Table ronde sur la situation en Syrie, en présence de Mme Elizabeth Picard, directrice de recherches émérite au CNRS (Institut de Recherches et d'Études sur le Monde Arabe et Musulman) et M. Patrice Paoli, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et européennes.
La séance est ouverte neuf heures quarante-cinq.
Nous recevons aujourd'hui Mme Élizabeth Picard, directrice de recherches émérite à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman du CNRS, et M. Patrice Paoli, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au Ministère des Affaires étrangères et européennes, que je remercie d'avoir répondu à notre invitation. Ils nous feront part de leur analyse de la situation en Syrie.
Le mouvement populaire en faveur de la démocratisation que l'on qualifie de « printemps arabe » s'est propagé assez tardivement à la Syrie, où la première manifestation d'importance s'est déroulée au milieu du mois de mars, trois mois après les premiers événements en Tunisie. Depuis, la contestation politique et sociale s'est intensifiée de semaine en semaine. Après quelques concessions, le pouvoir a très nettement durci le ton et la répression devient de plus en plus violente.
L'intérêt de notre Commission pour la Syrie ne date pas du déclenchement de ce mouvement de protestation : elle a créé en mai 2009 une mission d'information présidée par Mme Elisabeth Guigou, qui a présenté son rapport en juin 2010. Ce travail, auquel M. Patrice Paoli avait naturellement participé, avait été l'occasion de faire le point sur le processus de retour de la Syrie dans la communauté internationale après plusieurs années de mise à l'écart. Nous avions alors estimé que ce processus avait porté ses premiers fruits, notamment en ce qui concernait l'ouverture économique et la stabilité du Liban, et qu'il devait être poursuivi, parallèlement au renforcement de nos exigences sur les points durs que constituent en particulier le respect de la souveraineté libanaise et des droits de l'homme.
Si la récente démission du gouvernement libanais dirigé par M. Rafic Hariri à la suite du retrait de ses membres appartenant au Hezbollah n'est pas un signe positif pour la normalisation des relations libano-syriennes, c'est évidemment la violence de la répression conduite par l'armée syrienne contre les manifestants pacifiques qui nous inquiète le plus.
Le ministre des affaires étrangères et européennes a récemment souligné devant la Commission les différences importantes qui distinguent la situation en Syrie de celle qui a justifié l'intervention armée internationale en Libye. Nous sommes parfaitement conscients des efforts de la diplomatie française visant à obtenir une condamnation forte de cette répression par le Conseil de sécurité des Nations unies, et nous savons les difficultés qu'elle rencontre en raison de la position de certains pays tels la Chine et la Russie.
Nous souhaitons, Madame, Monsieur, que vous nous fassiez part de votre analyse de la situation en Syrie aujourd'hui et que vous nous donniez votre sentiment sur la manière dont elle pourrait évoluer.
La révolte syrienne participe de la vague des révoltes arabes observée au Moyen-Orient depuis quelques mois, mais elle présente aussi des spécificités. Sur le plan socio-économique, on note, comme dans les autres pays, l'extrême jeunesse des manifestants ; mais la population de la Syrie, qui est pour moitié composée de jeunes âgés de moins de 18 ans, a subi de plein fouet les conséquences très brutales de l'ouverture économique, assortie d'une libéralisation sauvage, définie dans le plan quinquennal 2006-2010 et qui a eu de violentes conséquences sur le secteur public et sur le taux d'emploi. À cela s'est ajouté l'effet de sécheresses exceptionnelles qui ont provoqué des migrations internes depuis les régions périphériques vers les banlieues et le Sud du pays, dont la ville de Deraa.
On note une certaine similitude avec les soulèvements dans les autres pays arabes pour ce qui est de l'identité des insurgés – les jeunes, les couches sociales pauvres et moyennes inférieures –, de la spontanéité et de l'inorganisation, de l'extrême importance des solidarités familiales et tribales ; au moment de réfléchir au changement possible il ne faudra pas mésestimer que ces solidarités se trouvent aussi du côté du régime. Une autre similitude tient à l'absence ou la quasi absence des partis politiques traditionnels, soit qu'ils aient été cooptés par le régime dans le cadre du Front dirigé par le parti Baas, soit que, tels les partis de gauche et les partis islamistes, ils aient été laminés et déclarés illégaux. Se conjuguent donc l'absence d'organisation politique des mobilisés et l'absence de programme politique. On entend certes évoquer la Déclaration de Damas de 2005, qui en appelle au respect des droits politiques et des droits de l'homme, mais elle est très générale.
Comme dans les autres pays arabes en révolte, on constate le très grand rôle joué par l'information en images dans le conflit syrien. J'appelle toutefois votre attention sur la fragilité de ces informations, souvent reçues sans assez d'esprit critique. D'une part, le régime ferme les frontières nationales de l'information ; d'autre part, l'opposition procède à des manipulations des bribes d'informations en images diffusées sur Facebook et sur Youtube, dont l'utilisation s'est développée de manière exponentielle en Syrie.
Dans cette révolte, les intrusions et les téléguidages de l'extérieur existent, mais de manière très marginale. Certes, quelques armes sont apparues, ce que le régime ne s'est pas privé de souligner, mais dans la majorité des cas on voit dans la rue des foules désarmées dont l'un des mots d'ordre principaux est « Nous agissons paisiblement ». A cet égard, l'agitation des exilés, à Londres, en Allemagne et à Washington, semble à la fois vaine et dangereuse pour les manifestants.
