malo qui a levé les obstacles conceptuels qui rendaient incompatibles les positions françaises et britanniques, ouvrant ainsi la possibilité de progrès en la matière.
En réalité, nos partenaires européens ne sont pas vraiment demandeurs d'une défense européenne. La plupart d'entre eux la jugent redondante par rapport à l'OTAN, qui existe déjà et assure depuis l'après guerre la défense de l'Europe. Bien que la défense européenne ne consiste pas à proprement parler à défendre l'Europe, mais recouvre d'autres types de missions, les autres pays européens n'ont nullement l'intention de dépenser davantage pour leur défense et moins que jamais au vu des conséquences économiques et sociales de la crise, qui vont encore s'amplifier. Nos partenaires voient dans ce projet une source de complications et certains d'entre eux craignent d'irriter le Pentagone.
Ce n'est donc pas la position de la France face au commandement intégré de l'OTAN qui a bloqué la défense européenne, et l'on serait d'ailleurs bien en peine de citer un cas de projet de défense européenne bénéficiant du soutien des Européens qui aurait capoté à cause de la singularité de la position française. L'argument ne me semble donc pas justifier cette réintégration quasi-complète, étant entendu que la France ne participera pas au comité des plans nucléaires.
Peut-être les pays européens qui participent pleinement au commandement intégré sont-ils quelque peu agacés par la position française, voire un peu jaloux de n'être pas capables d'adopter la même. Du reste, ils ont eu plus de 40 ans pour suivre l'exemple du général de Gaulle et, s'ils l'avaient fait, l'Alliance aurait aujourd'hui une tout autre physionomie. Une certaine animosité s'exprime donc en effet, non pas tant de la part des Américains que de certains de leurs relais européens, Britanniques, Néerlandais, Belges, ou nouveaux membres par exemple. On ne saurait cependant justifier une modification stratégique et politique de cette ampleur par le simple désir de créer un bon climat. La question ne relève pas de la psychologie. Je ne conteste pas que certains autres pays européens puissent se sentir soulagés de voir la France rentrer dans le rang, mais je ne vais pas jusqu'à croire que cela suscitera des attitudes qui feront tomber les obstacles auxquels s'est heurté à de multiples reprises le projet de défense européenne.
Quand je parle de la « défense européenne », je pense à quelque chose de sérieux, qui ne se réduit pas à la prise en charge par les Européens à d'activités périphériques ou marginales à la demande des États-Unis, heureux de s'en délester. Ce ne sont là que des activités de sous-traitance ou de supplétif. Je ne vois donc pas ce que cette décision pourra débloquer en matière de défense européenne au sens propre. D'ailleurs, les progrès possibles annoncés au début de la présidence française de l'Union européenne ont disparu en cours de route et le bilan de cette présidence, qui n'est certes pas négligeable sur certains autres plans, ne comporte rien de particulier en matière de défense européenne.
Un autre argument consiste à affirmer que la France ne dispose pas aujourd'hui d'une influence suffisante dans l'Alliance, alors qu'elle contribue à un haut niveau, compte tenu de la capacité reconnue des armées françaises, notamment dans le domaine des opérations extérieures. Revenir dans le commandement intégré permettrait donc d'avoir une influence plus importante. Cet argument me laisse tout aussi sceptique que le précédent. Quelle influence ont pu exercer, depuis l'origine, les pays pleinement intégrés dans la conduite de l'Alliance sur les grandes décisions de stratégie générale prises au sein de l'Alliance, par exemple dans le grand débat qui a eu lieu dans les années 1960 sur la riposte graduée – qui a donné à de Gaulle une raison de plus de quitter le commandement intégré –, lors de tous les grands changements stratégiques, durant les grandes négociations américano-soviétiques ou encore dans le débat sur l'élargissement qui a suivi la fin de l'URSS ? Il n'en existe aucun exemple et je doute que, quelle que soit la volonté politique de la France, son retour crée un tel choc que nous disposions désormais dans l'Alliance de l'influence que nous n'y avions pas. C'est du moins ce que me laissent penser l'expérience que j'ai acquise en travaillant avec quatre administrations américaines et les contacts étroits que j'ai eus avec plusieurs responsables de l'administration actuelle.
Un autre argument consiste à dire, pour minimiser l'opération, que ce retour est purement symbolique. De fait, la France n'est pas entièrement sortie de l'Alliance, n'a pas quitté tous ses organes militaires et ne réintégrera qu'une partie d'entre eux puisqu'elle ne siégera pas au comité des plans nucléaires. Cette vision entre cependant en contradiction avec une autre partie du discours officiel, tenu notamment par le Président de la République, selon lequel il s'agirait précisément d'un changement radical, d'une rupture. C'est nécessairement l'un ou l'autre. En outre, même si ce retour n'était réellement que symbolique, ce caractère même poserait problème car la situation qui prévalait jusqu'à présent était conforme à nos intérêts et ne gênait en rien l'Alliance. De fait, le retour de la France symbolise le désir de celle-ci de se retrouver dans une situation normale au sein la famille atlantique ou « occidentale », et je ne suis pas certain que ce symbole soit très heureux.
J'écrivais déjà l'an dernier, sachant que Président de la République s'acheminait dans cette direction, qu'il y aurait un prix à payer, et de fait la décision française annoncée de réintégrer le commandement intégré symbolise, déjà aux yeux du monde entier, un désir de normalisation. Peut-être une intense activité diplomatique pourra-t-elle corriger ce qui est ainsi perçu des intentions de la France mais le prix n'en est pas moins déjà en partie payé, car un grand nombre de pays du monde ont considéré que, par cette décision, la France renonçait à une originalité qui, même si elle n'en faisait pas quotidiennement usage, représentait un recours potentiel et incitait à attendre d'elle davantage que d'autres pays occidentaux. Ce changement d'image est donc perçu comme traduisant un renoncement.
Enfin, je ne connais pas d'industriel spécialisé dans les technologies avancées de l'armement ou de l'aéronautique pour qui une plus grande intégration de la France dans l'OTAN se traduirait à coup sûr par de plus grandes chances. Certes, tous les industriels ne sont pas inquiets et certains sont convaincus de posséder des capacités originales, mais ils n'en sont pas moins conscients des effets de la machine intégratrice, notamment en termes de normes et standards. Si on peut donc défendre le retour au sein du commandement intégré par réalisme, il est risqué d'affirmer qu'il donnera des chances accrues à notre industrie ou à l'industrie européenne.
