COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES
Mardi 11 mai 2010
La séance est ouverte à 17 heures.
(Présidence de M. Pierre Méhaignerie, président de la commission)
La Commission des affaires sociales entend M. Marc Mortureux, directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), sur la mise en place de l'Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail.
Nous accueillons aujourd'hui M. Marc Mortureux, directeur général, depuis août 2009, de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA). Il est accompagné de Mme Valérie Baduel, directrice générale adjointe, et de M. Dominique Gombert, directeur du département expertise en santé, environnement et travail de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (AFSSET). Nous avons souhaité l'entendre sur la mise en place de la future agence de sécurité sanitaire, que M. Mortureux est chargé de préfigurer.
Mesdames, messieurs, je vous remercie de me permettre de faire le point sur la mise en place de l'agence qui, résultant de la fusion de l'AFSSA et de l'AFSSET, reprendra l'intégralité des missions et des moyens de chacune d'entre elles.
Les agences de sécurité sanitaire sont nées par la volonté du Parlement. De ce fait, nous avons besoin d'avoir avec vous un lien de confiance et j'espère donc que vous trouverez dans cette nouvelle agence un interlocuteur à la fois crédible, transparent et indépendant pour répondre à vos questions, notamment sur l'état des connaissances scientifiques et sur l'évaluation des risques dans ces trois domaines de l'alimentation – « de la fourche à la fourchette » ! –, de l'environnement et du travail.
Cette fusion a été programmée par l'article 115 de la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, adoptée en juillet dernier. En effet, de nombreux rapports avaient relevé la proximité des domaines de compétence des deux agences. Ainsi, l'AFSSA est en charge de l'eau potable, l'AFSSET des eaux de baignade. L'AFSSA est responsable des évaluations pour les pesticides, l'AFSSET l'est pour les biocides et les substances relevant du règlement européen REACH. Certains sujets sont même transverses, comme l'exposition des travailleurs agricoles aux pesticides.
Par cette fusion, l'objectif est bien sûr d'améliorer la protection des consommateurs et des citoyens, mais aussi de peser davantage aux niveaux européen et international. C'est en effet à cette échelle que nous devons, avec nos homologues, conduire de lourds chantiers et, d'autre part, beaucoup des sujets qui nous occupent relèvent d'un réglementation européenne. Or, la nouvelle agence sera la plus grande agence de sécurité sanitaire en Europe.
Nous aurons des relations avec cinq agences, dont l'EFSA, l'Autorité européenne de sécurité des aliments. Les modes d'organisation sont très différents d'une agence européenne à l'autre. L'EFSA a son propre système d'expertise où vont puiser des experts de tous les pays membres, dont un grand nombre de ceux que consulte l'AFSSA. D'autres agences européennes s'appuient davantage sur l'expertise des agences nationales. En étant l'interlocuteur de toutes, la nouvelle agence constituera un observatoire précieux.
Le nouvel établissement s'appellera l'ANSES, Agence nationale de sécurité sanitaire, car nous avons voulu un acronyme facilement prononçable, y compris dans d'autres langues. C'est pourquoi nous n'avons pas souhaité accoler les intitulés des deux agences actuelles. Couvrant tous les domaines de la vie du citoyen – travail, environnement, transports, qualité de l'air extérieur et intérieur, domicile et alimentation –, cette agence permettra d'appréhender l'exposition cumulée, pour un individu donné, aux contaminants de toutes natures et de toutes sources. Grâce à une approche scientifique pluridisciplinaire, nous aurons une très large compétence sur l'ensemble des produits chimiques, et appliquerons un principe simple : il y aura, pour chaque substance, évaluation des risques et appréhension de l'exposition couvrant l'ensemble des sources.
Cette approche globale est particulièrement pertinente pour les risques émergents, pour l'exposition à certains contaminants à très basses doses, pour les effets à long terme, ou encore pour les cas de multi-exposition.
