S'agissant des causes de l'euro fort, il importe de distinguer causes cycliques et causes tendancielles.
Dans les premières, figurent l'écart de conjoncture entre les États-Unis et l'Europe et les écarts dans les anticipations de taux d'intérêt. Ainsi, depuis un mois, les marchés financiers sont persuadés, sans doute à tort, que l'économie américaine va se redresser assez rapidement mais pas l'économie européenne. L'euro est donc un peu retombé par rapport au dollar : de 1,60 dollar à 1,55. La question est de savoir si les variations tiennent à de grandes oscillations d'origine cyclique autour d'une tendance à la stabilité du taux de change ou si la tendance est à la dépréciation du dollar.
Il ressort de mes observations qu'il y a depuis 2002 une tendance à la baisse du dollar, qui correspond nettement au moment où la part de l'euro dans les portefeuilles des banques centrales ou des agents économiques privés a commencé à augmenter. En 2002, la part de l'euro dans les réserves de change mondiales était de 14 % ; elle est aujourd'hui de 27 %. Le lien est clair, indépendamment des effets de valorisation.
Autre évolution significative pour le futur : la quasi-disparition, depuis la crise financière de l'année dernière, des flux de capitaux privés vers les États-Unis. Jusqu'au printemps 2007, les investissements des entreprises ou des particuliers finançaient pour moitié le déficit extérieur des États-Unis. Depuis l'été 2007, ce sont les banques centrales des pays d'Asie et des pays producteurs de matières premières qui assurent ce financement. En un an, elles ont acheté pour presque 900 milliards d'actifs en dollars. Nous sommes ainsi entrés dans un régime nouveau d'administration de la parité du dollar : le taux de change entre le dollar et les grandes monnaies émergentes, comme le renminbi, ne résulte plus de l'équilibre du marché. Autrement dit, la parité dollar-renminbi est une décision de la banque centrale de la Chine.
Dans un tel contexte, l'euro s'apprécie par rapport au dollar en raison de son rôle croissant de monnaie de réserve internationale, qui se manifeste par une demande croissante pour des actifs libellés en euro de la part des investisseurs non européens, qu'ils soient publics ou privés. Comme la zone euro, contrairement aux États-Unis, n'a pas de déficit extérieur, l'ajustement se fait par une hausse du cours de l'euro par rapport au dollar, et par sa stabilisation récente vis-à-vis du renminbi.
Les autres monnaies ont des statuts différents. Les deux seules vraies monnaies de réserve internationales sont le dollar et l'euro. La livre sterling est une monnaie opportuniste : les investisseurs – banques centrales ou autres – en achètent quand les taux d'intérêt britanniques sont élevés, et en vendent quand ils sont bas. Quant au yen et au franc suisse, ils ont perdu quasiment tout rôle dans ce domaine.
Qu'est-ce qui pourrait changer la tendance de fond à l'appréciation de l'euro ? Une rupture dans les taux d'épargne : soit une augmentation du taux d'épargne aux États-Unis – or la politique monétaire et la politique budgétaire visent toutes deux à l'éviter parce qu'elle serait synonyme de récession –, soit une diminution du taux d'épargne dans les pays excédentaires, ce qui est tout aussi peu probable, au moins à court terme, parce qu'ils ont structurellement des taux d'épargne élevés. En Chine, l'épargne provient surtout des entreprises, et non des ménages, les entrepreneurs devant autofinancer leurs investissements parce qu'ils n'ont pas accès au crédit. Et le problème ne se réglera pas en quelques trimestres. Quant aux pays producteurs d'énergie, près de la moitié de leurs revenus additionnels est dépensée, l'autre moitié est épargnée. La règle vaut aussi bien pour les pays de l'OPEP que pour la Russie. Il n'y a pas de raison pour que le déséquilibre d'épargne entre les États-Unis et les pays émergents se résorbe en quelques années, et, partant, que la demande d'euro diminue puisque la stratégie de diversification des avoirs pousse ces pays à investir en euro.