Comment s'articulent la révolte et la mouvance des Frères musulmans, que le régime a voulu éradiquer par une violente répression entre 1979 et 1982 ? Les Frères musulmans qui ont évolué, qui se sont remobilisés et dont la direction a changé récemment, font incontestablement l'objet d'un intérêt particulier du gouvernement turc.
On constate aussi que le régime autoritaire syrien a su s'adapter à la vague de protestation en agissant dans trois registres. D'une part en jouant sur la fibre nationale, non pas tant la fibre nationale arabe que la fierté syrienne, qui s'était manifestée pendant la phase d'isolement de la Syrie entre 2003 et 2008. D'autre part, le régime agite avec un certain succès l'épouvantail de la guerre civile, faisant planer la menace que dans une Syrie religieusement et ethniquement plurielle, la poursuite des protestations contre la présidence pourrait provoquer des scissions au sein de la société, de l'appareil politique et éventuellement de l'armée, qui conduiraient à des affrontements entre villes, voire entre régions du pays, avec des conséquences plus sanglantes encore que n'en eut la guerre civile de 1979-1982 et le massacre de Hama. Par cette menace, et par l'entremise d'agitateurs qui provoquent des affrontements entre communautés confessionnelles et ethniques, le régime tient en otage les minorités kurde, druze et chrétiennes mais aussi les intellectuels laïcs qui pencheraient vers une démocratie. Cela rend très difficile la mobilisation de la société civile.
Le dernier élément de perfectionnement de l'autoritarisme, c'est l'exercice de la violence. En s'appuyant sur certains textes, le régime procède arbitrairement à des arrestations indiscriminées, et des milliers de jeunes manifestants sont emprisonnés, puis relâchés après qu'ils ont été torturés et leurs familles menacées. Miliciens et groupes armés des services de sécurité, agissant dans une complète impunité, peuvent exercer une violence sans limites, en dépit de la prétendue levée de l'état d'urgence. De cette violence extrême, la nomination de certains membres du nouveau gouvernement, le ministre de l'intérieur en particulier, donne le ton. Les termes utilisés par le régime sont parlants : en décrivant les insurgés comme des « terroristes », des « mercenaires » ou des « comploteurs », la classe politique au pouvoir dit son refus d'entendre et son isolement. Cela ne laisse pas présager une ouverture, sinon dans des conditions très difficiles.
Dans ce contexte, les prévisions sont hasardeuses, mais l'on peut formuler quelques remarques pour réfléchir au futur. La première est que la crise évoluera vers une double détérioration. Dégradation économique d'abord, car l'économie syrienne, très fragile, dépendait des investissements étrangers - le prochain plan quinquennal tablait sur plus de 10 milliards de dollars. Les couches populaires souffrent déjà durement de la situation et les couches moyennes risquent elles aussi de sentir l'effet de cette politique toute répressive. On peut s'attendre aussi à une détérioration de la situation sécuritaire, le mouvement faisant tache d'huile à mesure que la mobilisation s'élargit aux familles des jeunes manifestants. Le retour en arrière paraît donc difficile, sinon impossible.
En effet, consentir aux réformes reviendrait à passer la main et ceux qui y perdraient sont plus nombreux que les quelques dizaines de militaires, de membres de la famille du président Bachar Al-Assad et de membres du clan alaouite qui tiennent le régime. Ainsi, la holding d'investissement de plusieurs centaines de millions de dollars créée en 2007 par Rami Makhlouf, cousin germain du président, rassemble plus de soixante-dix jeunes hommes d'affaires qui prospèrent à l'ombre du régime.
On constate par ailleurs que le président Bachar Al-Assad ne veut ou ne peut contenir la violence de ses services. Les quelques mesures cosmétiques prises à ce jour ne sont que tactiques, et destinées à répondre aux pressions occidentales.
Quelqu'un est-il, alors, prêt à céder au sein du régime ? Peut-on imaginer une rupture au sein du groupe dirigeant, principalement composé de militaires de la famille du président ? Un éclatement de l'armée et des forces sécuritaires est-il concevable ? Si les unités militaires les plus proches du pouvoir, qui sont aussi les plus armées, sont à quelque 70 % composées d'Alaouites, y compris dans la troupe, il n'en va pas de même dans les unités plus marginales, constituées d'appelés, où les sunnites sont les plus nombreux. En d'autres termes, il y a en Syrie des forces de sécurité à deux vitesses, et une rupture au sein du commandement militaire signifierait plutôt que certains jugent que leur contrôle est en danger et qu'il convient de durcir la réaction pour reprendre en main un pouvoir qui vacille.
Enfin, on ne sache pas que le président Al-Assad ait réussi à attirer des interlocuteurs permettant d'ouvrir un dialogue national.
Pour finir, il est important de tenir compte des réactions des pays voisins, ou des répercussions que la crise syrienne peut avoir sur eux. Je citerai particulièrement l'Iran, allié privilégié de la Syrie mais qui est actuellement en danger, ainsi que la Turquie, dont les intérêts en Syrie sont si puissants qu'elle ne peut rester neutre et qui fait déjà fortement pression sur le régime. D'autre part, au Liban, les forces politiques auraient dû trouver dans la paralysie syrienne une opportunité inégalée d'engager un dialogue intérieur. Malheureusement, le cheikh Nasrallah, responsable du Hezbollah, a commis l'erreur majeure de jeter de l'huile sur le feu, et la coalition du 14-Mars, en durcissant le ton, ne facilite pas la construction d'une politique libanaise indépendante en cette période exceptionnelle.