Aujourd'hui, AFSSA et AFSSET travaillent chacune de son côté sur les perturbateurs endocriniens, substances susceptibles d'agir à très basses doses et qui appellent la mise au point de nouvelles méthodes d'évaluation des risques. De même en ce qui concerne les pesticides – l'AFSSET accueille l'Observatoire des résidus de pesticides tandis que l'AFSSA instruit des dossiers d'autorisation de mise sur le marché – ou encore des sujets d'actualité tels que les nanomatériaux. Rassembler nos forces nous fera gagner en efficacité sur tous ces grands sujets, d'autant qu'ils vont nécessiter des coopérations internationales importantes.
La nouvelle agence emploiera 1 400 agents salariés, dont des scientifiques – médecins, vétérinaires, toxicologues –, et plus de 800 experts extérieurs, sélectionnés dans le cadre d'appels à candidature de manière à garantir, non seulement leur compétence, mais aussi leur indépendance. Elle animera en outre un réseau de 31 organismes de recherche – contre 21 aujourd'hui pour l'AFSSET.
L'AFSSA a en charge 51 laboratoires nationaux de référence, pour toutes les questions de sécurité sanitaire des aliments, de qualité nutritionnelle, de santé et de bien-être animal. Le ministre de l'agriculture, M. Bruno Le Maire, a lancé en janvier les états généraux du sanitaire : le rôle de l'agence est central pour ces dispositifs de sécurité sanitaire et d'épidémio-surveillance.
L'agence jouera aussi un rôle important s'agissant des grands plans gouvernementaux : plan national nutrition santé, plan national santé environnement, plan santé travail n° 2, plan Écophyto…
Je mène ma mission de préfiguration avec trois convictions fortes.
La première est qu'une très forte concertation s'impose avec l'ensemble des parties prenantes pour construire cette agence sur la confiance. La fusion, et c'est compréhensible, suscite des inquiétudes qu'il faut apaiser. Depuis le mois d'octobre, nous avons organisé plus de dix réunions rassemblant chacune une quarantaine de partenaires – et d'autres sont prévues – afin de mettre au point les documents définissant le fonctionnement de la nouvelle agence.
Ma deuxième conviction est qu'il faut éviter tout ce qui pourrait ressembler à l'absorption d'une agence par l'autre. Les acquis des deux, leurs similitudes, mais aussi leurs différences, sont des points d'appui pour aboutir à quelque chose de neuf, pour dégager de la valeur ajoutée. Un plus un doit faire plus de deux.
Enfin, je crois à la nécessité d'aller vite – tout en veillant à l'indispensable dialogue – pour créer une dynamique interne.
Un rapport reprenant tous les points issus de la concertation a été remis au Gouvernement à la mi-novembre et utilisé pour élaborer le projet d'ordonnance adopté en conseil des ministres, au début de janvier. La concertation s'est poursuivie pour mettre au point le décret d'application, que le Conseil d'État doit examiner le 18 mai prochain. La nouvelle agence sera juridiquement opérationnelle le 1er juillet, avec la mise en place de ses instances de gouvernance.
L'indépendance, la transparence, l'ouverture à la société nous sont apparues comme les conditions essentielles de la crédibilité d'une telle agence. À tous ces égards, il n'est pas question de laisser perdre les acquis de l'AFSSA et de l'AFSSET. Dans le contexte actuel de controverses sur l'expertise collective, la construction de l'ANSES est pour nous l'occasion de prendre en compte de nouveaux éléments, tout en nous appuyant sur notre histoire.
Celle-ci nous a montré que l'indépendance se jouait surtout à deux niveaux : celui de la sélection individuelle des experts et celui du processus d'expertise lui-même.
Premièrement, tous les experts auxquels nous faisons appel pour nos comités spécialisés – il y en a treize à l'AFSSA, sept à l'AFSSET – sont sélectionnés, dans le cadre d'appels à candidatures très ouverts, sur la base d'éléments de curriculum vitae, mais aussi d'une déclaration publique d'intérêts. Les propositions de mission sont soumises à l'examen du conseil scientifique.
En outre, l'AFSSA retient presque exclusivement pour ces comités des experts venant du secteur public – essentiellement des organismes de recherche –, et ne sollicite que pour des auditions ceux qui, tout en disposant de compétences utiles, ne satisfont pas aux critères d'indépendance.
