– Réunion, ouverte à la presse, sur les mathématiques en France et dans les sciences d'aujourd'hui, avec la participation de MM. Cédric Villani et Ngo Bao Chau, médaillés Fields, et Yves Meyer, prix Gauss, lauréats de l'édition 2010 du Congrès international des mathématiciens
La séance est ouverte à seize heures trente-cinq.
L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a l'honneur de recevoir aujourd'hui les lauréats français de la médaille Fields, M. Cédric Villani et M. Ngo Bao Chau, ainsi que le lauréat du prix Gauss, M. Yves Meyer.
Symboles de l'excellence de l'école française de mathématiques, dont la réputation et le rayonnement international font la fierté de tous les citoyens de notre pays, vous avez tout à l'heure été reçus, messieurs, par le président de l'Assemblée nationale puis salués en séance publique, hommage réservé d'ordinaire aux délégations étrangères. Quant aux distinctions que vous avez reçues, elles marquent la reconnaissance de la communauté internationale des mathématiciens pour des travaux d'une qualité exceptionnelle.
Le niveau et la qualité de l'enseignement des mathématiques en France viennent sans nul doute de son héritage scientifique, légué notamment par un groupe d'anciens élèves de l'École normale supérieure (ENS), dont la volonté de rédiger un traité a abouti à l'oeuvre géniale et toujours inachevée du mathématicien imaginaire Nicolas Bourbaki, caractérisée par une exigence de rigueur, dans la droite lignée cartésienne.
Mais le système éducatif français se singularise aussi par l'existence d'un concours général dès le lycée, par la distinction qu'il opère entre grandes écoles et formations universitaires, et par les ENS, qui sélectionnent les meilleurs élèves de chaque discipline puis leur offrent des conditions d'études stimulantes et un encadrement exceptionnel pour les orienter vers le monde de l'enseignement et de la recherche.
La communauté scientifique, particulièrement celle des mathématiques, ne connaissant pas de frontières, il est primordial d'ouvrir au plus tôt les étudiants aux expériences internationales afin qu'ils deviennent des chercheurs pouvant interagir facilement avec leurs homologues étrangers. Cette ouverture permet aussi de comparer les différents systèmes de recherche.
Le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), institution sans équivalent à l'étranger, nous est envié par nombre de pays. Néanmoins, tous les laboratoires ne sont pas directement rattachés aux universités, ce qui réduit d'autant le prestige de celles-ci et les désavantage dans les classements internationaux, dont les critères sont peu adaptés au système universitaire français. J'ajoute que la taille d'un établissement n'est pas toujours gage de qualité : le Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui accueille 6 000 étudiants, figure parmi les cinq premières places dans toutes les disciplines, tandis que l'université de Genève, avec ses 14 000 étudiants, occupe la trente et unième place.
Le financement de la recherche fondamentale est principalement public en France alors qu'il est souvent mixte aux États-Unis. Est-ce aussi le cas en mathématiques fondamentales ? Il est dommage que peu d'entreprises, faute d'applications immédiates à la clé, valorisent la connaissance scientifique, la beauté de la découverte ou l'esthétique d'une démonstration.
Selon vous, quelles sont les raisons du succès de la France dans les mathématiques ? Que pensez-vous du système éducatif français ? D'où vient la réussite française dans ce domaine ? Au cours de vos études, avez-vous pu bénéficier facilement d'expériences internationales ? À l'étranger, quel avis est porté sur la qualité des laboratoires et des universités français, et, en France, quel avis est porté sur la qualité des laboratoires et des universités étrangers ? Comment la distinction entre grandes écoles et universités est-elle comprise ? Vous arrive-t-il d'interagir avec des entreprises privées ?
Je travaille dans un laboratoire de mathématiques appliquées de l'ENS de Cachan, ancienne École normale supérieure de l'enseignement technique (ENSET), qui a conservé une tradition de recherche appliquée. La moitié de notre financement vient d'un contrat avec le Centre national d'études spatiales (CNES), contrat que Jean-Michel Morel et moi avons amorcés et qui est en vigueur depuis plus de dix ans. Nous intervenons dans la fabrication du programme d'imagerie spatiale SPOT (satellite pour l'observation de la Terre). Dans ce cadre, nous avons notamment élaboré une partie des logiciels embarqués dans SPOT-5. Cet exemple montre à quel point l'idée que le grand public se fait des mathématiques, issue de Bourbaki, est devenue fausse. La première image de SPOT-5, à deux mètres de résolution et d'excellente qualité, parue dans Le Monde, représentait la rue de Rivoli. Nous sommes, en quelque sorte, responsables de ce résultat.
Bourbaki, en établissant un certain niveau d'excellence, a joué un rôle considérable, mais il a eu le défaut immense de définir les mathématiques comme des mathématiques pures. La confusion se prolonge d'ailleurs aujourd'hui : le Congrès international des mathématiciens (International Congress of Mathematicians, ou ICM), qui nous a remis nos distinctions à Hyderâbâd, en Inde – médailles Fields et prix Gauss –, porte une dénomination équivoque ; c'est en réalité un congrès international de mathématiques pures, sachant qu'il existe un organisme spécialisé dans les mathématiques appliquées, le Conseil international de mathématiques industrielles et appliquées (International Council for Industrial and Applied Mathematics, ou ICIAM).
La confusion entre mathématiques et mathématiques pures, qui procède d'une certaine tradition, n'est donc pas propre à la France. Cependant, à mon sens, l'avenir des mathématiques réside dans une sorte de respiration avec toutes les sciences et toutes les technologies. Ainsi, en neurosciences, la compréhension du cerveau progresse et progressera grâce à la modélisation mathématique, seule à même d'envisager et de structurer des mécanismes dont la description détaillée est strictement impossible. Tel est l'objet des mathématiques appliquées.
Cessons donc de réduire les mathématiques à Bourbaki, ce n'est plus pertinent aujourd'hui !
Il n'en demeure pas mois que Bourbaki a joué un rôle extrêmement important. Si beaucoup se définissent en réaction à son égard, il fait partie du patrimoine français. Il a eu le mérite d'installer un haut niveau de rigueur et d'introduire la notion d'unité au sein d'une partie des mathématiques, les mathématiques pures, essentielles à l'époque et qui n'empêchaient pas les passerelles. L'on peut dès lors parler de « la mathématique », singulier que certains jugent pédant mais qui permet d'insister sur l'unité, alors que le pluriel met l'accent sur la diversité.
Bourbaki participe également d'un esprit français. Les goûts varient d'un pays à l'autre et les Français sont réputés extrêmement abstraits – à mon avis, ils sont les plus abstraits du monde, à l'exception des Japonais –, ce qui n'empêche pas un rapport très fort à l'application. Le goût français conduit peut-être à la bonne combinaison entre abstraction et applications, ce qui s'avère particulièrement efficace, Yves Meyer en est un exemple extraordinaire.