Je suis donc moins enclin que la plupart de ceux qui critiquent le retour de la France, et même de mes amis politiques, à accepter le prétexte de la défense européenne. Si tous considèrent que la décision prise n'apporte pas d'avancées réelles en la matière, j'ajoute pour ma part, avec regret, je le répète, qu'il ne me semble pas qu'il y ait chez les autres Européens une démarche sincère en faveur d'une véritable défense européenne.
Rien, donc, ne justifie la réintégration de la France. Cependant, dès lors qu'elle a été décidée et annoncée par le Président de la République et que, du point de vue des Américains, déjà sous Bush, c'était chose faite, que pouvons-nous en tirer ? J'ai dit que je ne croyais guère à un gain d'influence. Les éventuels postes obtenus en particulier ne sont pas un argument convaincant. Je me souviens à cet égard de conversations que j'ai eues en 1997 avec le président Chirac qui constatait, à l'arrivée du gouvernement Jospin, l'échec de sa tentative de réintégration. Cet échec était alors imputé à la demande française, jugée excessive, d'obtenir le commandement Sud, basé à Naples – de fait, ce commandement contrôle la sécurité en Méditerranée, donc celle d'Israël, de telle sorte qu'il était impensable pour les Américains de le confier à quelque autre pays que ce fût. Cependant, même si la France avait obtenu ce poste, quelle différence aurait faite la nationalité de ce général ou amiral puisqu'il aurait reçu ses instructions du Pentagone et du général en chef américain commandant les forces de l'OTAN ? Les postes confiés à la France donneront certes aux quelques officiers concernés l'occasion de faire des choses intéressantes, mais le rapport de forces ne changera pas.
À ce point de ma réflexion, il me semble donc que nous aurions pu nous passer de cette réintégration, qui ne s'explique que par des raisons politiques liées à une volonté de « normalisation occidentale ». Il s'agit cependant d'une décision à double tranchant compte tenu des tensions énormes qui vont se développer dans un monde multipolaire.
La question est désormais de savoir ce que fera la France après avoir réintégré le commandement intégré de l'OTAN. En effet, le signal lancé ne métamorphosera pas la politique américaine, même sous la présidence de M. Obama – et cela d'autant moins que l'opération a été décidée sous la mandature du président Bush, alors qu'on ignorait même qui lui succéderait. Les responsables français devront donc préciser la position de la France quant au rôle de l'OTAN, à son éventuel élargissement, à ses zones d'intervention et à sa stratégie. Quelle est la position de la France sur la Géorgie, sur l'Ukraine, sur la Russie ou sur le bouclier antimissile ? Est-il logique que la France soit présente en Afghanistan au nom de l'OTAN, indépendamment même de la confusion qui entoure l'opération afghane ?
Les responsables actuels de notre pays font un énorme pari, dont on leur demandera tôt ou tard des comptes, et pas seulement dans l'opposition, car une grande partie de la majorité leur objectera que le retour dans le commandement intégré de l'OTAN risque de faire de la France, comme c'est le cas pour les autres pays, une courroie de transmission.
Cette attente déçue ou frustrée amènera peut être la France à reposer de l'intérieur la question du pilier européen de l'Alliance. Cette notion ne recouvre pas, comme certains l'avaient rêvé voici quelques années, des activités de défense que les Européens auraient menés en dehors de l'Alliance. Il s'agirait plus audacieusement pour ces États, de se donner la capacité de réfléchir et de s'organiser entre eux au sein d'un « caucus » européen, mais le Pentagone a toujours été précisément très hostile à une telle novation. De fait, le Pentagone a toujours voulu que l'OTAN ne soit qu'une courroie de transmission et s'est opposé à tout début de concertation entre Européens. Michel Barnier m'a raconté à ce propos que Mme Condoleezza Rice lui a un jour expliqué crûment que l'OTAN était l'instrument de l'influence des États-Unis en Europe et il n'était pas question de changer cet état de choses.
Les responsables français devront donc affronter cette question et tenter d'organiser, dans des conditions difficiles, une expression européenne dans l'Alliance, ce fameux « pilier » européen qui n'a jamais existé malgré le discours de Kennedy. Je ne vois pas l'amorce de cette attitude dans la présentation qui a été faite jusqu'à présent du retour de la France dans l'OTAN. Cette réintégration n'a pas été décidée pour cette raison ni préparée – ou même négociée – dans cet esprit. L'obtention de deux ou trois postes pour des Français ne suffit pas à le justifier.
Votre argumentation a notamment évoqué les facilités données aux industriels par l'intégration et l'aspect symbolique du retour de la France, ainsi que les perspectives exprimées, selon les mots du Président, par la formule : « plus d'OTAN pour plus de défense européenne », tout en vous demandant comment cela pourra se faire.
Vous n'avez, en revanche, jamais évoqué la perte de souveraineté que redoutent certains parlementaires ou certains Français. Il m'a semblé, à vous entendre, que, si vous voyez peu d'avantages au retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN, vous n'y voyez pas non plus beaucoup d'inconvénients.
Vous avez indiqué, et je ne suis pas loin de souscrire à votre analyse, que les pays appelant de leurs voeux une défense européenne sont peu nombreux, et que la France joue souvent en la matière un rôle de leader. Les plus rétifs sont les nouveaux arrivants – ce qui est bien compréhensible car, durant le demi-siècle que les anciennes républiques du bloc de l'Est ont passé sous la chape de plomb du marxisme, la seule image de la liberté dont ils disposaient était celle du cow-boy fumant une cigarette Marlboro, avec pour fond sonore la vérité martelée par Radio Free Europe. On comprend bien que, pour ces pays, si l'économie relève de l'Europe, la défense dépend de l'OTAN.
Face à ces États qui craignent que la France ne veuille se singulariser par des attitudes cocardières en les entraînant dans une défense européenne conçue contre l'OTAN, le Président de la République a voulu montrer qu'il n'y avait pas d'antagonisme entre les deux : les Américains savent qu'ils n'ont pas d'alliés plus fidèles que les Européens et nous savons quant à nous qu'en cas de vrai coup dur, nous n'aurons pas d'allié plus sûr que les États-Unis.
Vous avez posé la question, qui me tient à coeur depuis longtemps, de savoir quelle est la mission de l'OTAN. Il s'agit bien, en effet, de la redéfinition d'un pacte jadis créé face à un autre pacte. Selon vous, monsieur le ministre, est-ce de l'extérieur ou de l'intérieur de l'OTAN que nous pourrons le mieux faire évoluer l'OTAN dans des missions nouvelles qui restent à définir ?