Je pense, comme Mme Elisabeth Picard, que la révolte en cours en Syrie n'est pas un mouvement communautaire ou structuré par un parti politique mais un mouvement citoyen : une vague de fond, partie de Tunisie, avance. Mais, à la différence de ce qui vaut en Tunisie, en Égypte et en Libye, sociétés homogènes, les pays situés à l'Est de Suez - Syrie, Bahreïn, Yémen - connaissent des lignes de fracture communautaires, et les régimes concernés ont intérêt à instrumentaliser cette situation en se posant en garants de l'unité nationale, de la stabilité et de la sécurité des communautés. C'est ainsi que le régime syrien joue sur les peurs des minorités kurde, chrétienne et alaouite.
Loin de s'essouffler, alors même que l'armée investit des villes entières dans lesquelles elle exerce une répression brutale, la révolte s'étend. Tant de sang a coulé – il y a eu davantage de morts en Syrie que dans les autres pays où ont eu lieu des événements similaires – que l'on peut penser qu'un point de non-retour a été atteint. Le régime légitimait son pouvoir en se disant garant de la stabilité, en se faisant le héraut de la résistance à Israël sur le plateau du Golan et en misant sur le développement de l'économie, s'inspirant en quelque sorte du modèle chinois : ne rien céder sur le plan politique mais opérer une réforme bénéficiant à la population. Or, les slogans apparus remettent en cause la légitimité du pouvoir, l'invitant à s'occuper du Golan plutôt que de réprimer les aspirations de la population et expliquent que les manifestants n'ont pas faim mais qu'ils veulent des libertés.
Notre politique à l'égard de la Syrie est inspirée par les mêmes principes que ceux qui fondent notre action à l'égard de la Libye, mais leur application dans des conditions différentes ne produit pas les mêmes résultats. La France se heurte, au Conseil de sécurité, à l'opposition résolue de la Chine et de la Russie à l'adoption d'une résolution condamnant la répression en Syrie qui, à la différence de la Libye, ne fait pas l'objet d'une dénonciation officielle de la Ligue arabe. Nous sommes toutefois parvenus à éviter que la Syrie maintienne sa candidature au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. D'autre part, l'action que nous avons menée auprès de l'Union européenne a porté ses fruits et, il y a quelques jours, le Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne a étendu à la personne de Bachar Al-Assad les sanctions qui frappaient d'autres responsables du régime.
Il est extrêmement difficile de prédire l'évolution de la situation. Rien ne permet d'affirmer qu'une guerre civile soit inéluctable. On ne doit pas non plus surestimer la menace que représenteraient les Frères musulmans, qui ne semblent pas jouer un rôle fondamental dans la contestation, comme cela a pu être le cas au début des années 1980. Même si des armes peuvent circuler en Syrie, il n'y a pas de mouvements d'opposition armés. L'évaluation de la situation demande donc prudence et pondération. Dans un contexte de bouleversement des équilibres régionaux et de forte contestation intérieure, la Syrie n'est plus perçue par tous comme une puissance du statu quo interne et régional, garante de la stabilité régionale.
En Syrie même, les perceptions sont variables. Nombreux sont sans doute les chrétiens qui redoutent une remise en cause des équilibres actuels. Le « scénario irakien » est d'évidence dans bien des esprits. A un degré peut-être moindre, ceci est vrai aussi pour les Druzes. Ces craintes sont présentes aussi parmi les Alaouites qui ne sauraient être perçus pour autant comme un groupe homogène. Il est difficile de faire la part, dans ces craintes, de l'instrumentalisation. Si ces « réflexes conservateurs » qui induisent une préférence pour le statu quo existent, ils ne sauraient masquer l'aspiration grandissante de la majorité de la population à la liberté et à la dignité. Parce qu'elles n'ont pas été tenues, les Syriens ne croient plus aux promesses de réforme. Ils exigent un arrêt immédiat de la répression et une transition ordonnée et rapide vers un régime démocratique respectueux des droits de l'homme. L'inconnue réside précisément dans la forme que pourrait prendre cette transition.
Une inconnue est liée à l'opposition syrienne. D'évidence, quarante années consécutives de vide politique ne favorisent pas l'émergence de structures clairement identifiables, même si certaines personnalités d'opposition sont connues depuis le « printemps de Damas ». La contestation en Syrie a ceci de particulier qu'elle est, comme hier en Egypte ou en Tunisie, sans leader identifiable. Elle n'est pas encadrée par une organisation particulière. Elle témoigne d'une profonde dynamique sociale allant au-delà des oppositions traditionnelles qui, du fait de la répression, n'ont pu développer un ancrage social ni se structurer. C'est la grande différence avec le « printemps de Damas » de 2000, resté confiné à certaines élites.
Des contacts suivis que nous entretenons avec de nombreux interlocuteurs syriens, nous retenons le constat partagé qu'un point de non-retour a sans doute été atteint : la Syrie ne reviendra plus jamais à la situation précédente et il faut maintenir la pression sur le régime.
Qui, en Syrie, a la réalité du pouvoir ? Est-ce un clan, et dans ce cas quelles sont les relations de ses membres, ou le président Al-Assad a-t-il une position prééminente au sein de ce clan ?
Quels sont les décideurs, au-delà du président Al-Assad ? Quelle est la situation dans la province de Kamechliyé, au-delà de l'Euphrate, et quelles sont les relations transfrontalières avec le Kurdistan ?
