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Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Séance du 3 juin 2008 à 17h15

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

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La séance

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Le Président Didier Migaud : Pour examiner le rôle des parités monétaires dans les échanges économiques, nous recevons aujourd'hui Jean-Pierre Landau, sous-gouverneur de la Banque de France, qui a notamment été administrateur pour la France au FMI et à la Banque mondiale ; Patrick Artus, économiste, membre du Conseil d'analyse économique et directeur des études économiques de Natixis ; et Jean-Paul Herteman, président du directoire de SAFRAN, groupe international de haute technologie pour lequel les variations des parités monétaires sont un enjeu d'importance.

Selon vous, messieurs, quelles sont les causes de l'euro fort, qui s'est apprécié, depuis le début de 2007, de 20 % vis-à-vis du dollar ? La faiblesse de l'économie américaine ? Le rôle croissant de l'euro en tant que monnaie internationale de réserve ? Mais le dollar n'est pas la seule monnaie qui importe. Que dire des rapports entre le dollar, l'euro et les autres monnaies : yuan et yen ? Une telle appréciation de la devise européenne s'annonce-t-elle durable ?

L'affirmation selon laquelle l'euro fort pénalise les entreprises de la zone euro exportatrices hors de la zone euro est-elle toujours exacte ? En d'autres termes, toutes les entreprises exportatrices sont-elles affectées d'égale manière ? À quoi sont dues les différences ? Les entreprises exportatrices sont-elles seules affectées par l'euro fort ? Les entreprises non exportatrices ne peuvent-elles pas, elles aussi, dans la zone euro, souffrir de la concurrence de pays étrangers dont les importations en zone euro sont favorisées ?

Quelles peuvent être les réactions des entreprises affectées par une forte appréciation durable de la devise européenne ? La réduction de leurs marges ? À moyen terme, quel est le risque pour elles d'une moindre capacité à investir, donc à se développer, voire à se maintenir ? Ces entreprises chercheront-elles à réduire leurs coûts de production ? De quelle façon ? Et avec quelles conséquences ? Quelle est la tendance actuelle des entreprises à la compression de la masse salariale et à la recherche de sous-traitances et de délocalisations dans des zones hors euro ?

Enfin, quelles actions mener et à quel niveau ? Les entreprises concernées peuvent-elles se protéger contre le risque d'un euro fort ? Le font-elles ? Jusqu'à quel point ? Les États et les banques centrales ont-ils des moyens d'action ?

Au sein de la zone euro, l'Eurogroupe a-t-il un pouvoir, autre que de déclaration ? La Banque centrale européenne, la BCE, a-t-elle un rôle à jouer ? Lequel ? Nous évoquerons bien sûr la récente proposition de Patrick Artus, qui suggère l'émission d'un emprunt obligataire en euros permettant d'absorber l'excès de demande d'euros. Si cette suggestion était prise en compte, comment se prendrait une telle décision, dans la mesure où les quinze États de la zone euro sont concernés ? Quels en seraient les effets ?

PermalienPhoto de Jean-Pierre Grand

Ce sujet qui préoccupe beaucoup l'opinion m'inspire plusieurs remarques.

Tout d'abord, des forces puissantes sont à l'oeuvre dans le monde, qui modifient les grands équilibres internationaux.

Premièrement, je citerai le creusement des écarts entre épargne et investissement dans un grand nombre de pays, qui trouvent leur contrepartie dans les déséquilibres des paiements courants. Le paradoxe fréquemment souligné de la situation actuelle tient au faible niveau d'épargne des pays riches, notamment les États-Unis, que vient compenser une épargne très élevée dans les grands pays émergents. Ainsi, contrairement à ce que pourrait dicter l'intuition, ce sont les pauvres qui financent la consommation des riches et les flux nets de capitaux se dirigent principalement des pays émergents vers les pays développés.

Le deuxième grand changement est bien sûr l'apparition d'une nouvelle monnaie, l'euro, qui a conquis en dix ans le statut de grande monnaie internationale, désirée pour elle-même. Elle sert de plus en plus d'unité de compte et de valeur, et son poids dans les réserves de change tend à augmenter.

Il va de soi que ces forces exercent une influence sur la compétitivité des économies, sur la position relative des diverses monnaies et sur la configuration des taux de change.

Deuxièmement, une grande hétérogénéité des régimes de capitaux et de change caractérise l'architecture financière internationale. Les grandes monnaies, comme le dollar et l'euro, flottent librement, de même que celles de la plupart des grands pays émergents d'Amérique latine. À l'opposé, des pays qui contrôlent étroitement leurs mouvements de capitaux et leurs taux de change sont gérés par les autorités. C'est le cas de la Chine et, dans une moindre mesure, de l'Inde. Dans une position intermédiaire, se situent les monnaies de beaucoup de pays asiatiques, en principe en flottement libre mais dont les banques centrales tentent en permanence de gérer et de contrôler l'évolution.

Troisièmement, les variations de taux de change, notamment de celui de l'euro, sont le croisement de ces forces puissantes, et de cette architecture désordonnée. La conjonction de déséquilibre élevés et de monnaies inégalement libres peut conduire à répartir de manière non optimale la charge de l'ajustement des balances des paiements.

Quatrièmement, si l'on se place dans une perspective historique, le taux de change bilatéral de l'euro vis-à-vis du dollar atteint maintenant son plus haut, mais il ne dépasse pas dans des proportions très importantes les pics atteints dans les années 1970. Historiquement, également, on observe des fluctuations régulières de la parité euro-dollar autour d'un niveau moyen sur des périodes de plusieurs années. Une question centrale, à laquelle il est difficile de répondre aujourd'hui, est de savoir si ce schéma peut se reproduire à l'avenir ou si, au contraire, on assiste à une rupture structurelle, compte tenu de l'importance du déficit américain et de la position croissante de débiteur net des États-Unis.

Cinquièmement, il est évident que les fluctuations d'aujourd'hui sont favorables à certaines activités, celles qui importent des produits minéraux par exemple, et en pénalisent lourdement d'autres, à savoir les entreprises en concurrence avec la zone dollar. D'un point de vue macroéconomique, il faut essayer de se faire un jugement d'ensemble, ce qui est très difficile, principalement à une période où les prix des matières premières ont explosé, et où l'appréciation de l'euro joue donc un effet modérateur.

Sixièmement, pour le secteur productif dans son ensemble, il faut considérer la compétitivité sous un angle plus large. Une fraction importante de nos exportations et de notre activité se fait dans la zone euro. La détérioration, puis l'amélioration très récente, de notre compétitivité prix joue probablement un rôle plus important sur notre croissance globale que le taux change de l'euro, même si celui-ci n'est bien sûr pas neutre. Il s'agit là d'un message fort.

