COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L'ÉDUCATION
Mercredi 2 juin 2010
La séance est ouverte à dix heures trente.
(Présidence de Mme Michèle Tabarot, présidente de la Commission)
La Commission des affaires culturelles et de l'éducation entend Mme Christine Albanel, ancien ministre, sur son rapport au Premier ministre « Pour un livre numérique créateur de valeurs ».
Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui Mme Christine Albanel, ancienne ministre, aujourd'hui directrice exécutive en charge de la communication, du mécénat et de la stratégie dans les contenus de France Télécom, pour l'entendre sur le rapport qu'elle vient de remettre au Premier ministre, « Pour un livre numérique créateur de valeurs ».
Le Premier ministre a confié le 1er décembre 2009 à Mme Albanel une mission destinée à préparer les conditions de l'entrée de l'économie du livre dans l'ère numérique. Cette mission devait venir compléter ou prolonger une série de travaux déjà engagés sous l'égide du ministère de la culture et de la communication.
Notre Commission attache elle aussi une grande importance à ce secteur si particulier du livre, ainsi qu'à sa bonne santé économique et à son avenir. Pour ne prendre que deux exemples, le mercredi 25 novembre 2009, nous avons tenu à organiser notre première table ronde sur la numérisation des oeuvres de notre patrimoine écrit. Puis, en décembre dernier, l'Assemblée nationale a adopté dans une belle unanimité la proposition de loi de notre collègue Hervé Gaymard sur les délais de paiement dans le secteur du livre. C'est donc avec une attention toute particulière que les députés suivent ces questions.
Madame, le Premier ministre avait fixé trois objectifs à la mission qu'il vous a confiée. En premier lieu, suite à la mission de M. Marc Tessier sur la numérisation, vous deviez mener un travail de sensibilisation auprès de la Commission européenne et des ministres européens en charge de la culture pour faire connaître la position française sur la numérisation des bibliothèques publiques.
Ensuite, après l'adoption de la loi du 12 juin 2009 instituant la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (HADOPI), vous deviez expertiser les conditions dans lesquelles le secteur de l'édition pourrait tirer parti de ce dispositif afin de combattre le piratage des oeuvres de l'écrit sur les réseaux numériques.
Enfin, à partir des conclusions de la mission Zelnik-Toubon-Cerutti, dite « Création et Internet », vous deviez mener un travail de concertation avec les éditeurs français pour faciliter leur exposition sur Internet et la mise en oeuvre par leurs soins de propositions commerciales attractives en ligne.
Je vous laisse maintenant nous présenter les conclusions de votre rapport, qui a été diffusé aux membres de notre Commission.
Le Premier ministre m'avait confié la mission, moins d'élaborer un rapport que de sensibiliser les institutions européennes à la position française sur cette question du livre numérique, et de proposer de « bons offices », en quelque sorte, aux acteurs privés de ce secteur. En effet, si ceux-ci sont de plus en plus conscients de la nécessité de se montrer proactifs, dans un paysage complexe et éclaté, ils sont aussi les héritiers de l'histoire des grandes maisons d'édition françaises.
Ce travail avait été précédé de plusieurs autres rapports, dont ceux que j'avais demandés moi-même à Bruno Patino et à Hervé Gaymard. Cette abondance est la preuve de la passion des Français pour le livre. Tout ce qui y touche devient immédiatement politique. C'est par le livre qu'ont passé la défense et illustration de bien des grandes idées, au long de notre histoire. Qu'il puisse être en danger nous touche tous.
Assez sceptiques jusque là quant à l'essor du numérique – dans les grandes foires, les « liseuses » numériques étaient tenues plus pour des objets de curiosité que pour l'instrument d'une révolution à venir –, les professions du livre ont été saisies ces derniers mois d'un sentiment d'urgence.
Celui-ci a pour origine l'irruption des grands opérateurs américains. L'entreprise de numérisation massive menée par Google, notamment à partir des fonds des bibliothèques universitaires américaines, sans souci excessif des droits attachés aux ouvrages, a provoqué une grande émotion et des contentieux en chaîne. Ceux-ci ont à la fois mis en exergue la tradition française de défense des droits des auteurs et averti d'une résistance européenne à un comportement plutôt hégémonique.
Les modalités d'affirmation de la société Amazon comme libraire numérique en ligne – 400 000 livres numérisés – ont aussi beaucoup ému. Pour imposer ses conditions commerciales, Amazon a déréférencé au Royaume-Uni un éditeur qui les refusait.