Si l'on examine maintenant les effets de l'euro fort, l'analyse que j'avais faite il y a deux ans avec Lionel Fontagné pour le Conseil d'analyse économique, montrait que l'euro fort n'affaiblit pas directement les exportations de la France. Il est le révélateur d'un problème plus global de positionnement en gamme des productions exportées. En moyenne, les produits exportés par la France sont de milieu de gamme, et les produits exportés par l'Allemagne sont de haut de gamme. On ne peut pas comprendre les différences entre les commerces de la France et de l'Allemagne si l'on s'en tient au critère habituel du poids des biens d'équipement dans les exportations allemandes. En revanche, la sensibilité au prix de la demande de produits allemands est beaucoup plus faible que celle des produits français. Si bien que la hausse de l'euro dégrade les exportations de la France plus nettement que les exportations allemandes. Les entrepreneurs français doivent compenser en prenant sur leurs marges. Et ceux qui exportent vers la zone euro n'ont pas du tout le même comportement selon qu'ils commercent avec la France ou avec l'Allemagne. On a bien une absence de pouvoir de fixation des prix sur le marché français et un assez grand pouvoir de fixation des prix sur le marché allemand.
Les conséquences de l'euro fort sont donc, en France, soit des pertes d'exportation en volume – chaque année, il y a un écart de trois ou quatre points entre les deux pays –, soit une compression des marges des exportateurs français pour compenser la sensibilité au prix de leurs produits.
Jean-Pierre Landau a attiré l'attention sur le différentiel de coûts. Les études montrent qu'il n'est pas très important, notamment dans l'industrie. Dans ce secteur, l'Allemagne n'a pas regagné de compétitivité sur ses coûts, si elle l'a fait ailleurs. Nos travaux attribuent essentiellement au positionnement en gamme le différentiel dans les performances à l'exportation.
Comment ajuster la politique économique ? Ce qui inquiète le plus dans la situation de la zone euro, c'est que, simple provocation de ma part, le seul instrument de politique économique dont dispose réellement la Banque centrale européenne pour stabiliser l'inflation, c'est le taux de change ! Dans la zone euro, les coûts de production et les salaires sont très peu liés au cycle économique. Dès lors, par rapport aux États-Unis et au Royaume-Uni, la marge de manoeuvre sur la demande intérieure pour réduire l'inflation est très faible. Si on veut moins d'inflation, le plus efficace est d'apprécier l'euro. La question risque de se poser avec la hausse du prix des matières premières qui, au-delà des aléas de court terme liés à des positions spéculatives, devrait se poursuivre. L'inflation tendancielle de la zone euro devrait être de l'ordre de 2,7 % à 2,8 %, avec des hypothèses raisonnables quant aux prix des matières premières. Pour ramener l'inflation à 2 %, il faudrait importer de la désinflation. La tentation d'utiliser l'appréciation de l'euro pour compenser la hausse des matières premières est un vrai danger, la politique monétaire pouvant difficilement servir à stabiliser le taux de change. Sinon, il faudrait abandonner tout objectif d'inflation domestique et passer à un objectif de taux de change, ce que font certains pays émergents, à commencer par la Chine. Le prix des matières premières sera sans doute à l'origine d'un conflit durable d'objectifs de la politique monétaire, entre la stabilisation de l'euro et la stabilité des prix.
Dans ce contexte, la seule arme, pour stabiliser l'euro, n'est pas l'arme monétaire. La critique envers la BCE à qui il est reproché de maintenir des taux d'intérêt trop élevés, n'est pas très pertinente car une baisse ne jouerait qu'à court terme. À long terme, ce n'est pas le différentiel de taux d'intérêt, donc la politique de la BCE, qui explique l'appréciation de l'euro, ce sont les écarts dans les taux d'épargne et le rôle croissant de l'euro en tant qu'actif de réserve. Symétriquement, il ne faut pas compter sur la BCE pour stabiliser l'euro dans l'environnement économique actuel. Le seul instrument qui subsiste, c'est la politique budgétaire. Dans Le Monde de vendredi, je fais cette proposition scandaleuse : si l'appréciation de l'euro résulte de son rôle de monnaie de réserve, il faut, au lieu de le déplorer, l'utiliser et absorber ce surplus de demande par des émissions d'actifs – par les entreprises aussi bien que par les institutions publiques. Utiliser intelligemment cette demande excédentaire d'actifs en euros par les non-résidents, en rééquilibrant le marché des actifs libellés en euros, permettrait de stabiliser l'euro sur le long terme. Si les fonds ainsi collectés sont bien utilisés sur le marché domestique, vous aurez de l'argent et vous empêcherez l'appréciation de l'euro.
En conclusion, l'euro fort n'est pas un problème cyclique. Il résulte d'un écart entre les taux d'épargne des États-Unis et du reste du monde et d'un basculement de l'épargne vers l'euro, qui est la seule alternative au dollar. Il révèle un positionnement insuffisamment élevé en gamme des exportations de la France. Enfin, ce n'est pas la politique monétaire qui y mettra fin.