Deuxièmement, il est essentiel que le processus d'expertise soit collectif et contradictoire. En la matière, AFSSA et AFSSET ont été pionnières dans la définition de la norme NF X 50-110, que nous essayons maintenant de promouvoir au niveau européen. Un des projets forts de la nouvelle agence sera d'aller vers une certification ISO 9 000 et de cette norme NF X 50-110. Notre objectif est que les débats au sein des comités d'experts spécialisés permettent à l'agence de dire l'état de la science en faisant clairement apparaître, conformément à l'exigence de transparence, les positions minoritaires et les éléments d'incertitude, ce afin d'émettre en tant que de besoin des recommandations proportionnées.
Nous perfectionnerons les dispositifs actuels. Ainsi, dans le cadre de la concertation, nous avons décidé de doter la nouvelle agence d'un comité de déontologie et de prévention des conflits d'intérêts. Ce comité de sages, totalement indépendant de la direction de l'agence, rapportera au conseil d'administration et pourra être saisi de cas particuliers, afin de vérifier le respect des règles déontologiques : transparence, indépendance, rigueur.
Tous les avis et toutes les recommandations issus des travaux d'expertise collective de l'agence seront systématiquement publiés.
Nos débats ont fait ressortir trois autres préoccupations, auxquelles nous avons apporté des réponses, reprises soit dans l'ordonnance, soit dans le projet de décret, soit encore dans les documents internes à l'agence qui seront validés par ses instances de gouvernance.
Il s'agit, premièrement, de la séparation entre évaluation et gestion des risques. Il a été décidé de structurer l'agence en trois pôles bien identifiés : l'évaluation des risques, les laboratoires et l'Agence nationale du médicament vétérinaire (ANMV) qui, aujourd'hui au sein de l'AFSSA, évalue les médicaments vétérinaires, mais aussi délivre les autorisations de mise sur le marché et réalise des inspections.
Deuxième préoccupation : le risque de dilution dans un ensemble très large des actions consacrées à la santé au travail, sujet pour lequel l'AFSSET joue un rôle très important d'expertise. Garantie est donc donnée que ce secteur conservera l'intégralité des moyens qui lui sont actuellement affectés. En outre, comme les autres – santé et environnement, sécurité sanitaire des aliments et qualité nutritionnelle, santé et bien-être des animaux –, il bénéficiera d'un comité d'orientation spécifique, placé auprès du conseil d'administration et qui sera à l'écoute de l'ensemble des parties prenantes, attentif à toutes les alertes, afin d'élaborer un programme de travail.
Troisième préoccupation : l'ouverture à la société civile. Le conseil d'administration comprendra cinq collèges, tels qu'on a pu les connaître dans le cadre du Grenelle de l'environnement : ministères, syndicats, organisations professionnelles, mouvement associatif – ONG environnementales, associations de patients, de consommateurs, de victimes d'accidents du travail – et élus – l'Association des maires de France et l'Association des départements auront chacune un représentant. Les organismes ainsi représentés pourront saisir l'agence sur telle ou telle question.
Des lieux de restitution des avis sont prévus.
Nous ferons un recours accru à l'expertise en sciences humaines et sociales, d'ores et déjà développée au sein de l'AFSSET. Elle nous aidera dans la conduite de saisines liées à des enjeux sociétaux.
Enfin, s'agissant des moyens financiers, les discussions sont en cours pour préparer le budget triennal. L'objet de la fusion n'est pas la recherche d'économies, mais l'amélioration du service rendu. Un de nos soucis est, en particulier, de faire face aux risques émergents.
Monsieur le président, mesdames, messieurs, nous sommes maintenant dans la dernière ligne droite avant la mise en place effective de cette nouvelle agence, dont le périmètre très large traduit une approche pionnière en Europe et dans le monde. Notre pari est d'anticiper des tendances lourdes en matière de sécurité sanitaire, afin de pouvoir présenter des évaluations et des avis qui couvrent l'ensemble des champs, qui soient clairs pour le consommateur et le citoyen et qui contribuent à mieux le protéger.
Comment allez-vous trouver le juste équilibre entre la nécessaire innovation, qui implique d'assumer des risques, et le principe de précaution ?
