La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l'audition de M. Jacques Arènes, psychologue et psychanalyste.
L'audition débute à seize heures quinze.
Je vous remercie d'avoir accepté de nous rencontrer pour traiter d'un sujet difficile, qui a parfois été abordé de manière par trop superficielle. Je veux parler de la question du genre. Si j'estime pour ma part que la présentation des théories du genre par l'Éducation nationale avait plutôt sa place dans un cours de philosophie – ce qui aurait permis à la réflexion de se nourrir de tous les courants existants –, il nous est apparu que la Délégation aux droits des femmes devait plus généralement se faire une opinion sur ces théories. A cet égard, nous nous sommes aperçus à la lecture des premiers éléments de notre rapport, que nous ne disposions pas de contre-avis. Nous avons donc souhaité vous recevoir aujourd'hui, afin de faire une place à toutes les opinions.
Psychanalyste, vous êtes également chrétien, et vous avez réfléchi sur cette question au sein de la Conférence des évêques de France. Je souhaiterais notamment que vous nous expliquiez la position de la psychanalyse qui, contrairement aux études de genre, postule en effet l'existence d'invariants dans la psychologie humaine, lesquels ne relèveraient pas d'une construction de l'histoire et de la société.
La question du genre fait désormais partie du paysage. Or elle est trop souvent simplifiée. Il est donc important d'en connaître les tenants et les aboutissants, mais aussi la complexité, car elle constitue en fait un continuum. J'estime pour ma part que s'il y a du bon dans ces théories, certains de leurs aspects doivent être questionnés. N'attendez cependant pas que je défende un point de vue « contre » les théories du genre. Cela n'aurait pas de sens : il y a dans ces théories des éléments qui font partie de l'évolution historique et du positionnement du monde occidental tel que nous le connaissons aujourd'hui.
En tant que psychanalyste, ma position est également complexe. En effet, il n'y a pas une psychanalyse, mais des psychanalyses. Si certains psychanalystes ont une approche « traditionnelle » des théories du genre, d'autres les adoptent sans réserve, jusque dans leurs éléments les plus contemporains. Il y a des psychanalystes butleriens. Il existe aujourd'hui, même en psychanalyse, toute une filiation qui se réclame plus ou moins de la french theory et de Butler. Bref, il n'y a pas – ou plus – d'homogénéité du monde analytique sur ces questions.
Une partie de ce monde évite soigneusement de prendre position. Certains osent – et il y faut un certain courage – défendre un point de vue plutôt traditionnel. D'autres, enfin, s'inscrivent nettement dans la ligne butlerienne. Cela a des implications profondes, dans la mesure où ce n'est pas seulement la question d'une différence des sexes qui est en jeu, mais une vision du sujet. Celle des butleriens s'inscrit plutôt dans la filiation de Foucault : le sujet n'est pas structuré par le manque, mais par une sorte de positivité – le désir n'est que positif. Il s'agit donc d'un vrai débat pour la psychanalyse. Pour toute une partie de la psychanalyse, notamment la psychanalyse lacanienne, l'être humain est structuré par le manque, et en particulier par la différence des sexes. Mais une autre partie a désormais un point de vue différent.
Les sciences humaines sont des sciences dites molles : on ne peut prendre parti dans ce domaine, même si l'on a un désir de scientificité, comme dans les théories du genre, sans avoir un positionnement politique et anthropologique. Il est impossible d'avoir un point de vue purement objectif sur ces questions : elles sont « infiltrées » par la question politique. Avec les théories du genre, la sexuation et les sexualités sont devenues politiques. C'est une nouveauté, puisqu'elles étaient auparavant considérées comme un donné. Dès lors, l'espace des sexualités devient un lieu où la politique – et la volonté de changer les choses – sont de fait importantes. L'intime – qui était auparavant de l'ordre du destin biologique – est devenu politique. Se positionner sur ces questions, c'est donc nécessairement avoir un point de vue anthropologique, c'est-à-dire une vision de l'homme et de la femme.
Qu'est-ce que ce continuum des théories du genre ? Il commence avec les women's studies – puis les gender studies – nées dans le monde anglo-saxon dans les années 1960, dont le propos s'inscrit dans la ligne de la formule de Simone de Beauvoir « on ne naît pas femme, on le devient ». Il s'agit de repérer ce qui est de l'ordre du social dans la différence masculin-féminin, autrement dit les stéréotypies et les constructions sociales autour de la différence sexuelle – qui est une donnée biologique. Je préfère le terme de gender au mot français « genre », qui a une connotation grammaticale. Dans le monde anglo-saxon, en effet, le gender désigne bien le sexe social. Ce terme correspond donc davantage au sens donné par les sociologues. La notion est cependant complexe, car il ne s'agit pas seulement du sexe social. L'un des grands théoriciens américains du gender, le psychiatre et psychanalyste Robert Stoller, a beaucoup étudié le transsexualisme. Partant de ce phénomène marginal et complexe, il s'est interrogé sur ce qui peut faire qu'un homme qui a un sexe biologique masculin se perçoive de manière profonde comme une femme. Il a ainsi élaboré une première théorie du gender, dans laquelle le genre est défini comme la manière dont une personne donnée s'approprie psychologiquement son sexe biologique. Nous sommes là dans l'ordre du psychologique. Cela a évidemment à voir avec le sociologique et la manière dont la société me regarde : si mes parents m'élèvent comme une femme alors que j'ai un sexe biologique masculin, il y a des chances que je me perçoive plus comme une « femme ». Cette appropriation subjective psychologique est donc influencée par le social. Néanmoins, cette première approche reste purement psychologique. Avec le temps, c'est l'aspect sociologique qui va finir par dominer dans les théories du genre – qu'est-ce que la société ajoute comme stéréotypes, comportements ou obligations liés à un sexe biologique donné ? – au risque d'oublier la variable psychologique. Or dans l'appropriation – ou non – de son propre sexe, il y a un aspect personnel important, n'en déplaise à certains manuels pour qui le gender est purement social. Il y a certes du social, mais il y aussi la psychologie personnelle, c'est-à-dire mon cheminement, en tant qu'être singulier, par rapport à un sexe biologique donné et à la manière dont la société regarde ce sexe biologique et me regarde moi.
Ces premières théories du genre ne sont plus guère contestées : il est aujourd'hui admis par la plupart des spécialistes en sciences humaines qu'il y a des stéréotypes sexués liés au sexe, et qu'ils ont été utilisés pour conforter une certaine forme de patriarcat, dans une logique d'oppression.