On peut penser que l'attitude des chrétiens - qui constituent 10 % de la population syrienne – à l'égard de la contestation du régime en cours s'explique par le précédent irakien. Dans le même temps, on constate l'absence d'affrontements interreligieux en Syrie ; cela peut-il durer ? Au nombre des quelque 1 500 000 Irakiens réfugiés en Syrie, on compte des familles chrétiennes ; considèrent-elles la Syrie comme une escale, ou envisagent-elles de s'y établir ? Enfin, les chrétiens continuent-ils de jouer un rôle au sein du parti Baas qu'ils ont contribué à fonder ?
Le Patriarche grec catholique d'Antioche s'inquiète de la sécurité des chrétiens de Syrie au cas où le régime du président Al-Assad chuterait. Il dit ne rien attendre de bon des notables sunnites et redouter un exode de la population chrétienne. Qu'en pensez-vous ?
En dépit des critiques qui leur sont adressées pour leur participation à la répression des insurrections populaires, les forces armées sont souvent présentées comme un facteur de stabilisation des sociétés, notamment après des périodes de remise en cause des pouvoirs établis. Ce scénario vaut-il pour la Syrie, ou existe-t-il un risque de connivence de l'armée syrienne avec une force politique tentée par une autre forme d'intransigeance, voire d'intégrisme ?
Les Syriens avec lesquels nous sommes en contact commencent de s'organiser sous forme d'associations, sans étiquette politique définie. Ils nous disent attendre de l'Etat français des réactions fortes et rapides. Or, nous avons eu à connaître d'une lettre de l'ambassade de Syrie en France demandant à la diaspora syrienne de dénoncer les Syriens de France potentiellement opposés au régime actuel. Le ministère des affaires étrangères n'a-t-il pas l'obligation de faire savoir à l'ambassade de Syrie que ces appels à la délation ne sont pas tolérables sur notre territoire ? Plus largement, les relations diplomatiques entre la France et la Syrie sont-elles maintenues ? Si elles le sont, ne devraient-elles pas être rompues en signe de soutien à la révolte de la population ?
Comment définiriez-vous la laïcité à la syrienne ? Par ailleurs, quelles actions, visibles et moins visibles, mène la Turquie, pour ou contre l'insurrection ?
Les révolutions arabes ne servent-elles pas d'alibi, en Syrie, à la revanche de la majorité sunnite contre la minorité alaouite ? Par ailleurs, ne semble-t-il pas que si la révolution a été rapide dans les pays qui, tels l'Égypte et la Tunisie, présentent une homogénéité religieuse, la contestation ne parvient pas à prendre le pouvoir dans les pays tels la Syrie et le Yémen où existent des clivages confessionnels ?
La Syrie a accueilli de nombreux chrétiens irakiens, maintenant installés dans les quartiers populaires des grandes villes. Quel sera leur sort si le président Al-Assad est renversé ? Ne passe-t-on pas sous silence le désir de revanche des sunnites de Syrie, majoritaires en nombre, un élément qui ne manque pas d'inquiéter toutes les minorités syriennes ?
L'idée que l'on ne pourra revenir en arrière se diffuse en raison du nombre de morts et de la persistance des manifestations, mais je ne puis être certain que le point de non-retour a effectivement été atteint. Pour répondre aux questions portant sur la nature du régime, je rappelle qu'après son accession au pouvoir, Hafez Al-Assad s'est appuyé sur une partie de la communauté alaouite : un groupe a pris le pouvoir puis a élargi son emprise dans le pays. Il y a là un point commun avec les autres révolutions arabes, qui ont rejeté l'appropriation de l'État et de l'économie par un clan. C'est donc bien à une réaction citoyenne que l'on assiste et non à une révolte des sunnites qui voudraient prendre leur revanche. Les manifestations ont commencé en Syrie après que des adolescents, qui avaient écrit sur un mur de Deraa, une ville que l'on n'envisageait pas comme un foyer de contestation, le slogan des révolutions arabes – « le peuple veut la chute du régime » – ont été arrêtés et torturés, et que les familles venues demander des comptes ont été renvoyées dans leur foyer. La colère a éclaté et elle s'est propagée.
Nous sommes donc confrontés à une question de politique générale, longuement évoquée par M. Alain Juppé le 16 avril dernier, lors du colloque consacré au « Printemps arabe » à l'Institut du monde arabe : devons-nous, dans les sociétés civiles qui sont en train de s'ouvrir, ne traiter qu'avec certains interlocuteurs ? Alors qu'une transition s'amorce en Tunisie comme en Egypte, des mouvements ouvertement fondés sur la religion se font entendre ; mais n'est-il pas normal que des partis musulmans s'expriment dans les pays musulmans, comme des partis chrétiens le font ailleurs ? Nous n'avons pas à choisir nos interlocuteurs et nous devrons parler à tous - ce qui ne signifie pas les soutenir. Devons-nous nous empêcher a priori de parler avec des composantes politiques importantes d'un pays au motif qu'elles représenteraient un danger ? Si des mouvements renoncent à la violence et acceptent les principes démocratiques, nous devons en finir avec le dogme de l'impossibilité d'élections libres dans les pays arabes.
Au Proche Orient, les communautés chrétiennes sont souvent plus protégées que les autres communautés minoritaires. Si l'Irak est en proie à une guerre civile menée par des gens qui ont intérêt à attiser les haines confessionnelles, tel n'est pas le cas en Syrie, où la situation des chrétiens est plutôt bonne, comme en Jordanie et au Liban. En Égypte, quelques manifestations anti-chrétiennes ont eu lieu, mais il n'y a pas eu de violences systématiques. Nous devons en même temps nous abstenir de distinguer une communauté des autres, ce qui traduirait une approche communautariste, et nous élever contre toute atteinte à la liberté de culte et d'expression religieuse, ce que nous faisons. Je ne pense pas que la situation des chrétiens se dégrade actuellement en Syrie.