Je crains d'avoir été trop nuancé dans mon expression.
Pour résumer mon analyse, il ne me semble pas que la décision de réintégration repose sur des raisons convaincantes. Elle ne permet pas de débloquer la défense européenne, et ce pour des raisons qui, selon moi, ne sont pas celles qui sont ordinairement invoquées. Elle ne devrait pas non plus augmenter l'influence de notre pays dans l'Alliance. En outre, cette démarche est justifiée de manière rétroactive par de mauvais arguments. Cela vaut déjà à notre pays, dans une grande partie du monde, l'image d'une politique de défense, et donc d'une politique étrangère, réalignées sur celles des États-Unis. De surcroît, et cela a été le plus coûteux, cette décision a été prise à la fin du mandat de M. Bush. Il reste à espérer que nous serons, à cet égard, sauvés par M. Obama. Je ne puis donc reprendre à mon compte les arguments avancés en faveur d'une décision qui ne me semble pas tracer le chemin d'une défense européenne. Mon jugement est en fait, monsieur le président, plus sévère que ne vous le dites.
Le retour de la France n'est pas sans présenter des inconvénients, notamment sur le plan politique, ainsi que des risques sérieux liés à l'intégration renforcée dans un système que, à moins de le modifier fondamentalement, nous ne maîtrisons pas. Alors que l'OTAN est à l'origine une organisation militaire défensive couvrant l'Europe et l'Atlantique Nord, nous sommes aujourd'hui engagés en Afghanistan. Dans cinq ou dix ans, les États-Unis trouveront peut-être utile d'employer l'OTAN n'importe où dans le monde. Lorsque la France avait une capacité de résistance politique plus consistante, elle a empêché durant trente ans ce rayonnement hors zone. En 1983, par exemple, le président Reagan n'était pas parvenu à convaincre François Mitterrand d'étendre au Japon les garanties de l'article 5 ; le refus français se fondait sur la nature même de l'Alliance.
Après la chute de l'Union soviétique, cette résistance a disparu, mais nous n'avons toujours pas de contrôle sur le concept stratégique. C'est précisément parce que la France ne pouvait pas exercer ce contrôle et empêcher les Américains d'adopter le concept absurde de la « riposte graduée » que le général de Gaulle a quitté le commandement intégré de l'OTAN. Au cours des dernières années, ni la France ni aucun des pays pleinement intégrés n'a eu de contrôle sur le concept stratégique de l'Alliance, sur son élargissement, sur ses zones d'intervention, ni sur les questions relatives à la Russie, au bouclier antimissile, à la Géorgie ou à l'Ukraine. Il y a là un vrai risque.
Nous vivons dans un monde où les Occidentaux perdent le monopole de la puissance et le leadership historique qu'ils ont exercé depuis cinq siècles, quatre siècles européens, puis près d'un siècle américain. S'ajoutent à cela la raréfaction énergétique et les nécessaires mutations écologiques, les migrations massives et bien d'autres problèmes, tous aggravés par la crise. L'arrivée des pays émergents interdit aux pays occidentaux, même s'ils restent les plus puissants et les plus riches, d'imposer seuls quoi que ce soit ; tout doit être discuté laborieusement avec d'autres puissances. Le premier problème du président Obama, élu pour enrayer la crise, consiste à trouver un accord avec la Chine pour sortir ensemble les deux pays de la crise.
Dans ce monde nouveau où les tensions seront très fortes, qui peut dire aujourd'hui à quoi sera utilisée l'OTAN dans cinq ou dix ans ? Des tentations extrêmes sont possibles et le fait que M. Obama soit aujourd'hui paré de toutes les séductions ne nous donne aucune garantie pour l'avenir. Lorsqu'il ne sera plus en fonctions, la France fera toujours partie du commandement intégré. Que contrôlera-t-elle ? La décision injustifiée qui est prise équivaut à une prise de risque et constitue une vraie inquiétude.
Les autorités françaises devront être en mesure d'indiquer quelle influence elles comptent exercer dans l'Alliance et comment, notamment pour s'opposer à la poursuite de l'élargissement, pour imposer un débat sur la question incohérente du bouclier antimissile – à moins que le président Obama n'abandonne spontanément ce projet, ce qui serait plus simple – ou pour lancer un débat sur les zones où il est légitime de recourir à l'OTAN. En Afghanistan, par exemple, une coalition ad hoc aurait sans doute été plus pertinente, car la situation ne concerne pas seulement les Occidentaux. Lorsque la France aura réintégré l'OTAN, il lui faudra donc parler des sujets qui fâchent. Or, jusqu'à présent, ni le Président de la République, ni aucun ministre concerné n'a indiqué quelle sera l'action de la France lorsqu'elle aura pleinement réintégré l'OTAN.
Les perspectives de nouvelle influence européenne qu'on nous a fait miroiter me semblent être un leurre. Il serait normal que le Parlement prévoie de dresser, au bout d'un an ou deux, un bilan de ce que nous aurons obtenu sur ces différents terrains, car les risques sont réels. Nous ne devons pas nous laisser séduire par le fait que l'administration Obama s'efforce d'élaborer une politique étrangère américaine normale sur les décombres de la politique absurde de son prédécesseur. Ces questions difficiles n'ont, j'y insiste, rien de polémique.
Bien que la France ne participe pas au commandement intégré, elle est un gros contributeur sur le plan des effectifs et sur le plan financier. Il y a là, vous en conviendrez, un véritable hiatus.
Par ailleurs, je rappelle qu'aucun des pays membres de l'OTAN n'est obligé de suivre les décisions de l'Alliance. Ainsi, l'Allemagne, qui subit une forte influence américaine, a su refuser de participer à la deuxième guerre d'Irak. Il serait naïf de nier la forte influence exercée par les États-Unis au sein de l'OTAN mais chaque nation n'en conserve pas moins une vraie liberté dans cette organisation supranationale qui repose sur le consensus.
J'ai tenu à éviter une argumentation simpliste invoquant une perte de souveraineté. De fait, même au sein d'une organisation intégrée, l'Allemagne de Gerhard Schröder a su dire « non » à l'intervention en Irak. Cela nous renvoie à la volonté politique. Jusqu'à présent, cependant, je n'ai jamais entendu les autorités françaises évoquer une politique « à la Schröder » qu'elles envisageraient de mener au sein de l'OTAN : il n'a été question que de normalisation !