Les liens entre mathématiques et industrie sont très variables. M. Birraux a souligné que l'utilité, en mathématiques, n'est pas évidente immédiatement. Cependant, au-delà de la forme, du goût, de l'esthétique, la formation de l'esprit est utile dans toutes les branches. Beaucoup d'entreprises gagneraient à embaucher des mathématiciens, quitte à les employer sur des sujets très étrangers à leurs spécialités. Je me souviens avoir rencontré, à l'occasion d'un colloque, en Islande, une équipe de jeunes gens aux dents longues, qui travaillaient dans une banque à la croissance extraordinairement rapide, et une bonne partie d'entre eux étaient des docteurs en physique théorique. S'ils étaient employés à des tâches très éloignées de leur formation, leur cerveau avait été modelé par des années de thèse, de travail et d'inventivité. Vous m'objecterez peut-être que leur activité n'a pas tellement profité à l'Islande et que cet exemple est déplacé par les temps qui courent, mais c'est un autre problème…
En quoi les étrangers nous envient-ils nos mathématiques ? C'est très simple, tous font la même réponse : ils jalousent l'ENS, vivier d'excellents élèves, et le CNRS, qui ouvre des dizaines de postes permanents permettant de recruter des chercheurs à l'issue de leur thèse, ce qui leur laisse une très grande liberté pour mener leur projet scientifique. En outre, dans le domaine des mathématiques pures, Paris réunit une grande concentration de chercheurs en interaction permanente, sans équivalent dans le monde, sinon peut-être à Harvard et au MIT. Tels sont les trois points forts à préserver pour perpétuer l'excellence française. Chaque année, l'ENS produit des éléments extraordinaires, le niveau des tout meilleurs reste constant ; toutefois, le nombre des très bons élèves me semble avoir tendance à diminuer, ce qui constitue un sujet d'inquiétude, mais Yves Meyer et Cédric Villani me contrediront peut-être.
Cataclysme inédit, je crois me souvenir que l'ENS de Paris, l'an dernier, n'a pas pourvu tous les postes ouverts. Je distinguerai cependant, en tant que provincial, les ENS de Paris, de Lyon et de Cachan. Toutes trois sont extrêmement importantes, notamment pour le recrutement des chargés de recherche, mais elles se partagent des terrains un peu différents, en fonction des disciplines. Dans celle de Ngo Bao Chau, le niveau de l'ENS de Paris est incontestablement un cran au-dessus.
Je suis d'accord, l'étranger nous envie les ENS et le CNRS, en particulier les postes de jeunes chargés de recherche. Le statut de directeur de recherche est discutable. Personnellement, je ne serais pas choqué qu'il disparaisse ou qu'il devienne exceptionnel et qu'on lui associe une dose d'enseignement obligatoire ; le cas échéant, je ne monterai pas au créneau pour le défendre. Les postes de chargé de recherche, au contraire, jouent un rôle essentiel car ils permettent d'accueillir les jeunes, juste après leur thèse, au moment où ils ont besoin de temps pour se concentrer et travailler sans pression. Quant à la taille considérable du CNRS et à son implantation sur tout le territoire, ce sont des facteurs d'efficacité essentiels. Enfin, pendant la jeunesse, les classes préparatoires jouent elles aussi un rôle considérable.
Les spécificités françaises présentent donc des défauts mais également des avantages notables.
Des voix s'élèvent toutefois pour critiquer l'omniprésence des mathématiques dans l'enseignement secondaire et leur fonction de filtre, voire de guillotine dans un certain nombre de concours : il est demandé aux candidats d'avoir un niveau suffisant dans cette matière, même s'ils ne seront plus amenés à la pratiquer par la suite. Comment voyez-vous l'avenir, alors qu'il est question de réforme du secondaire et des mathématiques ?
Je n'ai pas étudié de près cette question délicate mais les images de la guillotine ou au moins du couperet, souvent employées, à tort ou à raison, ne rendent pas service à la discipline. Ce n'est d'ailleurs pas le seul grief à son encontre. L'un de ceux que nous entendons le plus est de nature pédagogique : beaucoup de gens nous racontent qu'ils étaient nuls en mathématiques et se plaignent d'avoir été traumatisés par un professeur trop dur à leur égard. La sévérité de la notation et des relations contribue à donner à la discipline l'image négative dont elle pâtit.
Pour rendre la discipline moins sévère et moins désagréable à la base, nous devons beaucoup progresser. Des méthodes, que je juge mauvaises, ont consisté à réduire le volume d'exercices ou à fournir aux élèves des recettes, à leur livrer les exercices clés en main. Je considère qu'il faut faire précisément le contraire : d'une part, donner beaucoup d'exercices pour familiariser les élèves et, d'autre part, éviter de leur livrer le savoir clé en main car l'on comprend en découvrant soi-même, pas en se faisant servir des choses toutes faites. En revanche, il convient d'encourager et de prendre son temps, de s'appliquer à rendre les mathématiques familières, voire ludiques, sans négliger pour autant le travail, pourvu qu'il se fasse dans la bonne humeur.
Yves Meyer a évoqué la nécessité d'éveiller l'intérêt non seulement pour les mathématiques mais plus largement pour les sciences.
Absolument. L'apprentissage des mathématiques ne doit pas être distingué de celui des sciences. Je participe indirectement au mouvement « La main à la pâte », sous l'égide de l'Académie des sciences. Permettez-moi de vous rappeler l'origine de ce mouvement, dont l'initiateur fut Georges Charpak, envers lequel j'avais une grande admiration. Un de ses amis, le professeur Leon Lederman, jugeant absurde que les résultats d'un lycée de l'affreux ghetto noir qui entoure l'université de Chicago soient catastrophiques, a décidé de relever le défi et de consacrer un an à organiser un enseignement pilote, basé sur des expérimentations originales susceptibles d'être réalisées par les enfants eux-mêmes. Ayant obtenu des résultats remarquables, il convainquit Georges Charpak d'introduire cette démarche en France, afin que les sciences soient enseignées dès l'école primaire.
« La main à la pâte » constitue une sorte de révolution, de nature à inverser une tendance lourde : le désintérêt vis-à-vis des sciences, voire vis-à-vis du progrès. Un pays qui ne croit plus en son avenir ni en son progrès court à la catastrophe. L'enjeu est majeur pour la France : il faut inoculer la passion des sciences et de la connaissance autrefois éprouvée par Arago, Condorcet, Diderot – ses écrits en témoignent – et les grands hommes de la Révolution. Les mathématiques traduisent certes, pour caricaturer, l'amour du beau langage et de la forme, mais la connaissance scientifique, la curiosité, est un autre aspect majeur. Apprendre aux enfants à démêler le vrai du faux et à penser par eux-mêmes me semble un enjeu primordial, y compris pour former les citoyens. Je vous engage à rechercher « La main à la pâte » sur Google et à lire ce que font Yves Quéré et Pierre Léna, personnes absolument sublimes.
Monsieur Ngo Bao Chau, vous qui avez deux cultures, considérez-vous les mathématiques comme un langage universel ?
Il me semble effectivement que les mathématiques sont partagées de manière uniforme et universelle. Vietnamiens, Français et Américains pratiquent tous les mêmes mathématiques.
Pour revenir sur l'image parfois déplorable des mathématiques en France, la référence à la guillotine ne correspond pas au rôle qu'elles jouent réellement dans la société moderne. J'ai été frappé par des statistiques américaines relatives aux débouchés offertes par notre discipline. Non seulement les étudiants en mathématiques ne sont pratiquement pas touchés par le chômage, mais 25 % d'entre eux seulement poursuivent une carrière de mathématicien professionnel, quand 30 à 40 % s'orientent vers les banques ou les assurances et le reste vers tout autre chose. Par exemple, 500 à 700 d'entre eux sont recrutés chaque année par l'Agence nationale de sécurité (National Security Agency, ou NSA), afin de résoudre des problèmes de défense. Dans le monde moderne, un nombre phénoménal d'informations est collecté ; il faut des mathématiciens pour les traiter.
