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Intervention de Jean-Paul Herteman

Réunion du 3 juin 2008 à 17h15
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Jean-Paul Herteman :

Je serai le plus concret possible pour illustrer l'impact de l'évolution du cours euro-dollar pour un industriel comme Safran, dans une triple dimension : économique et financière, industrielle et sociale, stratégique enfin.

Safran exerce essentiellement son activité dans le domaine de l'aéronautique civile, grâce à une politique visionnaire ayant consisté à passer du militaire au civil dans les années 1970. La rançon en est que, pour très longtemps encore, il faut s'adapter à une monnaie de référence du secteur, qui devrait rester le dollar. Les recettes de nombreuses compagnies aériennes sont libellées en dollar et les acteurs majeurs du secteur sont des sociétés américaines. Changer la donne semble extrêmement difficile.

Le chiffre d'affaires de la branche aéronautique est passé, de 2004 à 2008, de 8 à 12 milliards de dollars. Cette très belle progression s'explique par le cycle aéronautique, qui est resté très porteur, et par une progression de nos parts de marché sur tous les produits. En euros, la pente est moins spectaculaire. L'exposition nette au dollar, mesurée par l'écart entre les recettes et les coûts libellés en dollar, a crû moins que le chiffre d'affaires en dollar parce que nous avons pris des mesures, mais elle a grosso modo doublé pour atteindre près de 5 milliards de dollars dans les prochaines années.

Le taux du dollar couvert était à la parité avec l'euro en 2004, il est à 1,46 cette année et il devrait se situer dans une fourchette de 1,48 à 1,52 pour les deux prochains exercices. Notre politique est prudente et nous préférons couvrir la totalité de notre portefeuille de commandes en combinant pour moitié les ventes à terme et les options.

La marge opérationnelle de nos activités aéronautiques est affectée négativement par l'évolution de la parité monétaire. En 2007, elle avait atteint 700 millions de dollars, mais en 2008 elle sera amputée d'autant par la chute du dollar. Autrement dit, l'évolution du taux de change, tel qu'il résulte de nos opérations de couverture, coûte à Safran 2 millions d'euros chaque jour. En contrepartie nos actions de résistance au dollar nous rapportent de quoi compenser ce surcoût et assurer le même résultat que l'an dernier.

Comment résister ? Selon trois volets.

Premièrement, l'entreprise continue de toucher les dividendes des investissements passés. Les métiers de l'aéronautique suivent plus ou moins le modèle razor and blades, c'est-à-dire que les premières montes sont vendues à prix coûtant, ou presque, l'essentiel des marges se faisant sur les activités de service, les rechanges notamment. Comme Safran est l'industriel le plus récent dans le monde aéronautique civil – il n'était pas présent à la fin de la Seconde Guerre mondiale –, il a la flotte la plus jeune, avec les meilleures perspectives de croissance pour les services. L'impact sur le résultat est positif, il contribue à compenser significativement la baisse du dollar.

Deuxièmement, les gains de productivité industrielle représentent, sur les quatre dernières années, presque 3 % du chiffre d'affaires. Dans une industrie mécanique de faibles ou moyennes séries, ce n'est pas si mal. Ils proviennent pour moitié de l'amélioration continue des processus de production – conception, qualité, etc. –, et pour une autre moitié, d'une « dollarisation » des coûts, c'est-à-dire d'un transfert vers la zone dollar et les pays émergents. La part de nos achats de production auprès de fournisseurs travaillant en zone dollar avoisinait 20 % en 2004 ; elle est aujourd'hui de 40 % et elle dépassera 50 % en 2010.

Certaines activités industrielles sont, pour des raisons stratégiques, maintenues dans notre outil interne de production, mais cet outil s'étend de plus en plus dans la zone dollar et dans les pays émergents. Ainsi, au Mexique, nous employons aujourd'hui 3 800 personnes. Safran est de fait le premier industriel aéronautique mexicain. Nous ne sommes pas loin d'avoir autant de personnel d'atelier en zone dollar et pays émergents que dans l'Hexagone. Nos usines employent entre 300 et 400 personnes, et le rythme de création est de l'ordre d'une dizaine d'unités par an à l'international. Les principales implantations se font aux États-Unis avec 4 500 personnes au Mexique, au Maroc, des pays où s'implanter est aisé, mais aussi en Russie, Chine et Inde qui sont nos grands clients de demain et d'après-demain.

Sur le plan social, les effectifs globaux du groupe sont passés de 58 000 à 63 000 personnes au cours des trois dernières années. Mais si la croissance s'est faite à l'international, qui représente aujourd'hui 38 % des effectifs, le nombre de salariés en France a pu rester stable. Nous continuons d'embaucher des ingénieurs, des techniciens supérieurs et des ouvriers pour renouveler les effectifs industriels France, au rythme de 2 500 personnes par an.

Les investissements industriels représentent 3,5 % du chiffre d'affaires. Ils se répartissent pour un tiers à l'international et pour deux tiers en France. L'outil industriel se centre de plus en plus, en France, sur les hautes technologies, sur ce que l'on doit « à tout prix » garder proche des centres de décision, des bureaux d'études. Il s'agit donc de processus industriels hautement capitalistiques, qui requièrent des investissements coûteux, par exemple 100 millions d'euros dans une usine de turbines d'hélicoptères – via Turboméca, Safran est le premier motoriste d'hélicoptères du monde –, ou 50 millions d'euros à Montluçon où se fabriquent des centrales inertielles à gyrolaser – c'est un des très rares centres non américains à disposer d'un tel savoir-faire. Nous essayons donc à la fois de nous internationaliser pour contrecarrer la baisse du dollar et de maintenir une industrie de très haut niveau en France.

Sur le plan stratégique il convient de comparer notre situation avec celle de nos concurrents américains, qui sont aussi parfois nos partenaires, General Electric par exemple. On pourrait, dans la conjoncture monétaire actuelle, se satisfaire des près de 10 % de marge opérationnelle de notre branche aéronautique, obtenus après un effort d'autofinancement de la recherche-développement de 7,5 % du chiffre d'affaires. Mais les très grands équipementiers américains – General Electric, Pratt & Whitney, Goodrich – dégagent une marge opérationnelle de 17 % avec une recherche-développement autofinancée inférieure à la nôtre, car le Department of Defence est pour eux une source de financement de technologies à usage dual – en cas d'application civile d'une technologie militaire, les entreprises américaines sont deux fois mieux financées que nous. Selon les standards européens, notre rentabilité est plus que correcte, mais elle est deux fois plus élevée chez tous nos concurrents. Un jour ou l'autre, cela posera problème. En outre, Safran finance davantage sa R&D. L'aéronautique est un métier à très forte barrière technologique. Il faut absolument l'entretenir, au risque d'être évincé ou ravalé au rôle de sous-traitant, sans « accès direct à la mer » et incapable de maîtriser son futur.

Safran s'est adapté, malgré la chute du dollar, mais nous souffrons de déséquilibres structurels qui, à terme plus ou moins rapproché, peuvent menacer l'un des joyaux industriels de la France et de l'Europe. Le crédit d'impôt recherche nous aide, il représente environ 0,5 % du chiffre d'affaires de Safran. C'est loin d'être négligeable, mais cela ne suffira pas à corriger un déséquilibre structurel, lié notamment à un taux de change très défavorable et à une différence de soutien aux technologies duales.

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