Enfin, la commercialisation de l'I-Pad, très médiatisée, a fait naître une véritable « Applemania » et reçoit du monde du livre et de la presse un accueil beaucoup plus favorable que les entreprises précédentes. C'est aussi que, souhaitant vendre le plus possible de ces liseuses, Apple s'est montrée ouverte à un dialogue avec les éditeurs, leur proposant de conserver 70 % du profit du livre numérique. La presse – dont nous connaissons tous les difficultés – voit aussi dans ces nouveaux instruments le moyen d'un rebond économique.
Ce sentiment d'urgence a plus généralement pour cause la prise de conscience du bouleversement introduit par le numérique : pour l'édition, l'Internet peut être comparé à l'invention de l'imprimerie par Gutenberg ! Il introduit un changement dans nos modes de vie et de consommation, ainsi que dans nos pratiques culturelles. Il peut même emporter auprès des générations qui restent à l'écart de son développement le sentiment d'être exclues d'une citoyenneté de plein exercice.
Comment la puissance publique peut-elle aider à s'affirmer un marché du livre numérique tout en préservant la chaîne du livre : tel est l'angle sous lequel nous avons abordé le sujet. Le monde français de l'édition est très riche. Avec ses éditeurs nombreux et de toutes tailles, y compris en région, et son réseau de libraires aussi divers que dense, il participe de l'exception française ! Par ailleurs, pouvoir se procurer en toute liberté, depuis chez soi, des ouvrages de toutes les époques est une ouverture essentielle pour des personnes qui n'ont peut-être pas l'habitude d'entrer facilement dans une librairie.
Le livre numérique offre aussi de multiples ressources pour l'action culturelle de la France à l'étranger. Ce peut être encore un moyen de faire vivre notre modèle culturel, fondé sur la propriété intellectuelle et les droits des auteurs.
Enfin, dans un pays où le marché du livre est le premier marché culturel, le livre numérique donne une occasion d'accroître encore sa contribution à notre économie. Les enjeux sont donc considérables.
Des auditions auxquelles nous avons procédé, je n'ai pas retiré l'impression que le livre numérique allait tuer le livre sur support papier. Certes, certains secteurs seront fortement touchés : dictionnaires, encyclopédies, ouvrages professionnels, codes juridiques, et, de façon générale, édition universitaire et production des usuels.
Il est cependant raisonnable d'envisager plutôt le développement d'une double pratique : la poursuite de la lecture sur support papier – pour des raisons de plaisir –s'accompagnera du développement de l'usage du livre numérique, notamment en déplacement. Au prix d'un encombrement modeste, une liseuse numérique permet d'emporter nombre d'ouvrages et de guides de voyage.
Le livre numérique aujourd'hui, c'est donc à la fois un sentiment d'urgence et un espoir pour les éditeurs, une curiosité des usagers, et de nombreuses interrogations sur l'avenir.
Comment le conforter sans qu'il devienne un danger pour la chaîne du livre ?
Un cadre fiscal et légal approprié est primordial. Même s'ils se font maintenant moins insistants, les éditeurs sont très demandeurs d'une extension de la loi Lang sur le prix du livre au livre numérique. Ils y voient une protection solide. Hervé Gaymard a rédigé sur ce point un rapport très complet.
Nous parlons bien sûr là du livre numérique « homothétique », fac-similé du livre physique. En effet, si nous pouvons nous attendre au développement d'oeuvres spécifiquement numériques, nous savons aussi que leur définition légale sera très difficile.
Cette extension du prix unique au livre numérique pourrait éventuellement être assortie d'une interdiction de proposer des livres numériques à un prix inférieur de plus de 50 % à celui du livre sur support papier ; ainsi serait évitée une concurrence directe entre livre numérique et édition – et donc aussi diffusion en librairie – en format de poche. Cette précaution permettrait également de protéger de petits éditeurs fragiles, prêts ou contraints à brader les droits de publication de leurs ouvrages sous forme numérique.
Enfin, pour permettre à l'éditeur de contrôler le prix des oeuvres numériques non homothétiques du support papier, mais au contraire plus interactives, et enrichies de renvois à des références, ou de possibilités d'annotations du lecteur, le recours au dispositif existant du contrat de mandat pourrait compléter le prix unique. Les évolutions autour du livre numérique sont infinies, jusqu'à la création de communautés de lecteurs autour d'un livre !
Le contrat de mandat devrait cependant être sécurisé et conforté. À cette fin, la création d'un groupe de travail au sein du Conseil national du livre pourrait être utile. Aujourd'hui, le mandataire ne disposant que d'une faible autonomie pour la vente des produits, le libraire se trouve réduit à n'être qu'un prestataire chargé d'appliquer la stratégie commerciale de l'éditeur.
