Consultez notre étude 2010 — 2011 sur les sanctions relatives à la présence des députés !

La séance

Source

Commission d'enquête sur la situation de l'industrie ferroviaire française : production de matériels roulants « voyageurs » et fret

La séance est ouverte à dix-sept heures quarante.

PermalienPhoto de Alain Bocquet

Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui deux universitaires et chercheurs, spécialistes reconnus des transports, qui se sont notamment intéressés aux activités ferroviaires en France et à l'étranger.

MM. Yves Crozet et Alain Bonnafous sont des économistes, professeurs des universités, ayant occupé de hautes responsabilités au sein du Laboratoire d'économie des transports (LET), un centre de recherche de réputation mondiale, créé il y a trente ans, et rattaché au CNRS, à l'Université Lyon 2 et à l'École nationale des travaux publics de l'État (ENTPE).

Le LET a une approche pluridisciplinaire de ses travaux : économique, bien évidemment, mais qui mobilise également des spécialistes de l'ingénierie, des sociologues, des géographes et des chercheurs en science politique.

Notre commission tient spécialement à remercier MM. Crozet et Bonnafous de venir devant nous pour répondre à nos interrogations sur l'avenir de la filière industrielle ferroviaire française, dans un marché désormais mondialisé mais que l'on considère en croissance régulière et durable.

Je souligne que M. Crozet est également membre du conseil d'administration de RFF à titre de personnalité qualifiée. Pour sa part, M. Bonnafous a été, jusqu'à une date récente, vice-président du Conseil national des transports. Il est, de plus, lauréat 2010 du prix « Jules Dupuit », une haute distinction internationale décernée par la Conférence mondiale de la recherche sur les transports qui rassemble plus de 1 500 spécialistes. Je rappelle que Jules Dupuit, ingénieur des Ponts et Chaussées du XIXe siècle, est considéré comme le père fondateur de l'économie des transports.

Messieurs, je vous demanderai d'abord votre appréciation sur les conséquences économiques de la dérégulation du secteur ferroviaire en Europe. Ce que certains estiment être les imperfections, voire les échecs, du processus, ont abouti à un paysage confus qui n'a pas été sans conséquence sur la filière ferroviaire française.

S'il existe d'ailleurs un « Ciel unique » européen dans le domaine aérien, il n'y a pas de système ferroviaire unifié en Europe. En matière industrielle, il n'y a pas non plus un « Airbus du rail », qui fédérerait constructeurs et équipementiers. L'offre européenne reste dispersée face à une concurrence exacerbée du fait de l'émergence de nouveaux acteurs, comme les Chinois et les Coréens, et de fabrications low cost.

Notre deuxième question portera sur le fret ferroviaire. Où en est l'Europe en ce domaine ? En France, le déclin se confirme, année après année, en dépit des orientations du Grenelle de l'environnement : n'avons-nous pas, plus que d'autres, perdu la bataille face à la route ? Les diverses réformes successivement engagées, pour aboutir au modèle économique actuel de SNCF-Geodis, traduisent-elles une démarche crédible ? Un redressement de l'activité fret est-il encore concevable ? Dans l'affirmative, à quelles conditions ?

Quelles sont également, selon vous, les forces et faiblesses de notre industrie ferroviaire à l'exportation ? À l'exception d'Alstom, de Bombardier, de Siemens France et de Faiveley, les autres acteurs français paraissent bien trop petits, quel que soit leur savoir-faire : des rapprochements semblent vitaux pour la filière. Partagez-vous cette analyse ? De plus, l'ingénierie ferroviaire – je pense à Systra – accompagne-t-elle efficacement nos exportateurs ?

Par ailleurs, le président de la SNCF a appelé de ses voeux, lors de sa récente audition devant la commission d'enquête, la relance d'un grand programme de recherche sur les transports, en précisant qu'il revenait aux pouvoirs publics d'en fixer les lignes directrices et les priorités : qu'en est-il exactement ? Avez-vous des propositions en ce sens ? Faut-il, à l'instar des Chinois, se lancer sur la très grande vitesse commerciale à 380 kilomètres l'heure et au-delà, alors que certains de nos interlocuteurs ont considéré que la France subissait déjà les conséquences d'un « trop TGV » voire d'un « tout TGV » ?

