Audition de M. Luc Vigneron, président-directeur général du groupe Thales
La séance est ouverte à dix-sept heures quarante.
Nous avons le plaisir d'accueillir M. Luc Vigneron, qui a été nommé le 19 mai au poste de président-directeur général de Thales. Cette entreprise a connu plusieurs mois de difficultés et de conflits larvés entre l'ancienne direction et le nouvel actionnaire privé de référence, Dassault Aviation. Il serait souhaitable que l'équipe des cadres dirigeants soit désormais stabilisée.
Au-delà des questions de gouvernance, nous souhaiterions, monsieur Vigneron, que vous nous indiquiez ce que vous escomptez du rapprochement entre Dassault et Thales, et quelles perspectives s'offrent à l'international. Quelle est aujourd'hui l'ambiance dans l'entreprise et comment prévoyez-vous de restructurer les équipes ?
Je tiens à préciser d'emblée qu'ayant en tout et pour tout cinq semaines d'ancienneté dans le groupe, dont une semaine mobilisée par le salon du Bourget, je suis loin d'en avoir une connaissance exhaustive et que je ne serai donc certainement pas en mesure de répondre aujourd'hui à toutes vos questions.
Avec un chiffre d'affaires de 12,7 milliards d'euros, un effectif de 68 000 personnes et une présence dans 50 pays, Thales est l'un des grands groupes français et des leaders mondiaux des systèmes électroniques. Il est présent sur trois marchés principaux : la défense, qui compte pour la moitié de son chiffre d'affaires, l'aéronautique et l'espace, qui en représentent un quart, et, pour le dernier quart, la sécurité – notamment la sécurité civile, la sécurité des transports terrestres ou celle des réseaux de communication.
Thales est à la fois un équipementier, avec des activités telles que la radio tactique dans le domaine militaire ou l'avionique militaire et civile, et un grand systémier. Je découvre ainsi que le groupe est très présent sur le marché des très grands logiciels. Ainsi, Thales Raytheon Systems, la joint-venture conclue avec les Américains, développe actuellement le futur système de contrôle du trafic aérien militaire de l'OTAN, l'« Air Command and Control System Level of Capability », ou ACCS LOC 1, dont certains logiciels comptent près de 13 millions de lignes de code, ce qui les place parmi les plus gros logiciels développés par des sociétés.
Le spectre de métiers de Thales est donc très large, avec l'électronique – hardware ou software – pour dénominateur commun.
De par son histoire, le groupe est également très international, la moitié de ses effectifs étant situés à l'étranger, avec plus de 8 000 personnes en Grande-Bretagne, 4 500 en Allemagne, 3 600 en Australie – où Thales est l'un des deux grands industriels de défense –, plus de 2 600 en Italie et environ 2 000 respectivement aux Pays-Bas, en Espagne et aux États-Unis.
Il s'agit enfin d'un groupe très technologique, qui investit près de 20 % de son chiffre d'affaires en recherche et développement et dont le personnel est composé pour près de 60 % d'ingénieurs et de cadres, dont 25 000 ingénieurs dans la recherche & développement, parmi lesquels 10 000 ingénieurs logiciels. Ces chiffres m'ont frappé dès mon arrivée : à côté des produits, la structure humaine du groupe est un actif formidable.
Par ailleurs, l'actionnariat de l'entreprise a évolué, le groupe Dassault remplaçant Alcatel-Lucent dans le rôle d'actionnaire industriel au sein du pacte qui contrôle le groupe Thales. L'État et Dassault détiennent 53 % du capital de ce groupe, 27 % pour l'État et près de 26 % pour Dassault. En outre, l'État bénéficiant de droits de vote doubles, le pacte dispose donc de 60 % des droits.
Du point de vue de Thales, cette évolution est de nature non seulement à souder davantage des alliances stratégiques entre les deux groupes sur des programmes communs, comme celui du Rafale, mais aussi à ouvrir la voie vers des recherches de coopération et d'optimisation des relations dans des domaines plus nouveaux, comme celui des drones. En effet, Dassault et Thales souhaitent faire valoir dans l'avenir leurs compétences en matière de systèmes de mission dans ces nouvelles technologies, qu'il s'agisse des systèmes de préparation de missions pour avions militaires ou des simulateurs d'avions militaires. Dassault est également présent dans l'aéronautique civile avec son activité d'avions d'affaires, qui représente plus de la moitié de son chiffre d'affaires, et Thales dans l'avionique pour avions civils, y compris d'affaires. Il y a donc matière à des réflexions communes permettant à chacune des deux parties d'optimiser ses propres produits et j'ai grande confiance dans le potentiel d'appui réciproque que possèdent les deux sociétés.