Septièmement, face aux forces puissantes qui sont à l'oeuvre, la politique monétaire ne peut ni ne doit tenter de viser un objectif de change. Elle ne peut le faire, car il est clair que les déterminants profonds sont ailleurs. Certains graphiques semblent faire apparaître une relation directe entre les anticipations de taux à court terme et le taux de change. En réalité, ces deux mouvements ont une cause commune : les perspectives de croissance. Quand celles-ci s'améliorent, les marchés anticipent à la fois une hausse des taux d'intérêt et une appréciation du change. Quand les perspectives se détériorent, c'est l'inverse.

La politique monétaire ne doit pas le faire, car en se subordonnant à un objectif de change, elle abandonnerait son mandat en faveur de la stabilité des prix. La théorie est claire sur ce point : sauf à contrôler les mouvements de capitaux, il faut choisir entre stabilité interne et stabilité externe de la monnaie. Les pays qui visent les deux, comme aujourd'hui certains pays asiatiques, se heurtent rapidement à de très grosses difficultés et à d'importantes pressions inflationnistes.

Huitièmement, des dispositions institutionnelles permettent au conseil des ministres ECOFIN de se saisir des problèmes de change et de les traiter. Là encore, la théorie et l'expérience sont claires : si les mouvements correspondent à des évolutions fondamentales, il est vain de chercher les contrarier. Si l'on veut parer à des ajustements désordonnés, il est important d'envoyer un signal clair, c'est-à-dire que la position européenne s'exprime d'une seule voix.

Neuvièmement, nous avons un intérêt majeur à ce que les régimes de change dans le monde se réforment et s'harmonisent. Ce peut être aussi aujourd'hui l'intérêt de beaucoup des pays en cause. Je l'ai dit, ils sont actuellement confrontés à des contradictions et à des difficultés de gestion considérables, qui se résolvent dans une poussée inflationniste très forte. Pour le monde, il en résulte une expansion exagérée des liquidités, dont on peut penser qu'elles jouent un rôle dans la hausse des prix des matières premières. C'est probablement un axe prioritaire d'action pour l'ensemble de la communauté internationale.

PermalienPatrick Artus

S'agissant des causes de l'euro fort, il importe de distinguer causes cycliques et causes tendancielles.

Dans les premières, figurent l'écart de conjoncture entre les États-Unis et l'Europe et les écarts dans les anticipations de taux d'intérêt. Ainsi, depuis un mois, les marchés financiers sont persuadés, sans doute à tort, que l'économie américaine va se redresser assez rapidement mais pas l'économie européenne. L'euro est donc un peu retombé par rapport au dollar : de 1,60 dollar à 1,55. La question est de savoir si les variations tiennent à de grandes oscillations d'origine cyclique autour d'une tendance à la stabilité du taux de change ou si la tendance est à la dépréciation du dollar.

Il ressort de mes observations qu'il y a depuis 2002 une tendance à la baisse du dollar, qui correspond nettement au moment où la part de l'euro dans les portefeuilles des banques centrales ou des agents économiques privés a commencé à augmenter. En 2002, la part de l'euro dans les réserves de change mondiales était de 14 % ; elle est aujourd'hui de 27 %. Le lien est clair, indépendamment des effets de valorisation.

Autre évolution significative pour le futur : la quasi-disparition, depuis la crise financière de l'année dernière, des flux de capitaux privés vers les États-Unis. Jusqu'au printemps 2007, les investissements des entreprises ou des particuliers finançaient pour moitié le déficit extérieur des États-Unis. Depuis l'été 2007, ce sont les banques centrales des pays d'Asie et des pays producteurs de matières premières qui assurent ce financement. En un an, elles ont acheté pour presque 900 milliards d'actifs en dollars. Nous sommes ainsi entrés dans un régime nouveau d'administration de la parité du dollar : le taux de change entre le dollar et les grandes monnaies émergentes, comme le renminbi, ne résulte plus de l'équilibre du marché. Autrement dit, la parité dollar-renminbi est une décision de la banque centrale de la Chine.

Dans un tel contexte, l'euro s'apprécie par rapport au dollar en raison de son rôle croissant de monnaie de réserve internationale, qui se manifeste par une demande croissante pour des actifs libellés en euro de la part des investisseurs non européens, qu'ils soient publics ou privés. Comme la zone euro, contrairement aux États-Unis, n'a pas de déficit extérieur, l'ajustement se fait par une hausse du cours de l'euro par rapport au dollar, et par sa stabilisation récente vis-à-vis du renminbi.

Les autres monnaies ont des statuts différents. Les deux seules vraies monnaies de réserve internationales sont le dollar et l'euro. La livre sterling est une monnaie opportuniste : les investisseurs – banques centrales ou autres – en achètent quand les taux d'intérêt britanniques sont élevés, et en vendent quand ils sont bas. Quant au yen et au franc suisse, ils ont perdu quasiment tout rôle dans ce domaine.

Qu'est-ce qui pourrait changer la tendance de fond à l'appréciation de l'euro ? Une rupture dans les taux d'épargne : soit une augmentation du taux d'épargne aux États-Unis – or la politique monétaire et la politique budgétaire visent toutes deux à l'éviter parce qu'elle serait synonyme de récession –, soit une diminution du taux d'épargne dans les pays excédentaires, ce qui est tout aussi peu probable, au moins à court terme, parce qu'ils ont structurellement des taux d'épargne élevés. En Chine, l'épargne provient surtout des entreprises, et non des ménages, les entrepreneurs devant autofinancer leurs investissements parce qu'ils n'ont pas accès au crédit. Et le problème ne se réglera pas en quelques trimestres. Quant aux pays producteurs d'énergie, près de la moitié de leurs revenus additionnels est dépensée, l'autre moitié est épargnée. La règle vaut aussi bien pour les pays de l'OPEP que pour la Russie. Il n'y a pas de raison pour que le déséquilibre d'épargne entre les États-Unis et les pays émergents se résorbe en quelques années, et, partant, que la demande d'euro diminue puisque la stratégie de diversification des avoirs pousse ces pays à investir en euro.