Messieurs, telles sont mes premières questions. Après un bref exposé de votre part, le rapporteur de la commission d'enquête, Yanick Paternotte, vous posera les siennes, suivi par les autres membres de la commission.

(Messieurs Yves Crozet et Alain Bonnafous prêtent serment.)

PermalienAlain Bonnafous, professeur émérite, chercheur au Laboratoire d'économie des transports

La France a joué dans la libéralisation du secteur au plan européen un rôle continu de catalyseur, grâce notamment à l'action de deux ministres des transports, Charles Fiterman, qui avait relancé la politique européenne juste avant son départ, et Jean-Claude Gayssot, qui approuva le « paquet ferroviaire ». Il ne s'agit donc pas d'un mouvement uniquement libéral mais bien d'un mouvement général, qui a paru privilégier le développement des systèmes de transports, ferroviaires en particulier, et les intérêts des usagers, accessoirement des contribuables.

Au plan européen, les pays qui ont choisi d'appliquer rapidement la directive du 29 juillet 1991 (91440CE) relative au développement de chemins de fer communautaires et les autres textes européens suivants qui ont organisé la libéralisation du secteur, ont regagné, pour la plupart d'entre eux, des parts de marché de fret. Entre 2000 et 2006 – l'ouverture française à la concurrence date de 2007 –, le fret ferroviaire en Allemagne, au Royaume-Uni, en Autriche et aux Pays-Bas a non seulement connu une croissance supérieure à 22 %, mais a même repris des parts de marché à la route, voire, en Allemagne, au fluvial, alors même que le transport fluvial sur le Rhin est deux fois moins coûteux et deux fois plus rapide que sur les canaux français, en raison d'une quasi-absence d'écluses – le Rhin écoule 64 % du fret fluvial européen. Sur la même période, le fret ferroviaire français a, lui, perdu 23 % de ses parts de marché ! Nous sommes à la fois le dernier pays à avoir appliqué les dispositions européennes et le seul à connaître une telle déflation de son fret ferroviaire. Les nouveaux entrants sont arrivés en France en 2006, alors qu'ils étaient déjà en activité dès 2000 en Allemagne et même dès 1995 au Royaume-Uni.

Les conséquences sociales de la libération sont relativement bien acceptées dans ces deux pays, dans la mesure où les salaires moyens des activités ferroviaires ont connu une croissance historique, en raison d'un mode de fonctionnement et de production différent du nôtre. Sur le plan social, une autre organisation du travail a été acceptée, avec notamment une durée réelle du temps de conduite double de ce qu'elle est en France : aussi, les salaires ont-ils tendance à devenir plus élevés que les nôtres, à la grande surprise de nos représentants syndicaux.

Certains pays sont donc passés d'un fret ferroviaire en déflation, voire, dans l'esprit de certains, en voie de disparition, à un système dynamique, dont l'avenir est assuré du fait de la saturation des grands corridors routiers.

L'avenir du secteur « voyageurs » est, quant à lui, plutôt bien garanti, là où il est en concurrence avec l'aérien, c'est-à-dire sur les grands axes permettant de remplir les trains. Du reste, du sud de l'Espagne aux pays scandinaves, le secteur « voyageurs » se développe au plan européen dans le cadre de projets ambitieux, en dépit de ralentissements imputables à la crise.

S'agissant, enfin, ce qu'on appelle désormais « les trains de la vie quotidienne », le système ferroviaire a toute sa place dans un monde en voie d'urbanisation, même s'il est encore largement déficitaire, en raison notamment de coûts de production qui constituent, en France, un frein considérable au développement de cette activité. Les autorités organisatrices n'ont effectivement pas des capacités de financement illimitées. Le « train au kilomètre » est en France deux fois plus cher qu'outre-Rhin et atteint presque deux fois ce qu'il coûte en Suisse, ce qui contrarie son développement.

Bien que le matériel roulant ait besoin d'être renouvelé et modernisé, les difficultés des entreprises françaises ne sont pas négligeables. Je me contenterai de citer la perte, par Alstom, de marchés symboliques, tels que celui de l'Île-de-France ou de l'Eurostar. De tels échecs se multiplieront. Toutefois, l'industrie ferroviaire française a l'avenir devant elle à la condition de savoir surmonter ses handicaps traditionnels.