Il est plaisant de constater que les centristes et les socialistes, jadis les plus hostiles au retrait de la France du commandement intégré de l'OTAN, sont aujourd'hui les plus hostiles à son retour.
Lorsque le général de Gaulle a décidé de quitter le commandement intégré de l'OTAN, deux blocs s'affrontaient : le Pacte de Varsovie et l'OTAN. Le général de Gaulle a souhaité que la France n'apparaisse pas systématiquement alignée sur les positions américaines et, s'il a toujours tenu, à l'occasion de crises graves comme celle de Cuba, à indiquer clairement où étaient les alliances de la France, il s'attachait aussi à pouvoir adopter une politique indépendante vis-à-vis des pays non-alignés. Aujourd'hui, alors que le Pacte de Varsovie a disparu et que le monde n'est plus bipolaire mais multipolaire, la décision de la France de réintégrer le commandement intégré de l'OTAN a tout son sens.
Qu'adviendra-t-il cependant si, du fait de la crise et des difficultés que connaît le leadership américain, les États-Unis doivent demain retirer d'Europe les effectifs nombreux qu'ils y maintiennent ou réduire les moyens importants qu'ils consacrent à la défense de l'Europe ? La France ne sera-t-elle pas alors mieux en mesure de peser sur les décisions si elle est au sein de l'OTAN ? En effet, de nombreux pays européens, notamment ceux de l'est de l'Europe, n'accepteront jamais une défense européenne qui ne soit pas étroitement imbriquée avec la puissance américaine.
Quant à l'aspect symbolique de la réintégration de la France vis-à-vis des pays en voie de développement, n'est-il pas surestimé, compte tenu du fait que cette réintégration ne fera pas évoluer significativement notre politique étrangère vis-à-vis de ces pays ?
En outre, et bien qu'il faille se garder de trop de naïveté envers le président Obama, qui ne manquera jamais de privilégier les intérêts américains, ne faut-il pas prendre acte de l'évolution de la politique américaine ?
Monsieur le ministre, votre intervention prouve qu'on peut dire avec beaucoup de nuances des choses tranchées sur des sujets compliqués. Nous aurions souhaité que les ministres du Gouvernement défendent avec la même clarté les raisons de la réintégration dans l'OTAN. Nous sommes nombreux ici à partager vos interrogations et vos inquiétudes.
Je me ferai néanmoins, pour le plaisir de la discussion, l'avocat du diable. Tout d'abord, la construction de l'Europe de la défense est un exercice très difficile. Depuis les progrès enregistrés voici une dizaine d'années à Saint-Malo, peu d'événements significatifs témoignent de la possibilité d'une véritable politique européenne de défense. Lors des universités d'été de la défense, à Saint-Malo, voici quelques mois, un responsable important du Parlement britannique – un conservateur en l'occurrence – soulignait la difficulté de cette construction, du fait du manque de volonté des pays membres de l'Union européenne d'augmenter leurs efforts et leurs contributions en matière de défense et du très grand scepticisme des Britanniques face à la volonté française pourtant maintes fois réitérée. De fait, le bilan de la présidence française que nous a présenté ici le ministre de la défense était, pour ce qui concerne la construction de la défense européenne, assez mince et, hormis les progrès réalisés autour du programme MUSIS, peu de choses poussaient à l'optimisme en la matière.
L'intérêt de la réintégration ne consiste-t-il pas pour la France, au nom du réalisme politique, à acter l'impossibilité de progresser sur le sujet de la défense européenne en enterrant définitivement la question par la normalisation de sa position au sein de l'Union et face aux États-Unis ?
Par ailleurs, il semble que la réintégration dans l'OTAN doive être moins difficile sous la présidence de Barack Obama que sous celle de George Bush. De fait, s'il ne fait pas de doute que M. Obama défendra toujours les intérêts des États-Unis, il s'efforce, depuis sa campagne et dans les premiers actes de son gouvernement, d'incarner un nouvel ordre qui pourrait rendre plus acceptable la réintégration de la France dans le commandement intégré et la refondation de nos relations avec les États-Unis. Cela semble particulièrement souhaitable dans un monde instable et multipolaire qui justifie une autre approche des crises.
Ce nouvel échange ne me semble pas faire apparaître d'arguments décisifs justifiant la décision prise. La question que je me pose est toujours la même : quelles raisons fondamentales aurions-nous de changer une situation confortable, consensuelle et ne présentant pas d'inconvénients, à laquelle les Américains étaient habitués ? Les objectifs annoncés étaient tout à fait accessibles dans cette situation. Ainsi, la raison de cette décision me semble être plutôt politico-idéologique et elle n'est pas convaincante.
La fin de la guerre froide doit conduire à s'interroger sur la justification de l'existence de l'OTAN plutôt que sur celle de la position française. En effet, l'OTAN, en tant que mécanisme intégré, a été créée pour répondre à la menace soviétique à l'issue de la guerre de Corée. Tirant les leçons de celle-ci, les États-Unis souhaitaient s'organiser face à l'Union soviétique et réaliser dès le temps de paix une intégration prête à fonctionner immédiatement en temps de guerre. En 1990, devant l'évolution de la situation, François Mitterrand avait malicieusement fait dire par Roland Dumas que, la menace ayant disparu, l'OTAN n'avait peut-être plus de raison d'être sous sa forme originelle et qu'il fallait sans doute réinventer une autre formule. Les Américains ont alors déclenché tous leurs systèmes d'influence pour tuer dans l'oeuf cette idée épouvantable, car la survie de l'organisation intégrée, qui assurait l'influence américaine, était devenue une fin en soi.
Pour ce qui est du retrait des Américains d'Europe, évoqué par M. Meslot, il est vrai que les États-Unis pourraient considérer l'Europe comme une priorité de deuxième ou de troisième plan si elle cessait d'être un enjeu ou ne faisait pas l'objet de menaces. En revanche, si les Chinois voulaient mettre la main sur l'Europe, les Américains reviendraient, car ils ne peuvent pas se permettre de voir l'Europe occidentale passer sous une autre influence que la leur. Nous n'avons donc rien à craindre : si les Américains ne sont plus autant là, c'est qu'il n'y a pas d'enjeu vital.