Pour parler fiscalité, la réforme de la TVA fait l'objet d'une demande très insistante du monde du livre. Aujourd'hui, plus de 14 points séparent le taux de TVA applicable au livre sur support papier – 5,5 % – du taux applicable au livre numérique – 19,6 %.
Pour des raisons à la fois de cohérence européenne et de coût, l'État est évidemment réticent : cependant il ne s'agit pas d'abaisser la TVA sur un marché existant mais, grâce à une TVA minorée, de permettre la création d'un nouveau marché. L'application de taux identiques au livre imprimé et au livre numérique est logique. La décision de l'Espagne de les aligner n'a pas été contestée – elle présente du reste une bizarrerie, le taux réduit s'appliquant seulement en cas de téléchargement sur une clé USB ! Aujourd'hui, le marché du livre numérique ne représente que 0,1 % du marché français du livre, dont le chiffre d'affaires s'établit à 5 milliards d'euros. Une avancée en matière de TVA serait une contribution de poids à l'expansion de ce marché.
Quelles autres conditions pourraient faire qu'aucun acteur du marché du livre – notamment les tout petits éditeurs et les libraires – ne reste au bord de la route ?
L'un des objets du Grand Emprunt est la numérisation du patrimoine des bibliothèques. Le projet Gallica, auquel le CNL consacre aujourd'hui l'essentiel des ressources dont il dispose à cet effet, doit en bénéficier pour permettre à la Bibliothèque nationale de France (BnF) de proposer une offre exhaustive à travers cette vitrine du livre numérique. L'augmentation du taux de la taxe sur les appareils de reproduction doit quant à elle nous permettre d'aider les éditeurs, en fonction de leurs capacités financières, à numériser leur catalogue, et de soutenir les libraires : en dépit de l'importance des enjeux et des attentes de la profession, il n'a pas encore été établi de plateforme du livre numérique.
Comment aider Gallica à devenir le portail de référence pour l'entrée dans le livre numérique ? Les lecteurs souhaitent des parcours simples, une satisfaction facile de leurs demandes et la possibilité de consulter aussi bien des ouvrages patrimoniaux que des livres récemment parus. Cela suppose d'élaborer un système très pratique d'orientation vers de grandes plateformes privées, ou encore des dispositifs de recherche d'ouvrages introuvables, autrement dit soit d'oeuvres dites orphelines – dont les ayants droit ne sont pas connus –, soit d'ouvrages épuisés, qui ne peuvent plus être trouvés que sur le marché de l'occasion.
Pour avancer sur cette voie et porter ce projet, nous avons pensé à la constitution d'un groupement d'intérêt économique (GIE), rassemblant partenaires privés et publics. Il ne s'agirait pas d'un partenariat public-privé (PPP), où le secteur privé assure contre redevance une mission d'intérêt public : l'État, via la BnF, resterait majoritaire. Le GIE pourrait regrouper autour de lui les éditeurs mais aussi les autres acteurs de la chaîne du livre : autres bibliothèques, librairies, sociétés d'auteurs.
Outre sa capacité à rassembler les moyens, ce GIE aurait pour atouts la souplesse, la réactivité, et pourrait apporter des réponses pertinentes au moment où l'ensemble des acteurs doit s'accorder pour la résolution de difficultés telles que l'harmonisation des métadonnées.
La première de ses missions serait la constitution d'une offre numérique aussi exhaustive que possible. L'offre d'ouvrages patrimoniaux, qui sont libres de droits, serait de la responsabilité de la BnF. Je note au passage que la numérisation favorise aussi la conservation des ouvrages : au contraire d'un livre physique, un fichier numérique peut être facilement dupliqué dès qu'il commence à s'abîmer ! Le rapport Tessier a souligné la nécessité de cette numérisation du patrimoine écrit, sans exclure des échanges par exemple avec Google, pour des ouvrages numérisés par cette société dans des conditions scientifiquement correctes.
La deuxième mission du GIE concernerait le patrimoine en cours de constitution. Aujourd'hui, les éditeurs numérisent leurs publications. Il convient donc de passer des accords avec eux pour avoir accès sinon directement à celles-ci, du moins à la première et à la quatrième de couverture et à quelques pages donnant une idée de l'ouvrage, ainsi qu'à la plateforme de l'éditeur.
Dans cette optique, il paraît essentiel de créer un dépôt légal du livre numérique : cela permettrait dès la publication de l'ouvrage son référencement dans Gallica. Ce dépôt légal suppose cependant la définition de formats de fichiers compatibles, pour que, sans qu'il soit besoin de les retraiter, ceux-ci puissent être consultés sous la forme limitée que je viens de décrire.