Je tiens toutefois à ajouter que ni mon collègue, Yves Crozet, me semble-t-il, ni moi-même ne sommes des spécialistes de l'industrie ferroviaire : nous en connaissons que les grandes caractéristiques, de la production des automotrices à grande vitesse aux locomotives de fret, par exemple.

PermalienYves Crozet, professeur à l'Université Lyon 2, Laboratoire d'économie des transports

La déréglementation européenne est une chance extraordinaire pour les entreprises françaises et son bilan est très positif : il suffit de rappeler les parts de marché prises par la SNCF grâce à sa filiale Keolis, par Veolia, par Transdev, que ce soit en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Suède. Le périmètre pertinent de la SNCF n'est plus la France, alors que c'était le cas il y a cinquante ans en situation de complet service public.

C'est pourquoi, s'agissant de la déréglementation, on peut regretter l'attitude de repli de la SNCF. Une anecdote suffira à l'illustrer : le 30 janvier 2002, M. Louis Gallois, lors d'une réunion à laquelle je participais, a déclaré que la SNCF irait partout en Europe où la concurrence serait ouverte, mais qu'il ne pouvait admettre l'ouverture de celle-ci en France. Cette position était erronée. La SNCF, au moyen Keolis, peut aujourd'hui forger ses armes en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Suède et il n'y a aucune raison de dire aux Européens : « Faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais ! ». La SNCF avec sa connaissance du secteur « voyageurs » a des capacités énormes, qu'il convient de confronter à celles de ses concurrents. En fait, les cadres de la SNCF rêvent de l'aiguillon de la concurrence au coeur des régions européennes. C'est la raison pour laquelle ils ont divulgué ou laissé « fuiter » le rapport qui révèle que leurs trains coûtent un tiers plus cher que les trains opérés par la concurrence. Si Adrien Zeller, aujourd'hui disparu, avait pu, comme il le souhaitait, lorsqu'il était à la tête de la région Alsace, ouvrir 15 % de son réseau à un opérateur privé, cela aurait représenté un défi extraordinaire pour la SNCF.

Il est vrai, monsieur le président, qu'il n'existe pas d'espace ferroviaire unique : les normes du fer sont différentes de celles de l'aérien. Toutefois, la déréglementation a permis d'exporter nos trains. Les Allemands ont même franchi un nouveau pas en rendant désormais systématiquement obligatoire l'appel d'offres par les Länder et en déréglementant le transport par bus sur autoroute. Alors que la France a de vraies compétences dans ces domaines, il est dommage qu'elle réussisse à l'extérieur ce qu'elle n'est pas capable de réaliser chez elle.

En revanche, la SNCF ne sait pas faire de fret ferroviaire, pour des raisons qui tiennent principalement à l'organisation et à la pression sociale en faveur du « voyageurs ». Toutefois, il serait erroné de croire que les opérateurs privés remporteront les parts de marché que la SNCF perdra inexorablement. En effet, contrairement à l'Allemagne, nous ne sommes pas en France dans une logique de jeu à somme positive. Être opérateur de fret ferroviaire suppose d'avoir un arbre de trafic important : il n'est pas possible que vingt opérateurs, ayant chacun 5 % du marché, remplacent un opérateur unique, notamment en ce qui concerne le wagon isolé dont les industriels ont besoin. Il faut un opérateur dominant, comme DB Schenker Rail en Allemagne ou English, Welsh and Scottish Railway au Royaume-Uni, devenue une filiale de DB Schenker. La seule recommandation que je ferai est radicale : sortir Fret SNCF de l'opérateur historique et lui trouver un autre gestionnaire, puisque, depuis plus de vingt ans, les différents plans ferroviaires des ministres successifs n'ont été d'aucune utilité !

S'agissant de l'exportation, bien que les marchés des trains à grande vitesse, des trains courants ou des « trams » se développent au niveau mondial, notre pays n'est pas aussi présent qu'il pourrait l'être au vu de ses capacités dans chacun de ces domaines. Nous avons certainement un problème de soutien à l'exportation des produits français – je pense notamment au rôle de l'Agence française de développement (AFD) qui accorde même des crédits pour l'achat de trains étrangers, de Systra ou des grands exportateurs français, avec lesquels il conviendrait de réfléchir à notre action stratégique à l'exportation.