Vous attendez-vous à des relations fécondes avec les Académies des sciences et de médecine, avec l'Institut national de la recherche agronomique et avec toutes les autres institutions concernées par les sujets sur lesquels vous travaillez ?
Enfin, Mme Valérie Boyer et une cinquantaine de ses collègues ont déposé une proposition de loi « visant à instaurer un label PNNS pour les produits alimentaires permettant d'informer les consommateurs ». Comment le consommateur s'y retrouvera-t-il, entre les orientations européennes et la multitude des labels ? Qui fera l'accréditation de façon simple et lisible ?
Monsieur Mortureux, je vous souhaite beaucoup de chance pour cette fusion : la création de Pôle emploi a montré la difficulté de ce genre d'entreprise.
Si le principe de précaution inscrit dans la Constitution est un bon principe, il est paralysant dans une société faite de risques, d'autant qu'on y met tout et n'importe quoi. Vous devrez donc en permanence trancher des problèmes de société majeurs.
Ainsi la question de la téléphonie mobile préoccupe fort nos concitoyens. Dans ma circonscription, les associations sont très mobilisées, beaucoup de personnes habitant près d'un pylône se disant malades… Or, les politiques se trouvent démunis sur ce genre de sujets – s'agissant par exemple des nanoparticules et des nanosciences, on n'a jamais pu organiser un débat citoyen qui dure plus de trois minutes !
Les pesticides, la santé au travail préoccupent également au plus haut point les politiques. Or, le dialogue à trois – citoyens, politiques et experts – est très difficile, car l'apport des experts est en permanence contesté, alors qu'il devrait être déterminant.
Il est vrai que peu d'experts sont indépendants, me semble-t-il. Les chercheurs, les universitaires le sont a priori mais, pour la téléphonie, beaucoup d'experts sont des personnes qui travaillaient dans ce secteur ou qui s'y sont reconverties. Comment s'assurer de leur indépendance réelle ?
Par ailleurs, avez-vous mesuré l'importance de vos futurs rapports, dont les politiques vont s'emparer pour prendre des décisions ? Vous allez toucher à la vie de nos concitoyens et rendre les choses difficiles pour les politiques s'ils sont trop compliqués.
Alors que les accidents de la route tuent 5 000 à 6 000 personnes par an dans une grande indifférence, le risque chimique, qui a provoqué peu d'accidents en trente ans, est beaucoup plus mal accepté. Cela nous a amenés à élaborer des plans de prévention des risques technologiques, mais aussi à prendre des précautions extrêmes, qui vont jusqu'à déplacer des populations, racheter des maisons et frapper d'exclusion certains périmètres.
S'agissant d'appliquer le principe de précaution, nous nous trouvons souvent face, de plus en plus, à des études totalement contradictoires, et je vous souhaite bien du courage pour dire où doit passer la ligne rouge !
Certains groupes réalisent sur des produits de pseudo-études, qui ne sont autre chose que de la publicité mensongère. En cas d'action en justice, ils en produisent, menées sur des échantillons et selon une méthodologie contestables, et se couvrent même parfois de la caution de médecins qui acceptent de jouer leur jeu. Face à ces pratiques de désinformation de la population, qu'allez-vous faire ?
Conscient de l'importance de notre responsabilité sur ces sujets complexes, j'aborde mon travail avec beaucoup de modestie.
Pour que la parole de l'agence ne soit pas une parole parmi tant d'autres, nous devons fédérer l'ensemble des acteurs – associations de consommateurs, ONG, etc. –, être à leur écoute, dialoguer avec eux, pour qu'ils soient des relais d'opinion dans la société de risques dans laquelle nous vivons. Cette ouverture sur la société est très importante – dans le respect de l'évaluation scientifique des risques, travail qui demande à être mené dans la sérénité et à l'abri de toute pression. Des choses intéressantes ont déjà été faites à cet égard, et devront être développées.
La mission de l'agence est avant tout une mission de prévention et, en cas de crise, de protection. Brandir à tort et à travers le principe constitutionnel de précaution – principe d'action intrinsèquement intéressant – peut lui faire du tort. L'enjeu pour l'agence est d'être capable d'en incarner une application raisonnable et raisonnée, en s'appuyant sur une évaluation objective, scientifique : cela suppose un travail considérable pour, comme je l'ai dit, cerner l'état des connaissances scientifiques mais aussi les incertitudes, pour examiner les différentes options possibles et pour élaborer des recommandations proportionnées.
