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Intervention de élizabeth Picard

Réunion du 25 mai 2011 à 9h45
Commission des affaires étrangères

élizabeth Picard :

La révolte syrienne participe de la vague des révoltes arabes observée au Moyen-Orient depuis quelques mois, mais elle présente aussi des spécificités. Sur le plan socio-économique, on note, comme dans les autres pays, l'extrême jeunesse des manifestants ; mais la population de la Syrie, qui est pour moitié composée de jeunes âgés de moins de 18 ans, a subi de plein fouet les conséquences très brutales de l'ouverture économique, assortie d'une libéralisation sauvage, définie dans le plan quinquennal 2006-2010 et qui a eu de violentes conséquences sur le secteur public et sur le taux d'emploi. À cela s'est ajouté l'effet de sécheresses exceptionnelles qui ont provoqué des migrations internes depuis les régions périphériques vers les banlieues et le Sud du pays, dont la ville de Deraa.

On note une certaine similitude avec les soulèvements dans les autres pays arabes pour ce qui est de l'identité des insurgés – les jeunes, les couches sociales pauvres et moyennes inférieures –, de la spontanéité et de l'inorganisation, de l'extrême importance des solidarités familiales et tribales ; au moment de réfléchir au changement possible il ne faudra pas mésestimer que ces solidarités se trouvent aussi du côté du régime. Une autre similitude tient à l'absence ou la quasi absence des partis politiques traditionnels, soit qu'ils aient été cooptés par le régime dans le cadre du Front dirigé par le parti Baas, soit que, tels les partis de gauche et les partis islamistes, ils aient été laminés et déclarés illégaux. Se conjuguent donc l'absence d'organisation politique des mobilisés et l'absence de programme politique. On entend certes évoquer la Déclaration de Damas de 2005, qui en appelle au respect des droits politiques et des droits de l'homme, mais elle est très générale.

Comme dans les autres pays arabes en révolte, on constate le très grand rôle joué par l'information en images dans le conflit syrien. J'appelle toutefois votre attention sur la fragilité de ces informations, souvent reçues sans assez d'esprit critique. D'une part, le régime ferme les frontières nationales de l'information ; d'autre part, l'opposition procède à des manipulations des bribes d'informations en images diffusées sur Facebook et sur Youtube, dont l'utilisation s'est développée de manière exponentielle en Syrie.

Dans cette révolte, les intrusions et les téléguidages de l'extérieur existent, mais de manière très marginale. Certes, quelques armes sont apparues, ce que le régime ne s'est pas privé de souligner, mais dans la majorité des cas on voit dans la rue des foules désarmées dont l'un des mots d'ordre principaux est « Nous agissons paisiblement ». A cet égard, l'agitation des exilés, à Londres, en Allemagne et à Washington, semble à la fois vaine et dangereuse pour les manifestants.

Comment s'articulent la révolte et la mouvance des Frères musulmans, que le régime a voulu éradiquer par une violente répression entre 1979 et 1982 ? Les Frères musulmans qui ont évolué, qui se sont remobilisés et dont la direction a changé récemment, font incontestablement l'objet d'un intérêt particulier du gouvernement turc.

On constate aussi que le régime autoritaire syrien a su s'adapter à la vague de protestation en agissant dans trois registres. D'une part en jouant sur la fibre nationale, non pas tant la fibre nationale arabe que la fierté syrienne, qui s'était manifestée pendant la phase d'isolement de la Syrie entre 2003 et 2008. D'autre part, le régime agite avec un certain succès l'épouvantail de la guerre civile, faisant planer la menace que dans une Syrie religieusement et ethniquement plurielle, la poursuite des protestations contre la présidence pourrait provoquer des scissions au sein de la société, de l'appareil politique et éventuellement de l'armée, qui conduiraient à des affrontements entre villes, voire entre régions du pays, avec des conséquences plus sanglantes encore que n'en eut la guerre civile de 1979-1982 et le massacre de Hama. Par cette menace, et par l'entremise d'agitateurs qui provoquent des affrontements entre communautés confessionnelles et ethniques, le régime tient en otage les minorités kurde, druze et chrétiennes mais aussi les intellectuels laïcs qui pencheraient vers une démocratie. Cela rend très difficile la mobilisation de la société civile.