Le dernier avatar de la théorie du genre, la gender theory, est à mon sens plus problématique. Venue du post-féminisme américain, et portée notamment par la militance gay et lesbienne, elle marque un vrai changement. La question n'est plus celle des effets sociaux de la sexuation, éventuellement en termes de pouvoir : on en vient à remettre en question la notion même de sexuation. C'est donc la différence sexuelle elle-même qui est considérée comme une construction sociale. La pensée de Judith Butler est ici décisive. Elle s'appuie sur les travaux de l'historien Thomas Laqueur, qui a montré qu'à partir du dix-septième siècle, la science anatomique insiste davantage sur la différence entre les hommes et les femmes, celle-ci devenant une sorte de modèle idéologique qui « essentialise » la différence entre les hommes et les femmes. Par parenthèse, d'autres post-féministes observent que selon les époques, les primatologues ont privilégié tel ou tel modèle essentialisant la différence des sexes. Ils se sont longtemps intéressés principalement aux chimpanzés, société animale où le modèle du mâle dominant est très important. Aujourd'hui, ils privilégient plutôt les bonobos, car ce modèle animal paraît plus proche de ce que l'on souhaite.
J'en reviens à la gender theory à la manière de Butler. On en arrive à une idée purement constructiviste, celle d'un sujet auto-créateur de soi jusque dans son rapport à son propre corps. Donna Haraway va jusqu'à imaginer le modèle du cyborg – être hybride mi-homme, mi-machine – dans lequel on transforme complètement le corps à sa convenance. Le donné corporel biologique n'est ici plus considéré comme un destin, mais au contraire comme quelque chose que l'on doit changer. Une partie de tout cela est de l'ordre du rêve, mais ces pensées utopiques correspondent aussi à un voeu très profond. C'est là que nous arrivons à des pensées que je remets personnellement en question. Le donné corporel et biologique – dont la sexuation fait partie – n'est-il pas aussi structurant ? Pourquoi serait-il nécessairement un lieu d'oppression ? Certes, la sexuation a été un outil d'oppression à un moment de l'histoire humaine. Mais le donné corporel et biologique, longtemps considéré comme un destin, peut aussi être regardé comme un lieu de construction de soi. Cela conduit à remettre en question la vision d'un certain féminisme. Quand Henri Atlan annonce que l'utérus artificiel est pour bientôt, on peut se demander si la reproduction va rester purement féminine. Nous ne sommes plus ici dans la seule question de la sexuation, mais dans l'avancement ultime vers l'égalité.
N'est-ce pas entrer dans un constructivisme total dans un certain nombre de domaines, et pas seulement celui des sexes ? Une de mes proches fait de la recherche sur le terrorisme en Grande-Bretagne. Elle a assisté il y a peu à un congrès où une partie des intervenants étaient butleriens, au sens où ils ne tiennent pas le terrorisme pour un phénomène objectif, mais pour une construction culturelle et sociale par laquelle les Etats justifient leur politiques d'oppression. On peut donc défendre une vision butlerienne d'autres objets que la différence des sexes. La filiation de Foucault – qui défend l'idée d'une construction sociale de la marge ou de la folie – joue ici un grand rôle. Pour ces pensées, nombre de phénomènes sont des constructions sociales liées à des systèmes de pouvoir.
Nous reconnaissons qu'il y a eu des effets de pouvoir et d'oppression liés à la différence des sexes. Mais ne faut-il pas relire la différence des sexes autrement que comme un pur lieu de pouvoir ? L'appétit de l'autre, la reconnaissance de l'altérité, le plaisir d'aller vers quelqu'un qui n'est pas soi ou la reconnaissance de formes différentes d'être au monde, ne sont-ils pas constructeurs ? Et le fait d'aller vers un monde où les individus construisent complètement leur rapport à leur corps, en s'extrayant de tous les pouvoirs anciens, permettra t-il d'éliminer tout pouvoir ? La disparition des pouvoirs hiérarchiques anciens, notamment patriarcaux, ne signifie pas qu'il n'y aura plus de pouvoirs ! Simplement, ceux-ci seront peut-être moins nommés. Pensons par exemple au pouvoir de la séduction… Nous avons tendance à penser que dès lors que chacun sera libre de construire sa propre trajectoire, il ne pourra être que dans un désir de bien vis-à-vis de l'autre. En sommes-nous si sûrs ? Pour ma part, je ne pense pas que la dérégulation entraîne nécessairement la fin du pouvoir. Certes, le pouvoir patriarcal – sauf dans certaines familles issues de sociétés très traditionnelles – appartient désormais au passé. En déduire qu'il n'y a plus de pouvoir dans les familles, qu'il n'existe plus ni influence, ni séduction, ni emprise serait néanmoins un peu naïf.
Ne serions-nous pas aussi en train de perdre toute vision heureuse de la différence ? Certes, il y a beaucoup de construit social dans la différence des sexes. Mais n'est-ce pas une bonne nouvelle pour chacun d'entre nous que d'être confronté à un ou une autre, dont la perception des choses peut être différente ? Prenons l'exemple du rapport au temps. Contrairement aux femmes, dont la vie est rythmée par le cycle menstruel, les hommes ont tendance à se vivre comme éternels, parce qu'ils ont le sentiment – ou l'illusion – que le temps n'est pas inscrit en eux. Il n'y a sans doute là des données qui induisent un rapport au monde différent. D'où la question que pose Sylviane Agacinski : ne peut-on penser la différence et l'égalité en même temps ? On pense facilement que garder la différence, c'est laisser perdurer l'inégalité, donc l'oppression des hommes sur les femmes. Il y a là une équation un peu simple. Il nous faut inventer une pensée de la différence qui ne soit pas une pensée essentialiste – au sens où tout est donné – mais une pensée où cette différence entre les hommes et les femmes peut être féconde.