Parmi les très nombreux sujets sur lesquels nous travaillons, il y en a relativement peu qui mettent en jeu le principe de précaution. Dans la plupart des cas, nous disposons de données suffisamment étayées pour évaluer correctement les risques. Mais, c'est vrai, il est des questions dont nous savons d'emblée qu'elles ne peuvent être résolues en l'état de la littérature scientifique, française et étrangère. Ainsi en est-il pour la téléphonie mobile et pour les nanomatériaux. Cependant, les deux cas sont assez différents et vous noterez en particulier que, dans notre avis sur le premier sujet, nous n'avons pas invoqué le principe de précaution, alors que nous l'avons fait sur le second.
Pour la téléphonie mobile, se pose tout d'abord la question de l'indépendance des experts. Quel est celui d'entre eux qui n'a pas de liens, directs ou indirects, avec des opérateurs ? Quel est le chercheur dont le laboratoire n'a jamais reçu de financement de ces mêmes opérateurs ? Nous pouvons certes faire appel à des universitaires en nombre suffisant, mais même un expert indépendant peut être prisonnier de ses conceptions philosophiques ou de ses préventions contre telle ou telle technologie. C'est pourquoi nous considérons que l'expertise est crédible avant tout dans la mesure où elle est collective, et nous nous appuyons donc sur le consensus des meilleurs chercheurs français et étrangers, qui nous aident à cerner l'état de la science. Cela suppose notamment de faire le tri dans les publications. En effet, même un article paru dans une revue internationale de premier rang, après évaluation par les pairs, n'est pas ipso facto digne de foi et appelle par conséquent un examen critique.
Sur ce fondement, notre conclusion est qu'il n'existe pas actuellement d'étude démontrant un effet des antennes sur la santé, au niveau d'exposition communément enregistré, et que les problèmes viennent plutôt du téléphone lui-même, de son utilisation excessive. Mais, ce n'est pas ce que le public a retenu : personne ne veut des antennes, mais tout le monde veut téléphoner, à tel point qu'on dénombre 1,6 appareil par habitant ! Dans ce cas donc, nos données ne viennent pas à l'appui de la conception commune.
Le cas des nanotechnologies est assez différent. Comme vous, j'ai participé à des réunions, à Lyon, à Rennes ou ailleurs, où l'on ne pouvait pas s'exprimer plus d'un instant et où tout le monde finissait par devoir être évacué par les CRS. Nous avons, ainsi que je l'ai dit, invoqué en la matière le principe de précaution dans la mesure où, si beaucoup de travaux sont conduits sur les utilisations technologiques potentielles, il est loin d'en être de même s'agissant des impacts sanitaires éventuels. C'est cette situation qu'a reconnue l'AFSSA, en posant la question des utilisations à privilégier. Les applications en pharmacie sont bien évidemment essentielles, mais que dire de l'introduction de nanoparticules d'argent dans des chaussettes dites « antibactériennes » ? Au bout de dix lavages, il n'en reste plus rien, tout est parti dans l'environnement ! Nous invitons par conséquent à réfléchir aux usages sur lesquels il convient de mettre l'accent.
Nous faisons donc une utilisation assez rare du principe de précaution, et, à chaque fois, c'est en fonction d'enjeux qui dépassent largement les enjeux sanitaires.
Le bassin de population que je représente est traversé par une ligne à très haute tension, venant de la future centrale de Flamanville. Les élus ont demandé une étude épidémiologique, mais le préfet responsable de l'opération dans la Manche a passé outre. D'où des réactions au demeurant compréhensibles : si, au cours d'une réunion, on dit le moindre mot qui ne va pas dans le sens souhaité, on se fait siffler. Le silence observé à l'égard des populations aboutit à une situation éprouvante…
Il y a quinze jours, l'AFSSET a rendu un avis sur les lignes à très haute tension et sur les champs électromagnétiques d'extrêmement basses fréquences. Nous y avons inclus des recommandations en faveur d'un suivi et d'études épidémiologiques mais, surtout, nous nous y sommes prononcés contre la construction d'établissements accueillant des personnes sensibles à proximité de ces lignes de transport d'électricité.
