Je pense, comme Mme Elisabeth Picard, que la révolte en cours en Syrie n'est pas un mouvement communautaire ou structuré par un parti politique mais un mouvement citoyen : une vague de fond, partie de Tunisie, avance. Mais, à la différence de ce qui vaut en Tunisie, en Égypte et en Libye, sociétés homogènes, les pays situés à l'Est de Suez - Syrie, Bahreïn, Yémen - connaissent des lignes de fracture communautaires, et les régimes concernés ont intérêt à instrumentaliser cette situation en se posant en garants de l'unité nationale, de la stabilité et de la sécurité des communautés. C'est ainsi que le régime syrien joue sur les peurs des minorités kurde, chrétienne et alaouite.
Loin de s'essouffler, alors même que l'armée investit des villes entières dans lesquelles elle exerce une répression brutale, la révolte s'étend. Tant de sang a coulé – il y a eu davantage de morts en Syrie que dans les autres pays où ont eu lieu des événements similaires – que l'on peut penser qu'un point de non-retour a été atteint. Le régime légitimait son pouvoir en se disant garant de la stabilité, en se faisant le héraut de la résistance à Israël sur le plateau du Golan et en misant sur le développement de l'économie, s'inspirant en quelque sorte du modèle chinois : ne rien céder sur le plan politique mais opérer une réforme bénéficiant à la population. Or, les slogans apparus remettent en cause la légitimité du pouvoir, l'invitant à s'occuper du Golan plutôt que de réprimer les aspirations de la population et expliquent que les manifestants n'ont pas faim mais qu'ils veulent des libertés.
Notre politique à l'égard de la Syrie est inspirée par les mêmes principes que ceux qui fondent notre action à l'égard de la Libye, mais leur application dans des conditions différentes ne produit pas les mêmes résultats. La France se heurte, au Conseil de sécurité, à l'opposition résolue de la Chine et de la Russie à l'adoption d'une résolution condamnant la répression en Syrie qui, à la différence de la Libye, ne fait pas l'objet d'une dénonciation officielle de la Ligue arabe. Nous sommes toutefois parvenus à éviter que la Syrie maintienne sa candidature au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. D'autre part, l'action que nous avons menée auprès de l'Union européenne a porté ses fruits et, il y a quelques jours, le Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne a étendu à la personne de Bachar Al-Assad les sanctions qui frappaient d'autres responsables du régime.
Il est extrêmement difficile de prédire l'évolution de la situation. Rien ne permet d'affirmer qu'une guerre civile soit inéluctable. On ne doit pas non plus surestimer la menace que représenteraient les Frères musulmans, qui ne semblent pas jouer un rôle fondamental dans la contestation, comme cela a pu être le cas au début des années 1980. Même si des armes peuvent circuler en Syrie, il n'y a pas de mouvements d'opposition armés. L'évaluation de la situation demande donc prudence et pondération. Dans un contexte de bouleversement des équilibres régionaux et de forte contestation intérieure, la Syrie n'est plus perçue par tous comme une puissance du statu quo interne et régional, garante de la stabilité régionale.
En Syrie même, les perceptions sont variables. Nombreux sont sans doute les chrétiens qui redoutent une remise en cause des équilibres actuels. Le « scénario irakien » est d'évidence dans bien des esprits. A un degré peut-être moindre, ceci est vrai aussi pour les Druzes. Ces craintes sont présentes aussi parmi les Alaouites qui ne sauraient être perçus pour autant comme un groupe homogène. Il est difficile de faire la part, dans ces craintes, de l'instrumentalisation. Si ces « réflexes conservateurs » qui induisent une préférence pour le statu quo existent, ils ne sauraient masquer l'aspiration grandissante de la majorité de la population à la liberté et à la dignité. Parce qu'elles n'ont pas été tenues, les Syriens ne croient plus aux promesses de réforme. Ils exigent un arrêt immédiat de la répression et une transition ordonnée et rapide vers un régime démocratique respectueux des droits de l'homme. L'inconnue réside précisément dans la forme que pourrait prendre cette transition.
Une inconnue est liée à l'opposition syrienne. D'évidence, quarante années consécutives de vide politique ne favorisent pas l'émergence de structures clairement identifiables, même si certaines personnalités d'opposition sont connues depuis le « printemps de Damas ». La contestation en Syrie a ceci de particulier qu'elle est, comme hier en Egypte ou en Tunisie, sans leader identifiable. Elle n'est pas encadrée par une organisation particulière. Elle témoigne d'une profonde dynamique sociale allant au-delà des oppositions traditionnelles qui, du fait de la répression, n'ont pu développer un ancrage social ni se structurer. C'est la grande différence avec le « printemps de Damas » de 2000, resté confiné à certaines élites.
Des contacts suivis que nous entretenons avec de nombreux interlocuteurs syriens, nous retenons le constat partagé qu'un point de non-retour a sans doute été atteint : la Syrie ne reviendra plus jamais à la situation précédente et il faut maintenir la pression sur le régime.