Une autre question importante se pose : les hommes et les femmes – en tout cas ceux qui ont choisi l'hétérosexualité – pourront-ils vieillir ensemble ? A l'évidence, il existe aujourd'hui un danger feutré de guerre des sexes. Sans doute y avait-il des comptes à régler, bien que les jeunes générations semblent sortir de ce schéma. En tant que professionnel, je constate que beaucoup d'hommes et de femmes, sans être homosexuels, ne vieillissent pas avec le sexe opposé. Or c'est souvent davantage source de tristesse et de difficultés que ne le disent les médias…
Il serait évidemment souhaitable de pouvoir penser la différence et l'égalité en même temps. Mais la réalité est bien différente : dans toute l'histoire de l'Humanité, féminité a rimé avec infériorité. Or quoi que vous en disiez, la vision essentialiste prévaut encore, y compris en France. L'un de nos collègues a interrogé tout à l'heure le Gouvernement sur l'incidence de la crise sur le travail des femmes : seuls trois députés l'ont applaudi. Autant dire que la question ne passionne pas, et que nous sommes loin d'avoir pris conscience que les rapports entre femmes et hommes restent inégalitaires et injustes. C'est que pour la plupart de nos contemporains, cet ordre est juste. Sans doute est-ce sa persistance qui a fait naître non les gender studies, mais les théories qui vont plus loin. Car la vision heureuse de la différence que vous évoquez reste un fantasme. Dans le monde occidental, et plus encore ailleurs, la vision de la différence reste dévalorisante pour les femmes. Pour que la vôtre devienne réalité, encore faudrait-il être dans l'égalité. Nous en sommes loin, puisque celle-ci ne fait l'objet d'aucune vraie politique publique. Notre assignation à la maternité nous infériorise. C'est pourquoi l'idée de déconnecter le sexe biologique du fait de porter des enfants est intellectuellement séduisante – même si elle a aussi de quoi effrayer. Comment aller vers l'égalité sachant que c'est la maternité biologique qui crée notre infériorité sociale ?
Je ne suis ni sociologue ni économiste, mais il me semble que la réalité contemporaine est plus complexe. Mes patients me parlent de leur vie intime et familiale. Certes, ils appartiennent aux classes moyennes et favorisées, mais j'observe qu'il y a un partage du pouvoir : le pouvoir économique, social et politique appartient toujours aux hommes, mais ce sont désormais les femmes qui ont le pouvoir dans les familles.
La situation est certainement différente dans les banlieues.
Peut-être cette situation est-elle liée à un « donnant-donnant » qui permet à ce qui reste du monde patriarcal de continuer à accaparer le pouvoir social. Mais je ne pense pas que cela perdurera. Sans aller jusqu'à parler de matriarcat, on peut dire que le fonctionnement familial est aujourd'hui très « matri-centré ».
Bien évidemment, puisque ce sont les femmes qui font tout : s'occuper des enfants, mais aussi les courses, la cuisine, le ménage !
Il y a cinquante ans, le pouvoir du patriarche était beaucoup plus important.
Au moins sur les décisions familiales.
Quand je parle de fonctionnement « matri-centré », je ne pense pas seulement à la vie domestique, mais aussi au rapport aux enfants. Force est de constater que le rapport au père est devenu évanescent. Si complexe qu'il puisse être, le rapport à la mère reste vivace, alors que la difficulté à s'appuyer sur une relation vivante au père est une quasi-constante chez les sujets en difficulté. Les raisons en sont nombreuses : les hommes ont fui, les femmes ont acquis une certaine forme de pouvoir…
Nous allons donc progresser vers l'égalité économique et sociale. Mais si nous ne réfléchissons pas en même temps sur ce qui fait nos différences comme sur notre désir de les investir, nous allons vers de vraies difficultés. Ces sujets sont délicats à aborder, car on est vite taxé d'essentialisme. En tant que professionnel, je confirme pourtant que le rapport à la parole intime est différent chez les hommes et chez les femmes. Même si c'est en partie lié à des stéréotypes sociaux, il est important d'aider les personnes à s'approprier leur masculin ou leur féminin, en tout cas à mener cette réflexion. Je constate également que les couples, et en particulier les jeunes couples, font beaucoup trop de choses ensemble. Le résultat est qu'au bout de trois ans, on n'a plus qu'un seul désir, celui de se séparer… Il ne s'agit certes pas de reproduire le schéma traditionnel des hommes à la chasse et des femmes à la maison ; mais il faut que chacun puisse repérer, en fonction de sa sensibilité personnelle, un espace qui lui est propre.
Cette réflexion reste difficile à conduire dans le champ social, car elle peut sembler justifier les anciennes hiérarchies. D'une manière générale, le rapport au donné est devenu plus difficile. La question posée est de savoir si un rapport au donné biologique qui ne soit pas de l'ordre d'un destin « persécuteur » est possible.
Je ne dis pas que les hommes naissent persécuteurs, mais que l'ordre social établit une hiérarchie entre les sexes, et que la relation de classe – si je puis dire – entre les femmes et les hommes, et non la relation individuelle d'un homme à une femme, conduit aujourd'hui à opposer une classe d'oppresseurs et une classe d'opprimés. Tous les chiffres nous le disent, et ce ne sont pas les relations individuelles qui peuvent y changer quelque chose.
Je ne parle que du point de vue personnel. Il y a évidemment des données qui sont d'ordre politique.
Nous avons besoin d'instruments pour faire bouger l'ordre établi. Parler d'indifférenciation sexuelle en est un. La maternité est en effet le fondement de notre infériorisation : les femmes sont au service des hommes pour la continuation de l'espèce.
Pensez-vous que ce soit encore le cas aujourd'hui ?
Je vois de plus en plus de femmes cadres qui décident de faire un enfant seules – ou presque – et n'ont besoin des hommes ni pour faire carrière, ni pour avoir des enfants, ni pour mener leurs projets à terme. Sans doute ce modèle se retrouve-t-il principalement dans les classes favorisées, mais il ne faut pas oublier que les élites « tirent » la société. Bref, je ne pense pas que les femmes aient encore besoin des hommes pour faire des enfants.
Certes, mais l'ensemble de notre société est plus complexe que vous ne le dites. L'évolution dont je vous parle est irréversible. Elle signe la fin d'une hiérarchie des sexes…
Je suis certain que dans cinquante ans, nous y serons.
Je maintiens que cette réalité est plus complexe que vous ne le dites.
Mais les réalités individuelles font la réalité collective… Or je vois de nombreuses femmes qui mènent leur barque par elles-mêmes.
En êtes-vous sûre ? Voyez comme la hiérarchie des sexes a évolué dans le monde médical !
Je vois surtout qu'il a connu une dévalorisation depuis que les femmes y sont majoritaires.
Vous faites une lecture marxiste de la situation ! Pensez-vous que le fait qu'il y ait plus de femmes suffise à expliquer cette dévalorisation ?
Je constate simplement que chaque fois que les femmes investissent un domaine professionnel, il perd de son prestige. Pour prendre un exemple que nous côtoyons de près, le métier d'assistant parlementaire est bien moins valorisant depuis que les femmes y sont entrées en masse. Pourquoi tant de femmes refusent-elles de se faire appeler « madame la sénatrice », « madame la députée » ou « madame la ministre », si ce n'est parce que le féminin est constamment dévalorisé ?
Je respecte votre conviction, mais je pense que la tendance actuelle est plus complexe. Je ne nie pas qu'il y ait encore des effets de pouvoir et de hiérarchie dans le monde d'aujourd'hui, mais la tendance à l'égalisation est extrêmement forte. Dans le quotidien individuel des personnes, les hommes ne sont plus des mâles dominants – en tout cas dans les classes moyennes.