Nos contacts diplomatiques avec la Syrie se poursuivent mais le dialogue est difficile car nos appels à la réforme ne sont pas entendus. Notre ambassadeur à Damas, avec ses homologues européens et d'autres pays alliés, transmet ces messages aux autorités syriennes, rencontre régulièrement des représentants de la société civile syrienne et de l'opposition. Pour l'instant, nous souhaitons maintenir ce canal de communication ouvert. Je m'enquerrai au plus tôt du courrier de l'ambassade de Syrie à ses ressortissants en France mentionné par M. Lecoq.
La Turquie, qui a sans doute joué un rôle stabilisateur dans la région, est certainement inquiète de ce qui peut se produire en Syrie et des répercussions possibles d'un changement de régime, notamment pour ce qui concerne la population kurde. Sa diplomatie est fortement mobilisée pour demander un changement, dont on ignore les formes qu'il pourrait prendre.
Il me paraît indispensable, pour appréhender la situation en Syrie et dans la région, de ne plus se laisser obnubiler par la question confessionnelle, comme nous l'avons fait trop longtemps. Pour analyser le régime syrien et sa très solide coalition, il ne suffit pas de dire qu'il s'agit d'alaouites. L'explication est réductrice car au sein de cette communauté la diversité des situations est très grande, qu'il s'agisse de la richesse des individus ou de la possibilité d'accession au pouvoir. Le pouvoir est aux mains d'un clan, d'un cartel qui s'est constitué avec des alliés – au nombre desquels des sunnites et des chrétiens – et où la détention du pouvoir militaire donne la garantie du monopole du pouvoir économique. Voilà pourquoi le président Bachar Al-Assad est solidaire de sa famille maternelle et aussi de sa belle-famille, riches entrepreneurs sunnites de Homs. Ainsi s'est constitué le noyau dur qui aurait tout à perdre du changement et qui risque de donner la main aux plus exigeants des militaires.
Au nom de la laïcité du parti Baas, une place très proche du régime a été faite aux chrétiens, et aussi bien Hafez Al-Assad que son fils ont toujours eu l'habilité de se poser en protecteurs des églises chrétiennes et des chrétiens, dont ils ont favorisé l'accès au pouvoir économique. Mais il s'agit pour beaucoup de manipulation, le discours tenu aux chrétiens étant à peu près de cet ordre : « Sans nous votre perte est certaine et vous devrez quitter la Syrie comme ont dû s'exiler les chrétiens d'Irak ». Or, les situations diffèrent. En Syrie, les relations entre musulmans et chrétiens sont pacifiques depuis des années et les échanges socio-économiques nombreux ; l'amenuisement qui menace les communautés chrétiennes syriennes tient à la démographie et au problème général de l'attraction de l'Occident. La proximité linguistique et culturelle nous amène à grossir à la fois notre proximité avec les chrétiens de Syrie et la dangerosité de leur situation et, à l'inverse, à diaboliser tous les sunnites syriens. Or, les sunnites, qui représentent 75 % de la population syrienne, ne sont pas tous des salafistes djihadistes armés jusqu'aux dents décidés à renverser le pouvoir par vengeance ; pour une large majorité, ce sont de paisibles quiétistes qui étaient disposés à profiter de l'ouverture économique et qui étaient très tentés par le modèle turc. La Turquie a d'ailleurs beaucoup développé les échanges avec les commerçants et les entrepreneurs syriens, à Alep en particulier.
Bien sûr, le plus structuré des partis politiques de l'étranger est celui des Frères musulmans, mais ils ont beaucoup évolué depuis trente ans, et une situation intérieure plus ouverte pourrait les amener à penser en termes de pluralisme politique.
Si la situation à l'Est de la Syrie est aussi étrangement paisible, c'est en raison de la tactique d'ouverture du régime, qui avait enfin offert aux Kurdes la nationalité syrienne qui leur était déniée depuis les années 1960, et aussi parce que la Turquie, qui s'inquiète de la forte présence dans ces provinces du parti qui a succédé au PKK, mène en sous-main des négociations actives. Ce que souhaite par-dessus tout la Turquie, c'est la stabilité régionale, et qu'aucun problème ne se pose à ses frontières.
Quelles formes prend le soutien de l'Iran au régime syrien ? Les insurgés demandent-ils le soutien de l'Occident et notamment de l'Union européenne ? Enfin, vous avez indiqué que le régime syrien fait état de la situation au Golan pour souder la population ; pensez-vous qu'Israël soit au nombre des préoccupations des insurgés ?
Vous avez, Madame, évoqué la libéralisation des échanges et ses effets sur les classes moyennes comme cause principale de la révolution arabe, notamment en Syrie ; quel régime, alors, peut émerger qui permettrait de corriger les effets de cette situation ? D'autre part, vous avez évoqué les réactions de l'Iran et de la Turquie, et appelé l'attention sur les répercussions possibles de la situation en Syrie sur le Liban. Étant donné l'évolution en cours au Moyen-Orient, avec la réconciliation entre le Fatah et le Hezbollah d'une part, le discours du président Obama appelant à la reprise des négociations de paix sur la base des frontières de 1967, quelles conséquences peuvent avoir pour Israël la chute du régime syrien et le fait que la Syrie ne soit plus un pôle de stabilité au Proche Orient ?