Le dernier élément de perfectionnement de l'autoritarisme, c'est l'exercice de la violence. En s'appuyant sur certains textes, le régime procède arbitrairement à des arrestations indiscriminées, et des milliers de jeunes manifestants sont emprisonnés, puis relâchés après qu'ils ont été torturés et leurs familles menacées. Miliciens et groupes armés des services de sécurité, agissant dans une complète impunité, peuvent exercer une violence sans limites, en dépit de la prétendue levée de l'état d'urgence. De cette violence extrême, la nomination de certains membres du nouveau gouvernement, le ministre de l'intérieur en particulier, donne le ton. Les termes utilisés par le régime sont parlants : en décrivant les insurgés comme des « terroristes », des « mercenaires » ou des « comploteurs », la classe politique au pouvoir dit son refus d'entendre et son isolement. Cela ne laisse pas présager une ouverture, sinon dans des conditions très difficiles.

Dans ce contexte, les prévisions sont hasardeuses, mais l'on peut formuler quelques remarques pour réfléchir au futur. La première est que la crise évoluera vers une double détérioration. Dégradation économique d'abord, car l'économie syrienne, très fragile, dépendait des investissements étrangers - le prochain plan quinquennal tablait sur plus de 10 milliards de dollars. Les couches populaires souffrent déjà durement de la situation et les couches moyennes risquent elles aussi de sentir l'effet de cette politique toute répressive. On peut s'attendre aussi à une détérioration de la situation sécuritaire, le mouvement faisant tache d'huile à mesure que la mobilisation s'élargit aux familles des jeunes manifestants. Le retour en arrière paraît donc difficile, sinon impossible.

En effet, consentir aux réformes reviendrait à passer la main et ceux qui y perdraient sont plus nombreux que les quelques dizaines de militaires, de membres de la famille du président Bachar Al-Assad et de membres du clan alaouite qui tiennent le régime. Ainsi, la holding d'investissement de plusieurs centaines de millions de dollars créée en 2007 par Rami Makhlouf, cousin germain du président, rassemble plus de soixante-dix jeunes hommes d'affaires qui prospèrent à l'ombre du régime.

On constate par ailleurs que le président Bachar Al-Assad ne veut ou ne peut contenir la violence de ses services. Les quelques mesures cosmétiques prises à ce jour ne sont que tactiques, et destinées à répondre aux pressions occidentales.

Quelqu'un est-il, alors, prêt à céder au sein du régime ? Peut-on imaginer une rupture au sein du groupe dirigeant, principalement composé de militaires de la famille du président ? Un éclatement de l'armée et des forces sécuritaires est-il concevable ? Si les unités militaires les plus proches du pouvoir, qui sont aussi les plus armées, sont à quelque 70 % composées d'Alaouites, y compris dans la troupe, il n'en va pas de même dans les unités plus marginales, constituées d'appelés, où les sunnites sont les plus nombreux. En d'autres termes, il y a en Syrie des forces de sécurité à deux vitesses, et une rupture au sein du commandement militaire signifierait plutôt que certains jugent que leur contrôle est en danger et qu'il convient de durcir la réaction pour reprendre en main un pouvoir qui vacille.

Enfin, on ne sache pas que le président Al-Assad ait réussi à attirer des interlocuteurs permettant d'ouvrir un dialogue national.

Pour finir, il est important de tenir compte des réactions des pays voisins, ou des répercussions que la crise syrienne peut avoir sur eux. Je citerai particulièrement l'Iran, allié privilégié de la Syrie mais qui est actuellement en danger, ainsi que la Turquie, dont les intérêts en Syrie sont si puissants qu'elle ne peut rester neutre et qui fait déjà fortement pression sur le régime. D'autre part, au Liban, les forces politiques auraient dû trouver dans la paralysie syrienne une opportunité inégalée d'engager un dialogue intérieur. Malheureusement, le cheikh Nasrallah, responsable du Hezbollah, a commis l'erreur majeure de jeter de l'huile sur le feu, et la coalition du 14-Mars, en durcissant le ton, ne facilite pas la construction d'une politique libanaise indépendante en cette période exceptionnelle.

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