La « zone grise » composée des ouvrages orphelins et des oeuvres épuisées doit aussi être rendue accessible. Cet objectif est beaucoup plus malaisé à atteindre.
Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) a suggéré d'insérer dans la loi une définition des oeuvres orphelines et d'établir pour leur gestion un système collectif habilité à délivrer des licences d'utilisation, sous l'autorité du Centre français d'exploitation du droit de la copie. Il a conclu aussi à la nécessité de recherches sérieuses des ayants droit, ainsi que du versement d'une rémunération destinée à ces derniers en cas d'exploitation d'une oeuvre. J'adhère à ces préconisations.
Pour les ouvrages épuisés, c'est un processus entier qu'il faut construire. Les fonds des maisons d'édition sont dans des situations extrêmement diverses. Si la maison Gallimard, par exemple, connaît très bien le sien, la trace de certains livres relevant de fonds vendus à plusieurs reprises est parfois perdue : leur existence n'est donc plus connue qu'à travers le dépôt légal. Les éditeurs pourraient consentir au GIE une sorte d'autorisation d'exploitation, contre une rémunération forfaitaire. Le groupement pourrait ainsi procéder à la numérisation. Pour la détermination des priorités, l'engagement d'un processus collaboratif avec les communautés de lecteurs est une piste possible. Ainsi, à terme, Gallica donnerait accès à l'ensemble de notre patrimoine écrit.
Pour contribuer au rayonnement et à la notoriété de Gallica, le GIE pourrait aussi conduire des opérations de prestige ponctuelles, destinées à mettre en avant des éléments très intéressants de notre patrimoine – documents très anciens, correspondances habituellement peu accessibles…
Au cas où les éditeurs ne feraient pas le choix d'exploiter eux-mêmes les versions numériques des oeuvres épuisées, la vente en ligne pourrait en être organisée à un prix relativement modique. Les bénéfices en seraient partagés par exemple entre le GIE et la société de gestion des droits. Toutefois, les droits des éditeurs devraient être rétrospectivement garantis en cas d'intérêt subit pour un auteur – quoique exceptionnel, le cas doit être envisagé : pensons au mouvement dont a récemment bénéficié l'oeuvre d'Irène Nemirovski. À tout moment, l'éditeur devrait donc pouvoir récupérer, dans des conditions à déterminer, l'exploitation d'ouvrages numérisés par le GIE.
Parmi les missions du GIE pourrait aussi figurer l'amélioration du paramétrage du moteur de recherche de Gallica, de façon à rendre celui-ci plus intuitif. Aujourd'hui, la recherche d'une oeuvre sur Gallica ne fait souvent apparaître l'oeuvre elle-même qu'en lointaine position parmi les occurrences.
Il faut également susciter une ambition européenne. À l'initiative de la France, la Commission européenne met actuellement en place un comité des sages chargé de formuler des propositions en matière de numérisation du patrimoine. M. Michel Barnier, commissaire européen, souhaite travailler sur les droits d'auteur. La députée européenne Marielle Gallo a présenté un rapport sur la protection de la propriété intellectuelle. J'ai déjà évoqué l'action de l'Espagne. Les éditeurs allemands se sont quant à eux regroupés pour proposer des plateformes.
La France peut jouer un rôle dans ce foisonnement d'initiatives européennes. C'est sous la présidence française qu'a été lancé Europeana et la moitié des oeuvres accessibles par ce portail proviennent de Gallica. La Commission européenne doit s'impliquer davantage, y compris du point de vue financier : le livre numérique est un projet emblématique de l'identité culturelle européenne.
Aujourd'hui, l'élaboration d'une charte des grandes bibliothèques publiques européennes relative au livre numérique est en cours. Ce travail essentiel doit aboutir à des critères communs d'exclusivité, de lisibilité, de qualité, en vue de définir une politique commune face aux grands moteurs de recherche. L'enjeu est de taille. La « communautarisation », après sa conclusion, d'un tel accord – à l'exemple du label « patrimoine européen » pendant la présidence française – serait une initiative forte.