Toutefois, il ne faut pas dédouaner les grandes entreprises de leurs responsabilités. Le modèle du TGV « à la française », avec ses huit voitures et ses dix-huit tonnes maximum par essieu et un nombre limité de places, ne correspond pas forcément aux attentes du marché international. Cela explique le choix fait par Eurostar ou les difficultés que nous pourrions rencontrer en Arabie Saoudite ou aux États-Unis. Il existe d'autres modèles que celui du TGV d'Alstom, notamment l'ICE allemand. Les ingénieurs d'Alstom ont du reste conscience qu'il faut éviter de projeter sur l'étranger les préférences françaises : ils doivent diversifier leur offre.

En ce qui concerne le marché français, la SNCF a fortement ralenti ses commandes de TGV par prudence, le trafic n'étant pas destiné à augmenter aussi vite que l'indique le Schéma national d'infrastructures de transport (SNIT), d'autant qu'on ignore encore comment seront financées les nouvelles lignes à grande vitesse. Peut-être M. David Azéma, directeur général délégué « stratégie et finances » de la SNCF, s'interroge-t-il également sur le fait que le TGV dessert actuellement 232 gares qui ne sont pas toutes situées sur une LGV. Pour les desservir, ne serait-il pas dans certains cas préférable de transborder les voyageurs dans des TER, d'autant que les régions ont fait beaucoup d'efforts pour améliorer les transports régionaux ?

De plus, le modèle du TGV Paris-Lyon, qui demeure le seul modèle envisagé par le Grenelle de l'environnement, dans le cadre du SNIT, doit être profondément révisé pour concevoir le réseau TGV à l'horizon 2020-2030. Par exemple, sur la ligne Marseille-Nice, le grand nombre de voyageurs effectuant quotidiennement l'aller-retour Marseille-Toulon n'acceptera jamais de payer le prix d'un billet TGV. Après avoir subventionné à 95 % l'infrastructure, dont le coût sera exorbitant dans cette zone, il faudra, en plus, subventionner l'exploitation ! Il faut envisager d'autres types de TGV, comme le Shinkansen japonais – des modèles différents selon les régions roulent à 200 kilomètresheure ou à plus de 300 – ou l'ICE allemand qui, pour des raisons géographiques, circule différemment du TGV français : comme il existe peu de lignes directes entre grandes agglomérations, l'ICE s'arrête dans les villes moyennes. Si la demande de vitesse est légitime car elle est liée à la croissance économique, il ne convient pas nécessairement d'y répondre par un TGV roulant à 320 kilomètresheure, encore moins à 380 kilomètresheure. Du reste, est-il nécessaire de gagner encore dix minutes entre Lyon et Paris ? Compte tenu du fait que les parcours initial et terminal s'effectueront toujours à vitesse moyenne, cela impliquerait d'augmenter considérablement la vitesse maximale du train, ce qui entraînerait à son tour une augmentation à la puissance 2 du bruit et de la consommation énergétique ? Ne cherchons pas à faire de la très grande vitesse. Des TGV roulant à 320, voire 340 kilomètresheure suffisent amplement !

Quant à la fabrication en France de wagons de fret, c'est un véritable désastre : notre savoir-faire en la matière est, hélas, en voie de disparition.

PermalienPhoto de Yanick Paternotte

Les précédentes auditions ont mis l'accent sur le fait que chaque décideur veut son modèle de train régional ou de transport en commun en site propre (TCSP), ce qui coûte très cher non seulement au contribuable, mais également à l'industrie ferroviaire qui est ainsi condamnée à réaliser de petites séries qu'elle ne peut guère amortir. Ne pensez-vous pas qu'une telle perte de compétitivité est un frein à l'exportation ? Ne serait-il pas préférable de se diriger vers des modèles plus conformes aux standards internationaux ?

Il est vrai que nous allons devoir nous poser la question de la vitesse moyenne : rouler à 380 kilomètres heure a sans doute du sens en Chine, où les distances sont immenses. Il n'en va pas de même en France. Le standard allemand du 250 kilomètres heure donne toute satisfaction : il coûte moins cher et transporte plus de passagers.