Il y a quelques années, le Wall Street Journal avait eu l'idée saugrenue d'établir un classement des métiers, à l'instar de ceux concernant les universités. Le métier de mathématicien arriva en premier. Je n'aime pas beaucoup les classements mais celui-ci allait dans le bon sens ! Je précise que, dans l'esprit du quotidien, il s'agissait du métier de mathématicien appliqué, la définition retenue était claire.
Je rejoins Yves Meyer, les mathématiques et les sciences en général sont fondamentales à l'école primaire. L'essentiel n'est pas la matière étudiée car tout évolue : du fait de nouvelles découvertes, sinon en mathématiques, du moins dans les autres disciplines, les sujets chauds changent et l'on n'apprend pas les mêmes choses à vingt ans d'écart. Mais il faut faire passer deux messages aux jeunes. Premièrement, les sciences sont partout, même quand cela ne se voit pas, et il est jouissif de pouvoir démonter la mécanique, comprendre ce qui est derrière, exactement comme en démontant un jeu. Deuxièmement, la démarche scientifique, fondée sur des expériences, propre à la physique, et la démarche de raisonnement logique consistant à mettre des problèmes en abstraction, propre aux mathématiques, recèlent toutes deux une grande utilité et servent toujours, même à ceux qui ne deviennent pas scientifiques par la suite. La transmission de ces deux messages à travers l'enseignement est bien plus importante que le contenu du cours lui-même.
Dans une interview, vous avez comparé, je crois, les mathématiques et certains aspects de l'art. Pourriez-vous développer cette analyse ?
C'est une question que l'on me pose souvent. Cela semble si naturel aux mathématiciens, tant l'aspect artistique de notre discipline, plus encore que des autres sciences, est évident, que nous ne voyons pas où est le problème.
D'abord, ce qui fait généralement avancer un mathématicien, c'est le désir de produire quelque chose de beau. Tant pis si je caricature – je ne pense d'ailleurs pas que mes collègues me contrediront –, mais, quand nous prenons connaissance d'un résultat ou d'un théorème, notre premier souci est de juger de sa beauté. Que signifie ce terme pour un résultat mathématique ? Deux notions esthétiques reviennent, communes aux autres arts : l'harmonie entre les composantes – il est apprécié, par exemple, qu'un résultat fasse intervenir des domaines différents et les relie harmonieusement – et la surprise, car ce qui est trop attendu ne présente pas d'intérêt, ne frappe pas.
Par ailleurs, sur le plan sociologique, la façon de travailler du mathématicien ne diffère guère de celle de l'artiste. En corollaire, dans les mathématiques, il existe des tendances et des goûts. Nous préférons parfois l'abstrait et d'autres fois le concret. Actuellement, par exemple, les approches bottom-up, consistant à partir du concret pour construire, sont considérées comme élégantes, alors que, il y a trente ans, l'esthétique de transcendance prédominait, les arguments devaient tomber d'en haut, sans que l'on voie d'où ils venaient. De même, dans l'axiomatique, certains postulats de base, autrefois impopulaires, ne le sont plus ; c'est le cas du fameux axiome du choix, mal vu aujourd'hui alors qu'il était naguère considéré comme très élégant. Le monde des mathématiques, comme celui de l'art, est donc parcouru par des modes et des groupes.
À vous entendre, les mathématiques pures seraient aussi utiles pour l'industrie et l'entreprise que les mathématiques appliquées. Existe-t-il des exemples de découvertes mathématiques pures intéressant l'industrie ? Les relations entre les mathématiciens et l'industrie s'arrangent-elles, après une longue période durant laquelle rejoindre l'industrie revenait, pour un mathématicien, à frayer avec le diable ?
Lorsque vous utilisez votre carte de crédit pour retirer de l'argent, vous vous servez d'une application très subtile et très inattendue de la théorie des nombres, qui relève des mathématiques pures. Par ailleurs, toutes les mathématiques financières reposent sur les travaux du mathématicien japonais Kiyoshi Ito, premier récipiendaire du prix Gauss, au congrès de Madrid, en 2006, et aujourd'hui décédé. L'intégrale d'Ito, utilisant la théorie des martingales, était à l'origine un concept de mathématiques pures, mais le calcul stochastique qui en découle a trouvé une application prodigieuse en matière financière. Il est indispensable pour comprendre la crise financière et, ces quinze dernières années, les banques ont recruté massivement des mathématiciens : quand Nicole El Karoui y enseignait, 70 % des promotions de l'École polytechnique rejoignaient les banques.
Ce qui relève un jour des mathématiques pures appartient le lendemain aux mathématiques appliquées.
Absolument. Pour nous, la distinction a cessé d'exister il y a environ quinze ans. Les travaux de Cédric Villani contiennent une découverte relative au confinement de plasma qui a été ensuite vérifiée expérimentalement.
Une anecdote très amusante montre admirablement le lien entre mathématiques pures, mathématiques appliquées et beauté : hésitant entre deux équations pour modéliser la relativité généralisée, qui a trait à l'extension de l'univers, Einstein opta pour celle qui lui paraissait la plus belle ; cette équation, choisie en fonction de critères purement esthétiques, fut confirmée par l'expérience.
Au terme de cette expérience, Einstein, qui devait maîtriser les mécanismes de la géométrie riemannienne, considérée alors comme une partie extrêmement pure des mathématiques, change radicalement ses vues sur les mathématiques. Ce qui lui était apparu jusqu'alors comme des raffinements esthétiques dénués d'intérêt devient alors fondamental à ses yeux, il le raconte dans des écrits.
Einstein déclara aussi que la légitimité des mathématiques excédait peut-être celle des autres sciences, parce que les découvertes, dans ce domaine, ne sont jamais remises en cause, ce qui n'est pas le cas dans les autres domaines, notamment en physique.
J'ai beaucoup apprécié votre plaidoyer pour la connaissance scientifique car je partage nombre des idées que vous portez. Je salue tout comme vous la qualité du travail effectué par « La Main à la pâte » en faveur d'une rénovation de l'enseignement des sciences mais je ne suis pas sûre que la question de la rénovation de l'enseignement des mathématiques à l'école soit traitée. J'ai toujours en tête la distinction entre les deux types d'éducation qu'il convient de prodiguer à chaque enfant : celle qui prépare, à travers la formation de l'esprit, et celle qui inspire, moins présente à l'école, si ce n'est dans le cadre d'opérations comme « La main à la pâte ». À propos des mathématiques, vous parlez d'élégance, de beauté, de surprise, d'harmonie. Même si j'étais très bonne en mathématiques, matière que j'adorais, je n'ai pas le souvenir d'avoir perçu, au collège, ces aspects de la discipline ! Auriez-vous des « trucs » à proposer ?
Vous avez tout à fait raison, la « Main à la pâte » ne concerne pas les mathématiques. À plusieurs reprises, j'ai demandé pourquoi à Georges Charpak, Yves Quéré ou Pierre Léna. Leur réponse a été unanime : ce mouvement a été créé pour pallier une déficience de l'enseignement de la physique. Celui-ci, en France, a toujours été plutôt mauvais, malgré des exceptions remarquables, tout simplement parce que les bons physiciens accomplissent la totalité de leur carrière au Commissariat à l'énergie atomique (CEA) ou au CNRS. À tel point que presque aucun professeur d'université n'est membre de la section de physique de l'Institut de France, composée à 80 % de chercheurs, qui n'enseignent pas, si ce n'est pour donner des cours avancés de formation doctorale. À l'inverse, 80 % des mathématiciens membres de l'Institut sont enseignants. Moi-même, lycéen à Tunis, j'avais des enseignants en mathématiques sublimes et des enseignants en physique complètement nuls, d'autant que je suivais la filière littéraire, qui héritait évidemment des plus mauvais.