Si l'on examine maintenant les effets de l'euro fort, l'analyse que j'avais faite il y a deux ans avec Lionel Fontagné pour le Conseil d'analyse économique, montrait que l'euro fort n'affaiblit pas directement les exportations de la France. Il est le révélateur d'un problème plus global de positionnement en gamme des productions exportées. En moyenne, les produits exportés par la France sont de milieu de gamme, et les produits exportés par l'Allemagne sont de haut de gamme. On ne peut pas comprendre les différences entre les commerces de la France et de l'Allemagne si l'on s'en tient au critère habituel du poids des biens d'équipement dans les exportations allemandes. En revanche, la sensibilité au prix de la demande de produits allemands est beaucoup plus faible que celle des produits français. Si bien que la hausse de l'euro dégrade les exportations de la France plus nettement que les exportations allemandes. Les entrepreneurs français doivent compenser en prenant sur leurs marges. Et ceux qui exportent vers la zone euro n'ont pas du tout le même comportement selon qu'ils commercent avec la France ou avec l'Allemagne. On a bien une absence de pouvoir de fixation des prix sur le marché français et un assez grand pouvoir de fixation des prix sur le marché allemand.

Les conséquences de l'euro fort sont donc, en France, soit des pertes d'exportation en volume – chaque année, il y a un écart de trois ou quatre points entre les deux pays –, soit une compression des marges des exportateurs français pour compenser la sensibilité au prix de leurs produits.

Jean-Pierre Landau a attiré l'attention sur le différentiel de coûts. Les études montrent qu'il n'est pas très important, notamment dans l'industrie. Dans ce secteur, l'Allemagne n'a pas regagné de compétitivité sur ses coûts, si elle l'a fait ailleurs. Nos travaux attribuent essentiellement au positionnement en gamme le différentiel dans les performances à l'exportation.

Comment ajuster la politique économique ? Ce qui inquiète le plus dans la situation de la zone euro, c'est que, simple provocation de ma part, le seul instrument de politique économique dont dispose réellement la Banque centrale européenne pour stabiliser l'inflation, c'est le taux de change ! Dans la zone euro, les coûts de production et les salaires sont très peu liés au cycle économique. Dès lors, par rapport aux États-Unis et au Royaume-Uni, la marge de manoeuvre sur la demande intérieure pour réduire l'inflation est très faible. Si on veut moins d'inflation, le plus efficace est d'apprécier l'euro. La question risque de se poser avec la hausse du prix des matières premières qui, au-delà des aléas de court terme liés à des positions spéculatives, devrait se poursuivre. L'inflation tendancielle de la zone euro devrait être de l'ordre de 2,7 % à 2,8 %, avec des hypothèses raisonnables quant aux prix des matières premières. Pour ramener l'inflation à 2 %, il faudrait importer de la désinflation. La tentation d'utiliser l'appréciation de l'euro pour compenser la hausse des matières premières est un vrai danger, la politique monétaire pouvant difficilement servir à stabiliser le taux de change. Sinon, il faudrait abandonner tout objectif d'inflation domestique et passer à un objectif de taux de change, ce que font certains pays émergents, à commencer par la Chine. Le prix des matières premières sera sans doute à l'origine d'un conflit durable d'objectifs de la politique monétaire, entre la stabilisation de l'euro et la stabilité des prix.

Dans ce contexte, la seule arme, pour stabiliser l'euro, n'est pas l'arme monétaire. La critique envers la BCE à qui il est reproché de maintenir des taux d'intérêt trop élevés, n'est pas très pertinente car une baisse ne jouerait qu'à court terme. À long terme, ce n'est pas le différentiel de taux d'intérêt, donc la politique de la BCE, qui explique l'appréciation de l'euro, ce sont les écarts dans les taux d'épargne et le rôle croissant de l'euro en tant qu'actif de réserve. Symétriquement, il ne faut pas compter sur la BCE pour stabiliser l'euro dans l'environnement économique actuel. Le seul instrument qui subsiste, c'est la politique budgétaire. Dans Le Monde de vendredi, je fais cette proposition scandaleuse : si l'appréciation de l'euro résulte de son rôle de monnaie de réserve, il faut, au lieu de le déplorer, l'utiliser et absorber ce surplus de demande par des émissions d'actifs – par les entreprises aussi bien que par les institutions publiques. Utiliser intelligemment cette demande excédentaire d'actifs en euros par les non-résidents, en rééquilibrant le marché des actifs libellés en euros, permettrait de stabiliser l'euro sur le long terme. Si les fonds ainsi collectés sont bien utilisés sur le marché domestique, vous aurez de l'argent et vous empêcherez l'appréciation de l'euro.

En conclusion, l'euro fort n'est pas un problème cyclique. Il résulte d'un écart entre les taux d'épargne des États-Unis et du reste du monde et d'un basculement de l'épargne vers l'euro, qui est la seule alternative au dollar. Il révèle un positionnement insuffisamment élevé en gamme des exportations de la France. Enfin, ce n'est pas la politique monétaire qui y mettra fin.

PermalienJean-Paul Herteman

Je serai le plus concret possible pour illustrer l'impact de l'évolution du cours euro-dollar pour un industriel comme Safran, dans une triple dimension : économique et financière, industrielle et sociale, stratégique enfin.

Safran exerce essentiellement son activité dans le domaine de l'aéronautique civile, grâce à une politique visionnaire ayant consisté à passer du militaire au civil dans les années 1970. La rançon en est que, pour très longtemps encore, il faut s'adapter à une monnaie de référence du secteur, qui devrait rester le dollar. Les recettes de nombreuses compagnies aériennes sont libellées en dollar et les acteurs majeurs du secteur sont des sociétés américaines. Changer la donne semble extrêmement difficile.

Le chiffre d'affaires de la branche aéronautique est passé, de 2004 à 2008, de 8 à 12 milliards de dollars. Cette très belle progression s'explique par le cycle aéronautique, qui est resté très porteur, et par une progression de nos parts de marché sur tous les produits. En euros, la pente est moins spectaculaire. L'exposition nette au dollar, mesurée par l'écart entre les recettes et les coûts libellés en dollar, a crû moins que le chiffre d'affaires en dollar parce que nous avons pris des mesures, mais elle a grosso modo doublé pour atteindre près de 5 milliards de dollars dans les prochaines années.

Le taux du dollar couvert était à la parité avec l'euro en 2004, il est à 1,46 cette année et il devrait se situer dans une fourchette de 1,48 à 1,52 pour les deux prochains exercices. Notre politique est prudente et nous préférons couvrir la totalité de notre portefeuille de commandes en combinant pour moitié les ventes à terme et les options.

La marge opérationnelle de nos activités aéronautiques est affectée négativement par l'évolution de la parité monétaire. En 2007, elle avait atteint 700 millions de dollars, mais en 2008 elle sera amputée d'autant par la chute du dollar. Autrement dit, l'évolution du taux de change, tel qu'il résulte de nos opérations de couverture, coûte à Safran 2 millions d'euros chaque jour. En contrepartie nos actions de résistance au dollar nous rapportent de quoi compenser ce surcoût et assurer le même résultat que l'an dernier.

Comment résister ? Selon trois volets.

