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Intervention de Hubert Védrine

Réunion du 3 mars 2009 à 16h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Hubert Védrine :

Je ferai quelques réponses globales à ces interventions très intéressantes, qui sont souvent des réflexions autant que des questions.

Sur la question des coûts, les militaires sont très divisés et une partie d'entre eux ne sont pas convaincus. S'ils sont prêts à se résigner à la réintégration en tant qu'elle serait une manière d'assurer un effort militaire suffisant, ils prennent aussi conscience que cette opération aura un coût. Par ailleurs, rien n'assure qu'elle facilitera les débouchés de nos industries de pointe – peut-être même leur fera-t-elle subir le poids d'un système qui imposera les normes américaines. La question du coût se pose donc dans les deux sens et on ne peut pas affirmer que la réintégration soit une bonne opération.

Je ne crois pas que le Royaume-Uni ait conçu à Saint-Malo un calcul visant à prendre la tête de la défense européenne. Il pense plutôt que celle-ci ne fonctionnera jamais, sauf marginalement, et souhaite s'assurer, car deux précautions valent mieux qu'une, que ce sera bien le cas. Le calcul des Britanniques me semble donc plutôt consister à ce que les États-Unis restent afin qu'ils puissent eux-mêmes continuer à exercer une influence au titre de cette relation spéciale qu'ils pensent, de façon un peu chimérique, entretenir avec les Américains.

Quant à justifier la réintégration par le souci d'assurer un commandement français aux forces françaises, ce serait un détour bien compliqué. François Mitterrand avait lui-même accepté que des troupes françaises soient placées dans le cadre d'une chaîne de commandement lors de la guerre du Golfe, même s'il s'agissait alors d'une coalition ad hoc.

Quant à la mesure de l'échec, peut-être faudrait-il pour ce faire rentrer dans le commandement intégré avec un contrat à durée déterminée assorti d'un droit d'option que nous pourrions faire valoir au terme d'un certain délai !

Pour résumer mes réflexions, il me semble qu'un retour au sein du commandement intégré sous le prétexte du progrès aléatoire d'une défense européenne difficile à cerner est un pari excessif, tout comme une normalisation dont le prix est élevé dans toute une partie du monde, notamment dans les pays émergents, ou la réintégration dans un système qu'aucun participant ne contrôle vraiment et qui est sous la seule autorité des États-Unis – du président, du secrétaire à la défense, du commandant en chef des forces de l'OTAN et de la bureaucratie de l'OTAN.

Ce système est en pleine interrogation sur lui-même, alors que plus personne ne sait quelle est la fonction de l'Alliance atlantique, ce que confirment les déclarations du secrétaire général de l'OTAN. Les Alliés sont alliés contre qui ? L'Alliance n'a plus aucune définition géographique, sans quoi nous ne serions pas engagés en Afghanistan. Depuis que la menace soviétique caractérisée n'existe plus, l'ennemi non plus n'est pas défini. S'agit-il d'une alliance en formation sur le long terme, dirigée contre la Chine et dans laquelle on s'efforcera de faire entrer aussi la Russie, ou d'une sorte de super GIGN destiné à intervenir çà et là au gré des angoisses des opinions publiques ? Le concept même de l'Alliance est très incertain, tout comme son orientation et ses participants, j'en veux pour preuve les interrogations à propos de l'Ukraine et de la Géorgie. Tout cela n'est pas du tout maîtrisé. Pourquoi a-t-on a mis la charrue avant les boeufs en décidant de revenir dans ce système tel qu'il est, au lieu de nous contenter d'exprimer une disponibilité en ce sens ?