Pour ce qui concerne l'Europe de la défense, le sommet de Saint-Malo a permis de dépasser la contradiction existant entre la position française, qui défendait l'existence d'une défense européenne en dehors de l'Alliance, et la position britannique, qui excluait toute compétence de l'Europe en matière de défense et de sécurité, ces questions devant relever exclusivement de l'OTAN. À Saint-Malo, les Britanniques ont reconnu que, dans certaines conditions restant à discuter, l'Union européenne pouvait développer une capacité en matière de défense, tandis que les Français reconnaissaient que ce processus aurait lieu sous l'ombrelle générale de l'Alliance, étant entendu que la démarche européenne devait avoir une véritable autonomie. L'accord ne s'est toutefois jamais concrétisé, car il aurait fallu pour cela que les Européens disposent des moyens de penser et d'analyser, c'est-à-dire d'un état-major, ce qui a toujours été exclu au motif que cet état-major ferait double emploi avec celui de l'OTAN. Chaque proposition, même minuscule, se heurte toujours à ce préalable, à ce veto.
Lorsque les Britanniques, les Néerlandais et les nouveaux entrants, qui se retrouvent généralement sur cette ligne, acceptent de parler de défense européenne, c'est sous une forme de sous-traitance et, de fait, les États-Unis, le Pentagone et le commandant en chef de l'OTAN ne voient aucun inconvénient à ce que quelques pays européens se chargent d'une opération dans laquelle ils ne souhaitent pas engager l'OTAN en tant que telle. L'Europe fait alors figure de prestataire de services, ce qui n'a rien à voir avec la défense européenne présentée dans les discours généraux. On en revient au schéma classique dans lequel les États-Unis sont tout à fait disposés à partager le fardeau, mais pas la décision. Or, si l'on prend au sérieux la notion de défense européenne, quel qu'en soit le cadre, il faut réconcilier les deux aspects : pas de partage du fardeau sans partage de la décision. Cependant, rien dans les propos de campagne ni dans les premiers gestes de M. Obama ne traduit un intérêt particulier ou une ouverture sur ce plan.
J'aurais pu comprendre – si ce n'est approuver – qu'un président français désireux de mettre en oeuvre une politique en rupture avec celle de la Ve République depuis 1996 se déclare prêt à réintégrer, le cas échéant, une « Alliance transformée », qui comprendrait un véritable pilier européen et permettrait un dialogue responsable entre les deux parties – ce qui serait au demeurant très contraignant pour les Européens, qui font preuve depuis plusieurs décennies d'une grande irresponsabilité. Un tel big-bang aurait pu donner lieu à une Alliance à deux piliers. Or, ce n'est pas du tout ce que nous sommes en train de faire, et je crains que la machine normalisatrice ne nous empêche même d'y songer.
Monsieur le ministre, je vous concède volontiers que le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN est un sacré pari – mais n'est-ce pas là la nature même de la construction européenne ? Depuis 1990, année qui a vu la disparition du mur de Berlin et le changement de nature qui en est résulté pour l'OTAN, la France fait le pari qu'elle pourra susciter un élan européen pour construire une Europe de la défense en restant hors du commandement intégré. Au bout de près de vingt ans, il est incontestable que ce pari a fondamentalement échoué. La défense européenne reste très embryonnaire et il n'est donc pas illégitime d'envisager une autre solution, alors même que de nouvelles perspectives se dessinent. En effet, si les dernières réticences au traité de Lisbonne sont surmontées, la coopération structurée permanente que prévoit ce traité devrait offrir un dispositif institutionnel qui servira de base à la construction d'une défense européenne. La coopération structurée permanente intéresse les Européens, et cela même en République tchèque.
Un autre point important, selon mes interlocuteurs européens, est que la France ne doit plus apparaître comme le « mauvais élève » qui proposerait un « plan B » témoignant de sa volonté de dynamiter ce qui existe déjà. Le pari mérite donc d'être pris, car nous n'avons pas d'alternative. Le fait que la France ne consacre plus que 1,7 % de son PIB à sa défense ne nous met guère en situation de peser seuls sur la scène internationale. Il faut donc être réalistes et pragmatiques : c'est, selon moi, l'essence même du gaullisme. La coopération structurée permanente nous offre une chance d'avancer enfin, avec ceux qui le veulent, dans un cadre institutionnalisé. Saisissons-la, et ne songeons plus à bricoler des démarches fondées sur le volontariat. Nous ne pouvions pas continuer plus longtemps dans la situation que vous décrivez comme confortable : il nous faut donner toutes ses chances à la construction de la défense européenne, car nous n'avons pas d'autre choix.
Une question qui n'a pas été abordée est celle du risque de banalisation des questions de défense. En effet, depuis les premières années de la Ve République, et tout au moins depuis que le général de Gaulle a pris la décision de quitter le commandement intégré de l'OTAN, ces questions faisaient l'objet d'un certain consensus républicain. Aujourd'hui risquent d'apparaître dans ce domaine des clivages qui ne seraient pas sans conséquences. Je souhaiterais connaître, monsieur le ministre, votre sentiment sur ce point.
Ma deuxième question est plus matérielle : quelles est votre estimation du coût de ce retour, en termes d'effectifs et en termes financiers ? Les chiffres qui ont été évoqués, 900 personnes, voire 1 200 ou même davantage, vous semblent-ils pertinents à l'heure de la Révision générale des politiques publiques et dans la situation de crise actuelle ?
Monsieur Fromion, je ne souscris pas à votre raisonnement car je ne pense pas qu'il n'y ait plus d'autre alternative pour la défense européenne que cette réintégration. La situation antérieure ne présentait aucun inconvénient et n'empêchait aucun progrès vers une forme ou une autre de défense européenne. Celle-ci se heurte en fait à d'autres obstacles. La France n'avait certes guère d'influence sur les décisions de l'OTAN mais elle en avait plutôt plus que les pays participant à l'intégration, qui, dans l'attente d'une modification de l'Alliance, n'ont pas d'influence du tout. L'argument fondé sur la défense européenne ne me convainc donc pas et il est même trompeur.
Si nous nous fixons un rendez-vous dans un ou deux ans pour examiner ce qu'il est advenu de la défense européenne depuis le retour miraculeux de la France au sein du commandement intégré de l'OTAN, il est probable que certaines diplomaties, comme celle de la République tchèque, qui trouvaient avantage à critiquer la position française, se féliciteront de constater que la France ne relève plus la tête et est désormais comme tout le monde, mais cela n'aura sans doute rien débloqué concrètement.