Cette complexité ne doit pas nous échapper. Le combat en faveur de l'égalité sociale, économique et politique ne peut ignorer cette évolution dans la vie intime et individuelle, alors même que depuis deux ou trois siècles, l'intimité est hautement valorisée. Il suffit de regarder autour de soi pour constater que pour nombre de nos contemporains, la vie personnelle et familiale passe désormais avant la vie professionnelle. Certes, il n'en va pas de même dans les banlieues. Mais je le répète, l'élite d'une nation est une locomotive idéologique.
Il y a d'ailleurs du « donnant-donnant » dans tout cela : s'il y avait plus d'égalité dans la vie sociale, les choses se passeraient sans doute différemment dans les familles.
La manière dont les personnes abordent leur mal-être est aussi liée à la pression sociale et à la réalité sociale. L'assignation à la condition féminine peut donc contribuer à expliquer ce mal-être : les difficultés psychologiques ne surviennent pas ex nihilo.
Le fait que la maternité ait servi à justifier l'enfermement féminin interdit-il d'envisager un autre rapport à la maternité ? Aujourd'hui, une femme peut difficilement prétendre valoriser sa maternité en tant que plaisir personnel sans passer pour rétrograde. Il n'est que de voir les réactions qu'a suscitées il y a peu l'exemple de ces deux personnalités néerlandaises qui ont décidé de mettre un terme à leur vie politique pour se consacrer à leur famille… Mais le phénomène tendra sans doute à se banaliser. Pour les hommes comme pour les femmes, la question posée est celle de la valorisation de l'investissement dans la vie intime et personnelle. Dire que c'est dans la vie sociale – là où les hommes ont pris le pouvoir – et non dans la famille que se joue le vrai pouvoir, n'est-ce pas établir une hiérarchie des lieux de la vie inspirée par le patriarcat, et donc reprendre à notre compte l'idéologie patriarcale ? Et si certains – hommes ou femmes – ont envie d'investir la sphère intime ? Ne nous cantonnons pas à une lecture en termes d'oppression. Certes, cette oppression a été une réalité. Est-ce à dire que les femmes ne trouvaient aucun bonheur dans la maternité ? Que penser de ces jeunes femmes brillantes et diplômées qui hésitent à accepter un poste à responsabilités parce qu'elles redoutent qu'il ne soit pas compatible avec leur vie de famille – le cas est relativement fréquent ? On peut se dire qu'elles obéissent à une tradition multiséculaire, d'autant plus que contrairement aux hommes, elles ne peuvent s'identifier aux générations précédentes. Mais en réalité, elles ont aussi envie – plus souvent que les hommes – d'être en relation avec leurs enfants. Est-il si illégitime de se poser la question ? Reprendre le schéma patriarcal en prétendant se réaliser dans sa carrière de la même manière que les hommes, est-elle l'unique manière de penser que l'on puisse adopter ?
L'une de mes patientes, qui occupait un poste à grosses responsabilités dans une banque américaine, avait imposé à sa hiérarchie un départ à 18 heures le soir. Peut-être était-ce une manière intelligente de vivre sa féminité tout en occupant un haut poste… Cette manière de poser la question de l'interaction de l'intime et du social est en tout cas liée au lien maternel. D'authentiques dilemmes se jouent ici – peut-être parce que les femmes perçoivent certaines choses d'une autre manière que les hommes.
Nous ne pouvons qu'être d'accord. Mais encore une fois, il s'agit d'exemples individuels, qui ne modifient en rien l'ordre social existant.
Mais si l'ordre existant change comme vous le souhaitez, il sera important d'avoir une autre lecture.
J'entends bien ce que vous dites sur le plaisir que l'on peut trouver dans la relation avec ses enfants. Mais cela ne fait que renforcer l'ordre établi : nous ne pouvons faire en sorte que les hommes s'approprient tout de suite la manière dont nous vivons les choses.
L'égalité se joue t-elle uniquement dans la neutralité sexuée, ou peut-elle se jouer dans un style différent ? Autrement dit, est-elle compatible avec la différence ? C'est une question importante pour le goût de nos vies. Je ne sais pas si l'on peut définir un style masculin ou un style féminin, mais je crois que ce goût de la relation à l'autre, dans ce qu'elle peut avoir de fécond, rend nos vies intéressantes. La prise de pouvoir est certes toujours possible dans les lieux de la différence…
Le pouvoir d'un individu sur l'autre concerne la relation à deux. C'est autre chose que celui d'une classe dominante sur une classe dominée, qui pèse sur nos épaules depuis des générations. La vision de la psychanalyse – qui est par définition celle de l'individu – ne peut donc éclairer ce débat.
Il y a tout de même un effet de groupe qui joue. Par exemple, c'est toute une génération qui a un certain rapport au fait paternel, et pas seulement l'individu.
Vous adoptez une lecture individuelle pour lire le phénomène familial, et une lecture sociale pour lire le phénomène politique et économique. C'est un raisonnement spécieux.
Parce que la question paternelle se pose dans bien des familles – et pas seulement les familles monoparentales. Je ne suis pas pour le retour au patriarche, mais le positionnement masculin dans les familles est aujourd'hui une vraie question.
Ce n'est pas ce que je dis. On a beaucoup glosé – par exemple – sur la « féminisation » du management. Mais ce phénomène vient aussi de ce qu'une partie du management masculin a intérêt à mettre ce type d'approche en avant. Je ne dis pas que le problème masculin – qui est un vrai problème aujourd'hui – soit imputable entièrement aux femmes. La difficulté pour les hommes à investir leur conjugalité et leur parentalité dans la durée est une réalité plus que massive. Peu de mères me disent être mal à l'aise dans leur maternité et dans leur positionnement vis-à-vis de leurs enfants ; c'est en revanche le cas de nombreux pères. Je pense par exemple à l'un de mes patients, qui a l'impression d'être au même rang que ses enfants adolescents. Je dirais que la question parentale se pose chez presque tous mes patients masculins.
Je vous suggère d'auditionner Camille Froidevaux-Metterie, professeur de science politique à l'université de Champagne-Ardenne, qui a notamment travaillé sur « l'anthropologie du féminin ». Sa pensée – qui ne se situe pas dans la mouvance immédiate du gender – est originale et intéressante. Ce qu'elle dit en substance est que l'on peut à la fois réussir socialement et considérer la maternité comme un lieu de plaisir. Peut-être la femme contemporaine – dont a développé une théorie – doit-elle accepter cette dualité et la pousser à son terme. Prétendre éliminer la question maternelle – au motif qu'elle était un reliquat du patriarcat – a été l'un des défauts de la « seconde vague » du féminisme.