Le management semble désormais stabilisé et l'entreprise est en bonne santé. Cependant, des progrès sont toujours possibles et tout manager doit d'ailleurs se demander en permanence si le mode de management est en phase avec l'évolution des marchés. Pour ma part, je me pose des questions et associe mon équipe à cette réflexion, dans la perspective d'avoir fait le tour de la question d'ici à la fin de l'année. De même, je n'ai pas de consignes particulières en matière de stratégie et m'inscris naturellement dans la continuité de celle de mon prédécesseur – sous réserve bien sûr des remises en cause qui pourraient être rendues nécessaires par l'environnement. Là encore, je me suis donné jusqu'à la fin de l'année pour apprécier ce qu'il convient de faire.
Certains sujets sont déjà sur la table et seront étudiés dans les prochains mois, comme l'éventuelle montée en puissance de Thales au capital de DCNS ou d'éventuelles discussions avec Safran en vue d'ajuster les frontières entre des activités relevant d'un même domaine.
Pour ce qui est des perspectives à l'international, la défense – qui représente, je le rappelle, 50 % du chiffre d'affaires du groupe – semble présenter une dynamique favorable par contraste avec l'aéronautique civile ou d'autres services à l'industrie, où les effets de la crise se font sentir. Cette dynamique est sensible en France grâce à la loi de programmation militaire et au plan de relance, ainsi qu'à l'ampleur des engagements pris sur des programmes majeurs. Elle est également sensible à l'exportation, où se manifeste assez nettement l'effet d'entraînement, résultant de l'appui apporté par le Gouvernement. De grands prospects ont été identifiés, mais ils restent à conclure – ce qui rend délicat de les évoquer plus en détail ce soir.
Avez-vous observé des retombées positives du salon du Bourget ? Par ailleurs, la crise financière a-t-elle une incidence sur la vente des simulateurs, domaine dans lequel Thales possède une compétence reconnue ?
Le salon du Bourget, qui a été pour moi une formidable occasion d'entrer dans le vif du sujet et de rencontrer de nombreux partenaires et de nombreux clients, n'a pas donné lieu à des annonces de commandes pour Thales, à la différence de ce qu'ont connu les avionneurs. Au demeurant, lorsqu'Airbus annonce des commandes, nous sommes à bord avec notre avionique et nos équipements. Thales a toutefois établi d'importantes coopérations avec d'autres industriels, susceptibles de se traduire dans l'avenir par des contrats. En effet, dans le contexte de l'évolution de l'offre en matière d'avions, notamment d'avions de transport régional, Thales s'est fort intelligemment positionné par rapport aux nouveaux acteurs et entend accompagner leur croissance le jour où les ventes redécolleront. Ces investissements, sans doute coûteux – car les investissements réalisés dans l'aéronautique civile sont au risque de l'équipementier – me semblent porteurs d'avenir.
Pour ce qui est des perspectives d'exportation dans le domaine de la défense, des délégations étrangères de haut niveau ont visité le stand de Thales et se sont intéressées à nos systèmes de défense, ce qui permet de concevoir un certain optimisme sur le fond, sans qu'il soit possible de se prononcer sur le rythme de réalisation des affaires. Il est très gratifiant que le groupe Thales soit perçu comme un acteur qui se situe au premier rang de la technologie dans ce domaine.
Quant à la crise, nous la ressentons bien évidemment, car les compagnies aériennes font effectuer à leurs pilotes moins d'heures de simulation, ce qui se traduit par un ralentissement des ventes de simulateurs civils. En revanche, l'activité dans le domaine des simulateurs militaires reste inchangée.
Si, comme vous l'avez indiqué, les résultats du groupe dont vous venez de prendre la présidence sont excellents et si vous prévoyez de vous inscrire dans la continuité de l'action de votre prédécesseur, pourquoi, selon vous, ce dernier a-t-il été remplacé ?