Pour les fondateurs de la « Main à la pâte », l'urgence était donc de rénover l'enseignement de la physique. Mais cela ne signifie pas que des méthodes pédagogiques nouvelles de ce type ne doivent pas être introduites en mathématiques, bien au contraire. Il faut donc que je demande à Yves Quéré la permission de collaborer avec eux – car l'entreprise, déjà riche de dix ou douze ans d'ancienneté, est très bien rodée – et que j'entraîne avec moi des confrères mathématiciens.
Bref, il est paradoxal que la rénovation de l'enseignement des mathématiques, dans le primaire, n'ait pas été aussi vigoureuse que dans les sciences plus expérimentales, comme la physique. Nous allons devoir affronter ce problème.
C'est d'autant plus nécessaire compte tenu de l'effet guillotine qui sanctionne l'absence de performance en mathématiques.
Certes, mais ce phénomène est plutôt sensible au lycée. Je parlais de l'enseignement primaire, où nombre d'enseignants ne sont pas du tout formés en mathématiques. C'est seulement à partir du collège que des enseignements diversifiés sont dispensés. En primaire, le problème consiste plutôt à éveiller la curiosité scientifique des enseignants. Mais l'enseignement au collège mérite aussi une rénovation.
Par ailleurs, les enseignants du lycée Lakanal, avec lesquels je travaille la main dans la main, m'ont signalé – je fais passer le message, bien que vous ne m'ayez pas interrogé à ce propos – que l'allégement du programme de mathématiques en première scientifique et son alourdissement en terminale étaient déraisonnables du point de vue pédagogique. En effet, les vérités mathématiques sont éternelles et leur enseignement est cumulatif, les connaissances progressent à travers les âges. Le fait de renforcer le caractère indifférencié de la première et de mettre le paquet en terminale entraîne une indigestion. L'Académie des sciences s'apprête d'ailleurs à transmettre au ministre de l'éducation, Luc Chatel, un texte à ce sujet.
Environ les trois quarts des enseignants à l'école primaire sont de formation littéraire et la plupart d'entre eux ne sont pas à l'aise avec les mathématiques, voire avec la science en général. Il n'est pas utile de maîtriser des concepts élaborés pour bien enseigner à ce degré, mais il faut être à l'aise et savoir comment transmettre les connaissances. La question de la formation des maîtres est donc cruciale. Cela vaut à l'école primaire mais aussi plus tard. Un défaut des professeurs de mathématiques, en particulier au lycée, est souvent le manque d'ouverture sur les autres sciences. L'organisation actuelle du lycée, en première et en terminale, donne pourtant des occasions d'engager des projets communs entre différentes disciplines, mais les professeurs de mathématiques s'en saisissent rarement, ils sont frileux, je crois. Là encore, une formation est nécessaire.
Peut-être en arrivera-t-on à ressusciter les professeurs d'enseignement général de collège (PEGC), qui enseignaient dans plusieurs disciplines !
La différence entre enseignement qui prépare et enseignement qui inspire est une question qui me préoccupe beaucoup.
Je pense que nous avons commis des erreurs, dans le passé, en réformant les programmes de mathématiques. À un certain moment, il a paru nécessaire, en raison du rythme galopant du progrès scientifique, d'augmenter le volume de connaissances enseignées : de ce fait, ce qui était autrefois enseigné à l'université l'est désormais au lycée, et ce qui était enseigné au lycée, au collège. Ce fut une grosse catastrophe parce que toutes les sources d'inspiration de l'enseignement des mathématiques ont été asséchées, au profit de ce qui était supposé préparer – même si, en réalité, cela ne prépare pas à grand-chose. L'enseignement devient ainsi de plus en plus formel. La meilleure illustration de cette évolution est la quasi-disparition de la géométrie euclidienne. Il s'agit, bien sûr, d'un chapitre révolu de l'histoire des mathématiques, qui n'est plus enseigné à l'université et dont l'utilité pratique n'est pas très grande, mais c'est un domaine à la fois accessible aux élèves et susceptible de révéler la beauté des mathématiques.
Par ailleurs, une certaine pression sociale incite à ce que les mathématiques soient de plus en plus faciles, dans le mauvais sens du terme. Les exercices donnés à mes enfants me donnent vraiment l'impression que l'on veut les transformer en automates : ils doivent suivre pas à pas des algorithmes ne laissant aucune place à l'imagination, à la surprise ou au défi ; pour y arriver, il suffit d'être un peu concentré.
Ces deux tendances – mettre l'accent, dans les programmes scolaires, sur les mathématiques modernes, plus fastidieuses, et rendre les mathématiques plus algorithmiques – contribuent à détruire la part de l'enseignement qui inspire. Il conviendrait d'en tenir compte lors de la révision des programmes.
Je suis entièrement d'accord. La géométrie euclidienne, que j'ai apprise au collège et au lycée, constitue en effet un bon exemple. La géométrie du triangle – j'ai récemment écrit à une classe de quatrième sur ce thème – permet d'initier à la démonstration et de sensibiliser les élèves aux notions d'harmonie ou de surprise. Elle ne sert à rien d'autre – jamais, dans ma vie professionnelle, je n'ai eu à m'en servir – mais elle est élégante et très formatrice. J'ai beaucoup d'affection pour ce domaine des mathématiques.
Merci de nous faire rêver. Selon vous, le don des mathématiciens pour l'abstraction est-il inné – et donc d'origine génétique – ou acquis ? En d'autres termes, existe-t-il beaucoup d'exemples de familles de grands mathématiciens ?
Yves Meyer nous a dit qu'il était de formation littéraire. Peut-être pourrait-il nous expliquer où et quand lui est venue sa vocation pour les mathématiques.
J'étais un littéraire par une sorte de convention, la même qui joue aujourd'hui en faveur du règne des mathématiques. Je suis né en 1939 et, pour tous les gens de ma génération, la filière littéraire était celle qui regroupait les bons élèves. De telles traditions étaient encore plus pesantes à Tunis, où nous étions en retard sur la métropole. Au lycée Carnot de Tunis, les bons élèves allaient en section A ou AB, faute de candidats pour le grec. J'ai donc étudié le latin et le grec, j'ai adoré, et ce penchant, cette passion pour les lettres occupe encore la moitié de mon temps et de mon activité. Ainsi, je connais presque par coeur Les Essais de Montaigne, ce qui peut paraître étrange pour un mathématicien.
Quant à la révélation des mathématiques, je l'ai eue au lycée, grâce à des enseignants. Lorsque le président Clinton, un peu comme vous aujourd'hui, a réuni des prix Nobel afin de réfléchir à une réforme de l'enseignement des sciences dans les colleges universitaires, quelqu'un a demandé aux personnes invitées quand leur était venu leur goût pour les sciences et tous ont eu la même réponse : à peu près au niveau de la troisième ou de la seconde. Beaucoup plus que par tradition familiale, c'est au lycée que se construit l'intérêt pour les sciences et le talent pour les mathématiques. En ce qui me concerne, ce goût m'a été inspiré par mes professeurs de lycée, absolument sublimes. C'est la raison pour laquelle, l'agrégation en poche, mon premier souci a été d'enseigner dans le second degré. Pour moi, transmettre le savoir était la plus belle des choses. J'ai donc entamé ma carrière et appris le métier en enseignant pendant trois ans dans des lycées et collèges.