Sauf que vous y voyez un destin, alors que Mme Froidevaux-Metterie parle de lieu de plaisir.
Mais peut-être peut-on vivre la maternité autrement que comme une assignation patriarcale…
Les politiques qui tendent à mettre davantage en avant la paternité – congé parental partagé, garde alternée – vous paraissent-elles une bonne chose ?
La garde alternée est de plus en plus fréquente, mais sa réussite dépend au premier chef de l'absence de conflit entre les parents. Lorsque c'est le cas, elle permet au père de réinvestir ce lieu. De plus en plus de jeunes pères ont d'ailleurs ce désir d'égalité. Il y a là une évolution irréversible.
Je n'ai pas de pensée arrêtée. Ce qui compte, c'est que le père garde une vraie place en cas de séparation. Or il n'est pas facile de maintenir le lien parental lorsqu'on voit ses enfants un week-end tous les quinze jours et une partie des vacances, surtout lorsqu'il y a conflit.
N'oublions pas qu'il y a interaction. Je vois parfois des femmes qui disent que le père n'a gardé aucun lien avec ses enfants, alors qu'elles n'ont rien fait pour maintenir ce lien. Pour que cela se passe bien, il est important que le parent qui n'a pas la garde ait facilement accès aux enfants.
Quant aux jeunes enfants, tout dépend de la manière dont ils ont été élevés auparavant. S'ils sont très proches de leur mère, la garde alternée est difficile à envisager. Le sujet a fait l'objet de prises de position très dogmatiques. Pour ma part, je dirais que cela dépend des enfants. Il est certain que pour un nourrisson, qui a souvent un lien plus fort avec sa mère, cette solution n'est généralement pas souhaitable.
Arriverons-nous un jour à une neutralité totale dans l'approche de ces questions ? Et sommes-nous prêts à l'assumer ? D'ici trente ou cinquante ans, l'utérus artificiel sera réalisable. Il faudra alors assumer son impact anthropologique. Personnellement, je ne pense pas que cela soit souhaitable. Mieux vaut penser la maternité comme faisant partie de la « condition féminine » et essayer de penser pour les femmes une trajectoire sociale et politique qui laisse la place à un investissement réel de la maternité, plutôt que d'en arriver à des solutions d'une neutralité absolue – que la technique nous donnera un jour.
Vous semblez dire que c'est le choix des femmes de ne pas assumer les maternités. Mais la réalité n'est pas là.
Je dis simplement que si cette dynamique perdure, les hommes vont l'investir – et ils auront raison. Nous sommes pris dans une dynamique – qui n'est ni masculine, ni féminine, et qui dépasse la question de la différence des sexes – en faveur de la libre disposition de son propre corps. Ne faut-il pas y mettre un frein ? Une femme de soixante ans peut-elle revendiquer le droit d'avoir des enfants, un homme celui d'avoir un utérus artificiel à sa disposition ? La gestation dite pour autrui se rattache au même questionnement. Ce sont des questions qu'il importe de se poser, car cette dynamique de neutralité a des conséquences. Plutôt que de choisir cette voie, qui serait un gage d'égalité absolue mais comporte aussi un certain nombre de dérives, mieux vaut essayer de penser la différence en l'articulant avec l'égalité.
Avec des politiques sociales adéquates. Par exemple, le congé de maternité ne doit pas pénaliser les femmes. Or de ce point de vue, rien n'a changé : à quelques exceptions près, il reste impossible de revendiquer pleinement la maternité en même temps qu'une carrière politique ou professionnelle. Ce n'est pas ainsi qu'est organisé notre monde.
Il est possible de le changer. Mais cela reste complexe à penser, car il faut sortir de certaines catégories. La neutralisation semble aujourd'hui être une condition de l'égalité – et cela ne vaut pas seulement pour la différence des sexes. Or il est très important pour une démocratie de pouvoir penser l'égalité dans la différence.
L'audition s'achève à dix-sept heures vingt-cinq.
La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite procédé à l'audition de Mme Chantal Delsol, membre de l'Académie des Sciences morales et politiques.
La Délégation aux droits des femmes a souhaité réfléchir sur le genre, dont l'étude est aujourd'hui intégrée dans certains manuels scolaires. Mais, en ce domaine comme dans bien d'autres, la vérité n'existe pas et les questions que soulève la théorie du genre sont bien délicates. Voilà pourquoi nous nous sommes adressés à plusieurs spécialistes – scientifiques, psychanalystes comme celui que nous venons d'entendre – et que nous vous avons invitée à venir donner votre point de vue.
Je suis d'accord avec vous. Il n'y a pas de vérité globale en la matière, il n'y a que des interprétations.
La question dépend de la façon dont on voit l'homme, et donc de l'anthropologie que chaque culture s'est choisie. Il est intéressant de remarquer que chaque anthropologie peut être appréhendée dans les récits initiaux de la création du monde. Ainsi, le récit cosmogonique de l'Inde met en scène des Dieux qui créent les hommes : un intouchable et un brahmane, clivant l'espèce humaine d'un point de vue social. Le nôtre met en scène un Dieu qui crée un homme et une femme.
Cela dit, je pense que notre anthropologie change. Nous sommes en train de créer une anthropologie complètement idéologique, d'égalité totale, où tout est possible. Je suis la première à défendre les droits des femmes, qui sont trop souvent humiliées, mais il me semble que l'on risque d'aller trop loin et n'importe où – peut-être même jusqu'au totalitarisme. Voilà mon point de vue. Et je suis furieuse contre le texte qui a été introduit dans les manuels scolaires.
Est-ce parce que la matière concernée – les sciences de la vie et de la terre – n'est pas adaptée au traitement de la question du genre ? Si on l'avait introduite dans l'enseignement de la philosophie, votre point de vue aurait-il été différent ?
Il aurait fallu présenter la théorie du genre à côté d'autres théories. Mais on l'a présentée comme une vérité scientifique, alors que ce n'est qu'une vision de l'homme ! Pour moi, c'est intrinsèquement malhonnête. En outre, il ne doit pas y avoir plus de 3 ou 4 % de Français qui y adhèrent.
Et leur montrer des films comme celui où un enfant choisit son sexe à dix ans ?
