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Intervention de Hubert Védrine

Réunion du 3 mars 2009 à 16h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Hubert Védrine :

Le rapport que j'ai rédigé à la demande du Président de la République – après que celui-ci m'eut garanti que ce document serait rendu public – visait à répondre à la question de savoir si la France devait apporter des changements fondamentaux à ses positions internationales. Il était divisé en deux parties : la première, sur laquelle je ne reviendrai pas ici, portait sur la mondialisation et la deuxième sur la politique étrangère et de défense. Ma conclusion était alors déjà, comme aujourd'hui, que la position occupée par la France vis-à-vis de l'OTAN était commode de tous points de vue et ne présentait pas d'inconvénients, de telle sorte qu'il n'y avait guère d'intérêt à en changer. Je le dis sans esprit de polémique : je n'ai pas changé d'avis.

J'observe tout d'abord que s'était construit au fil du temps, dans notre pays, un consensus assez large entre la droite et la gauche sur les positions que le général de Gaulle avait été dans la nécessité de prendre. De fait, bien que certains soulignent le caractère brutal de sa décision, c'est après avoir essayé sans aucun succès, durant huit ans, de 1958 à 1966, d'obtenir une modification du fonctionnement de l'Alliance atlantique et de l'OTAN dans le sens d'une meilleure écoute des alliés, et, en particulier en France, qu'il s'était finalement résigné à en sortir. Une grande interrogation demeurait : la gauche française, si elle exerçait un jour les responsabilités, respecterait-elle cette position, alors qu'elle l'avait contestée, à tort selon moi ?

Les positions prises par François Mitterrand dès avant son élection et plus clairement encore après celle-ci, ont tranché la question : à partir de 1981, la position de la France n'a pas été remise en cause et, sur la politique étrangère, une certaine synthèse – pour ne pas dire un certain syncrétisme, ou une sorte de « gaullo-mitterrandisme » – a prévalu. Ce consensus était soutenu par une grande partie de la droite et la gauche, malgré quelques contestations de part et d'autre, car il a toujours existé un courant atlantiste lié à une certaine droite française classique d'avant le gaullisme et son équivalent à gauche.

Le consensus s'est révélé le plus fort et a été respecté dans ses grandes lignes par tous les successeurs du général de Gaulle. De nombreux aménagements et accords techniques sont intervenus au fil du temps et ont permis à la France de conserver cette position particulière, tout en décidant au cas par cas par des coopérations et des missions auxquelles elle souhaitait participer au sein de l'OTAN, ce qui ne posait aucun problème.

La France se trouvait donc dans une assez bonne position, qui avait l'avantage de ne plus faire débat en politique intérieure et était tout à fait admise par les Américains. Durant les cinq années où j'ai été chef de la diplomatie française, jamais un responsable américain ne m'a demandé si cette position changerait et, s'il arrivait qu'un journaliste le fasse de temps à autre, au titre des griefs que la diplomatie américaine formulent périodiquement envers notre pays, ce n'était pas là un sujet de fond. Cette situation était, je le répète, commode et je m'interroge donc sur les raisons fondamentales du changement qui a été décidé aujourd'hui.

Les divers arguments avancés en faveur de la réintégration dans le commandement intégré de l'OTAN ne me convainquent guère. Ces arguments ont, en réalité, été développés après la décision.

Une première série d'arguments, mis en avant après que le candidat, puis le président Sarkozy eut annoncé sa volonté de réintégrer le commandement intégré lors de la conférence des ambassadeurs de l'été 2007, affirme que cette réintégration favoriserait la défense européenne. Mon expérience des discussions sur la défense européenne avec nos partenaires européens m'a conduit à la conclusion qu'il s'agit dans une grande mesure d'un leurre. Je le dis à regret car j'aurais beaucoup aimé y croire, ayant été l'un des artisans du sommet de Saint-Malo qui a levé les obstacles conceptuels qui rendaient incompatibles les positions françaises et britanniques, ouvrant ainsi la possibilité de progrès en la matière.

En réalité, nos partenaires européens ne sont pas vraiment demandeurs d'une défense européenne. La plupart d'entre eux la jugent redondante par rapport à l'OTAN, qui existe déjà et assure depuis l'après guerre la défense de l'Europe. Bien que la défense européenne ne consiste pas à proprement parler à défendre l'Europe, mais recouvre d'autres types de missions, les autres pays européens n'ont nullement l'intention de dépenser davantage pour leur défense et moins que jamais au vu des conséquences économiques et sociales de la crise, qui vont encore s'amplifier. Nos partenaires voient dans ce projet une source de complications et certains d'entre eux craignent d'irriter le Pentagone.

Ce n'est donc pas la position de la France face au commandement intégré de l'OTAN qui a bloqué la défense européenne, et l'on serait d'ailleurs bien en peine de citer un cas de projet de défense européenne bénéficiant du soutien des Européens qui aurait capoté à cause de la singularité de la position française. L'argument ne me semble donc pas justifier cette réintégration quasi-complète, étant entendu que la France ne participera pas au comité des plans nucléaires.