Pour ma part, je suis fils de littéraires et, en mathématiques, ils étaient perdus dès le collège. Je partage l'avis d'Yves Meyer : le premier rôle est joué par les enseignants. Interviennent également certaines lectures personnelles voire une rencontre avec une personne charismatique.
Quant à la question de l'inné et de l'acquis, il s'agit d'un débat glissant qui ne peut être tranché par l'étude des origines familiales. Bien sûr, il existe des familles extrêmement célèbres, comme les Bernouilli, mathématiciens et physiciens. À l'ENS, j'étais dans la classe de Vincent Lafforgue, qui, comme ses deux frères, est un mathématicien de talent exceptionnel – l'un d'eux, Laurent, a reçu la médaille Fields et tous trois ont été majors de promotion. Aucune conclusion ne peut cependant être tirée de ces exemples car nul ne sait comment ce talent leur a été transmis. Au demeurant, je trouverais très triste que le don pour les mathématiques soit entièrement inné ou entièrement acquis.
Quoi qu'il en soit, le seul message vraiment important, c'est que les professeurs jouent un rôle essentiel dans la transmission de la vocation.
Pour ma part, deux événements m'ont conduit à la carrière de mathématicien.
Le premier est d'ordre familial, mon père étant mathématicien. Il ne m'a pas appris les mathématiques – nous ne parvenions pas à communiquer ensemble – mais, lorsque j'étais au collège, il m'a forcé la main pour que je m'inscrive dans une classe spécialisée dans cette discipline. C'est là que j'y ai consacré davantage de temps et que j'ai découvert la géométrie du triangle, belle chose qui ne m'a jamais quitté.
Le deuxième est lié à mes études. Lorsque je suis arrivé en France, à l'ENS, j'ai commencé à apprendre les mathématiques modernes mais cela ne me plaisait pas du tout ; c'était trop formel, je n'y voyais pas de beauté. C'est à l'université d'Orsay, en accomplissant ma thèse de doctorat, avec Gérard Laumon, que j'ai acquis le goût de l'abstraction. J'y ai découvert que les mathématiques, au terme d'une recherche intense, permettaient de dire les choses de la façon la plus simple et la plus élégante possible, ce en quoi elles se rapprochent de l'art.
Des femmes ont-elles déjà été médaillées Fields ? Sinon, pourquoi ?
Je ne répondrai pas à la question « pourquoi », c'est trop dangereux ! Aucune femme n'a jamais reçu la médaille Fields mais nous n'en étions pas loin cette année. Cela arrivera dans quatre ou huit ans, je ne me fais aucun souci.
L'Union mathématique internationale est présidée par une femme, Ingrid Daubechies, avec laquelle j'ai commencé à travailler il y a plus de vingt ans. C'est déjà magnifique.
Gérard Laumon a dirigé ma thèse mais également celle de Laurent Lafforgue – c'est l'un des deux seuls mathématiciens au monde à avoir dirigé les thèses de deux médaillés Fields – et une autre de ses élèves a été nommée professeur à Harvard avant l'âge de trente ans. Il n'a qu'une crainte : qu'un troisième de ses élèves obtiennent la médaille Fields !
Selon moi, la sélection par les mathématiques est une spécificité à maintenir, parce qu'elle tire tous les scientifiques, même si l'on ne s'en rend pas compte. Une bonne partie des scientifiques français, y compris parmi les biologistes, sont passés par le moule des classes préparatoires aux grandes écoles. Dans mon domaine, les sciences de la terre, plus précisément la climatologie, les aspects expérimentaux revêtent une grande importance mais les aspects théoriques, comme la modélisation, le sont tout autant. Si les ingénieurs français réussissent aussi, c'est sans doute parce qu'ils n'ont pas peur de la théorie, des formules un peu élaborées, même si les mathématiques que nous utilisons sont évidemment rudimentaires par rapport à celles que vous pratiquez. C'est une caractéristique du système scientifique français.
L'excès de formalisme nous a fait perdre beaucoup de bons scientifiques potentiels. Peut-être est-il déplacé de le dire mais « La Main à la pâte », en quelque sorte, a été créée en réaction à cette réalité. C'est la quadrature du cercle : il faut attirer les jeunes vers les sciences par l'expérimentation puis leur montrer tout ce que les mathématiques apportent. L'excellence des mathématiques françaises est une chance extraordinaire : elle irrigue toute la communauté universitaire et maintient un équilibre entre aspects théoriques et expérimentaux. Dans un système qui pousse plutôt à l'uniformisation internationale, la difficulté consiste à ne pas sacrifier la dimension fondamentale. De même, quoique cette architecture soit un peu complexe, nous devons tenter de concilier les avantages respectifs des universités et des grandes écoles. Cette remarque intéresse au premier chef les mathématiciens professionnels mais l'ensemble de la science est concernée.
Je ne voudrais pas qu'Édouard Bard le prenne mal, mais Albert Jacquard affirme que l'École polytechnique fédérale de Zurich donne beaucoup plus de prix Nobel que l'École polytechnique de Paris. Or, à Zurich, il n'y a ni classes préparatoires ni concours d'entrée ; l'admission se fait sur dossier.
L'information mérite d'être vérifiée. Il est vrai que de nombreux prix Nobel enseignent à l'École polytechnique de Zurich mais peut-être savez-vous que celle-ci recrute rarement des professeurs parmi ses anciens élèves. Le recrutement y est international, la plupart des titulaires de chaire ne sont même pas Suisses.
L'École polytechnique de Zurich ne dépend-elle pas de l'armée ?
Surtout, à quel niveau, à quel âge les élèves y sont-ils recrutés ?
Après leur maturité, c'est-à-dire comme dans le système allemand, à un niveau correspondant à bac plus un. Mais des élèves français sont recrutés immédiatement après le bac, sur dossier.
La remarque d'Albert Jacquard est troublante mais les pays ont des traditions différentes et je ne pense pas qu'il existe un système meilleur que les autres ; il s'agit plutôt d'optimiser chacun d'entre eux.
Quant à la question d'Édouard Bard, elle est très complexe car elle couvre trois problématiques : la conciliation entre théorie et démarche expérimentale ; l'articulation entre grandes écoles et universités ; la nécessité de ne pas rendre les mathématiques antipathiques tout en conservant le système de sélection actuel, dans la mesure où la formation mathématique est utile à toutes les sciences. Je vais laisser Yves Meyer répondre car il est plus expérimenté…
Deux de mes quatre petits-enfants vivant aux États-Unis, je puis vous assurer qu'il est très difficile d'entrer dans le college d'une excellente université américaine, beaucoup plus difficile que d'entrer en classes préparatoires françaises : il faut faire état de ses résultats en seconde, première et terminale, et passer un test national, le scholastic assessment test (SAT), qui s'apparente en fait à un concours en temps limité. Ce système d'évaluation croisée est très stressant et il fait peser sur l'enfant une pression néfaste. Le « méchant système français » opposé à ceux, prétendument plus ouverts, des autres pays, c'est une fiction. Il est beaucoup plus difficile d'entrer à Princeton, à Harvard ou au MIT, même au niveau du college, que d'entrer à l'ENS, car les candidatures arrivent du monde entier et le nombre de places est sévèrement limité.