Je ne connais pas les différentes théories, mais lorsque l'on parle du gender, tout est possible, puisque tout est culturel et qu'il n'y a plus de « condition ». Or, nos comportements sexuels suscitent des conditions, au sens où l'on est déterminé plus ou moins par nos comportements sexuels qui, d'une certaine manière, engendrent des manières de voir la vie. Cela ne signifie pas que l'on doive nous assigner des rôles pour toujours ; j'y suis tout à fait opposée. Mais, en tant que femmes ou hommes, nous ne sommes pas semblables parce que nous n'avons pas les mêmes comportements sexuels. Et on ne peut pas non plus décider que chacun va choisir son comportement sexuel, quitte à se faire opérer de partout …
Nous sommes opposés à la détermination des rôles sociaux des femmes et des hommes, mais nous ne sommes pas pour autant favorables à ce que l'on choisisse son sexe …
C'est pourtant à cela que peut aboutir la théorie du gender, qui va beaucoup plus loin que la non-attribution de rôles sociaux – à propos de laquelle j'ai la même opinion que vous.
Dire que tout est culturel amène à des conclusions assez ahurissantes. Par exemple, le congé paternité partagé est pour moi une sottise. Ne serait-ce que pour des raisons biologiques, il vaut mieux que ce soit la mère qui s'occupe du nourrisson ; c'est lorsque l'enfant aura douze ou treize ans, surtout s'il s'agit d'un garçon, qu'il aura vraiment besoin de son père. Cela veut dire que certains rôles n'ont pas à être imposés par la société, mais qu'ils le sont de par notre condition élémentaire. Tel est mon point de vue. Ce n'est pas le vôtre ?
Non. Je pense que la maternité, qui est par ailleurs un grand bonheur, ne doit pas constituer un frein à l'égalité des sexes. Il faudrait que la maternité, et donc plus largement la parentalité, puisse être partagée, le père et la mère contribuant l'un et l'autre à l'éducation des enfants. C'est le sens du congé parental d'éducation ….
Par « congé parental », j'entendais le congé de maternité, qui est accordé après la naissance de l'enfant. Biologiquement, la mère n'est pas malade, mais elle a besoin de soins et doit s'arrêter.
De toutes façons, vous ne pourrez pas tout égaliser. Certaines tâches sont dévolues à la mère, et d'autres au père, lequel a d'ailleurs tendance à s'en désintéresser, ce qui est très dommage. La défaillance des pères ne date pas d'aujourd'hui : on n'a pas pris l'habitude de les faire participer, mais on devrait le faire ; ce n'est pas sans raison que 96 % ou 97 % des enfants meurtriers schizophrènes n'ont pas de père. Le père est lui aussi essentiel, mais pas forcément au même moment que la mère.
Vous dites qu'on ne peut pas revendiquer l'égalité, ne serait-ce que parce que nous sommes physiquement différents. Pour autant, convenez que nos différences biologiques nous ont assigné, dans notre société, des rôles différents.
Non seulement ils sont différents, mais ils ne sont pas considérés comme équivalents. Ce qui est féminin est dévalorisé et ce qui est masculin est survalorisé. Cela justifie que l'on essaie aujourd'hui de repérer d'où vient cette différence d'appréciation.
Je ne sais pas si on pourra savoir d'où vient cette différence d'appréciation, qui recouvre une énorme inégalité et qui, de fait, existe partout. Le livre de Baschoffen est d'ailleurs complètement controuvé, dans la mesure où le matriarcat n'a jamais existé et où les sociétés n'ont jamais connu que le patriarcat.
Il n'y a pas très longtemps, au sortir d'un colloque au cours duquel j'étais intervenue, j'ai entendu quelqu'un derrière moi dire qu'il ne pensait pas « qu'une femme pouvait avoir une telle capacité d'abstraction ! » Il s'agissait évidemment de moi, puisque j'étais la seule femme présente. Comment peut-on encore dire des choses pareilles ?
Je suis d'accord avec vous pour que l'on dénonce l'absurdité de cette inégalité. Mais n'essayons pas de chercher d'où elle vient, ni de tout aplanir. Je pense que les différences sont bienvenues et que les enfants sont structurés par un homme et par une femme. Un homme et une femme, ce n'est pas pareil !
Non, et cela a de multiples conséquences.
Justement. Ce n'est pas seulement parce que nous avons un sexe différent que nous sommes différents.
Nous avons un comportement sexuel différent …
Est-ce que l'on a un comportement sexuel différent parce que l'on a un sexe différent ? Ou est-ce parce que, depuis toujours, le masculin a été conditionné à avoir tel type de comportement, et le féminin tel autre type de comportement ? Il est important de le savoir.
Oui, mais si vous rêvez de séparer le culturel du naturel, vous n'y parviendrez pas, car ils sont l'un et l'autre trop imbriqués.
Ces différences de comportement existent chez les animaux. Dans Moby Dick, Melville raconte que les baleines se déplacent par sexe et que, lorsqu'un baleinier jette ses harpons au milieu des baleines mâles, les autres mâles s'éloignent en laissant couler celui qui a été touché. En revanche, lorsqu'il s'agit de baleines femelles, elles tentent toutes d'aider celle qui a été atteinte par le harpon.
Mon point de vue est que certaines différences de comportement, de manière d'être ou de condition sont dues à des comportements sexuels et au fait que, jusqu'à nouvel ordre, ce sont les femmes qui portent les enfants. Avoir un nouveau né sur le ventre après l'accouchement a bien des conséquences pour une femme, qui n'aura pas le même comportement qu'un homme.
Mais avant d'être mère, une fille est d'abord une petite fille et une jeune fille, lesquelles ne savent pas ce que c'est que d'avoir un enfant sur le ventre.
Or, on la conditionne en lui offrant des poupées. J'admets volontiers que l'on a exagéré terriblement dans ce sens. Mais maintenant, je pense que l'on exagère dans l'autre sens, en voulant tout aplanir.
On est loin d'avoir tout aplani. Dans les magasins, il y a toujours des coins roses pour les filles et des coins bleus pour les garçons, et dans les librairies, des bibliothèques différentes pour les filles et pour les garçons. La situation est la même qu'il y a cinquante ans.
Je suis d'accord. Je visais une toute petite frange élitaire, qui veut tout aplanir. Personnellement, que les garçons et les filles puissent apprendre des choses un peu différentes ne me choque pas fondamentalement.
Et que pensez-vous des lolitas et des petites filles soumises qui vont faire la cuisine comme leur maman ?
Elles ne seront pas soumises pour autant. Et bien sûr, il faut empêcher qu'elles le soient.
Il y a fort à faire car même les jeux vidéos participent au jeu de l'assignation sociale ! Je vais vous confier une anecdote : elle concerne ma petite fille de neuf ans, qui jouait à la poupée, sur un jeu vidéo. Au cours de ce dernier, elle devait décrire ce qu'elle aimait dans la vie – loisirs, couleurs… –, pour connaître le métier qu'elle pourrait choisir plus tard et le résultat du test a été : « tu seras boulangère, jardinière ou coiffeuse … »
Un homme peut aussi être boulanger, jardinier ou coiffeur.