Même si j'ai défendu le compromis gaullo-mitterrandien – peut-être trop ambitieux, au demeurant, pour que la France puisse encore le porter –, j'aurais compris, je le répète, qu'un président se déclare prêt à changer fondamentalement la position française dans l'hypothèse où l'Alliance serait modifiée en profondeur. Il est présomptueux et risqué d'affirmer que le retour de la France suffira à modifier le mécanisme de fonctionnement de l'OTAN : c'est méconnaître cette formidable machine normalisatrice, qui agit sur tous les plans – politique, diplomatique et industriel, sur le plan des concepts et des mentalités ou sur celui de la détermination des priorités et des menaces du moment. Aussi intéressant que soit l'échange que nous venons d'avoir, je ne suis pas convaincu par les arguments selon lesquels cette démarche nous permettrait d'exercer une plus grande influence. Selon moi, il se produira plutôt l'inverse.

La France aurait pu se dire prête à revenir au nom de la nécessité d'une nouvelle analyse du monde, mais en conditionnant ce retour à un débat sur la hiérarchie des menaces et des réponses à y apporter, et à la création d'une entité européenne au sein de l'Alliance afin de réaliser enfin cette alliance à deux piliers qui était peut-être impossible en 1948, à l'époque où les États-Unis protégeaient l'Europe dans l'intérêt des Européens.

Pourquoi, là où il aurait suffi d'exprimer une disponibilité, a-t-on fait cette démarche en abattant toutes les cartes à la fin d'une administration Bush discréditée ? Cela ne nous a valu aucun autre retour qu'une phrase aimable de M. Bush, ce qui ne vaut pas grand-chose. Mieux aurait valu attendre une nouvelle administration qui, bien qu'elle n'ait pas pour priorité de changer l'Alliance tant qu'il n'y a pas de problème ou de menace en Europe, est au moins disposée à un changement de ton avec ses alliés. Nous aurions pu alors nous donner un an pour réfléchir à ce que pourrait être une alliance différente. Cette démarche aurait eu un sens et aurait permis – en fonction, bien sûr, de sa conclusion – de préserver le consensus en France. Nous aurions vu alors quelle était la réponse des autorités politiques américaines, car il ne s'agit pas là des autorités militaires, évidemment soucieuses de conserver leur contrôle. Au lieu de cela, nous n'avons rien à nous mettre sous la dent : aucun engagement américain n'a été pris sur quoi que ce soit, le secrétaire général de l'OTAN n'évoque aucune vraie réforme de l'Alliance et M. Solana s'en tient à des propos sympathiques qui relèvent du wishful thinking des participants européens.

Il aurait fallu poser, au cours de cette année de réflexion et de disponibilité, toutes les questions dérangeantes. Dans quel but, contre qui, contre quelles menaces sommes-nous alliés ? L'élargissement va-t-il se poursuivre ou se stabiliser ? Acceptons-nous l'idée d'intervenir n'importe où, puisque la menace peut venir de n'importe où ? Dans ce cas, pourquoi recourir à l'OTAN, alors qu'il existe dans le monde d'autres alliances qui peuvent être concernées ? Dans le cas de l'Afghanistan, par exemple, la reconstitution d'un vrai danger terroriste dans les montagnes afghanes et pakistanaises ne concerne pas que les seuls Occidentaux et devrait donner lieu à l'action commune d'une coalition réunissant notamment les Occidentaux, les Russes, les Chinois, les Indiens et les Arabes. La question de savoir pourquoi, alors que le problème concerne le monde entier, les Occidentaux se sont engagés seuls dans une opération qui évoque une expédition néocoloniale occidentale n'a jamais été posée. De même, la politique d'élargissement de l'OTAN, que l'administration Clinton a poussée parce qu'elle était facile et tentante, n'a jamais été vraiment débattue.

Telle qu'elle existe depuis plusieurs dizaines d'années, l'OTAN ne me semble donc pas capable, à moins d'une vraie refondation politique, de se transformer en un système à deux piliers pour lequel elle n'a pas été conçue. Si l'on veut travailler autrement, il faut remettre en cause ces fondamentaux.

Pour conclure, je regrette que la France n'ait pas utilisée la position originale qu'elle avait héritée des décennies précédentes pour jouer autrement une carte qu'elle a abattue un peu gratuitement.

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