Si l'on veut jouer à supprimer les grandes écoles françaises, il faut alors admettre que le niveau des universités varie dans un rapport de un à cent, ce qui n'est pas envisageable dans notre pays. La comparaison entre notre système de grandes écoles et le système américain ne permet pas de bien poser le problème car toutes les universités américaines n'ont pas un niveau égal. Laurent Schwartz, en mars 1968, lors d'une conférence donnée dans le grand amphithéâtre du bâtiment de mathématiques, s'était déclaré partisan de ce que je défends aujourd'hui : il avait expliqué que notre système secondaire était excellent mais que notre système universitaire, avec des établissements égaux et des diplômes nationaux, était absurde, et il avait préconisé de copier le modèle exemplaire des États-Unis, c'est-à-dire des universités de niveaux radicalement différents. Mais il ne faut pas se voiler la face : même si, dans ces universités, l'entrée se fait sur dossier, la difficulté est très forte, équivalente à celle d'un concours, et le poids de la sélection pèse sur des enfants de trois ans plus jeunes que dans notre système de classes préparatoires. C'est traumatisant, je le vis avec mes petits-enfants.
J'apprécie beaucoup cette discussion relative à l'enseignement. J'ai moi-même deux grands enfants, dont l'un est passé par Polytechnique, comme son père, tandis que sa mère a fait des mathématiques à Normale Sup'. Je m'interroge donc souvent sur l'hérédité et la culture, d'autant que, vingt ans après, j'ai maintenant deux petits, ce qui me permet de me remettre à jour à propos de notre système éducatif.
La confrontation aux nombres, pour moi, est importante, c'est comme une langue étrangère. C'est l'exposition aux nombres et au raisonnement, à la logique mathématique qui permet de former dans l'esprit de l'enfant les objets sur lesquels il réfléchira plus tard.
Une façon d'intéresser les jeunes aux mathématiques vise à leur montrer que cette matière n'est pas abstraite mais vivante. Il serait tout à fait possible de mener un travail équivalent à celui de « La Main à la pâte » en montrant que les mathématiciens ont un coeur, un vécu, que Thalès a inventé son théorème parce qu'il voulait connaître la hauteur de la pyramide, que Newton a inventé le calcul infinitésimal parce qu'il voulait savoir comment les planètes tournent autour du soleil, et ainsi de suite. Derrière chacune de ces découvertes, il y a une petite histoire que l'on ne raconte jamais, hormis peut-être dans le Théorème du perroquet, de Denis Guedj. C'est dommage. Il serait pourtant aisé de montrer que les mathématiques peuvent être une aventure enthousiasmante. L'histoire des rois n'est pas inintéressante mais l'histoire des sciences non plus, en particulier celle des mathématiques.
Certains ouvrages de vulgarisation des mathématiques, comme Le dernier théorème de Fermat, primé par l'ICM, ou La Symphonie des nombres premiers, paru récemment, insistent beaucoup sur l'histoire et l'aspect humain, avec des petites histoires et des incursions dans le champ artistique. La vie des mathématiciens qui ont construit la discipline est également intéressante. Par ailleurs, nous avons conscience de l'intérêt de recourir à l'histoire : dans les conférences publiques ou dans les interventions dans les lycées, nous adoptons toujours cette approche. J'en fais régulièrement : après-demain, par exemple, je parlerai du système solaire et de l'histoire de son étude, de Newton à la théorie du chaos. Je chercherai notamment à répondre à une question qui taraude le public : peut-on prévoir ce que deviendra notre système solaire dans quelques milliards d'années ?
Nous avons donc conscience de la nécessité d'inscrire les découvertes dans un contexte, d'aborder des questions simples, de donner un enseignement vivant. Mais la réponse à apporter doit aussi évoluer dans le temps, en fonction des goûts, à mesure de l'avancée des théories mathématiques, avec les progrès de l'abstraction.
Sans doute ces exigences sont-elles moins ancrées au lycée. Là encore, c'est une question de formation. Si nous intervenons dans les lycées, les uns et les autres, c'est pour tracer des pistes, aussi bien à destination des élèves que des professeurs.
Mais le problème central de la réforme des lycées, qui a fait couler beaucoup d'encre, est celui des horaires : si vous êtes contraint par la durée, vous devez aller à l'essentiel du programme, vous cantonner au concept et à la solution, vous n'avez pas le temps de donner des exercices pour apprivoiser la matière ni de raconter l'histoire.
Quelles doivent être les modalités de l'enseignement de l'informatique dans les collèges et les lycées ? Comment doit-il être lié avec celui des mathématiques ?
J'éprouve beaucoup d'admiration pour Gérard Berry, spécialiste de ce sujet et l'un des promoteurs de la révolution numérique.
Je ne résiste pas à vous raconter une anecdote significative des problèmes auxquels nous sommes confrontés en France. J'ai compris les enjeux de l'imagerie numérique dès la fin des années quatre-vingt, lorsque je me suis lancé dans les mathématiques appliquées, et Thomson, en 1987, m'a convié au centre de recherche de Corbeville. J'y ai fait un exposé d'une heure, après quoi le directeur du centre de recherche – dont j'ai heureusement oublié le nom – m'a invité à déjeuner, avec tous les participants. À la fin du repas, il m'a tenu les propos suivants : « Un, je ne crois pas à votre histoire d'imagerie numérique ; Thomson fabrique la meilleure image analogique du monde et va imposer son procédé SECAM (séquentiel couleur à mémoire) à toute la planète. Deux, nous envisageons d'arrêter de faire de la recherche et développement (R&D) car nous avons découvert que la spéculation en bourse rapporte beaucoup plus d'argent. Trois, si, par hasard, vous aviez raison, nous achèterions le brevet aux Américains. » Dix ans après, Thomson faisait faillite. L'explication m'a été donnée : l'entreprise, alors dirigée par Alain Gomez, avait signé avec l'Arabie saoudite un contrat d'armement faramineux et avait beaucoup d'argent à placer, avec des perspectives de rentabilité bien supérieures à celles offertes par la R&D, ce qui la poussait au crime, en quelque sorte. Ses dirigeants avaient donc décidé de tracer une croix sur l'évolution que je leur annonçais, le fait que l'imagerie numérique allait s'imposer. Pour un mathématicien, il est étonnant de constater que sa vision est bien plus prospective que celle de personnes qui se prennent pour les gardiens de la vérité du temple, c'est-à-dire les industriels. Cela traduit le caractère quelquefois conflictuel des relations que nous entretenons avec eux.
C'est un raccourci car je rappelle que Thomson a justement évité de faire faillite grâce à son portefeuille de brevets !
La question de Michel Petit est importante : quels rapports entretiennent la mathématique effective – mais je suis mal placé pour employer cette expression – et la mathématique déclarative ? Je rangerai l'informatique dans la première catégorie, même si, en évoquant les algorithmes, vous l'avez jugée inélégante. Un algorithme ne peut-il pas être beau aussi ?
Cédric Villani a répondu à la question en évoquant l'« axiome du choix », invention de logique mathématique tendant à éviter de mettre au point un algorithme pour produire le résultat. C'était une sorte de super-raisonnement par l'absurde : si rien n'empêche la chose d'être possible, elle est possible et l'analyse peut aller de l'avant. À cet égard, l'informatique a révolutionné les mathématiques : l'axiome du choix a perdu de son intérêt car quiconque écrit un théorème de mathématiques s'interroge dorénavant, même s'il ne s'en chargera pas lui-même, sur la façon dont celui-ci sera programmé. En vingt ans, les mathématiques s'en sont trouvées complètement bouleversées. En sens inverse, des pans entiers des mathématiques ont été justifiés grâce à l'informatique. La relation entre les deux disciplines est donc extrêmement féconde, riche et profonde.