En effet ! Et un pari comporte toujours des risques. Cela m'évoque les propos du premier ministre canadien, pour qui l'avenir de l'OTAN se joue en Afghanistan. Là aussi, c'est un pari risqué ! Il serait dangereux que la justification de la réintégration de la France se joue sur la défense européenne. Je le répète, mon expérience m'a appris que les obstacles que rencontre la construction de la défense européenne n'ont rien à voir avec la position de la France vis-à-vis du commandement intégré de l'OTAN, et je ne pense pas que le changement de cette position puisse débloquer quoi que ce soit. Il ne faut pas confondre le climat dans lequel se déroulent les rencontres de diplomates et de parlementaires et les questions de fond.
C'est la raison pour laquelle je disais tout à l'heure que lorsque les autorités françaises se rendront compte qu'elles ont pris le risque de banaliser la position française sans rien obtenir de significatif en matière de défense européenne, elles en viendront à se demander s'il n'est pas possible d'organiser un pôle européen au sein de l'OTAN, ce qui exigera un très grand courage politique, et ce sera plus dur car toute la machine est précisément conçue pour éviter cela. Peut-être un président des États-Unis plus ouvert que le Pentagone pourrait-il accepter un jour une approche différente, mais cela n'est rien moins que certain.
Ainsi, dans la pénible affaire du Kosovo, après que l'ensemble des pays concernés ont estimé que les moyens politico-diplomatiques étaient épuisés et qu'il fallait recourir aux moyens de l'OTAN, celle-ci devant être employée comme prestataire de moyens militaires pour casser les résistances de l'armée serbe, le simple fait d'avoir obtenu une concertation quotidienne des chefs d'état-major des principaux pays participants – États-Unis, Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni – sur les cibles et l'opposition exprimée parfois par la France à la destruction de certaines d'entre elles ont été jugés insupportables par le Pentagone, par les États-Unis et par le commandement en chef des forces américaines, c'est-à-dire de l'OTAN. Ce précédent est d'ailleurs l'une des raisons invoquées ensuite par l'administration Bush pour refuser le recours à l'OTAN et imposer des coalitions ad hoc permettant aux États-Unis d'agir à leur gré.
Peut-être la machine pourrait-elle être modifiée par un président des États-Unis qui en ferait une priorité absolue, mais ce n'est actuellement pas le cas, car le président Obama a d'autres soucis. La machine est faite au nom de l'efficacité ou de la rapidité pour intégrer et pour éviter que des pays ne s'organisent différemment.
Je ne crois donc pas au paradoxe selon lequel le chemin de l'introuvable défense européenne passerait par une intégration accrue. Puisqu'il s'agit d'un pari, prenons donc rendez-vous !
Vous évoquez, monsieur Folliot, la « banalisation » des questions de défense : il s'agit en fait de la fin de sa sanctuarisation. Le consensus entre la droite et la gauche qui s'était établi dans ce domaine est fragilisé, car il n'y a plus guère aujourd'hui de gaullisme dans la droite, ni de mitterrandisme dans la gauche. Ce qui restait de ce consensus risque d'être mis à mal par la décision de réintégration, qui sera source de controverses.
La question du coût, pour laquelle je ne dispose pas d'éléments, mériterait d'être posée. En effet, si on évoque les avantages du retour de la France, comme les gains en termes d'influence, son coût doit également être pris en compte.
Dès 1958, le général de Gaulle interrogeait le président Eisenhower et le Premier ministre britannique Macmillan sur l'alliance conclue en 1949, au sortir de la Seconde guerre mondiale, alors que les pays européens étaient en situation de faiblesse face à l'URSS et aux pays annexés. La question se posait alors en termes de souveraineté et d'indépendance : si des pays peuvent conclure une alliance, celle-ci ne doit en aucun cas se substituer aux moyens que chacun doit consacrer à sa défense. C'est à ce titre que l'effort de défense consenti au début la Ve République était considérable, représentant jusqu'à 5,4 % du PIB. Au départ du président François Mitterrand, il représentait encore, malgré la disparition du mur de Berlin et la dissolution du Pacte de Varsovie, 3 % du PIB.
Comme l'atteste la transcription verbatim des entretiens qu'ont eus les deux chefs d'État au début de 1990, au lendemain donc de la chute du mur de Berlin et à la veille de la dissolution du Pacte de Varsovie, le président Bush ayant déclaré que cette situation nouvelle l'obligerait à dissoudre l'OTAN, François Mitterrand lui a répondu que celui-ci aurait oublié ses propos cinq minutes après les avoir prononcés, car l'OTAN représentait pour les États-Unis un instrument de domination militaire, économique et politique, voire culturelle. De fait, il n'a plus jamais été question de dissolution de l'OTAN.
Les trois justifications avancées a posteriori par le Président de la République pour la réintégration de l'OTAN ne sont nullement fondées. Comment des pays comme la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne peuvent-ils admettre de passer sous les fourches caudines d'une grande puissance et de ne pas assumer leur liberté et leur défense ? Le Pacte de Varsovie, conclu en 1954, a été dissous, et on voit mal quel danger pesant sur l'Europe justifierait la réintégration de l'OTAN.
Monsieur le ministre, quel est, selon vous, le prix politique que la France aura à payer pour sa réintégration ? N'est-il pas disproportionné par rapport à l'image qu'a donnée notre pays depuis quarante ans ? N'est-ce pas la rupture définitive du consensus ? Devrons-nous accepter des bases américaines sur le territoire français – sans parler du rétablissement du siège de l'OTAN à Fontainebleau et, pourquoi pas, de la réouverture de la base aérienne de Châteauroux ? Quel est l'intérêt de cette réintégration ?
Vous qui étiez présent à Saint-Malo, n'avez-vous pas le sentiment que le pari du Royaume-Uni était une spéculation sur le fait que, les menaces disparaissant, les États-Unis se retireraient un jour de l'Europe, laissant aux Britanniques le leadership de l'Europe de la défense, au détriment de la France ?
Il est étonnant que le Président de la République décide de réintégrer le commandement intégré de l'OTAN sans nous dire quels sont les inconvénients de la situation actuelle, sinon le fait que nous ne voulons pas être le mauvais élève de la classe. L'argument est un peu court, et encore faudrait-il savoir ce qu'il signifie.
Par ailleurs, on ne nous dit pas non plus quels sont les vrais avantages de cette réintégration, car il faut bien supposer qu'il y en aura. Il est curieux, en tout cas, que la France n'exige aucune contrepartie.