Le problème est compliqué dans la mesure où les connaissances scientifiques nous font défaut, bien davantage encore que pour la téléphonie mobile, sujet sur lequel il existe tout de même quelques études relatives aux effets du rayonnement sur la vie cellulaire. En revanche, du point de vue épidémiologique, on a établi une très forte corrélation entre proximité de lignes à très haute tension et survenue de certaines leucémies infantiles – mais sans avoir la moindre idée du mécanisme en jeu. D'où notre recommandation, qui procède bien plus du bon sens que du principe de précaution : pourquoi construire une école ou une crèche près de ces lignes ?
Et quand on fixe une distance limite, comment convaincre les gens que, dix mètres en deçà, ils sont en danger et que, dix mètres au-delà, ils ne courent plus aucun risque ? D'autre part, faute de recul, que répondre à ceux qui disent que, comme pour l'amiante, les effets ne se feront sentir que dans trente ans, par une explosion du nombre de cas de cancers du cerveau ?
C'est si vrai que les sociétés de téléphonie mobile nous vendent leurs appareils avec des écouteurs – que bien peu utilisent – en prévision d'actions en justice qui pourraient leur être intentées dans vingt ans !
C'est justement pour prévenir ce reproche de n'avoir pas cherché à savoir qu'on s'est doté d'un système de veille : les agences, avec leur dispositif d'expertise collective, balaient régulièrement l'état des connaissances scientifiques et réagissent dès que surviennent des éléments nouveaux. Cependant, à cet égard, nous sommes confrontés à une difficulté due au grand nombre de publications, toujours susceptibles d'avoir un retentissement médiatique : il nous faut du temps pour les analyser de façon rigoureuse et nous ne pouvons en permanence modifier notre position, lorsqu'elle a été arrêtée au terme d'un état des lieux suffisamment complet, suivi d'une réflexion approfondie. Notre utilité, c'est de pouvoir faire référence sur des sujets controversés, et ce temps long entre souvent en conflit avec celui des médias…
De surcroît, les études se contredisent fréquemment : dans la même année, l'une peut mettre en avant les méfaits du vin, une autre ses vertus. Pour être compétent scientifiquement, un expert n'en est pas moins homme ! Allez-vous pouvoir faire le tri ?
Les propos tenus lors du journal de vingt heures peuvent avoir des répercussions économiques effroyables. Il vous faut donc pouvoir y répondre en quelques heures…
C'est en général impossible. Cela demande de disposer des études en cause, de prendre le temps de les analyser. Or, les experts consultés peuvent avoir un avis différent sur la même étude. D'autre part, spécialement en matière de santé et d'environnement, l'évaluation des risques est très complexe : souvent, pris un à un, ces risques sont extrêmement faibles, mais s'ils concernent l'ensemble de la population, ils peuvent avoir un impact sanitaire très important – c'est typiquement le cas de la téléphonie mobile. Les experts se battent en comparant les réactions de leurs rats respectifs. Or, selon les hypothèses retenues, on peut arriver à des risques cumulés considérables ou à un risque nul. C'est ainsi qu'on attend depuis trois ans le résultat de la grande étude épidémiologique « Interphone », menée dans le cadre du Centre international de recherche sur le cancer : les meilleurs experts d'Europe ne s'accordent pas sur des conclusions, parce qu'ils ne s'accordent pas sur les facteurs de risques.
De telles situations sont catastrophiques. Dans ma région, les « Robins des toits » soutiennent que, si la publication des études sur les antennes relais est sans cesse reportée, c'est qu'on fait pression sur les chercheurs pour qu'ils taisent leurs conclusions. Ils détournent ainsi à leur profit les difficultés rencontrées par les experts pour parvenir à un consensus.