Par ailleurs, quelle sera la stratégie de Thales vis-à-vis de DCNS – pour l'avenir de laquelle une société commune, DCNS-Thales, joue un rôle stratégique très important ?
Les résultats de Thales sont bons. Cependant, les notes des analystes financiers ont toujours souligné que, par rapport à ses pairs européens ou anglo-saxons, le groupe présentait des gisements de progrès en terme de rentabilité. Du reste, des marges de progrès existent dans toute organisation et l'expérience prouve que, lorsque l'on cesse d'essayer d'avancer, on recule. Je précise en outre que je n'ai pas de préjugés en la matière, car ce n'est qu'avec le processus d'élaboration des budgets de l'année prochaine que je pourrai juger des objectifs, dans un contexte qui sera sans doute plus difficile pour certaines activités.
Quant aux raisons qui ont motivé mon arrivée, ce n'est pas à moi qu'il faut poser cette question, mais aux actionnaires. On m'a demandé de venir, je suis venu et je fais mon travail.
Les relations avec DCNS s'inscrivent elles aussi dans la continuité, car l'entrée de Thales au capital de cette entreprise n'est pas récente. J'ai ainsi pu constater hier encore, dans les bureaux de DCNS, un bon climat de coopération entre les équipes des deux entreprises, dans le cadre de l'accord industriel et commercial qui les lie.
Thales, actionnaire de DCNS, bénéficie depuis le mois de mars d'une option lui permettant de monter au capital de cette entreprise pour 10 % supplémentaires dans des conditions prédéterminées. L'équipe de direction de Thales et son conseil d'administration doivent désormais se prononcer sur la suite à donner à cette option, valable pendant trois ans.
Il s'agit d'une stratégie de coopération à double sens. Thales est un grand équipementier, qui fabrique notamment des radars et autres équipements. En Hollande, par exemple, nos équipes techniques s'efforcent de concevoir des mâts intégrés assurant une plus grande furtivité aux navires de surface en réunissant dans la « peau » d'un cône effilé les fonctions radar des nombreuses antennes qui hérissent habituellement ce type de bâtiments. C'est là un exemple concret d'échange : les ingénieurs de Thales proposent à ceux des bureaux d'études de DCNS d'intégrer une technologie dans leur plate-forme. L'association de DCNS, acteur de tout premier plan sur le marché mondial des systèmes de défense, dans le domaine notamment des sous-marins et des frégates, à notre réflexion stratégique contribue à l'évolution de nos équipements de mission. Il en est ainsi des sonars pour lesquels Thales est leader mondial en dehors des États-Unis. Nos échanges de savoirs et d'expertise sont porteurs, à terme, d'enrichissement mutuel avec DCNS. Dans ces métiers très technologiques, l'industriel qui voit avec six mois ou un an d'avance une évolution technologique peut faire la différence, quelques années plus tard, auprès des clients.
À Versailles, le Président de la République a annoncé le lancement d'un grand emprunt qui, selon lui et le Premier ministre, devrait être essentiellement consacré aux technologies d'avenir. Comment un groupe qui emploie 34 000 personnes en France et consacre 20 % de son chiffre d'affaires à la recherche & développement réagit-il à la perspective de cet emprunt, dont le montant n'est pas fixé, mais qui pourrait être de l'ordre de 50 milliards d'euros pour un deuxième plan de relance ? Dans quels domaines particuliers de ces technologies du futur pensez-vous être en mesure d'aller de l'avant ?
Par ailleurs, Thales a beaucoup travaillé en Grande-Bretagne sur le projet de deuxième porte-avions et sur les porte-avions britanniques. Le projet de porte-avions français marquant le pas, quelles sont les perspectives de réalisation des porte-avions anglais ou de synergies permettant de ne rien perdre du travail accompli ?
Nos équipes britanniques sont associées au projet de porte-avions britanniques, notamment pour ce qui touche aux systèmes de mission et à la liaison entre l'avion et le navire. Ce sont là des « lots de travaux » très intéressants et cette percée des équipes britanniques de Thales est une forme de diversification vers de nouveaux marchés. Quant aux retombées pour le deuxième porte-avions, je ne suis pas en mesure de vous répondre très précisément aujourd'hui.