On nous dit que cette réintégration renforcera le concept de défense européenne et le pilier européen au sein de l'OTAN. Or, dans les réponses de Javier Solana, que j'ai eu l'occasion d'interroger plusieurs fois à ce propos, je n'ai jamais trouvé un quelconque élément sur le renforcement du concept de défense européenne. La plupart des pays européens ont en effet une plus grande confiance en l'OTAN qu'en une éventuelle défense européenne et s'en satisfont pour diverses raisons, notamment financières. Je ne vois donc pas d'arguments qui plaident pour cette réintégration.
En revanche, j'y vois un inconvénient majeur, d'ordre politique. L'image très particulière qu'avaient de la France les pays non alignés est désormais enterrée et la France, qui ne veut plus se distinguer du monde occidental, se trouve normalisée, ce qui la dispensera désormais de la volonté de construire véritablement l'Europe de la défense. Sur le plan pratique, cela n'aura pas beaucoup d'influence sur la défense réelle de l'Europe. Sur le plan politique, en revanche, il s'agit d'une mauvaise opération.
Nous nous félicitons tous de constater que, depuis une soixantaine d'années, l'Union européenne ne connaît pas de conflit. Quelles sont aujourd'hui les menaces justifiant une défense européenne ? Avons-nous besoin d'une alliance et quels sont nos ennemis ?
L'Alliance atlantique compte aujourd'hui de nombreux adhérents et, quand elle engage ses forces, elle le fait à deux vitesses. Ainsi, en Afghanistan, l'application de « caveat », ou restrictions à l'engagement des troupes, permet à certains pays d'envoyer des forces qui, tout en étant comptabilisées dans les 30 000 à 35 000 combattants présents dans ce pays, restent entre les murs de leurs casernes après 18 heures. Pourtant, ces pays se voient confier des commandements. En revanche, les forces françaises, engagées dans les régions les plus difficiles d'Afghanistan, sont placées sous les ordres de généraux d'autres pays. Le souci de permettre aux Français de commander les forces françaises ne justifie-t-il pas la réintégration ?
Il a été rappelé qu'après la dissolution du Pacte de Varsovie, la question du maintien de l'OTAN avait été posée. Le secrétaire général de l'OTAN, que notre commission a reçu voici quelques semaines, a déclaré que, bien que la question ne soit pas d'actualité, l'OTAN pourrait éventuellement s'élargir, à terme, à des pays comme l'Ukraine, la Biélorussie, voire à la Russie. Cela reviendrait en fait à la disparition de l'OTAN, puisqu'il existe une organisation qui regroupe les 56 pays de l'hémisphère Nord, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui, si elle était activée, pourrait garantir la stabilité sur l'ensemble de cet hémisphère.
Monsieur le ministre, je ferai trois observations.
Tout d'abord, parmi les arguments avancés pour justifier le retour de la France au sein du commandement intégré de l'OTAN, vous n'avez pas évoqué celui selon lequel ce retour renforcerait notre capacité ou notre posture de défense par rapport à la situation actuelle. Le but de l'opération ne serait-il pas, en réalité, la réduction de notre effort de défense ?
Deuxième observation : le plus grave, en cette affaire, est de perdre la possibilité de disposer un jour d'une défense européenne. J'ai bien noté votre scepticisme à cet égard, mais il importe que cette possibilité existe. Le reste dépendra des circonstances : peut-être nos partenaires européens s'intéresseront-ils un jour à cette idée. En matière de défense, en effet, il n'est pas rare de prendre des positions d'attente.
Enfin, au moment même où l'on nous dit que le retour de la France pourrait permettre de faire progresser la défense européenne, la question des défenses antimissiles montre bien que les Américains passent par-dessus la tête des Européens et agissent hors de l'OTAN. De surcroît, lorsque nous posons une question à ce propos, on nous répond que la France est opposée à ce type de défense. Quand bien même ce serait le cas, le retour dans le commandement intégré ne permettra pas pour autant d'être invité à la table des négociations sur les défenses antimissiles, ce qui enlève beaucoup de portée à l'argument.
Vous nous avez avoué, le ministre, que vous pensiez in petto, sans pouvoir le proclamer, que l'idée d'Europe de la défense était morte. Vous nous avez également expliqué pourquoi vous ne croyez pas au pari consistant, devant l'échec de la formule actuelle, à en essayer une autre. Quelles solutions envisageriez-vous pour faire redémarrer l'Europe de la défense ? Des créneaux existent-ils, ou faut-il se contenter d'attendre un moment propice ? Comment proposeriez-vous de reprendre l'initiative dans ce domaine ?
En deuxième lieu, à quoi reconnaîtrait-on, selon vous, l'échec total, s'il fallait examiner dans un an les résultats de la réintégration ? À l'inverse, quels sont les éléments qui pourraient laisser penser que le pari avait un sens ?
Enfin, l'effort de défense de la France, affiché à 1,7 % du PIB, se situe plutôt, en réalité, à 1,5 %, ce qui est peu. Peut-être nos débats sont-ils, somme toute, théologiques, car la France ne pèsera que si elle paie et équipe les troupes. Quel est votre point de vue sur cette question ? Est-il souhaitable et réaliste d'accroître l'effort de défense et, si c'est le cas, à quel niveau faut-il le porter ?
Je ferai quelques réponses globales à ces interventions très intéressantes, qui sont souvent des réflexions autant que des questions.
Sur la question des coûts, les militaires sont très divisés et une partie d'entre eux ne sont pas convaincus. S'ils sont prêts à se résigner à la réintégration en tant qu'elle serait une manière d'assurer un effort militaire suffisant, ils prennent aussi conscience que cette opération aura un coût. Par ailleurs, rien n'assure qu'elle facilitera les débouchés de nos industries de pointe – peut-être même leur fera-t-elle subir le poids d'un système qui imposera les normes américaines. La question du coût se pose donc dans les deux sens et on ne peut pas affirmer que la réintégration soit une bonne opération.
Je ne crois pas que le Royaume-Uni ait conçu à Saint-Malo un calcul visant à prendre la tête de la défense européenne. Il pense plutôt que celle-ci ne fonctionnera jamais, sauf marginalement, et souhaite s'assurer, car deux précautions valent mieux qu'une, que ce sera bien le cas. Le calcul des Britanniques me semble donc plutôt consister à ce que les États-Unis restent afin qu'ils puissent eux-mêmes continuer à exercer une influence au titre de cette relation spéciale qu'ils pensent, de façon un peu chimérique, entretenir avec les Américains.