Mais une femme peut aussi être ingénieur.
Ainsi, ma petite fille, qui aime les princesses et qui joue comme des millions d'autres sur les mêmes jeux vidéo, est déjà conditionnée. C'est le fait qu'on puisse assigner tel ou tel rôle social aux petites filles qui doit nous amener à nous interroger : ce n'est pas l'ordre naturel des choses.
Pouvez-vous l'empêcher ? Nous sommes tous conditionnés d'une manière ou d'une autre. Nous naissons dans un pays, où l'on parle telle langue et dans une famille, où l'on a telle culture. Soit nos parents n'ont jamais lu un seul livre, soit ils parlent culture à table.
Certes. Reste que nous devons combattre ce qui est inacceptable, à savoir l'infériorisation et la dévalorisation du féminin. Et si nous voulons « déconstruire » les stéréotypes, il nous faut pouvoir en expliquer l'origine. Il s'agit de montrer pourquoi une petite fille n'a pas à devenir nécessairement boulangère, jardinière ou coiffeuse.
Sauf exceptions, qu'on trouve dans les classes favorisées, les petites filles ne deviennent pas chercheuses, mais bien plutôt ouvrières ou boulangères. Les petits garçons sont toujours promis à un plus grand avenir. Les petites filles doivent être jolies, gentilles et sympathiques. Elles ne doivent pas se mettre en colère, ce que les petits garçons peuvent se permettre.
Plutôt que de faire en sorte que tous aient exactement les mêmes envies, les mêmes métiers, les mêmes comportements, mieux vaudrait « dignifier » tous les métiers et tous les comportements.
Ce que l'on présente comme le choix individuel d'une fille est tout sauf un choix de vie. On a construit deux formes d'individus. Les individus des deux sexes marchent l'un à côté de l'autre, l'un ayant prééminence sur l'autre. Tout le monde le sait.
Je suis bien d'accord avec vous : il faut lutter contre cette situation. Seulement, il faut le faire de la façon la plus intelligente possible, ce qui n'est pas, à mon avis, celle qu'a choisie ce petit groupe des défenseurs du gender ; car, pour autant que je la connaisse, leur théorie n'est pas forcément la bonne réponse. Reste qu'il faut effectivement que, dans chaque famille, on ne demande pas à la fille de mettre le couvert pendant que le garçon regarde la télévision.
La question du genre a été imposée dans les programmes de sciences. Pourrait-on faire autrement ?
Mais a-t-on vraiment besoin de parler de la théorie du genre dans les manuels scolaires ?
Moi aussi. Pour moi, cela relève de l'anthropologie. Bien sûr, en sciences naturelles, la question des hommes et des femmes est vraiment très importante, mais elle l'est sur un plan purement biologique.
Il est dommage qu'on en parle en classe de première, dans la mesure où la philosophie, qui pourrait servir de contrepoids, n'y est pas encore enseignée.
Les sciences naturelles sont des sciences et la question des hommes et des femmes ne peut y être abordée que sous l'angle de l'anatomie et de la sexologie. Mais parallèlement, cette question pourrait en effet être évoquée en classe de philosophie, au cours du même trimestre.
Ce serait d'autant plus intéressant qu'il semble bien que l'on soit en train de changer d'anthropologie, comme cela ressort de l'ouvrage de Philippe Descola, Par delà nature et culture. On ne voit plus l'homme – au sens neutre – comme on le voyait il y a encore cinquante ans. S'oriente-t-on vers des anthropologies asiatiques ? Pourquoi ne pas regrouper différentes anthropologies dans un même chapitre du programme de philosophie ? La théorie du gender pourrait y prendre sa place, mais au milieu des autres.
Les théories du genre sont apparues aux Etats-Unis, dans les années soixante. Elles ont été introduites en France dans les années quatre-vingt ; Yvette Roudy avait créé des chaires universitaires sur les études de genre.
J'admets que ces théories n'ont pas pénétré l'ensemble de la société. Pour autant, les milieux un peu cultivés les connaissent.
À Paris, ou dans les très grandes villes, alors… Parlez-en dans une petite ville de 40 000 habitants. On vous répondra qu'on ne connaît pas le genre et quand vous l'aurez expliqué, vous passerez pour des fous !
Les gens qui réfléchissent un peu, les mouvements féministes et associatifs s'intéressent à la façon dont fonctionne la société. Ils ne peuvent que s'interroger sur l'inégalité structurelle entre les femmes et les hommes, qui est la source de bien d'autres inégalités dans notre pays. Pourquoi est-ce que tout ce qui est féminin est dévalorisé ? Pourquoi une profession, dès lors qu'elle se féminise, est-elle dévalorisée ? Pourquoi nos collègues refusent-elles de se faire appeler Mme « la députée » ou Mme « la sénatrice » pour se faire appeler Mme « le député » ou Mme « le sénateur » ?
La nouvelle présidente de l'Académie des Sciences morales et politiques souhaite qu'on l'appelle Mme « le président ».
Pourquoi cette dévalorisation ? L'étude de l'anthropologie montre que, depuis la nuit des temps, l'appropriation des femmes par les hommes s'expliquait par la volonté de ces derniers de s'assurer de leur propre filiation. Voilà pourquoi, des milliers d'années après, nous en sommes là.
Donc, le féminin est dévalorisé et le masculin survalorisé. Si l'on considère que c'est injuste et qu'il n'y a pas de fondement naturel à cet état, il faut bien essayer de comprendre pourquoi il en est ainsi, afin d'y remédier et de le déconstruire.
Je suis entièrement d'accord avec vous, mais il s'agit d'être prudent. Ainsi, les amis historiens que j'ai consultés m'ont tous dit qu'il avait fallu deux siècles ou deux siècles et demi pour « digérer » un évènement aussi important que la suppression de l'esclavage ou du servage. De la même façon, il faudra longtemps pour que tous les hommes comprennent que les femmes ne sont pas leurs inférieures.
À la Sorbonne, par exemple, certains de mes étudiants saoudiens m'interpellent en plein cours pour me demander pourquoi je suis contre l'esclavage. Ils m'expliquent que les Saoudiens ont été obligés de le supprimer il y a vingt-cinq ans, mais que les esclaves le regrettent ! Les Saoudiens vont mettre deux siècles pour se défaire de l'idée que l'esclavage est une institution utile.
Il ne pourra qu'en aller de même s'agissant de la dévalorisation des femmes dans nos sociétés. Donc, encore une fois, il s'agit de s'armer de patience, pour ne pas tomber dans les excès inverses. Soyons raisonnables, intelligents, agissons avec doigté. Gardons-nous de toute révolte. J'admets que c'est difficile.