Alors que les révolutions font tache d'huile dans le monde arabe, la Turquie qui est, des pays de la région le plus avancé sur la voie de la démocratie et de la laïcité, ne peut-elle servir de modèle ? À l'inverse, les pays considérés pourront-ils lutter contre la tentation de devenir des démocraties sous l'emprise des Frères musulmans, de tous les partis le plus structuré ?
Jusqu'à quand les militaires syriens pourront-ils continuer de tirer sur la foule ? Par ailleurs, quelle est l'activité diplomatique actuelle entre l'Iran et la Syrie ? Enfin, quel bilan le citoyen syrien peut-il tirer des présidences successives de Hafez et de Bachar Al-Assad pour sa vie quotidienne ?
Combien de temps encore la communauté internationale demeurera-t-elle l'observatrice passive de la répression brutale qui s'abat sur la population syrienne ? Les diplomates font leur travail, mais cela ne suffit pas à faire cesser la violence. D'autre part, Mme Elizabeth Picard a exprimé des doutes sur la véracité des informations diffusées. Dans ces conditions, que faire ?
Je m'associe aux questions posées par mes collègues à propos de l'Iran d'une part, d'Israël d'autre part.
Je pense, comme Mme Picard, que l'origine des révoltes dans les pays arabes s'explique par une demande de liberté et de dignité et non par des tensions interconfessionnelles. Vous avez évoqué la faible crédibilité des informations diffusées de part et d'autre, et notamment sur les réseaux sociaux ; soit, mais la chaîne de télévision Al Jazeera a montré des images de la troupe syrienne brûlant les pieds des manifestants au chalumeau et cassant à coups de masse le crâne de manifestants à terre ! Je sais que la diplomatie française fait ce qu'elle peut, mais il n'empêche que cette révolution est celle qui aura fait le plus de morts et le moins de bruit. N'avez-vous pas le sentiment que, plutôt qu'une armée, sont à l'oeuvre des milices dénuées de sentiment national fort mais qui sont plutôt au service d'objectifs politiques ? Enfin, il existe au moins deux ou trois milices en Syrie, qui semblent agir de manière autonome ; le président Al-Assad a-t-il vraiment la main ?
Existe-t-il, à votre avis, un risque de récupération ou de remise en cause des révolutions arabes par les islamistes ?
Les relations entre le régime iranien et le régime syrien sont fondées sur un « donnant-donnant ». Le soutien de l'Iran se manifeste d'une part sur le plan financier par la vente à la Syrie d'un pétrole bon marché et, dans cette crise, par un appui technologique à la répression - l'entraînement des forces de répression syriennes ayant eu lieu dans les pays d'Europe orientale. Ces relations sont très difficiles à rompre, mais la situation intérieure iranienne est actuellement très mouvante, ce qui pourrait changer la donne.
Il est possible que si un régime à composante majoritairement sunnite s'installe en Syrie, il souhaite reprendre sur un autre pied les négociations avec Israël demeurées inabouties depuis des décennies. Dans un nouveau contexte politique, les demandes nationalistes tendant à la récupération des territoires perdus en 1967 pourraient s'exprimer plus fortement. Jusqu'à présent, la population syrienne n'a entendu à ce sujet que des discours, le front du Golan étant resté parfaitement calme depuis 1974.
Dans le cadre du rééquilibrage régional illustré par le changement des relations entre le Hamas et l'Autorité palestinienne et par la redéfinition du rôle de l'Égypte, le rôle central de la Syrie dans l'opposition à Israël peut être quelque peu affaibli, et le dossier du Golan pourrait devenir secondaire au regard de la question palestinienne.
Le rôle de la Turquie est très important en raison de la présence des Kurdes, qui représentent quelque 20 % de la population syrienne, et qui sont pour l'essentiel regroupés à l'Est du pays. Cependant, le « modèle turc » peut être invoqué et manipulé dans un sens ou dans un autre : soit pour inciter à plus de laïcité et de pluralisme, soit pour inciter à plus de religiosité - la question reste ouverte en Turquie même. Cela dit, le modèle n'est pas l'influence car il existe une barrière culturelle effective entre le monde turc et le monde arabe. L'influence que peut avoir la Turquie est celle d'une puissance moyenne régionale et à cet égard, la Syrie, qui a mille kilomètres de frontières communes avec la Turquie, a quelques soucis à se faire, qu'il s'agisse de l'eau, de la sécurité ou même de la domination du territoire syrien si la crise se prolonge.
S'agissant de l'évaluation par les Syriens de l'action des présidences successives, il faut garder en mémoire que la moitié de la population, très jeune, ne peut juger de l'évolution du régime depuis Hafez Al-Assad jusqu'à son fils. Pour les jeunes gens, la connaissance de la mondialisation par le biais des moyens de communication modernes et les attentes qu'elle suscite sont plus importantes que la mémoire de ce qu'était le régime autoritaire et très étatisé de Hafez Al-Assad. En Syrie, le problème tient moins à l'ouverture économique en soi, souvent louable, qu'à la sauvagerie avec laquelle elle a été mise en oeuvre, conduisant à la perte de l'Etat social, à la fin des couvertures scolaire et sanitaire, et laissant la société syrienne nue face à un pouvoir dont chacun voit qu'il profite à plein de l'ouverture.