Parmi d'autres exemples magnifiques, je citerai les systèmes de vérification de la fiabilité des logiciels embarqués dans l'Airbus A380. La logique mathématique permet de s'assurer que ces logiciels, fonctionnant avec quelque 300 000 lignes de codes, ne comportent aucune défaillance. Le groupe Esterel, autour de Gérard Berry, a donc mis au point des méthodes fondées sur les mathématiques, avec des méta-algorithmes, pour vérifier la cohérence des algorithmes. Il n'y a plus de dissociation entre mathématiques et informatique.
S'agissant des rapports entre informatique et mathématiques, l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) commence à travailler avec des ordinateurs démonstrateurs ou producteurs de théorèmes. Voyez-vous cela comme de la concurrence ou comme des super-crayons à papier ?
J'apporterai un témoignage pour compléter l'intervention pleine de sens d'Yves Meyer. Avec l'introduction des commandes de vol électriques, la sécurité des avions a connu un progrès extraordinaire. Les états systèmes des commandes de vol sont extrêmement complexes, avec une grande combinatoire, vous le savez. Préalablement aux premiers essais en vol, il importait naguère de vérifier tous les états logiciels systèmes afin de s'assurer qu'aucun cas, potentiellement catastrophique, n'avait été laissé de côté. Dans les machines volantes, tout passe par des états électriques, il n'y a plus de lien physique entre ce que souhaite faire le pilote et ce que l'avion exécute. Dorénavant, Yves Meyer l'a évoqué, en écrivant les logiciels, l'on apporte la preuve mathématique que tous les états systèmes sont vérifiés. Ce progrès majeur, qui a fait basculer l'attitude des certificateur, est due à l'apport des mathématiques, qui apportent la preuve écrite des codages informatiques.
Ce travail absolument exceptionnel a été mené par les chercheurs de l'INRIA pour lesquels j'éprouve beaucoup d'affection et d'admiration.
Yves Meyer, dans un premier temps, avait parlé des apports extraordinaires de l'informatique aux mathématiques, mais des apports se font également dans l'autre sens. Actuellement, l'informatique théorique est très excitante. Les langages comme Coq incorporent leur propre vérification mathématique. Un autre exemple a fait couler beaucoup d'encre : le fameux théorème des quatre couleurs : la première vérification informatique, assez obscure, jamais acceptée par une partie de la communauté, a été revisitée récemment avec des outils de programmations comme Coq, et il est apparu que la preuve originelle était partiellement défaillante. L'approche constructive est toujours beaucoup plus sûre.
Je crains que nous ne soyons pas compétents pour répondre à la question relative à l'enseignement de l'informatique au lycée. Quand j'étais jeune, comme beaucoup de monde, j'ai appris à programmer en Pascal, mais, depuis, la discipline a beaucoup évolué. Cela dit, quel que soit le langage, la programmation obéit aux mêmes principes.
Ma question ne portait pas sur l'apprentissage des langages de programmation. Apprendre à programmer, pourquoi pas, mais je pensais à l'établissement de liens plus fondamentaux entre informatique et mathématiques. Peut-être serait-il opportun de modifier l'enseignement des mathématiques afin de donner aux élèves une perception un peu plus fine de ce qu'est l'informatique.
Dans une école primaire de Nice, Gérard Berry dispense un enseignement expérimental : il apprend paradoxalement aux enfants la pensée informatique sans ordinateur, avec un très grand succès. Je renvoie la balle à Gérard Berry, que je vous suggère de convoquer ici pour qu'il vous fasse part de sa réflexion absolument prodigieuse sur ce sujet.
Les cours de désinformatique de Gérard Berry, devant le collège de 'pataphysique, sont tout à fait étonnants !
Je tiens à profiter de votre présence pour aborder l'épineuse question des mathématiques financières, leur rôle controversé dans l'évolution moderne de la finance et plus généralement l'interaction entre ce domaine et le reste de la communauté scientifique.
Vous le savez peut-être, l'OPECST, sur proposition de son conseil scientifique, en particulier de MM. Laurent Gouzènes, Hervé Chneiweiss et Jean Therme, a procédé, le 14 octobre dernier, à une audition publique en lien avec l'actualité boursière et bancaire des derniers mois, sur le thème : « Les apports des sciences et technologies à l'évolution des marchés financiers ».
M. Rama Cont, directeur de recherche au laboratoire de probabilités et modèles aléatoires, professeur associé et directeur du Centre d'ingénierie financière de l'université Columbia, nous fait l'honneur d'être à nouveau parmi nous aujourd'hui. Il a eu la responsabilité, lors de cette audition, d'animer les débats, d'engager les participants à détailler les points qu'ils abordaient, puis de réaliser une synthèse de haute qualité, sur le vif, à la fin de chaque table ronde. Je tiens à le féliciter à nouveau pour son concours particulièrement efficace et brillant : la pertinence et la justesse de ses interventions nous ont permis d'avoir un débat de très haute qualité.
Les participants ont analysé l'évolution rapide des technologies de marché ainsi que la complexité croissante des stratégies de trading. Celles-ci semblent à l'origine d'un décalage entre, d'une part, les techniques de surveillance, de régulation et de gestion des risques, et, d'autre part, la réalité du fonctionnement des marchés.
Les différents aspects techniques abordés sans détour ont permis d'identifier un certain nombre de problèmes et d'envisager plusieurs pistes de solutions.
Il apparaît aujourd'hui nécessaire d'aborder la notion de régulation financière non plus seulement sous l'angle du comportement des acteurs individuels, mais également sous celui des risques engendrés par la dynamique intrinsèque des marchés.
Bien réguler les marchés financiers nécessite de bien comprendre leurs mécanismes. L'introduction d'une obligation de stockage de données financières détaillées par les opérateurs de marché, que le régulateur rendrait ensuite accessibles, sous forme anonyme, pour les travaux de recherche, permettrait de palier le nombre insuffisant d'études académiques évaluant l'impact du trading haute fréquence sur l'évolution des marchés. L'on peut d'ailleurs poser, à ce titre, les questions plus générales de la transparence des informations transitant par les dark pools ou de la réglementation des marchés de gré à gré.
Pour détecter plus efficacement les manipulations de cours, il est possible de passer, au niveau des agences de régulation, d'une surveillance des transactions à une surveillance des ordres. Mais l'insuffisance des moyens du régulateur, qui l'empêche de recruter les personnes compétentes dont il aurait besoin pour assurer une meilleure surveillance des marchés, doit être prise en considération.
Enfin, il semble opportun de traiter le sujet de l'utilité sociale des mécanismes innovants. L'innovation est-elle une fin en soi ? Quelle est l'utilité de ces nouveaux outils dans les sociétés modernes ? Il a été souligné, en particulier, que les innovations scientifiques et techniques pourraient aussi servir à mieux réguler les marchés financiers, ce qui leur conférerait une plus grande utilité sociale.
Quelles sont les portées et les limites de la modélisation mathématique ? Avez-vous eu l'occasion d'interagir avec le monde de la finance ? Estimez-vous possible de modéliser fidèlement par les mathématiques un domaine aussi complexe ? Plus généralement, comment voyez-vous la place des mathématiciens dans la société ?