Il est vrai, en revanche, que, sur certains sujets, nous avons beaucoup de mal à mobiliser ces mêmes experts. Déjà, ils ne sont pas si nombreux : moins de deux cents pour la téléphonie mobile, et la situation est la même pour l'amiante et les éthers de glycol. Or, outre que l'expertise publique est mal reconnue et ne donne pas forcément lieu à des publications dans de grandes revues internationales, s'exercent sur eux des pressions inimaginables. Ils s'en trouvent tétanisés !
Sans compter le risque pénal si leur responsabilité est mise en jeu. J'ai moi-même été entendu hier par deux capitaines de gendarmerie, en tant que président du conseil d'administration de l'hôpital, parce qu'un médecin avait écrit au procureur de la République que le manque de personnel mettait la vie de ses patients en danger. J'ai fait observer que l'effectif des médecins avait été porté de 36 à 50 en six ans et fait valoir l'effet des 35 heures… Quoi qu'il en soit, ce médecin, pour se prémunir contre une éventuelle plainte de patients, s'est retourné contre le conseil d'administration. Jusqu'où va mener cette peur ?
Beaucoup d'experts évitent de se prononcer par crainte de recours juridiques ou de demandes de réparations.
D'autres appliquent la doctrine selon laquelle il vaut mieux se tromper tous ensemble que d'avoir raison tout seul…
C'est pourquoi j'ai insisté sur la nécessité de règles de déontologie, individuelles et collectives, et nous avons aussi le souci de protéger nos experts contre les risques que vous évoquez. Mais, la parfaite indépendance étant en ce domaine une utopie, l'expertise doit être contradictoire et collective, quitte à ce qu'elle prenne plus de temps : c'est, comme je l'ai expliqué, une exigence fondamentale pour l'agence.
J'en reviens à la proposition de loi de Mme Valérie Boyer et de cinquante de ses collègues, visant à instaurer un label PNNS – programme national nutrition santé – pour les produits alimentaires. L'ingénieur agronome que je suis se demande si une telle disposition est réaliste, compte tenu de la multitude des productions de l'industrie agroalimentaire, pour ne pas parler des produits frais. Qu'en pense le responsable de l'ex-AFSSA ?
Je me garderai bien de commenter la proposition de loi elle-même, mais il me semble qu'il faudrait commencer par faire le ménage dans toutes les informations dispensées aux consommateurs. L'AFSSA a énormément travaillé sur les allégations de santé, émettant dans 80 % des cas un avis défavorable dans la mesure où elles ne reposaient sur aucun fondement scientifique. Désormais, la responsabilité du sujet incombe à l'Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA), qui a déjà rendu un certain nombre d'avis et de décisions. Mais, le travail est loin d'être fini.
Qu'il se fasse au niveau européen est une bonne chose, mais beaucoup peut être fait aussi – et a déjà été fait – par le biais de la réglementation de l'étiquetage. D'autre part, sous l'impulsion de l'Observatoire de la qualité de l'alimentation (OQALI), et dans le cadre du Programme national nutrition santé, des industriels se sont engagés à améliorer la qualité nutritionnelle de certains produits.
Il est toutefois gênant que l'on ait reconnu, pour seize produits, des progrès qui étaient souvent dus à ce qu'on partait de très bas, alors que, pour d'autres, de telles améliorations sont impossibles. Le consommateur risque de s'y perdre.
Certaines publicités vantent des aliments censés réduire l'hypercholestérolémie, par exemple, ou mettent en avant la présence d'oligo-éléments, alors qu'on sait qu'ils n'apportent rien sur le fond. L'AFSSA surveillait-elle ces pratiques ? Et que va faire la nouvelle agence ?
La réglementation de l'étiquetage ou des allégations ne peut suffire à lutter contre l'obésité, par exemple : il y faut une politique globale. L'agence a toujours refusé de parler de bons ou mauvais aliments, préférant mettre l'accent sur les régimes ou les modes d'alimentation.
Les chartes PNNS visent moins à valoriser un produit qu'une démarche d'entreprise et, à cet égard, le deuxième programme a marqué un progrès par rapport au premier dans la mesure précisément où il tendait à favoriser et à reconnaître l'implication, la démarche de progrès des entreprises, ainsi autorisées à en faire un élément publicitaire.