Il faut distinguer les conscrits et l'armée de métier, qui composent des unités différentes. L'armée de métier – les Forces spéciales et la désormais fameuse quatrième division commandée par Maher Al-Assad, le frère du président - est un groupe majoritairement alaouite, gâté par le régime et entraîné à exercer librement le contrôle social et sécuritaire sans que la justice ait à en connaître. Les unités plus traditionnelles, composées d'appelés sunnites, pourraient rechigner beaucoup plus vite à l'accomplissement des besognes sécuritaires extrêmement violentes qui leur sont assignées. Jusqu'à présent, les unités qui participent directement à la répression sont restées fidèles aux caciques du régime. Usure, divisions entre les chefs d'unités ? Peut-être, mais je n'en sais pas plus.
On peut concevoir le sentiment d'insécurité des Israéliens face à la perte des repères que constituaient l'Égypte et la Syrie jusqu'à maintenant, mais les aspirations du peuple palestinien ne sont pas moins légitimes que celles des peuples du pourtour méditerranéen auxquelles nous tentons de répondre et l'instabilité régionale ne doit pas nous conduire à ralentir nos efforts pour parvenir à une solution de paix durable. Il y a urgence : un compte à rebours est engagé, l'Autorité palestinienne ayant dit son intention de demander à l'Assemblée générale des Nations unies de reconnaître un État palestinien à l'automne. Notre diplomatie doit contribuer à rouvrir un chemin permettant de reprendre des négociations crédibles et M. Alain Juppé se rendra bientôt au Proche-Orient à cette fin. La tâche est ardue, mais nous ne perdons pas cette question de vue. En contrepoint, dans ce climat d'incertitude, notre très fort engagement en faveur de la sécurité d'Israël, notamment face à l'Iran, n'est pas négociable et ne se relâchera pas.
Je le redis, la politique étrangère de la France a été conduite selon les mêmes principes pour la Libye et pour la Syrie. Devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, nous avons cherché à obtenir la condamnation du régime syrien ; au Conseil des droits de l'homme de l'ONU, nous avons bataillé pour obtenir le retrait de la candidature syrienne, qui a eu lieu ; enfin, l'Union européenne vient de sanctionner la présidence syrienne en ajoutant la personne de Bachar Al-Assad à la liste des personnalités syriennes déjà visées. Nous maintenons nos pressions sur le régime syrien pour qu'il procède à des réformes, comme il en avait pris lui-même l'engagement ; au-delà, nous nous heurtons à une limite.
S'agissant du risque de récupération des révoltes arabes par les islamistes, il ne nous appartient pas de dicter des règles de conduite aux populations ; c'est à nous de nous adapter. Nous ne sommes pour rien dans les révolutions en cours dans les pays arabes et nous n'avons aucun droit de nous immiscer dans les choix des peuples. Il faut en finir avec l'idée de ce que Samir Kassir décrivait comme le « malheur arabe », la thèse de l'impossibilité de la démocratie dans les pays arabes. Que notre approche soit ouverte ne signifie pas que nous soyons naïfs : nous ne sommes pas pour tel mouvement ou tel autre, mais favorables à un dialogue avec toutes les composantes des sociétés civiles.
A vous entendre, on comprend qu'en réalité personne ne sait où l'on va : on condamne et on donne des conseils mais la répression suit son cours ; la réforme pourrait avoir lieu mais on en doute car une grande tribu alaouite ne lâchera rien ; personne n'interviendra de l'étranger, la Turquie pas davantage qu'un autre pays, et nous n'avons pas les moyens diplomatiques de forcer le destin... En résumé, la société syrienne est une société bloquée, et personne ne sait comment la situation évoluera.
S'agissant des chrétiens, vous me semblez bien optimiste. En effet, de très nombreux témoignages nous sont parvenus, avant le déclenchement des événements en Syrie, qui soulignaient la pression sociétale inquiétante à laquelle les chrétiens sont soumis par les Frères musulmans.
On a l'habitude de traiter des problèmes de la région par référence au péril iranien, en le surestimant parfois. Depuis l'effondrement de l'Irak dû à M. Bush, la digue irakienne par rapport à l'Iran n'existe plus. La réévaluation de la politique française à l'égard de la Syrie partait du principe que la Syrie pouvait être, même dans l'ambiguïté, un pays de contention des ambitions iraniennes. Démonstration est faite qu'il n'y a plus rien entre l'empire perse et l'empire ottoman, ce qui explique l'inquiétude de la Turquie. Dans ce contexte, la France ne doit-elle pas réexaminer sa position au sujet de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ?
Je ne partage pas l'analyse selon laquelle la communauté internationale ne faisant rien, le carnage va continuer en Syrie : je suis certain que, par un jeu de dominos, le lendemain de la chute de Kadhafi, Bachar Al-Assad sera contraint de lâcher du lest. D'une manière générale, c'est, me semble-t-il, faire fausse route que d'agréger les révoltes arabes - qui sont des révolutions populaires liées à la diffusion des nouveaux moyens de télécommunications face auxquels les dictatures sont impuissantes - et des considérations géopolitiques qui ne leur sont aucunement liées.
Je partage le point de vue de M. Boucheron. Il nous a été dit que le régime n'est pas réformable. Le paradoxe, c'est que depuis quelques années, nous faisions comme s'il l'était. La doctrine française était que si l'on s'ouvrait à la Syrie, des réformes y auraient lieu, et nous avons manifesté une très grande confiance en M. Al-Assad pour agir en ce sens, ce pourquoi, depuis 2008, M. Sarkozy a noué des relations personnelles avec le président syrien. Qu'en penser, à la lumière des événements intervenus depuis lors ?