Quel est d'ailleurs votre point de vue sur la question de la mixité d'usage des rames et des infrastructures ? Dans un rapport que j'ai rendu sur le sujet, je remarquais que la culture française a dérivé vers une utilisation du « voyageurs » exclusive du fret. Contrairement à la culture d'origine, on a abandonné la mixité dans les rames, y compris pour les produits non pondéreux : les camions ont récupéré une grande partie de la messagerie - Geodis est avant tout une entreprise de camions. Vous qui êtes universitaire, enseignez-vous la mixité ou êtes-vous victimes de la pensée unique en la matière ?

PermalienAlain Bonnafous, professeur émérite, chercheur au Laboratoire d'économie des transports

C'est une question fondamentale. L'accès au réseau est aujourd'hui considéré par les acteurs du fret ferroviaire comme une des grandes difficultés. La procédure d'attribution des sillons est effroyablement compliquée : il faudrait quasiment prévoir ses activités plusieurs années à l'avance ! Un système aussi peu réactif est facilement concurrencé par la route, beaucoup plus souple.

J'ai, un temps, présidé le comité financier de RFF, ce qui m'a permis de prendre connaissance de tous les dossiers d'investissement sur une période de dix ans. Il faut savoir que les décisions d'investissement, au titre du contrat de plan État région (CPER), étaient prises par les autorités de tutelle, c'est-à-dire la région et l'État, et RFF instruisait les dossiers.

La loi prévoit l'évaluation de ces investissements, non seulement sur le plan financier mais également dans leurs effets socio-économiques ou environnementaux, avec le calcul du ratio de la valeur actualisée nette, c'est-à-dire la valeur créée par l'investissement rapportée à l'euro d'argent public investi. En Allemagne, sont seuls déclarés éligibles les projets dont le ratio est supérieur à 3 – un euro d'argent public doit rapporter, sur le long terme, plus de trois euros à la collectivité. Or, le ratio du projet le moins rentable que j'ai examiné était égal à 0,5 : 1 milliard d'euros investis rapportant 500 millions ! Quant aux projets les plus rentables, ils ont rapporté à la collectivité sept fois l'investissement. Il est dommage que, trop souvent, dans le cadre d'investissements au titre des CPER, les décideurs restent ignorants d'évaluations qui devraient guider leurs choix, d'autant que l'argent perdu dans les projets les moins rentables aurait suffi à financer un réseau de fret convenable, du moins s'agissant de la construction des trois grands corridors ferrés dont nous avons besoin. L'encombrement des sillons ne concerne que des segments congestionnés du réseau, qui sont connus et localisés : Dijon, le Lyonnais, la ligne Nîmes-Montpellier, plus quelques autres dans le Grand ouest. Sa résorption n'exige donc pas des sommes infinies ! Malheureusement, la « tonne kilomètre » ne vote pas ! Voila pourquoi nous sommes passés à côté d'investissements cruciaux. Je le répète : il suffirait de mettre fin à quelques gaspillages pour résoudre ce problème – ce qui suppose, il est vrai, une volonté politique.

Je ne dirai pas, comme M. Crozet, que la SNCF ne sait pas faire du fret ferroviaire, mais qu'elle ne sait plus en faire. Il y a quelques décennies, en cas de grève, les trois syndicats historiques – la CGT, la CFDT et les Autonomes –, faisaient assurer discrètement les services jugés essentiels, afin que la SNCF ne perde pas un gros chargeur. Aujourd'hui, SUD-Rail pratique la politique inverse : la perte des meilleurs clients est devenue un instrument du rapport de forces. C'est une culture différente. Elle représente un handicap insurmontable pour le fret ferroviaire français, car elle se traduit par la perte de la fiabilité du système. Songez que la SNCF – nous sommes le seul pays où cela est arrivé – a perdu du fret au profit du fluvial, qui est presque aussi coûteux et plus lent, mais qui reste encore plus fiable !

PermalienYves Crozet, professeur à l'Université Lyon 2, Laboratoire d'économie des transports

La marginalisation du fret ferroviaire a une origine culturelle : la logique « dominant-dominé » ou encore la logique d'honneur, que Philippe d' Iribarne a très bien analysée. Il faut savoir qu'au sein de l'entreprise intégrée qu'était la SNCF l'activité fret était historiquement l'activité dominée – les choses ont changé depuis. C'est au fret qu'on empruntait la locomotive ou encore le conducteur manquant, c'est également le train de marchandises qu'on faisait stopper pour laisser passer le train de voyageurs. C'est du reste la raison pour laquelle le fret rassemble les éléments les plus durs. Pour le dégager de son ornière, il faut donc le sortir de l'entreprise – la SNCF – dans laquelle il est, par définition, en situation de dominé, voire de marginalisé.