Premièrement, l'entreprise continue de toucher les dividendes des investissements passés. Les métiers de l'aéronautique suivent plus ou moins le modèle razor and blades, c'est-à-dire que les premières montes sont vendues à prix coûtant, ou presque, l'essentiel des marges se faisant sur les activités de service, les rechanges notamment. Comme Safran est l'industriel le plus récent dans le monde aéronautique civil – il n'était pas présent à la fin de la Seconde Guerre mondiale –, il a la flotte la plus jeune, avec les meilleures perspectives de croissance pour les services. L'impact sur le résultat est positif, il contribue à compenser significativement la baisse du dollar.

Deuxièmement, les gains de productivité industrielle représentent, sur les quatre dernières années, presque 3 % du chiffre d'affaires. Dans une industrie mécanique de faibles ou moyennes séries, ce n'est pas si mal. Ils proviennent pour moitié de l'amélioration continue des processus de production – conception, qualité, etc. –, et pour une autre moitié, d'une « dollarisation » des coûts, c'est-à-dire d'un transfert vers la zone dollar et les pays émergents. La part de nos achats de production auprès de fournisseurs travaillant en zone dollar avoisinait 20 % en 2004 ; elle est aujourd'hui de 40 % et elle dépassera 50 % en 2010.

Certaines activités industrielles sont, pour des raisons stratégiques, maintenues dans notre outil interne de production, mais cet outil s'étend de plus en plus dans la zone dollar et dans les pays émergents. Ainsi, au Mexique, nous employons aujourd'hui 3 800 personnes. Safran est de fait le premier industriel aéronautique mexicain. Nous ne sommes pas loin d'avoir autant de personnel d'atelier en zone dollar et pays émergents que dans l'Hexagone. Nos usines employent entre 300 et 400 personnes, et le rythme de création est de l'ordre d'une dizaine d'unités par an à l'international. Les principales implantations se font aux États-Unis avec 4 500 personnes au Mexique, au Maroc, des pays où s'implanter est aisé, mais aussi en Russie, Chine et Inde qui sont nos grands clients de demain et d'après-demain.

Sur le plan social, les effectifs globaux du groupe sont passés de 58 000 à 63 000 personnes au cours des trois dernières années. Mais si la croissance s'est faite à l'international, qui représente aujourd'hui 38 % des effectifs, le nombre de salariés en France a pu rester stable. Nous continuons d'embaucher des ingénieurs, des techniciens supérieurs et des ouvriers pour renouveler les effectifs industriels France, au rythme de 2 500 personnes par an.

Les investissements industriels représentent 3,5 % du chiffre d'affaires. Ils se répartissent pour un tiers à l'international et pour deux tiers en France. L'outil industriel se centre de plus en plus, en France, sur les hautes technologies, sur ce que l'on doit « à tout prix » garder proche des centres de décision, des bureaux d'études. Il s'agit donc de processus industriels hautement capitalistiques, qui requièrent des investissements coûteux, par exemple 100 millions d'euros dans une usine de turbines d'hélicoptères – via Turboméca, Safran est le premier motoriste d'hélicoptères du monde –, ou 50 millions d'euros à Montluçon où se fabriquent des centrales inertielles à gyrolaser – c'est un des très rares centres non américains à disposer d'un tel savoir-faire. Nous essayons donc à la fois de nous internationaliser pour contrecarrer la baisse du dollar et de maintenir une industrie de très haut niveau en France.

Sur le plan stratégique il convient de comparer notre situation avec celle de nos concurrents américains, qui sont aussi parfois nos partenaires, General Electric par exemple. On pourrait, dans la conjoncture monétaire actuelle, se satisfaire des près de 10 % de marge opérationnelle de notre branche aéronautique, obtenus après un effort d'autofinancement de la recherche-développement de 7,5 % du chiffre d'affaires. Mais les très grands équipementiers américains – General Electric, Pratt & Whitney, Goodrich – dégagent une marge opérationnelle de 17 % avec une recherche-développement autofinancée inférieure à la nôtre, car le Department of Defence est pour eux une source de financement de technologies à usage dual – en cas d'application civile d'une technologie militaire, les entreprises américaines sont deux fois mieux financées que nous. Selon les standards européens, notre rentabilité est plus que correcte, mais elle est deux fois plus élevée chez tous nos concurrents. Un jour ou l'autre, cela posera problème. En outre, Safran finance davantage sa R&D. L'aéronautique est un métier à très forte barrière technologique. Il faut absolument l'entretenir, au risque d'être évincé ou ravalé au rôle de sous-traitant, sans « accès direct à la mer » et incapable de maîtriser son futur.

Safran s'est adapté, malgré la chute du dollar, mais nous souffrons de déséquilibres structurels qui, à terme plus ou moins rapproché, peuvent menacer l'un des joyaux industriels de la France et de l'Europe. Le crédit d'impôt recherche nous aide, il représente environ 0,5 % du chiffre d'affaires de Safran. C'est loin d'être négligeable, mais cela ne suffira pas à corriger un déséquilibre structurel, lié notamment à un taux de change très défavorable et à une différence de soutien aux technologies duales.

PermalienPhoto de Marc Le Fur

Existe-t-il un lien entre les parités monétaires et le cours des matières premières ? Dans quelle mesure l'euro fort joue-t-il un rôle d'amortisseur ? Pourquoi misez-vous, monsieur Artus, sur la poursuite de la hausse des matières premières, qui alimentera l'inflation ? Quelle est la part respective de la spéculation, qui aurait découvert ces nouveaux marchés, et de la tendance de fond ?

PermalienPatrick Artus

Début 2007, le pétrole était à 60 dollars le baril ; aujourd'hui, il est à 125 dollars environ. S'il a plus que doublé dans cette monnaie, il n'a augmenté que de 66 % en euro. Ces rapports doivent être maniés avec prudence car le pétrole et le dollar sont corrélés par un mécanisme, qui n'est pas celui que l'on avance habituellement, en vertu duquel les pays producteurs, machiavéliques, compenseraient la baisse du dollar par une hausse des cours en diminuant leur production. En fait, comme je l'ai expliqué, les pays exportateurs placent une partie croissante de leurs revenus pétroliers en euro. Quand la Russie reçoit 100 dollars supplémentaires de recettes, elle en investit 40 en euros, ce qui contribue à faire monter l'euro, dans des proportions bien plus grandes que la gestion des prix par les quantités de la part des producteurs, laquelle ne se traduit pas dans les chiffres. On ne gagnerait pas tant que ça à la baisse du dollar, puisqu'elle fait monter l'euro.