La question des retombées possibles des financements complémentaires que permettrait le projet d'emprunt gouvernemental est encore nouvelle et nous y réfléchirons le moment venu. Une chose est certaine : la technologie est au coeur de notre groupe, ce qui suppose des travaux de recherche & développement pour préparer le futur. Les radars, par exemple, dont vous avez pu voir au Bourget quelques présentations, comme le Ground Master 400, ou GM 400, qui assure 400 kilomètres de vision, ou le GM 1000, qui couvre 1 000 kilomètres, situent le groupe Thales, en matière de radars à longue portée, à un niveau d'excellence, hors États-Unis. Ils assurent à notre pays la capacité de pouvoir proposer assez vite une offre de défense antimissile sur le théâtre d'opérations, comparable à celle que propose – unilatéralement aujourd'hui, faute d'offre concurrente – l'industrie américaine. La poursuite du tempo de développement de ces produits, notamment du GM 1000, ne figure pas dans la loi de programmation militaire actuelle.
J'ignore si les décisions du Gouvernement permettront de faire avancer certains de ces projets, mais Thales sera bien évidemment une force de proposition dans le domaine de la Recherche & Développement. Il s'agit bien, à plus long terme, non seulement de donner à nos forces ce qui se fait de mieux, mais aussi de maximiser la démultiplication des ventes à l'exportation.
De fait, les pays qui cherchent des systèmes de défense aérienne – clients traditionnels de Thales, dont ses radars ont toujours fait un grand de la défense aérienne – s'intéressent de plus en plus à la défense contre les missiles balistiques, de telle sorte que l'industriel ou le consortium d'industriels qui sera capable d'apporter cet élément du système global de défense bénéficiera d'un élément de différenciation qui pourrait lui permettre de remporter aussi le marché de l'ensemble de la défense aérienne du pays. Cette dimension prend une importance croissante pour Thales, qui est très exportateur sur les systèmes de défense aérienne.
Comment situez-vous Thales par rapport à ses concurrents en matière de recherche & développement ? Où sont ses points forts, où sont ses points faibles ?
Au-delà de la question de l'emprunt annoncé par le Président de la République, quelle conception avez-vous du rôle de l'État dans la R&D ? Quelles conclusions avez-vous tiré de votre expérience à Nexter ?
Quel est le point de vue de Thales sur le projet d'Airbus A400M ?
Quelle est la stratégie du groupe dans le domaine spatial ? Quelle est sa position par rapport à d'autres acteurs, notamment EADS Astrium ?
S'agissant de la position de Thales par rapport à ses concurrents en R&D, je sollicite une fois de plus votre indulgence car ma connaissance de la concurrence est encore imparfaite. Je puis néanmoins témoigner que, dans des métiers tels que les communications tactiques, le spatial, l'avionique civile et militaire – le radar à antenne active du Rafale, par exemple –, les ingénieurs de Thales ne m'ont rapporté aucun décalage significatif par rapport à l'offre concurrente. J'ai le sentiment que notre offre est largement à niveau sur le plan technologique.
Il y a bien sûr des exceptions. Toute société a ses points forts et ses points faibles et nous devrons fournir des efforts plus importants en matière de R&D dans certains domaines pour ne pas nous laisser distancer. Il ne faut de toute façon pas ralentir le tempo car, dans ce cas, les concurrents vous dépassent. La vitesse du progrès technologique est impressionnante. Il suffit, pour s'en persuader, de comparer les drones actuels et ceux conçus il y a deux ans.
Le rôle de l'État dans la R&D est absolument essentiel dans ces métiers où le risque technologique est important. Nous le disons au gouvernement français, mais aussi aux gouvernements britannique ou néerlandais notamment : le groupe est dual – axé pour moitié sur la défense et pour moitié sur le civil – et il s'emploie régulièrement à se mettre en situation de win-win avec son client pour la défense. Il est des cas où une dépense amont dans la R&D supportée par le gouvernement local est nécessaire, car les technologies civiles ne sont pas en mesure de répondre aux défis technologiques exigés par les militaires. Outre l'effet démultiplicateur sur les exportations militaires, on obtient assez souvent des retombées civiles, notamment en matière électronique. En sens inverse, les métiers civils de Thales permettent d'intéresser le client militaire. Ainsi, Thales a des pris des positions très intéressantes dans le domaine de la navigation inertielle pour les avions civils, en particulier l'A350. La nouveauté de notre approche technologique a attiré l'attention de notre client DGA en France pour d'éventuelles applications militaires.