S'agissant des sillons, selon les données de RFF, le nombre de trains circulant en France ne cesse de diminuer : ce n'est donc pas tant le manque de sillons, qui pose problème, que la procédure, qui est trop compliquée. Dans le cadre d'un récent mémoire, un étudiant a observé que les opérateurs du fret, notamment la SNCF qui, il est vrai, a des informations privilégiées sur le graphique – c'est un avantage concurrentiel –, recourent de plus en plus aux sillons de dernière minute, qui sont une vraie bouffée d'oxygène pour les entreprises. RFF s'interroge actuellement sur la place qu'il convient de donner à ces sillons de dernière minute : les « graphicages ferroviaires » ne devraient-ils pas les prévoir systématiquement ? Cette respiration serait le meilleur cadeau à faire au fret. La Direction des circulations ferroviaires (DCF) y réfléchit.

S'agissant de la vitesse, il convient à la fois de calculer le coût de la minute gagnée et de s'interroger sur le moyen de la gagner. La construction du nouveau pont de Bordeaux a permis de gagner plus de temps que cinquante kilomètres de lignes nouvelles. De plus, il faut compter en termes de « temps utile » : ce n'est pas perdre son temps que de passer dix minutes de plus dans un train si on dispose d'une connexion à internet et de prises électriques pour brancher son ordinateur. L'amélioration du service permet de gagner du temps aux yeux de tous les spécialistes du transport intelligent.

PermalienAlain Bonnafous, professeur émérite, chercheur au Laboratoire d'économie des transports

C'est avéré en Allemagne où les 60 à 70 opérateurs qui interviennent sur les trains régionaux sont en concurrence sur la qualité du service offert en termes de confort, d'esthétique ou de commodités.

PermalienYves Crozet, professeur à l'Université Lyon 2, Laboratoire d'économie des transports

Quant à la standardisation des produits, notamment des tramways, il faut tout de même observer qu'Alstom, avec son Citadis, a remporté un grand nombre de commandes depuis l'explosion du marché au début des années 1980. Les différences entre les rames ne concernent que l'esthétique, ce qui a permis à Alstom de faire des économies d'échelle importantes. Il en est de même de Bombardier : les régions des Pays de la Loire ou Rhône-Alpes ont commandé des véhicules quasiment identiques ; Besançon et Brest se sont unis pour commander des « trams » de même standard.

Il faut toutefois se méfier de la standardisation qui, en permettant de se reposer sur un marché considéré comme protégé – en l'occurrence le marché français –, a conduit à ignorer les besoins des marchés étrangers. Il conviendrait de regarder le comportement d'Alstom en la matière. Notre défaut récurrent est de trop raisonner sur la forteresse française.

PermalienPhoto de Alain Bocquet

Les députés vont à présent vous poser quelques questions.

PermalienPhoto de Paul Durieu

Vous avez évoqué la baisse de 23 % du fret ferroviaire de la SNCF, ce qui est énorme, tout en rappelant que le coût du train au kilomètre est chez nous deux fois plus élevé qu'en Allemagne ou qu'en Suisse. Les raisons sont-elles d'ordre structurel ou le volume traité est-il insuffisant ? L'écart est-il appelé à se creuser encore ?

PermalienAlain Bonnafous, professeur émérite, chercheur au Laboratoire d'économie des transports

Un rapport avait été rendu en 2005 par le professeur Rivier, aujourd'hui décédé, de l'École polytechnique fédérale de Lausanne, sur l'état du réseau français. Ce document avait notamment permis de révéler que le coût de l'entretien des lignes au kilomètre est, en France, le double de ce qu'il est en Suisse. En revanche, les cheminots suisses sont plutôt mieux payés que leurs homologues français ; il est vrai que l'organisation du travail est complètement différente en Suisse. En France, la SNCF a beaucoup souffert des nouveaux critères de gestion destinés à maximiser la valeur ajoutée de l'entreprise, c'est-à-dire la masse salariale, car ces nouveaux critères particuliers se sont traduits, dans les faits, par l'absence de tout effort en matière de productivité : c'est donc la collectivité, dans son ensemble, qui en paie les conséquences. De plus, la pression financière qui s'exerce sur le système ferroviaire français fait que nos cheminots, contrairement au passé, deviennent les moins bien payés d'Europe. Sans être marxiste, ne conviendrait-il pas de poser la question en termes d'essor des forces productives ? Le refus du gain de productivité, inhérent au système, a des origines d'ordre anthropologique. Il fut un temps où le cheminot avait pour ambition de voir ses enfants entrer à la SNCF : la contraction de l'emploi consécutive aux progrès techniques n'était donc pas souhaitable.