Peut-être les pays européens qui participent pleinement au commandement intégré sont-ils quelque peu agacés par la position française, voire un peu jaloux de n'être pas capables d'adopter la même. Du reste, ils ont eu plus de 40 ans pour suivre l'exemple du général de Gaulle et, s'ils l'avaient fait, l'Alliance aurait aujourd'hui une tout autre physionomie. Une certaine animosité s'exprime donc en effet, non pas tant de la part des Américains que de certains de leurs relais européens, Britanniques, Néerlandais, Belges, ou nouveaux membres par exemple. On ne saurait cependant justifier une modification stratégique et politique de cette ampleur par le simple désir de créer un bon climat. La question ne relève pas de la psychologie. Je ne conteste pas que certains autres pays européens puissent se sentir soulagés de voir la France rentrer dans le rang, mais je ne vais pas jusqu'à croire que cela suscitera des attitudes qui feront tomber les obstacles auxquels s'est heurté à de multiples reprises le projet de défense européenne.

Quand je parle de la « défense européenne », je pense à quelque chose de sérieux, qui ne se réduit pas à la prise en charge par les Européens à d'activités périphériques ou marginales à la demande des États-Unis, heureux de s'en délester. Ce ne sont là que des activités de sous-traitance ou de supplétif. Je ne vois donc pas ce que cette décision pourra débloquer en matière de défense européenne au sens propre. D'ailleurs, les progrès possibles annoncés au début de la présidence française de l'Union européenne ont disparu en cours de route et le bilan de cette présidence, qui n'est certes pas négligeable sur certains autres plans, ne comporte rien de particulier en matière de défense européenne.

Un autre argument consiste à affirmer que la France ne dispose pas aujourd'hui d'une influence suffisante dans l'Alliance, alors qu'elle contribue à un haut niveau, compte tenu de la capacité reconnue des armées françaises, notamment dans le domaine des opérations extérieures. Revenir dans le commandement intégré permettrait donc d'avoir une influence plus importante. Cet argument me laisse tout aussi sceptique que le précédent. Quelle influence ont pu exercer, depuis l'origine, les pays pleinement intégrés dans la conduite de l'Alliance sur les grandes décisions de stratégie générale prises au sein de l'Alliance, par exemple dans le grand débat qui a eu lieu dans les années 1960 sur la riposte graduée – qui a donné à de Gaulle une raison de plus de quitter le commandement intégré –, lors de tous les grands changements stratégiques, durant les grandes négociations américano-soviétiques ou encore dans le débat sur l'élargissement qui a suivi la fin de l'URSS ? Il n'en existe aucun exemple et je doute que, quelle que soit la volonté politique de la France, son retour crée un tel choc que nous disposions désormais dans l'Alliance de l'influence que nous n'y avions pas. C'est du moins ce que me laissent penser l'expérience que j'ai acquise en travaillant avec quatre administrations américaines et les contacts étroits que j'ai eus avec plusieurs responsables de l'administration actuelle.

Un autre argument consiste à dire, pour minimiser l'opération, que ce retour est purement symbolique. De fait, la France n'est pas entièrement sortie de l'Alliance, n'a pas quitté tous ses organes militaires et ne réintégrera qu'une partie d'entre eux puisqu'elle ne siégera pas au comité des plans nucléaires. Cette vision entre cependant en contradiction avec une autre partie du discours officiel, tenu notamment par le Président de la République, selon lequel il s'agirait précisément d'un changement radical, d'une rupture. C'est nécessairement l'un ou l'autre. En outre, même si ce retour n'était réellement que symbolique, ce caractère même poserait problème car la situation qui prévalait jusqu'à présent était conforme à nos intérêts et ne gênait en rien l'Alliance. De fait, le retour de la France symbolise le désir de celle-ci de se retrouver dans une situation normale au sein la famille atlantique ou « occidentale », et je ne suis pas certain que ce symbole soit très heureux.

J'écrivais déjà l'an dernier, sachant que Président de la République s'acheminait dans cette direction, qu'il y aurait un prix à payer, et de fait la décision française annoncée de réintégrer le commandement intégré symbolise, déjà aux yeux du monde entier, un désir de normalisation. Peut-être une intense activité diplomatique pourra-t-elle corriger ce qui est ainsi perçu des intentions de la France mais le prix n'en est pas moins déjà en partie payé, car un grand nombre de pays du monde ont considéré que, par cette décision, la France renonçait à une originalité qui, même si elle n'en faisait pas quotidiennement usage, représentait un recours potentiel et incitait à attendre d'elle davantage que d'autres pays occidentaux. Ce changement d'image est donc perçu comme traduisant un renoncement.