Quant à justifier la réintégration par le souci d'assurer un commandement français aux forces françaises, ce serait un détour bien compliqué. François Mitterrand avait lui-même accepté que des troupes françaises soient placées dans le cadre d'une chaîne de commandement lors de la guerre du Golfe, même s'il s'agissait alors d'une coalition ad hoc.
Quant à la mesure de l'échec, peut-être faudrait-il pour ce faire rentrer dans le commandement intégré avec un contrat à durée déterminée assorti d'un droit d'option que nous pourrions faire valoir au terme d'un certain délai !
Pour résumer mes réflexions, il me semble qu'un retour au sein du commandement intégré sous le prétexte du progrès aléatoire d'une défense européenne difficile à cerner est un pari excessif, tout comme une normalisation dont le prix est élevé dans toute une partie du monde, notamment dans les pays émergents, ou la réintégration dans un système qu'aucun participant ne contrôle vraiment et qui est sous la seule autorité des États-Unis – du président, du secrétaire à la défense, du commandant en chef des forces de l'OTAN et de la bureaucratie de l'OTAN.
Ce système est en pleine interrogation sur lui-même, alors que plus personne ne sait quelle est la fonction de l'Alliance atlantique, ce que confirment les déclarations du secrétaire général de l'OTAN. Les Alliés sont alliés contre qui ? L'Alliance n'a plus aucune définition géographique, sans quoi nous ne serions pas engagés en Afghanistan. Depuis que la menace soviétique caractérisée n'existe plus, l'ennemi non plus n'est pas défini. S'agit-il d'une alliance en formation sur le long terme, dirigée contre la Chine et dans laquelle on s'efforcera de faire entrer aussi la Russie, ou d'une sorte de super GIGN destiné à intervenir çà et là au gré des angoisses des opinions publiques ? Le concept même de l'Alliance est très incertain, tout comme son orientation et ses participants, j'en veux pour preuve les interrogations à propos de l'Ukraine et de la Géorgie. Tout cela n'est pas du tout maîtrisé. Pourquoi a-t-on a mis la charrue avant les boeufs en décidant de revenir dans ce système tel qu'il est, au lieu de nous contenter d'exprimer une disponibilité en ce sens ?
Même si j'ai défendu le compromis gaullo-mitterrandien – peut-être trop ambitieux, au demeurant, pour que la France puisse encore le porter –, j'aurais compris, je le répète, qu'un président se déclare prêt à changer fondamentalement la position française dans l'hypothèse où l'Alliance serait modifiée en profondeur. Il est présomptueux et risqué d'affirmer que le retour de la France suffira à modifier le mécanisme de fonctionnement de l'OTAN : c'est méconnaître cette formidable machine normalisatrice, qui agit sur tous les plans – politique, diplomatique et industriel, sur le plan des concepts et des mentalités ou sur celui de la détermination des priorités et des menaces du moment. Aussi intéressant que soit l'échange que nous venons d'avoir, je ne suis pas convaincu par les arguments selon lesquels cette démarche nous permettrait d'exercer une plus grande influence. Selon moi, il se produira plutôt l'inverse.
La France aurait pu se dire prête à revenir au nom de la nécessité d'une nouvelle analyse du monde, mais en conditionnant ce retour à un débat sur la hiérarchie des menaces et des réponses à y apporter, et à la création d'une entité européenne au sein de l'Alliance afin de réaliser enfin cette alliance à deux piliers qui était peut-être impossible en 1948, à l'époque où les États-Unis protégeaient l'Europe dans l'intérêt des Européens.
Pourquoi, là où il aurait suffi d'exprimer une disponibilité, a-t-on fait cette démarche en abattant toutes les cartes à la fin d'une administration Bush discréditée ? Cela ne nous a valu aucun autre retour qu'une phrase aimable de M. Bush, ce qui ne vaut pas grand-chose. Mieux aurait valu attendre une nouvelle administration qui, bien qu'elle n'ait pas pour priorité de changer l'Alliance tant qu'il n'y a pas de problème ou de menace en Europe, est au moins disposée à un changement de ton avec ses alliés. Nous aurions pu alors nous donner un an pour réfléchir à ce que pourrait être une alliance différente. Cette démarche aurait eu un sens et aurait permis – en fonction, bien sûr, de sa conclusion – de préserver le consensus en France. Nous aurions vu alors quelle était la réponse des autorités politiques américaines, car il ne s'agit pas là des autorités militaires, évidemment soucieuses de conserver leur contrôle. Au lieu de cela, nous n'avons rien à nous mettre sous la dent : aucun engagement américain n'a été pris sur quoi que ce soit, le secrétaire général de l'OTAN n'évoque aucune vraie réforme de l'Alliance et M. Solana s'en tient à des propos sympathiques qui relèvent du wishful thinking des participants européens.
Il aurait fallu poser, au cours de cette année de réflexion et de disponibilité, toutes les questions dérangeantes. Dans quel but, contre qui, contre quelles menaces sommes-nous alliés ? L'élargissement va-t-il se poursuivre ou se stabiliser ? Acceptons-nous l'idée d'intervenir n'importe où, puisque la menace peut venir de n'importe où ? Dans ce cas, pourquoi recourir à l'OTAN, alors qu'il existe dans le monde d'autres alliances qui peuvent être concernées ? Dans le cas de l'Afghanistan, par exemple, la reconstitution d'un vrai danger terroriste dans les montagnes afghanes et pakistanaises ne concerne pas que les seuls Occidentaux et devrait donner lieu à l'action commune d'une coalition réunissant notamment les Occidentaux, les Russes, les Chinois, les Indiens et les Arabes. La question de savoir pourquoi, alors que le problème concerne le monde entier, les Occidentaux se sont engagés seuls dans une opération qui évoque une expédition néocoloniale occidentale n'a jamais été posée. De même, la politique d'élargissement de l'OTAN, que l'administration Clinton a poussée parce qu'elle était facile et tentante, n'a jamais été vraiment débattue.
Telle qu'elle existe depuis plusieurs dizaines d'années, l'OTAN ne me semble donc pas capable, à moins d'une vraie refondation politique, de se transformer en un système à deux piliers pour lequel elle n'a pas été conçue. Si l'on veut travailler autrement, il faut remettre en cause ces fondamentaux.
Pour conclure, je regrette que la France n'ait pas utilisée la position originale qu'elle avait héritée des décennies précédentes pour jouer autrement une carte qu'elle a abattue un peu gratuitement.
La séance est levée à dix-huit heures