L'empilement du RH 077, un document qui réglemente le travail des cheminots, et des multiples accords signés pour résorber les conflits locaux dont la SNCF parlent si peu, entraîne une organisation catastrophique du travail qui est financée par le contribuable à hauteur de 12 milliards d'euros par an. Elle se traduit aussi par une extension du système ferroviaire inférieure à ce qu'elle devrait être, exception faite du TGV, qui bénéficie d'une rente de situation technologique même si la ligne Paris-Lyon n'est peut-être pas exportable car elle est liée à la géographie française. Si elle demeure la ligne « ville à ville » la plus longue du monde et représente une très belle réussite, elle ne permet pas, néanmoins, de pallier le handicap très lourd lié à l'organisation déficiente du système. C'est la raison pour laquelle certains cadres dirigeants de la SNCF et certains responsables syndicaux – en aparté – concluent que la seule manière de débloquer le système est de le baigner dans une relative compétition intramodale, la compétition intermodale n'ayant pas suffi.

PermalienYves Crozet, professeur à l'Université Lyon 2, Laboratoire d'économie des transports

Si EasyJet, contrairement à Air France, réussit à proposer des vols à 50 euros à partir de Lyon, c'est que tout son personnel habite dans la ville rhodanienne et rentre chez lui le soir : la compagnie n'a donc pas de frais de découcher – en revanche, il lui est plus difficile de faire de la grande distance. Air France a réagi en imitant EasyJet à partir de Bordeaux : tout son personnel vit sur les bords de la Garonne.

Tel est le problème de la SNCF : après trois heures de conduite, les conducteurs dorment dans la ville d'arrivée et rentrent le lendemain, ce qui leur donne droit à terme à un jour de congé. Ne pourraient-ils pas faire l'aller-retour dans la journée en étant mieux payés ? Bien sûr que si, mais dans ce cas ils perdraient la prime de découcher et la prime de panier, d'où leur refus d'une évolution de leurs conditions de travail. On l'a bien vu en 2008, lorsque les opérateurs privés de fret ont signé une convention collective avec les conducteurs, établissant le temps de conduite à cinq heures pas jour, bien supérieur à celui qui est pratiqué à la SNCF. M. Pepy a alors proposé à ses conducteurs du fret de passer sur la convention du secteur privé contre une augmentation de salaire. Plus d'un millier de cheminots, considérés comme des « jaunes » par leurs collègues, se sont portés volontaires. Immédiatement, les conducteurs du Transilien, pourtant non concernés, se sont mis en grève préventive : ils craignaient que le dispositif leur soit, un jour, appliqué et le Gouvernement a préféré reculer.

Seules des mesures politiques arrêtées à haut niveau permettront de débloquer la situation. Je prendrai l'exemple de la Suisse : alors que la France produisait dans les années 1990 plus de « voyageurs-kilomètre » et de « tonnes-kilomètre » que la Suisse et l'Allemagne – c'est maintenant loin d'être le cas ! –, le gouvernement suisse a promis à l'époque à son opérateur historique qu'il resterait dominant s'il réussissait, en dix ou douze ans, au nom de l'intérêt national, à baisser son effectif de plus du tiers, en passant de 40 000 à 28 000. C'est ce qui s'est passé.

Il conviendrait également de prendre des mesures au plan local, permettant – il est vrai que la formule peut paraître aujourd'hui éculée – de « travailler plus pour gagner plus ». La négociation doit tendre à une plus grande souplesse des conditions de travail, ce qui conduira nécessairement, à terme, à modifier le RH 077. Mais comme il est difficile de réaliser une révolution globale, impliquant les 160 000 salariés de la SNCF, il convient de procéder par touches locales, à travers l'ouverture à la concurrence ou en procédant à des expérimentations.

La séance est levée à dix-huit heures trente.