J'y insiste, le rôle de l'État est fondamental et une entreprise duale est particulièrement intéressante puisqu'elle offre toujours la perspective de bénéficier, pour un euro mis dans la R&D, d'un autre euro récupéré pour une autre activité ou sous forme de « retour à l'envoyeur ».
La question de l'A400M est difficile pour Thales comme pour beaucoup d'autres sous-traitants. Nous sommes un contributeur important de ce programme puisque nous fournissons treize équipements, dont le logiciel Flight management system qui ne comporte pas moins de 3 millions de lignes de code. On constate un dépassement significatif des coûts sur ce programme ; c'est pourquoi Thales a dû intégrer des provisions dans les comptes de l'an dernier. J'ai donc décidé de faire la part des choses entre les problèmes de surcoûts et les problèmes opérationnels. Nous souhaitons un bon déroulement opérationnel et ne voulons à aucun moment gêner le programme ! Au demeurant, notre logiciel ne saurait constituer un handicap puisqu'il est déjà en état pour assurer le premier vol de l'appareil. Pour ce qui est des surcoûts, nous engageons une discussion avec EADS pour examiner comment nous pouvons avancer dans le respect des intérêts des parties sur ce programme économiquement difficile.
En matière spatiale, l'existence de deux grands acteurs européens est un résultat de l'histoire. Je ne saurais me prononcer sur l'évolution potentielle de cette situation, me bornant à noter que mon prédécesseur vous disait, il y a quelques années, que l'appréciation dont elle faisait l'objet variait selon les clients : certains tenaient fortement à ce qu'il y ait deux fournisseurs européens, d'autres étaient plus ouverts à d'autres solutions. Je n'ai pas d'avis sur la question.
Je remarque seulement – et fais remarquer à la DGA – que l'ensemble Thales Alenia Space est un exemple très réussi de coopération franco-italienne. Ce tandem me paraît très bien placé de par ses compétences et les possibilités d'extension de l'activité vers l'Italie, notamment au cas où le ministère de la défense souhaiterait « externaliser » le programme Syracuse. D'une certaine manière, l'industrie française – mais il s'agit, cette fois-ci, de « l'autre » industriel – a réussi une coopération franco-britannique avec Paradigm ; concernant l'axe franco-italien, le projet transalpin Sicral 2 offre l'occasion d'une nouvelle coopération binationale avec des retours pour l'industrie française.
Thales a connu des changements capitalistiques importants, avec la venue, entre autres, de Dassault, qui faisait suite à des regroupements avec DCNS ainsi qu'avec les chantiers de Saint-Nazaire. D'où ma question : quelle est la stratégie industrielle de votre groupe au niveau européen ? Les changements intervenus laissent deviner une volonté de recomposition à ce niveau, voire au niveau mondial.
D'autre part, qu'entendez-vous par « marges de progrès » en termes de « profitabilité » ? Cela signifie-t-il que vous envisagez des suppressions d'emplois ?
Concernant votre première question, mon sentiment est qu'il y a encore à faire quant au développement de Thales dans d'autres pays européens, soit à partir d'implantations existantes, soit au moyen de coopérations. Thales Alenia Space en est une illustration. À ce stade, la stratégie européenne que j'envisage pour l'entreprise privilégie la croissance interne. Je n'arrive avec aucune idée préconçue d'approche top-down. En matière navale, notamment, j'attends de mieux connaître DCNS, qui devra décider elle-même de sa stratégie avec son actionnaire majoritaire, avant de me faire ma propre opinion.
La stratégie de croissance a bien réussi à Thales dans certains pays. Voyez la Grande-Bretagne : partant d'une position prise dans les radiocommunications – avec l'achat de l'entreprise Racal – les mêmes équipes travaillent par exemple dix ans plus tard sur une partie des deux porte-avions CVF. C'est bien la preuve qu'avec du temps, de la patience et beaucoup de respect du client, on peut développer des parts de marché même si l'on ne bat pas pavillon national.