Alors qu'aucun incident n'avait eu lieu sur la ligne d'armistice du Golan depuis 1974, il y en a eu un tout récemment. Je considère qu'il a été provoqué pour faire pression sur Israël - et indirectement sur les États-Unis - pour faire comprendre que l'équilibre trouvé depuis 1974 était satisfaisant et que mieux valait donc ne pas pousser au changement de régime ; certains y ont vu la main de l'Iran. Qu'en pensez-vous ?
Les États-Unis ont un ambassadeur en Syrie depuis janvier dernier seulement, le poste ayant été laissé longtemps vacant. Le récent discours du président Obama sur le Moyen-Orient a relativement déçu ; la politique américaine se limite-t-elle à suivre la politique européenne et notamment la politique française sur ces questions ?
Sans prétendre savoir exactement comment évoluera la situation en Syrie, je vous ai livré nos clés d'analyse, en vous disant d'emblée que nous considérions les soulèvements en cours comme des révolutions citoyennes irréversibles. La Libye est effectivement un facteur clé, et le renversement de M. Kadhafi changerait complètement la donne dans la région.
Nous renforçons les pressions sur la Syrie, dans la mesure où nous pouvons le faire.
A propos des chrétiens, nous ne sommes pas « optimistes » : nous disons qu'ils ont été protégés par le régime syrien dans le cadre d'un pacte fallacieux, la politique du régime ayant dans le même temps conduit au développement des courants islamistes à travers le pays. Nous savons que les chrétiens de la région perçoivent comme une menace la montée du salafisme et nous en tenons compte. Nous n'ignorons pas qu'ils émigrent en masse, singulièrement depuis l'Irak où la violence à leur encontre s'est exercée de manière spectaculaire. Mais nous devons dans le même temps ne pas encourager le départ des chrétiens, qui vivaient dans ces pays bien avant tous les autres. Un très difficile équilibre est à trouver, notamment dans le cas de l'Irak – car si des chrétiens sont menacés, il faut les protéger -, mais il faut garder le sens des proportions.
Je ferai l'impasse sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, question qui n'est pas de mon ressort. Je dirai seulement que la Turquie veut la stabilité, mais que cet impératif de stabilité ne passe pas obligatoirement par une perpétuation des régimes en place dans les pays voisins.
La politique française à l'égard de la Syrie n'était pas fondée sur une « grande confiance » quant à la mise en oeuvre de réformes. En Syrie comme en Égypte et en Tunisie, nous avions misé sur une sorte de « transition permanente » décrite dans nombre d'ouvrages savants, avec son lot d'avancées et de reculs. La donne a maintenant changé en Égypte et en Tunisie, dont les représentants seront invités au G8 : un mouvement d'espoir s'est levé, et ce serait faillir à nos responsabilités que ne pas le soutenir collectivement. L'Union européenne doit pour sa part mettre en oeuvre une politique méditerranéenne d'accompagnement de la transition – sachant que si cette transition échoue, notre sécurité sera menacée.
L'administration Obama s'est mobilisée dès la première semaine de son mandat en faveur de la reprise de processus de paix au Proche-Orient, mais cette mobilisation s'est malheureusement traduite par un échec. Mais après le bon discours du président Obama, qui ouvre des perspectives, l'heure est venue de rebattre les cartes.
Espérons que Kadhafi tombe bientôt, car pour l'instant « l'effet libyen » est plutôt contraire : la clique au pouvoir en Syrie est encline à montrer les dents pour que de tels événements ne se produisent pas dans le pays.
Vous m'aviez interrogée sur ce que la population insurgée attend de l'étranger. Les manifestants ne réclament pas des armes, car il y aurait alors un pourrissement de la situation qui ternirait leur image, mais un soutien moral et des prises de position au nom du droit international et du respect des droits de l'homme, pour exercer une pression continue sur le régime syrien. Une intervention armée serait un désastre pour le soulèvement syrien.
La manifestation qui a eu lieu le 15 mai sur la ligne d'armistice du Golan n'avait rien de spontané et elle s'est terminée de manière tragique, vingt des Palestiniens amenés en autobus pour entrer sur le territoire du Golan occupé ayant été tués – le tout à des fins de politique intérieure. Profitant de l'évolution en cours dans la région sur la question palestinienne, le régime a tenté de se poser à nouveau, sur la scène intérieure, en militant de la restitution des territoires du Golan, d'une manière à la fois cruelle et inutile.
Depuis deux siècles, des phénomènes démographiques, socio-économiques et culturels poussent les chrétiens du Proche-Orient arabe à émigrer. En Syrie, je le redis, la variété des situations est très grande et, notamment au Nord du pays, des chrétiens ont excellemment profité de l'ouverture économique. Étant donné la situation économique actuelle de l'Europe, ceux-là se disent de plus en plus qu'ils feraient mieux de chercher à rester enracinés dans leur pays, la Syrie, plutôt que de risquer l'émigration catastrophique dans les pays occidentaux qu'ont connue tant de chrétiens irakiens.
Enfin, nous devons prêter une oreille pareillement attentive à toutes les composantes de la société syrienne, par exemple aux militants sunnites traditionnels, conservateurs, religieux et pas particulièrement insurgés, qui ont été systématiquement pourchassés, emprisonnés, torturés, exilés, exclus par le régime de la famille Al-Assad depuis une trentaine d'années. Tous les Syriens ont également droit à la dignité et à la liberté. Tel est le message que nous devons adresser, très fermement, au pouvoir actuel, qui est un pouvoir minoritaire.
La séance est levée à onze heures quinze.