Il y a dans le prix des matières premières agricoles une grosse composante spéculative, même si elle n'est pas évidente à mesurer. Les données disponibles proviennent des marchés dérivés. Il s'agit de la position des opérateurs qui ne sont pas des professionnels du secteur. Elle est gigantesque sur le blé, encore qu'elle se soit maintenant reportée sur le riz, le sucre, le maïs. En revanche, elle est très réduite pour le pétrole. Il n'existe pas de marchés dérivés de certaines matières premières, le minerai de fer notamment, ce qui n'empêche pas les prix de monter de façon considérable. À quelques exceptions près comme le nickel, les prix des métaux et du pétrole reflètent assez largement les fondamentaux du marché ; en revanche, ceux des produits alimentaires sont démultipliés par la spéculation. Ainsi, le prix du blé, après avoir été multiplié par quatre, a été divisé par deux depuis le mois de février. Les prix des denrées agricoles devraient se stabiliser. En revanche, la poursuite de la hausse des prix de l'énergie et des métaux – cuivre, fer, … – est à craindre.

Pour l'énergie, les prix sont tirés vers le haut par le mécanisme pervers du subventionnement dans les pays émergents, qui fausse l'élasticité de la demande. On n'est plus du tout dans la configuration des années 1980 car la demande ne baisse pas sous l'effet de la hausse des prix. La demande de pétrole des pays émergents augmente toujours de 4 % par an, parce qu'ils ne paient pas le prix. En Europe, le consommateur a vu sa facture d'énergie augmenter de 20 % en raison de la hausse du pétrole ; dans le monde, la hausse est de 8 % seulement. Il n'y a guère de retournement à attendre, d'autant que la production manufacturière des pays émergents continue d'accélérer.

Dans l'exploration pétrolière, les investissements sont passés de 150 milliards de dollars par en 2003 à 310 milliards cette année, mais, en volume, ils ont diminué. Le prix des équipements a plus que doublé à cause des métaux. En ayant doublé les budgets d'investissement, on fabrique moins d'équipements d'exploration pétrolière !

En ce qui concerne les prix agricoles, je vous renvoie au rapport très bien fait de la FAO. Les prix vont rester élevés, mais ils vont baisser par rapport au pic que nous venons de connaître. La contribution de l'alimentation à l'inflation devrait désormais être à peu près nulle, le prix des métaux pesant sur l'investissement, et ceux de l'énergie sur la consommation. En faisant tourner nos modèles, nous arrivons à une hausse des prix de 2,7-2,8 %, pas de 2 %, d'où une baisse du pouvoir d'achat, en retenant des hypothèses assez optimistes en matière de productivité.

Une énorme incertitude subsiste quant au prix du pétrole en 2015. Selon que l'on prend l'hypothèse de Total qui part d'un peak oil en 2016, avec une stabilité de la capacité de production mondiale un peu au-dessus de 100 millions de barils par jour, ou celle de l'Agence internationale de l'énergie, plus optimiste, qui table sur la poursuite de l'accumulation de capacités autour de 103-104 millions de barils en 2015, la fourchette des prix se situe entre 150 et 250 dollars le baril. Il s'agit de deux scénarios établis par des gens raisonnables et bien informés. La marge d'erreur est considérable en raison de la très faible élasticité de la demande au prix, 0,05. Autrement dit, pour réduire la demande mondiale de 1 % ; il faut augmenter le prix de 20 %. Avec une marge d'erreur de 3 % à 4 % sur les capacités, ce qui est la marge d'erreur à dix ans, le prix varie du simple au double.

PermalienPhoto de Jean-Pierre Grand

Les pays de l'OCDE subissent le double effet d'une demande émergente qui continue à augmenter fortement et des rigidités qui contraignent la production de pétrole.

Les conditions monétaires favorables et les taux d'intérêt bas pèsent sur le prix de matières premières pour deux raisons. Premièrement, la demande spéculative trouve facilement à emprunter pour financer ses positions, avec un moindre risque. Deuxièmement, les producteurs sont moins incités à l'extraction parce que, s'ils ont le choix d'extraire un baril ou non, ils feront un calcul d'opportunité en comparant le rendement à attendre du placement du prix obtenu à partir de la production marginale valorisée au cours actuel et celui qu'ils obtiendront si le prix du baril monte. En cas d'intérêts bas, il suffit d'une variation du cours de 2 % ou 3 % pour qu'il soit plus rentable de laisser le pétrole sous terre. Aujourd'hui, dans le monde, les conditions monétaires sont extraordinairement permissives car les pays d'Asie et du Moyen-Orient ont adopté la politique monétaire américaine, avec pour conséquence de rendre la spéculation moins coûteuse et de ne pas encourager l'extraction.

Le grand risque que doit conjurer la communauté internationale, c'est d'éviter la spirale, extraordinairement dangereuse pour nous, d'une hausse continue des matières premières alimentée par des liquidités, qui elle-même nourrirait l'inflation. En tant qu'Européens, nous avons peut-être moyen d'y remédier en organisant un grand débat avec les pays émergents sur leur régime de change.

PermalienPatrick Artus

L'optimal serait en effet que les pays émergents aient des politiques monétaires plus restrictives. Si elles ne le sont pas, c'est en raison de l'ancrage de leur monnaie au dollar. Mais, si les pays du Moyen-Orient lâchaient le dollar – seul le Koweït l'a fait –, le dollar chuterait encore plus et l'euro monterait. Ce que nous gagnerions sur le prix du pétrole, nous le perdrions sur un autre terrain. Il faudrait que ces pays augmentent leurs taux d'intérêt.

PermalienJean-Paul Herteman

Les pays émergents sont manifestement ceux qui tirent la demande dans l'aéronautique civile. Le premier client de Safran, et de loin, c'est la Chine qui absorbe près de 20 % de sa production.

PermalienPhoto de Michel Bouvard

Quel est, pour Safran, le coût de la couverture de change ? En ce qui concerne vos implantations, arbitrez-vous aujourd'hui, comme Louis Gallois à EADS, en faveur des pays hors zone euro pour maintenir vos perspectives de développement et de rentabilité ? Enfin, s'agissant de la recherche-développement, comment évaluez-vous le différentiel d'aide publique, qui tient à la prise en charge par le complexe militaro-industriel américain du préfinancement de certaines études ?

Sur le plan monétaire et financier, le conseil de ministres ECOFIN peut se saisir des problèmes de politique de change. Pourquoi les initiatives sont-elles aussi peu nombreuses ? Quelles sont les relations avec la BCE ? Celle-ci est-elle en contact avec ses homologues des pays émergents ? Comment débloquer la situation ?