Je commencerai par exprimer mon admiration pour le travail de Rama Cont et par souligner avec insistance qu'il a une formation de physicien, plus précisément en physique statistique, et non pas de mathématicien. C'est précisément ce qui lui a apporté les outils intellectuels nécessaires pour aborder les systèmes complexes à très grande dimensionnalité. Il arrive parfois que les mathématiciens, bizarrement, se laissent emprisonner par la très grande tradition de leur discipline. Je trouve que les modèles conceptuels introduits par des physiciens comme Giorgio Parisi ou Uriel Frisch ont été des sources intellectuels beaucoup plus fertiles que les apports de leurs contemporains mathématiciens.
Les physiciens ne sont pas contraints par la rigueur, ils ont davantage de liberté !
J'admire l'approche intellectuelle de Rama Cont.
La gestion de ces problèmes énormes – les évolutions de marché, les mouvements de capitaux, etc. –, d'une dimensionnalité largement supérieure à celle des problèmes de physique, requiert la création d'outils intellectuels tout à fait nouveaux. Un de mes confrères de l'Académie, Roland Glowinski, m'a fait part d'une réunion, consacrée aux équations dérivées partielles non linéaires, qui s'est tenue aux États-Unis : il y était question des problèmes du siècle à venir et les trois quarts des problèmes relevés concernaient la sphère financière. La finance tire les sciences, ce phénomène est prodigieux.
Quoi que n'ayant guère répondu aux questions, Yves vient de tendre une perche intéressante : c'est vrai, les problèmes financiers ont inspiré et continueront d'inspirer de nouveaux problèmes mathématiques.
Il est toutefois compliqué de parvenir à une modélisation fidèle car, en matière de finance, les données ne portent pas sur des particules obéissant à ce que leur imposent les lois de la physique, mais sur des personnes, qui changent d'avis ou appliquent des modèles plus ou moins connus. Il est beaucoup plus dur d'effectuer des prédictions dans un tel domaine que sur des problèmes habituels, traités par la physique ou les mathématiques. Le système est donc extrêmement complexe. J'ajoute que les hypothèses sur lesquelles s'appuient les projections des modèles de mathématiques financières, comme le modèle de Black-Scholes, ne sont jamais vérifiées. La pertinence de ces modèles est indéniable mais ils doivent être appréhendés comme des outils de vérification, ils n'ont pas de valeur prédictive, ils ne donnent aucune assurance.
Dans un domaine de ce type, eu égard au biais humain important et aux interactions fortes de la théorie sur l'expérience, la modélisation mathématique requiert une prudence particulière.
Vous voyez que, sur ce terrain glissant, nous prenons nos préoccupations !
Nous restons un peu sur notre faim. Vous avez d'emblée évoqué les points forts sur lesquels s'est fondée la fameuse excellence de l'école française. Or l'organisation du système de recherche français a subi de grands bouleversements. Selon vous, cela aura-t-il des conséquences positives ou négatives, ou bien une combinaison des deux selon les différents aspects ? Peut-être faudrait-il parler d'autre chose que des médaillés Fields et des quelques autres récompensés, dont les cas sont certes singuliers mais qui sont limités sur le plan des effectifs. En d'autres termes, le nouveau système entraînera-t-il un maintien, un accroissement ou une diminution de la force de frappe des sciences utilisant des mathématiques ? Prenons un peu de recul historique : la France produit ni plus ni moins de docteurs ès sciences qu'en 1993, c'est-à-dire depuis longtemps, dans un contexte où certains pays moyens ou émergents sont dans une dynamique.
Cette stagnation, qui frappe les mathématiciens mais aussi les physiciens, les chimistes, les biologistes et les spécialistes des sciences de la terre utilisant les mathématiques, peut-elle continuer ? Pouvons-nous rester dans cette ère, alors que tout le monde nous dit que le futur sera piloté par les sciences et techniques ? Cela me semble la question la plus cruciale ; je ne suis pas convaincu que l'enjeu, aujourd'hui, pour le système de recherche français, réside aux extrémités, école primaire d'un côté, Normale Sup' de l'autre.
Votre question est très difficile car elle fait appel à de la prédiction, exercice toujours délicat. Si j'ai bien compris, vous vous interrogez sur l'impact possible des réformes actuelles sur l'enseignement supérieur. Les bouleversements étant en cours, nous ne disposons pas du recul nécessaire pour savoir comme la situation évoluera.
La loi instaurant l'autonomie des universités, notamment, a fait couler beaucoup d'encre. Je suis très favorable à l'autonomie mais beaucoup de gens ne pensent pas comme moi. En tout cas, tout le monde se reconnaît, je crois, dans le mouvement actuel de revalorisation de l'université en tant que lieu de travail et de production de science. Cela plaît particulièrement aux mathématiciens, pour lesquels une carrière normale, passionnante, consiste à travailler au contact des étudiants, à l'université ; celle-ci, pour nous, joue un rôle central.
Ensuite, une divergence est sensible entre partisans de la centralisation et de l'autonomie. Personnellement, je pense que la gestion matérielle des universités ne peut se faire à distance, de manière abstraite, qu'elles ont absolument besoin d'un pilotage de terrain. La dimension politique locale est également primordiale.
Quant aux effets à long terme, il est difficile de les prévoir.
S'agissant des pays émergents, l'université chinoise de Fudan, que j'ai visitée il y a peu, possède un campus effrayant : les standards de qualité de vie sont équivalents à ceux de Stanford. Des sommes considérables sont manifestement investies année après année. Le niveau des élèves n'est évidemment pas le même qu'à Stanford mais l'attractivité est réelle. Peut-être la question des moyens est-elle vitale, les solutions sont souvent simples.
La perception de la science et des scientifiques, en Chine, n'est sans doute pas tout à fait la même qu'en France. Certains, chez nous, considèrent que la science est malpropre et que, par conséquent, il ne vaut mieux pas en faire.
Les sciences ne bénéficient en effet pas du même respect en Europe et en Asie. Et cela se répercute sur les dirigeants politiques : il est très fréquent, en Chine, que des anciens scientifiques occupent des postes très élevés ; c'est incontestablement beaucoup plus rare dans notre système.
Pour répondre très clairement, j'ai toujours été animé par la passion de transmettre et j'ai commencé à enseigner dans le secondaire, avant de poursuivre, pendant quinze ans, en première année de premier cycle universitaire. Mes élèves n'étaient donc ni des médaillés Fields ni des écoliers. La tradition mathématique française, Cédric l'a dit, a consisté à transmettre le feu sacré. Mais cela suppose une réponse. Si aucun public ne vient assister à un concert, à qui en incombe la faute ? Même si le programme est merveilleux, il faut que la société soit au rendez-vous.
La désaffection relative vis-à-vis des sciences traduit aussi la désaffection vis-à-vis de l'effort, mot pratiquement banni de l'enseignement secondaire actuel. Quand j'enseignais en lycée, de 1960 à 1963, je donnais un problème par semaine ; avec cent élèves et dix pages par copie, cela faisait mille pages à corriger et annoter chaque semaine, j'y consacrais mon samedi et mon dimanche. Aujourd'hui, quiconque ferait de même serait traité de bourreau. Les enseignants ne donnent qu'un problème par trimestre, parce que la notion d'effort a disparu.
Vous venez de passer une journée en immersion au Parlement mais l'OPECST vous est surtout redevable d'avoir fait passer à ses membres un grand moment de bonheur intellectuel.
Je vous remercie infiniment et, au nom du président de l'Assemblée nationale, je vous remets à chacun la médaille de l'Assemblée nationale.
La séance est levée à dix-huit heures cinq.