En ce qui concerne les allégations, notre travail a d'abord consisté à évaluer le fondement scientifique des effets physiologiques allégués, ce qui nous a conduits à en condamner beaucoup – tels produits étaient censés renforcer les os, prévenir la douleur,…
Il y en a. Nous avons transmis les résultats de cet énorme travail au niveau communautaire, où sont regroupées toutes ces évaluations et recensées les allégations.
En second lieu, nous avons évalué la pertinence de l'aliment vecteur utilisé : ainsi, introduire de la vitamine C dans une sucette n'est pas forcément ce qu'on peut faire de mieux !
Nous avons également cherché à mesurer la conformité de ces produits aux besoins physiologiques de la population française. Pour nous, à de nombreux égards, il n'existe pas de carences. Tout au plus peut-on constater des besoins de supplémentation : en folates chez les femmes en âge de procréer, en fer chez les jeunes filles,…
Enfin, nous nous sommes intéressés à la compréhension que les consommateurs pouvaient avoir de ces affirmations.
Tout ce travail devrait aider à « faire le ménage » dans ces allégations proliférantes.
Pour essayer de combattre les peurs alimentaires, on peut aussi faire valoir qu'en quarante ans, nous avons gagné dix ans d'espérance de vie. On le doit pour beaucoup aux progrès de l'alimentation.
Il doit être clair que cette question des allégations n'est plus de la responsabilité de l'AFSSA et ne sera pas davantage demain de la responsabilité de la nouvelle agence : elle est désormais traitée au niveau européen.
Nous craignions que les produits laitiers ne soient mis à l'index. Or, comme le montrent les dernières études, les lipides ne sont pas aussi néfastes qu'on le disait il y a quelques mois encore…
Quand nous travaillions sur les aliments vecteurs, nous avons toujours refusé de désigner de bons et de mauvais aliments, et souligné qu'il ne fallait pas faire dire à nos avis autre chose que ce pour quoi ils avaient été élaborés – à savoir évaluer la pertinence des allégations, complémentations et supplémentations. Il n'y a pas à stigmatiser tel ou tel produit : tout est question de régime, de mode de vie – et, par exemple, les besoins d'un garçon en pleine croissance ne sont pas ceux d'un adulte sédentaire.
Des études scientifiques assez poussées nous ont conduits à réviser notre position sur les acides gras, dans l'hypothèse d'un apport nutritionnel équilibré et adapté aux besoins physiologiques de chacun. Il ne faudrait pas que, comme aux États-Unis, la réduction de la part des acides gras se solde par un accroissement de celle des glucides. Il faut donc trouver le juste équilibre. Diaboliser un élément n'a pas de sens : nous avons besoin de certains acides gras, qu'on trouve dans les poissons ou des produits laitiers.
Nous sommes en droit d'attendre de vous que vous combattiez des publicités abusives, qui égarent le consommateur. Le groupe Danone a bien renoncé à ses allégations santé formulées sur son produit Actimel, de crainte d'être rappelé à l'ordre par l'agence européenne. Si les entreprises savent que leurs allégations peuvent être contrées par votre agence, peut-être seront-elles plus prudentes !
Certaines, qui prétendaient réduire la morbidité, vont maintenant jusqu'à prétendre réduire la mortalité !
La mission de l'agence est surtout de protéger les personnes. Les publicités mensongères relèvent d'abord de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, étant entendu que, pour étayer sa décision, l'administration peut nous demander une évaluation scientifique.
Le ministère de l'agriculture et de l'alimentation est-il suffisamment indépendant pour exercer, en liaison avec le ministère de la santé, une mission de protection des consommateurs, comme le propose un projet de loi à venir ? En d'autres termes, peut-il être juge et partie ?
La protection des consommateurs exige une police, des contrôles, mais passe aussi par des incitations. Même un ministère voué à soutenir le secteur agroalimentaire peut jouer un rôle à cet égard, en liaison avec les autres ministères.
D'autant qu'au niveau des territoires, l'administration est maintenant organisée sur un mode interministériel !
Je vous remercie de ces contributions, qui nous aideront à nous tenir sur la ligne de crête où se concilient compétitivité et sécurité alimentaire.
La séance est levée à dix-huit heures quinze.