PermalienJean-Paul Herteman

Dans le passé proche, le groupe a connu, dans sa stratégie de couverture, quelques discontinuités. Faute de pouvoir prédire le cours du dollar, j'ai opté pour la prudence, d'autant que la visibilité est bonne : le carnet de commandes dépasse quatre ans. Il nous faut aussi du temps pour engranger des gains de productivité, implanter des usines ou bénéficier de la croissance induite par le vieillissement de la flotte. Dans ces circonstances, il devient indiscutable d'adopter une politique de couverture.

Cette année, nous n'avions guère de couverture de change issues des années antérieures, et le dollar absorbera 700 millions. Pour le futur, sauf bouleversement économique majeur, la couverture autour de 1,5 devrait nous assurer de maintenir une marge opérationnelle voisine de 10 %. Il reste à savoir si c'est suffisant quand nos concurrents atteignent presque le double.

Quant à s'implanter hors zone euro, nous le faisons effectivement depuis la fin des années 1990, en agissant de manière équilibrée. Il est indispensable d'anticiper pour éviter les à-coups. Nous avons aujourd'hui un outil industriel installé pour moitié en France, pour moitié ailleurs. Si nous devions subir à la fois un très fort ralentissement de l'activité aéronautique et un euro à 1,60 dollar, tout en maintenant l'effort de préparation du futur car nous allons vers le renouvellement des générations actuelles d'avions, pour moins consommer et moins polluer – on ne peut pas exclure l'équilibre devienne difficile à maintenir.

J'évalue, avec toutes les précautions d'usage, le différentiel de soutien à la R&D à trois points de chiffre d'affaires, soit le tiers de notre résultat, ou encore la moitié de notre R&D financée sur fonds propres, et enfin à l'équivalent des crédits de R&D que nous recevons de différentes instances publiques françaises ou européennes.

PermalienPhoto de Jean-Pierre Grand

Il ne m'appartient pas de commenter ce que font ou ne font pas les ministres… Je confirme toutefois que les ministres ECOFIN se réunissent, ceux de l'Eurogroupe aussi et que le président de la BCE participe à ces réunions. Ils doivent donc se parler. Il nous arrive même d'en avoir des échos. Ce qui importe, pour que les responsables gouvernementaux soient entendus par les marchés, c'est que le signal envoyé soit clair et cohérent. Or la lecture des journaux fait ressortir que tous les ministres de l'Eurogroupe ne disent pas toujours la même chose au même moment.

Par ailleurs, il y a quelques mois, le président de l'Eurogroupe, M. Juncker, et le président de la BCE, M. Trichet se sont déplacés ensemble à Pékin. Ils se sont entretenus de la politique de change avec les autorités chinoises. J'ignore s'il y a un lien de cause à effet, mais, depuis un an, l'appréciation du renminbi s'est considérablement accélérée, de près de 12 %.

PermalienPatrick Artus

Plusieurs démarches ont été entreprises au niveau européen. Christine Lagarde aussi est allée à Pékin. Mais il faut faire attention à ne pas voir dans la faiblesse du renminbi la cause de nos problèmes. Les Chinois ont clairement dit que leur objectif, c'était la parité dollar-renminbi, et non la parité euro-renminbi, en faisant judicieusement remarquer que s'ils contrôlaient les deux, cela reviendrait à se préoccuper de la parité dollar-euro, tâche qui ne leur incombe pas précisément. Si les Chinois laissent le renminbi monter par rapport au dollar, leur politique fabrique aussi un dollar plus faible par rapport à l'euro. Ce n'est pas forcément notre intérêt. Ce qu'il nous faudrait, c'est qu'ils ajustent la parité de leur monnaie à un panier de devises : dollar plus euro. Il faut être extrêmement précis dans les demandes que nous adressons aux pays émergents en matière de change.

Si vous suivez mon intuition qui est que l'euro s'apprécie surtout parce qu'il est en train de devenir une monnaie de réserve, et non à cause de la politique monétaire européenne, la coordination à l'intérieur de la zone euro n'est pas le problème essentiel. La diversification à grande échelle des avoirs en dollars n'est possible qu'avec l'euro. Comment l'empêcher ? Les Allemands et les Japonais ont toujours cherché à éviter que leur monnaie ne devienne internationale, mais leurs méthodes ne sont plus valables aujourd'hui : les Allemands interdisaient pratiquement aux non-résidents de se financer en marks.

Contrecarrer cette cause d'appréciation de l'euro est extraordinairement difficile. Une des pistes que je suggère découle du constat que l'euro est dans la situation inverse à celle du dollar. La demande de dollar est plus faible que la dette des États-Unis, si l'on ne tient pas compte des interventions des banques centrales. Le dollar baisse. Les manuels d'économie enseignent que, quand un État devient insolvable, il provoque l'inflation pour réduire sa dette. Au plan international, un État insolvable déprécie sa devise. La zone euro, elle, n'a pas de dette extérieure et la demande internationale d'euro ne trouve pas à se satisfaire puisque les résidents ne vendent pas leurs actifs aux non-résidents. À long terme, le marché s'équilibre par une hausse du cours de l'euro qui réduit la demande des non-résidents.

Pour rééquilibrer le marché des actifs en euros, il faudrait agir sur l'offre en l'élargissant. L'idéal serait que les entreprises émettent des titres, mais on ne va pas leur reprocher maintenant d'être devenues très rentables et de ne pas avoir besoin de s'endetter beaucoup – même si c'est le cauchemar des banquiers. Il reste les institutions publiques qui ont accès aux marchés internationaux, par exemple la Banque européenne d'investissement. Cela signifierait, ne nous le cachons pas, que la zone euro aurait un déficit extérieur puisqu'elle financerait un supplément d'investissement domestique en s'endettant auprès des non-résidents. La balance commerciale deviendrait déficitaire. La demande étant forte, l'impact sur les taux d'intérêt serait marginal et, à terme, cela empêcherait l'appréciation de l'euro.

PermalienPhoto de Jean-Pierre Grand

Je suis d'accord sur le caractère structurel de l'appréciation de l'euro. Mais le vrai problème pour le monde, c'est la dépréciation du dollar et la répartition, entre zone euro et pays asiatiques, de la charge de l'ajustement du déficit américain, qui n'est pas neutre sur la croissance de la zone euro.

En ce qui concerne la proposition très innovante de Patrick Artus, nous sommes d'accord sur le fait qu'elle créerait un déficit de la zone euro. Mais je ne comprends pas comment il pourrait apparaître sans appréciation du change. Vous allez demander à des non-résidents de souscrire des titres libellés en euros et ils vont devoir, au moins dans un premier temps, acheter des euros, ce qui aura un impact sur le cours de l'euro, à la hausse. Cela étant, Patrick Artus s'inscrivait dans le moyen terme. Il reste à étudier plus à fond la proposition.

