L'idée que l'on ne pourra revenir en arrière se diffuse en raison du nombre de morts et de la persistance des manifestations, mais je ne puis être certain que le point de non-retour a effectivement été atteint. Pour répondre aux questions portant sur la nature du régime, je rappelle qu'après son accession au pouvoir, Hafez Al-Assad s'est appuyé sur une partie de la communauté alaouite : un groupe a pris le pouvoir puis a élargi son emprise dans le pays. Il y a là un point commun avec les autres révolutions arabes, qui ont rejeté l'appropriation de l'État et de l'économie par un clan. C'est donc bien à une réaction citoyenne que l'on assiste et non à une révolte des sunnites qui voudraient prendre leur revanche. Les manifestations ont commencé en Syrie après que des adolescents, qui avaient écrit sur un mur de Deraa, une ville que l'on n'envisageait pas comme un foyer de contestation, le slogan des révolutions arabes – « le peuple veut la chute du régime » – ont été arrêtés et torturés, et que les familles venues demander des comptes ont été renvoyées dans leur foyer. La colère a éclaté et elle s'est propagée.
Nous sommes donc confrontés à une question de politique générale, longuement évoquée par M. Alain Juppé le 16 avril dernier, lors du colloque consacré au « Printemps arabe » à l'Institut du monde arabe : devons-nous, dans les sociétés civiles qui sont en train de s'ouvrir, ne traiter qu'avec certains interlocuteurs ? Alors qu'une transition s'amorce en Tunisie comme en Egypte, des mouvements ouvertement fondés sur la religion se font entendre ; mais n'est-il pas normal que des partis musulmans s'expriment dans les pays musulmans, comme des partis chrétiens le font ailleurs ? Nous n'avons pas à choisir nos interlocuteurs et nous devrons parler à tous - ce qui ne signifie pas les soutenir. Devons-nous nous empêcher a priori de parler avec des composantes politiques importantes d'un pays au motif qu'elles représenteraient un danger ? Si des mouvements renoncent à la violence et acceptent les principes démocratiques, nous devons en finir avec le dogme de l'impossibilité d'élections libres dans les pays arabes.
Au Proche Orient, les communautés chrétiennes sont souvent plus protégées que les autres communautés minoritaires. Si l'Irak est en proie à une guerre civile menée par des gens qui ont intérêt à attiser les haines confessionnelles, tel n'est pas le cas en Syrie, où la situation des chrétiens est plutôt bonne, comme en Jordanie et au Liban. En Égypte, quelques manifestations anti-chrétiennes ont eu lieu, mais il n'y a pas eu de violences systématiques. Nous devons en même temps nous abstenir de distinguer une communauté des autres, ce qui traduirait une approche communautariste, et nous élever contre toute atteinte à la liberté de culte et d'expression religieuse, ce que nous faisons. Je ne pense pas que la situation des chrétiens se dégrade actuellement en Syrie.
Nos contacts diplomatiques avec la Syrie se poursuivent mais le dialogue est difficile car nos appels à la réforme ne sont pas entendus. Notre ambassadeur à Damas, avec ses homologues européens et d'autres pays alliés, transmet ces messages aux autorités syriennes, rencontre régulièrement des représentants de la société civile syrienne et de l'opposition. Pour l'instant, nous souhaitons maintenir ce canal de communication ouvert. Je m'enquerrai au plus tôt du courrier de l'ambassade de Syrie à ses ressortissants en France mentionné par M. Lecoq.
La Turquie, qui a sans doute joué un rôle stabilisateur dans la région, est certainement inquiète de ce qui peut se produire en Syrie et des répercussions possibles d'un changement de régime, notamment pour ce qui concerne la population kurde. Sa diplomatie est fortement mobilisée pour demander un changement, dont on ignore les formes qu'il pourrait prendre.