Dans les catégories favorisées comme les nôtres, les femmes ont un vrai métier et mènent leur vie comme elles l'entendent.
Dans les milieux de gauche, peut-être. Je peux vous dire que dans les milieux de droite, même cultivés, ce n'est pas le cas.
Je voulais dire seulement que des millions de femmes n'ont pas la même autonomie que nous. C'est aussi à elles qu'il faut penser. La situation n'évoluera pas d'elle-même.
Si l'on ne fait pas pression pour que la législation et les politiques publiques changent, la situation n'évoluera pas puisque les hommes ont tout intérêt à ce que celle-ci perdure.
Il faut le faire avec doigté, intelligemment, calmement, sans révolte, sans aigreur. Sinon, ce sera n'importe quoi.
Croyez-vous qu'il y en ait beaucoup dans mon milieu ? À l'Académie, nous sommes quatre femmes sur quarante-cinq membres.
Quand j'ai démarré en politique, en 1997, nous étions six sur 145 députés appartenant au groupe RPR : Michèle Alliot-Marie, Roselyne Bachelot, Martine Aurillac, Françoise de Panafieu, et « deux femmes du peuple » : Jacqueline Mathieu-Obadia et moi-même
Il y en a davantage aujourd'hui. Reste que lorsque je suis entrée dans l'hémicycle, il y a dix-huit mois, j'ai eu un choc : on ne voyait que des costumes !
Il faut dénoncer cette inégalité profonde, en expliquer les raisons – historiques, anthropologiques, etc. – et déconstruire les rôles sociaux. C'est en cela que consiste la théorie du genre. Les positions extrêmes, dont vous parlez, existent. Mais nous n'avons pas à aller jusque là.
Les textes sur le genre parus dans les manuels sont tout de même assez radicaux : on y lit, par exemple, que le genre est dû à la culture.
Pour moi, une telle affirmation est excessive : le genre n'est pas dû uniquement à la culture. Les hommes et les femmes ont des comportements qui leur sont spécifiques et qui engendrent des caractéristiques.
Qu'une femme porte un enfant dans son ventre n'a rien de construit !
Encore une fois, on ne porte pas d'enfant dans son ventre à huit, douze, treize ou quinze ans, mais plus tard.
Je suis d'accord avec vous. Mais il ne me semble pas incohérent de se dire qu'une petite fille pourra avoir des enfants, qu'elle les aura de telle ou telle manière – non comme un homme – et que son éducation consiste, notamment, à l'y préparer. Cela ne signifie pas qu'une petite fille de cinq ans doive se contenter de tricoter ou de bercer des poupées mais que, dans la vie, elle fera telle chose plutôt que telle autre. On peut parler de condition. Il y a une condition féminine et une condition masculine, de même qu'il y a une condition humaine et une condition simiesque.
Justement non : le terme de « nature » est statique, pas celui de « condition ». C'est bien pourquoi je l'ai employé.
Il y a longtemps qu'on ne parle plus de la « condition féminine », qui renvoie à la condition de servante, à la condition d'esclave …
Alors, il faudrait trouver un autre mot. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons nous comporter comme des hommes, et les hommes ne peuvent pas se comporter comme des femmes.
En effet, il n'y a pas que le sexe qui joue. Il y a aussi les qualités physiques, intellectuelles, la famille, etc.
Il a fallu deux siècles pour en finir avec l'esclavage. Et avec les inégalités que subissent les femmes ?
Autour de moi, de nombreux hommes, à des degrés divers, ne sont pas du tout prêts à accepter une telle évolution. Les résistances sont énormes.
Forcément : quand on a tous les avantages, pourquoi voudriez-vous que l'on décide d'y renoncer ?
François de Singly, le sociologue de la famille, pose depuis un mois, dans la presse et ailleurs, la question suivante : pourquoi est-ce que ce sont les femmes, et non pas les hommes, qui demandent aujourd'hui le divorce ? La réponse est simple : la famille pesant à la femme beaucoup plus qu'à l'homme, ce sont elles qui partent. Il n'y a pas pensé et a proposé bien d'autres explications. C'est très étonnant, de la part de cet homme tout à fait moderne.
Les résistances étant énormes, il faudra être patients.
Il faut surtout continuer à pousser encore plus dans le sens de la reconnaissance de l'égalité.
Mais il faut savoir comment. Inutile de se faire détester.
La question est en effet très délicate. Il convient de faire preuve de vigilance, mais aussi de réalisme.
Nous avons invité un certain nombre de personnalités qui se sont exprimées sur la théorie du genre. Nous avons ainsi reçu M. Luc Ferry, qui y est favorable. Mais pour nous faire une idée complète, nous avons voulu entendre tous les points de vue.
Je me demande si l'on ne pourrait pas aborder la théorie du genre en classe de terminale, en cours de sciences naturelles et, en parallèle, en cours de philosophie. Ce serait le moyen d'allier les aspects scientifique et philosophique de la question.
Je suis tout à fait d'accord avec vous pour dire que les petites filles sont conditionnées. Mais cela n'a rien de scientifique : c'est culturel. On est là dans le domaine des sciences humaines. Je ne vois pas pourquoi, dans une leçon de biologie, on expliquerait que les petites filles sont poussées vers les poupées au moment de l'étalage des jouets de Noël.
Autrement dit, on a casé dans un livre de sciences pures une théorie qui relève de l'idéologie – au bon sens du terme. Voilà ce qui me dérange.
En outre, les professeurs de sciences ont clairement dit qu'ils n'avaient pas été préparés à dispenser cet enseignement.
Quelques lobbies ont dû l'imposer. Cela n'a pas pu tomber du ciel.
Les inspecteurs généraux, qui écrivent les programmes, ne passent pas pour des aventuriers !
Je tiens à préciser que les manuels ne sont pas validés. Les éditeurs ont la liberté d'écrire, ou de faire écrire, ce qu'ils veulent, à partir d'un programme. J'ai moi-même écrit un manuel de morale cette année, à partir d'un programme d'ailleurs assez lâche.
Lors de son audition, M. Luc Ferry a déploré la suppression du Conseil national des programmes et son remplacement par l'Inspection générale.
Je considère pour ma part que les enseignants n'ont pas la science infuse et qu'il faut tout de même avoir une formation pour transmettre le savoir. Il est bien dommage de voir cette question traitée de cette manière. Nous pourrions au moins recommander de l'aborder pendant le cours de philosophie.
Madame Delsol, je vous remercie.
L'audition prend fin à dix-huit heures quinze.