PermalienPatrick Artus

Si les non-résidents se mettent à vouloir acheter des euros, cela correspond à ce qui se passe aujourd'hui, qui donne lieu à des mouvements de capitaux vers la zone euro. Mais l'émission de titres en euro auprès des non-résidents provoquera des flux en sens inverse, ce qui fera baisser l'euro. Je propose un choc symétrique à celui que nous venons de subir, qui tient à l'augmentation de la demande d'euros par des non-résidents.

Le Président Didier Migaud : Il faudrait agir massivement, pour éviter la hausse des cours.

PermalienPatrick Artus

Les achats nets d'obligations de la zone euro par des non-résidents sur l'année écoulée se sont montés à 400 milliards d'euros. Comme la balance courante est légèrement excédentaire et la balance commerciale à peu près équilibrée, le déséquilibre ex ante du marché des obligations en euros, c'est un excès de demande de 400 milliards d'euros par an, soit 4 points du PIB de la zone euro. C'est gigantesque.

PermalienPhoto de Jean-Pierre Grand

Le total net des actifs en euros détenus par des non-résidents ne peut pas augmenter sans que nous ayons un déficit des paiements courants. La demande des non-résidents est assurément forte. Les dépôts en euros des non-résidents sont passés en cinq ans de 200 milliards à 700 milliards. Leur demande est donc satisfaite sous forme de dépôt. Patrick Artus propose de leur offrir des titres, mais, globalement, la somme nette des avoirs que peut détenir le reste du monde ne peut pas augmenter si l'on n'a pas de déficit des paiements courants. La question qui nous oppose, c'est de savoir si ce déficit nécessite, ou non, une appréciation du change.

PermalienPhoto de Dominique Baert

À propos du commerce extérieur qui est une de nos préoccupations macroéconomiques majeures, la France a un déficit de l'ordre de 40 milliards d'euros et l'Allemagne un excédent d'une centaine de milliards, avec le même taux de change. Est-ce uniquement dû à un positionnement en gamme de leurs produits respectifs, alors qu'il n'y aurait pas de différentiel de coût entre les deux pays ?

Comment envisagez-vous l'évolution de la part de l'euro dans les réserves de change ? Et comment appréciez-vous son passage de 14 % à 27 % de ces réserves ? Le rythme se maintient-il ou bien s'infléchit-il ?

Patrick Artus a évalué l'inflation tendancielle de la zone euro entre 2,7 % et 2,8 %. Pour atteindre 2 %, il considère qu'il faudrait que l'euro s'apprécie, ce qui passerait par une hausse des taux d'intérêt. Mais cela pèserait sur la croissance, et creuserait le différentiel entre la zone euro et le reste de l'économie mondiale. Dans un tel contexte, vaut-il mieux faciliter une hausse des taux d'intérêt et peser sur la croissance, ou oeuvrer à une baisse des taux d'intérêt pour stimuler la croissance ? Quel objectif de politique économique faut-il privilégier quand l'on n'a qu'un instrument à sa disposition ?

PermalienPhoto de Jean-Pierre Grand

Faut-il considérer que l'augmentation de la part de l'euro dans les réserves a été rapide ou non ? La seule appréciation de l'euro l'a fait passer de 14 % à 20 % environ. En volume, l'accroissement est de 5 % à 6 %. À vous de juger.

Dans un modèle de diversification optimale des portefeuilles, on peut penser que le poids de l'euro devrait augmenter. Officiellement, l'Eurosystème n'encourage ni de décourage la constitution de réserves de change en euro.

Pour en venir à l'inflation, la période, marquée par une succession de chocs, est difficile à interpréter. On peut avoir le sentiment que la hausse des prix du pétrole est une hausse fondamentale et que le phénomène spéculatif est assez limité. Les fourchettes que Patrick Artus a citées – de 150 dollars à 250 dollars – sont celles des experts, certains se situant dans le haut de la fourchette en raison de la forte croissance des pays émergents et de l'inélasticité de l'offre.

Je ne ferai pas de commentaire sur la politique de taux d'intérêt à mener, je vous renvoie au mandat de la BCE, mais j'appelle votre attention sur la possibilité de comparer le choc pétrolier actuel avec celui de 1980-1981, quand l'euro n'existait pas. Juste après le choc, les taux d'intérêt sont montés à 16 %, l'inflation à 12 ou 14 %. La comparaison vaut ce qu'elle vaut, mais, pour faire le bilan coûts-avantages de notre participation à la zone euro, il faut se demander comment ses différents membres auraient absorbé la succession des turbulences financières et des hausses de matières premières. Malgré le traumatisme qu'elles représentent, probablement sommes-nous mieux placés pour y faire face que nous ne l'étions alors.

PermalienPatrick Artus

Ramené aux seuls marchés financiers – émissions internationales d'obligations, marchés dérivés,… – l'euro, c'est à peu près la même chose que le dollar. Aussi peut-on supposer que l'asymptote sera de 50 % d'euros dans les réserves de change des banques centrales. Nous sommes donc loin du point d'équilibre.

Aujourd'hui, nous sommes dans la pire des configurations pour une banque centrale : celle d'une inflation qui ne crée pas de croissance. Mais il ne faut pas exagérer l'horreur de la chose. Nous en sommes à 3,6 % d'inflation, mais elle va baisser parce que, pour l'instant, dans la zone euro, les salaires ne s'indexent pas sur les prix. L'effet est double : le pouvoir d'achat des salariés baisse, mais l'inflation reste modérée. Si les salaires augmentent, les entreprises répercuteront et l'inflation reprendra. Le dilemme est de sacrifier soit la consommation pour limiter la hausse des prix et contenir la hausse des taux, soit les profits des entreprises avec pour corollaire la hausse des taux d'intérêt. Il vaut sans doute mieux que les salaires n'augmentent pas, même si c'est désagréable. Sinon, on retrouvera la stagflation des années 1970 caractérisée par une forte inflation et une remontée des taux d'intérêt qui pèsera pendant des années.

S'agissant du commerce extérieur, les coûts de production jouent un rôle dans les performances respectives de l'Allemagne et de la France, mais l'essentiel ne vient pas de là, ni de la structure par produit, de la part des biens d'équipement notamment. La France perd des parts de marché, quel que soit le produit. Le problème, c'est vraiment l'adéquation de l'offre à la demande. L'Allemagne a énormément amélioré sa compétitivité-coût depuis 2005, mais elle n'est pas moins chère que la France aujourd'hui. Comparons les exportations vers l'Europe centrale et la Chine : celles de l'Allemagne suivent ses importations en provenance de ces deux zones et décollent à partir de 2002 ; celles de la France restent au même niveau. Ce décrochage est lié, non pas au coût, mais à une incapacité à vendre les biens dont ont besoin l'Europe centrale et la Chine.