Enfin, je ne connais pas d'industriel spécialisé dans les technologies avancées de l'armement ou de l'aéronautique pour qui une plus grande intégration de la France dans l'OTAN se traduirait à coup sûr par de plus grandes chances. Certes, tous les industriels ne sont pas inquiets et certains sont convaincus de posséder des capacités originales, mais ils n'en sont pas moins conscients des effets de la machine intégratrice, notamment en termes de normes et standards. Si on peut donc défendre le retour au sein du commandement intégré par réalisme, il est risqué d'affirmer qu'il donnera des chances accrues à notre industrie ou à l'industrie européenne.

Je suis donc moins enclin que la plupart de ceux qui critiquent le retour de la France, et même de mes amis politiques, à accepter le prétexte de la défense européenne. Si tous considèrent que la décision prise n'apporte pas d'avancées réelles en la matière, j'ajoute pour ma part, avec regret, je le répète, qu'il ne me semble pas qu'il y ait chez les autres Européens une démarche sincère en faveur d'une véritable défense européenne.

Rien, donc, ne justifie la réintégration de la France. Cependant, dès lors qu'elle a été décidée et annoncée par le Président de la République et que, du point de vue des Américains, déjà sous Bush, c'était chose faite, que pouvons-nous en tirer ? J'ai dit que je ne croyais guère à un gain d'influence. Les éventuels postes obtenus en particulier ne sont pas un argument convaincant. Je me souviens à cet égard de conversations que j'ai eues en 1997 avec le président Chirac qui constatait, à l'arrivée du gouvernement Jospin, l'échec de sa tentative de réintégration. Cet échec était alors imputé à la demande française, jugée excessive, d'obtenir le commandement Sud, basé à Naples – de fait, ce commandement contrôle la sécurité en Méditerranée, donc celle d'Israël, de telle sorte qu'il était impensable pour les Américains de le confier à quelque autre pays que ce fût. Cependant, même si la France avait obtenu ce poste, quelle différence aurait faite la nationalité de ce général ou amiral puisqu'il aurait reçu ses instructions du Pentagone et du général en chef américain commandant les forces de l'OTAN ? Les postes confiés à la France donneront certes aux quelques officiers concernés l'occasion de faire des choses intéressantes, mais le rapport de forces ne changera pas.

À ce point de ma réflexion, il me semble donc que nous aurions pu nous passer de cette réintégration, qui ne s'explique que par des raisons politiques liées à une volonté de « normalisation occidentale ». Il s'agit cependant d'une décision à double tranchant compte tenu des tensions énormes qui vont se développer dans un monde multipolaire.

La question est désormais de savoir ce que fera la France après avoir réintégré le commandement intégré de l'OTAN. En effet, le signal lancé ne métamorphosera pas la politique américaine, même sous la présidence de M. Obama – et cela d'autant moins que l'opération a été décidée sous la mandature du président Bush, alors qu'on ignorait même qui lui succéderait. Les responsables français devront donc préciser la position de la France quant au rôle de l'OTAN, à son éventuel élargissement, à ses zones d'intervention et à sa stratégie. Quelle est la position de la France sur la Géorgie, sur l'Ukraine, sur la Russie ou sur le bouclier antimissile ? Est-il logique que la France soit présente en Afghanistan au nom de l'OTAN, indépendamment même de la confusion qui entoure l'opération afghane ?

Les responsables actuels de notre pays font un énorme pari, dont on leur demandera tôt ou tard des comptes, et pas seulement dans l'opposition, car une grande partie de la majorité leur objectera que le retour dans le commandement intégré de l'OTAN risque de faire de la France, comme c'est le cas pour les autres pays, une courroie de transmission.

Cette attente déçue ou frustrée amènera peut être la France à reposer de l'intérieur la question du pilier européen de l'Alliance. Cette notion ne recouvre pas, comme certains l'avaient rêvé voici quelques années, des activités de défense que les Européens auraient menés en dehors de l'Alliance. Il s'agirait plus audacieusement pour ces États, de se donner la capacité de réfléchir et de s'organiser entre eux au sein d'un « caucus » européen, mais le Pentagone a toujours été précisément très hostile à une telle novation. De fait, le Pentagone a toujours voulu que l'OTAN ne soit qu'une courroie de transmission et s'est opposé à tout début de concertation entre Européens. Michel Barnier m'a raconté à ce propos que Mme Condoleezza Rice lui a un jour expliqué crûment que l'OTAN était l'instrument de l'influence des États-Unis en Europe et il n'était pas question de changer cet état de choses.

Les responsables français devront donc affronter cette question et tenter d'organiser, dans des conditions difficiles, une expression européenne dans l'Alliance, ce fameux « pilier » européen qui n'a jamais existé malgré le discours de Kennedy. Je ne vois pas l'amorce de cette attitude dans la présentation qui a été faite jusqu'à présent du retour de la France dans l'OTAN. Cette réintégration n'a pas été décidée pour cette raison ni préparée – ou même négociée – dans cet esprit. L'obtention de deux ou trois postes pour des Français ne suffit pas à le justifier.

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