Pour ce qui est de la marge de profitabilité, les chiffres, je le répète, sont le résultat d'un lent processus de construction. Ma remarque tient seulement à la lecture de notes d'analystes financiers. Le groupe Thales étant coté, il est important de répondre à ces interrogations, soit en admettant que nous pouvons faire mieux, soit en faisant valoir que, dans certains domaines, nous sommes limités par le contexte du marché.
Je n'ai pas non plus de réponse a priori à la question d'éventuelles suppressions d'emplois. Le personnel est évidemment un paramètre essentiel, mais qui doit être combiné avec trois autres. Le problème est toujours de trouver le meilleur compromis à moyen et long terme entre l'intérêt de l'entreprise en tant qu'organe dont on doit assurer la pérennité, celui du personnel qui constitue cette entité – intérêt en général de plus court terme –, celui des clients et celui de l'actionnaire. C'est la recherche permanente de ce compromis, jamais facile à trouver, qui sous-tend les décisions industrielles.
On oppose souvent les logiques industrielles et les logiques financières dans le management des grandes entreprises. Ces dernières années, on a ainsi reproché à celles-ci de privilégier les profits à court ou à moyen terme au détriment de la vision industrielle. Pour nombre d'experts, la brillante réussite du groupe Thales résulte précisément d'une vraie stratégie industrielle et de la part considérable que tient la R&D.
De votre propos, il ressort que votre seule réserve concerne la profitabilité de l'entreprise. Mais l'arbitrage ne doit-il pas justement intervenir entre la profitabilité de l'entreprise et la poursuite de la construction d'une stratégie industrielle, bref, entre une logique de long terme et une logique de court terme ?
C'est l'éternel débat. Mon expérience m'a appris que l'on peut, à moyen et à long terme, faire cohabiter les deux logiques. Il n'y a opposition que lorsque l'on raisonne à très court terme. Beaucoup de sociétés internationales réussissent très bien à concilier un effort significatif de préparation de l'avenir avec des niveaux de profitabilité satisfaisants.
Thales est un acteur industriel de la défense très important, mais aussi un acteur économique à part entière dans nombre de territoires français. Or vous avez estimé que, si les 50 % d'activité militaire connaissaient une évolution satisfaisante, les 50 % d'activité civile étaient plus touchés par la conjoncture actuelle. L'entreprise est-elle à même de procéder à des transferts de charge entre les différents secteurs ? Elle recrute beaucoup d'ingénieurs, mais aussi de techniciens. Ces derniers ne sont pas forcément faciles à trouver et à former. Comment envisagez-vous le maintien de l'outil et de ses compétences ?
La partie de l'activité civile touchée par la crise est l'aéronautique civile, soit environ 10 % de notre chiffre d'affaires. Pour 10 % autres, on sent un ralentissement pour les systèmes de supervision dans le domaine du pétrole et de diverses industries. Les opérateurs de satellites civils pour lesquels nous travaillons ont également des difficultés à trouver des financements, ce qui a pour effet de décaler les projets dans le temps. Les 30 % restants – transports ferroviaires, commandes des collectivités locales, etc. – ne sont pas touchés. Au total, nous considérons donc que 20 % environ de notre chiffre d'affaires est actuellement dans une dynamique moins porteuse.
Si nous en venons à être confrontés à des problèmes de charge ici ou là, nous étudierons bien entendu la possibilité de faire jouer l'entraide, à condition que les métiers correspondent. Certains secteurs peuvent connaître une surchauffe, d'autres une sous-charge ; si des rééquilibrages sont possibles, il va de soi que nous les ferons.
Il faut, dites-vous, concilier l'intérêt de l'entreprise, celui des salariés, celui des clients et celui des actionnaires. Dans vos relations avec votre actionnaire principal, l'État, avez-vous des discussions au sujet du maintien ou du développement de l'emploi dans les sites où l'entreprise est implantée ?
C'est au conseil d'administration de l'entreprise de s'exprimer sur ces sujets à des moments particuliers, notamment lors de l'élaboration du budget, au mois de janvier. En cours d'année, ces questions ne sont pas posées, sauf problème particulier : j'assume mes responsabilités de gestionnaire de l'entreprise. J'ajoute que, l'entreprise étant cotée, les débats du conseil d'administration ne sont pas forcément portés ensuite sur la place publique.
La séance est levée à dix-huit heures trente-cinq.