Les PME sont un facteur déterminant. L'Allemagne compte cinq fois plus de PME exportatrices que la France. Elles sont plus grosses, ce qui a un impact considérable sur les flux de marchandises.

PermalienJean-Paul Herteman

La pression salariale est forte, et ça se comprend. Chez Safran, la masse salariale a augmenté de 3,4 % en glissement, en ciblant l'effort sur certaines catégories, en particulier les jeunes embauchés. Les salaires restent très supérieurs à la moyenne de l'industrie, mais ça a eu du mal à passer. Le dialogue social a été tendu. Les gains de productivité sont de l'ordre de 2,5 % du chiffre d'affaires par an, la masse salariale représente 32 % du chiffre d'affaires. Si on laisse passer un écart de un point tous les ans, on aura vite fait de manger les marges de manoeuvre et de mettre en péril l'outil industriel français. On fait au mieux, mais, d'ores et déjà, la pression est forte.

Le Président Didier Migaud : Monsieur Landau, monsieur Artus, quelles sont, selon vous, les perspectives de croissance de la France pour les deux ans qui viennent ?

Si M. Artus était ministre des Finances, quelles mesures prendrait-il pour remédier au constat qu'il a dressé ?

PermalienPhoto de Jean-Pierre Grand

Il ne faut pas négliger la compétitivité-prix car elle joue un rôle non seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur de la zone euro. L'Allemagne exporte très fortement, elle attire les importations de la zone euro. Plus nous bénéficions de cette aspiration, plus notre croissance est forte. Quand notre compétitivité-prix s'est détériorée, notre croissance est tombée en dessous de celle de la zone euro, quand elle s'est améliorée, notre croissance a été supérieure à celle de la zone euro. Il y a une relation directe.

Pour les deux ou trois années qui viennent, il faut bien comprendre que le reste du monde nous « prélève » du pouvoir d'achat du fait de la hausse des prix des matières premières importées. Sommes-nous armés pour y faire face ? Nous avons retrouvé une compétitivité-coût acceptable et, si nous la préservons, nous en profiterons par une croissance plus forte. La structure d'endettement des ménages et des entreprises est tout à fait supportable, il reste donc des capacités d'investissement importantes. Et l'industrie s'est beaucoup modernisée. Les années à venir seront difficiles, mais la zone euro, et la France en son sein, les aborde dans une position qui n'incite pas à un pessimisme excessif, à condition de savoir exploiter ses atouts.

PermalienPatrick Artus

Je suis un peu plus pessimiste. Plusieurs facteurs contribuent à dégrader la situation des salariés : le besoin pour les entreprises de maintenir leur rentabilité et leur compétitivité, l'absence de marge de manoeuvre budgétaire, le renchérissement du coût du crédit et la fin de l'argent facile… Les secteurs jusqu'ici tirés par le crédit, comme la construction, vont ralentir. Il ne faudrait pas entrer dans le jeu d'une guerre de partage de la valeur ajoutée entre les salariés et les entreprises. Malheureusement, il vaudrait mieux accepter, dans un premier temps, des baisses de pouvoir d'achat.

Pour faire face au prélèvement sur notre pouvoir d'achat collectif, la seule parade positive consiste à vendre le plus possible à ceux qui nous « ponctionnent ». La difficulté tient aujourd'hui à ce que le taux de dépense des revenus pétroliers oscille entre 50 % et 60 %. Mais, dans tous les pays pétroliers, d'énormes programmes d'infrastructures publiques ont été engagés : Algérie, Arabie Saoudite, et autres. Il y a beaucoup à faire et il faut aider nos entreprises à prendre pied sur ces marchés. C'est ce que je ferais si j'étais ministre des Finances, et cela doit se faire sans doute.

Je travaillerais aussi à faire grossir les PME. Le CAE s'est rendu compte que les PME étaient trop petites pour faire de la recherche. Ensuite, qu'elles étaient trop petites pour embaucher. Après sept ans d'existence, la taille moyenne d'une entreprise, quand elle n'a pas disparu, est exactement la même qu'à sa création. Si vous pensez aux deux types qui ont créé Google dans un garage, eh bien, si le garage avait été en France, ils y seraient toujours ! À l'export, la taille des PME est aussi un obstacle. Il faut se demander pourquoi et tirer les ficelles de la fiscalité, des charges, du financement des PME, des seuils sociaux, peut-être de l'ISF. Nous sommes le pays de l'OCDE où les PME grandissent le moins. Pour le CAE, nous suivons un échantillon de 50 000 PME et 30 000 d'entre elles ont un taux croissance annuel moyen de 0 %. Évidemment, elles n'embaucheront jamais, ni ne feront de recherche, ni n'exporteront. Et, sur les 10 % que nous avons identifiées comme gazelles, 90 % se sont révélées être des filiales de grands groupes. Autrement dit, les seules PME qui grandissent, ce sont celles qui correspondent à l'externalisation des activités des grands groupes. Il faut comprendre pourquoi, sinon, rien ne se passera.

PermalienJean-Paul Herteman

Il faut tout faire pour transformer la contrainte que représente la hausse du prix des matières premières et de l'énergie en opportunité en se positionnant sur les marchés émergents qui génèrent cette hausse. La structure de l'offre industrielle française présente des atouts, dont l'industrie aéronautique.

Safran doit une part de son succès à la création, dans son sillage, de quelques dizaines de très belles PME. Pour marcher, elles doivent employer entre 500 et 1 000 personnes. Sinon, elles ne tiennent pas. On cite souvent à juste titre Creuzet à Marmande, mais il y en a d'autres. Elles se spécialisent dans des niches très pointues et elles ont les reins assez solides pour se développer. Elles ne font pas partie du Groupe, mais, et c'est là une limite, elles sont dépendantes de nous et réciproquement. Si ça se passe mal, il n'y aurait pas d'autre solution que de les faire entrer dans notre giron. En tout cas, je partage entièrement l'avis selon lequel l'un des enjeux majeurs pour la compétitivité de la France, c'est de faire croître ses PME en taille, robustesse et présence à l'international. Safran est plus que volontaire pour y contribuer en tant qu'industriel.

PermalienPhoto de François Scellier

Pensez-vous que, dans cette optique, les pôles de compétitivité constitueront un atout ?

PermalienJean-Paul Herteman

C'est un très bon outil. Avec l'internationalisation croissante de l'économie, il ne faut pas penser que le PME y arriveront toutes seules. Nous aidons celles qui font partie de notre réseau à s'implanter au Maroc, ou ailleurs. C'est l'intérêt bien compris de tous.

Le Président Didier Migaud : Je remercie tous les intervenants.