Enfin, pour assurer le développement de l'offre numérique privée, il faut encourager son unification. Même si les pouvoirs publics n'ont guère la capacité d'être directifs à l'égard des acteurs privés, les différents rapports élaborés sur ce point ont tous préconisé la création d'une plateforme interprofessionnelle unique de distribution du livre numérique. Les avantages en seraient nombreux. En donnant un interlocuteur centralisé aux libraires en ligne, une telle plateforme favoriserait l'essor de cette distribution. Les éditeurs seraient mieux armés pour imposer leurs vues aux acteurs internationaux, notamment pour la mise à disposition des fichiers. Cette plateforme pourrait faciliter l'évolution du marché vers des standards unifiés et ouvrirait aux éditeurs et aux titulaires de droits de taille modeste la possibilité de confier leurs fichiers à un acteur du numérique. Enfin, elle contribuerait à faire évoluer le paysage pour l'utilisateur. L'existence de plusieurs plateformes pourrait en effet rendre complexe la recherche d'un ouvrage numérique : le lecteur devrait par exemple connaître le nom de l'éditeur pour se procurer un ouvrage, tandis que les libraires seraient contraints de construire des agrégateurs pour rechercher des références.
Après un temps où l'on tendait vers des projets séparés, en raison de la tension entre grands éditeurs généralistes et éditeurs plus petits, dont les éditeurs littéraires, le mouvement est aujourd'hui à l'unification. Même si le monde de l'édition ne réussit pas à constituer un « hub » interprofessionnel pour l'exploitation des livres numériques, il faudrait au moins que les différentes plateformes partagent des protocoles de distribution cohérents et ouverts, ainsi qu'une partie des bases de données de distribution. Alors qu'aujourd'hui les métadonnées d'exploitation – titre, auteur, éditeur, prix, disponibilité – des libres numériques diffèrent souvent d'une plateforme à l'autre, les éditeurs ont tout intérêt à en entreprendre la normalisation : les fiches signalétiques des livres pourraient ainsi être mises à disposition de tous les acteurs de la chaîne de distribution sans qu'il soit besoin de développer des interfaces spécifiques à chaque plateforme. On aboutirait de fait à la création d'un catalogue général du livre numérique français, rendant plus facile et lisible le fonctionnement de la chaîne du livre. Si les éditeurs semblent se diriger vers un tel « entrepôt numérique » commun, ils restent cependant assez secrets sur l'état de leurs projets. Je les avais moi-même réunis pour aplanir certains contentieux – mais ceux-ci peuvent dater d'un siècle !
Enfin, en dépit de la crise qu'il a suscitée dans le monde de la musique, le piratage n'est pas aujourd'hui très redouté par les éditeurs. Peu d'études sont disponibles mais, selon l'une d'elles, réalisée en Île-de-France, 6 000 titres environ seraient téléchargeables illégalement, dont 3 000 à 4 000 bandes dessinées : c'est moins de 1 % des livres sur support papier. Sont concernés, en plus des bandes dessinées et sans surprise, les best-sellers, mais aussi les ouvrages philosophiques – ce qui montre une attente très forte dans le domaine universitaire – et des ouvrages ésotériques, très difficiles à trouver.
Si trois livres piratés sur quatre sont disponibles sur support papier, 95 % ne font pas l'objet d'une offre numérique. Bref, le téléchargement illégal a pour origine l'impossibilité pour le consommateur, malgré ses souhaits, de se procurer au format numérique l'ouvrage recherché.
Pour se prémunir contre le piratage le jour, peut-être assez proche, où il s'étendra sous l'effet du développement des usages et des liseuses numériques, les éditeurs pourraient avoir intérêt à s'affilier à l'Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA), qui est habilitée à saisir la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (HADOPI). En effet, dans l'univers numérique, un livre n'est qu'une chaîne de caractères d'un volume assez faible, chaîne qui peut être aisément reconnue. L'identification des fichiers illicites est donc beaucoup plus facile que pour la musique ; l'action des éditeurs en sera simplifiée.
Merci, madame la présidente de la Commission, de cette nouvelle initiative sur les enjeux du livre numérique. Lors d'une table ronde mémorable organisée par la Commission, une controverse d'une violence intellectuelle inouïe entre l'actuel président de la BnF et son prédécesseur nous avait beaucoup marqués.
(M. Michel Herbillon, vice-président, remplace Mme Michèle Tabarot à la présidence de la séance. )
Madame la ministre, merci de cette contribution passionnante à notre réflexion collective. Nous savons bien tous ici que l'équilibre et les enjeux des économies de la musique, du cinéma et du livre n'étant pas les mêmes, les objectifs à poursuivre face à l'irruption du mode numérique ne le sont pas non plus. En abordant très en amont la problématique du livre numérique, votre rapport, celui de M. Tessier et ceux d'autres auteurs nous aident à en appréhender les difficultés. Les nouveaux acteurs privés du secteur, Google, Apple et Amazon, sont financièrement puissants. Nous voyons donc quel combat peut nous réunir : préserver l'essentiel, c'est-à-dire notre réseau unique d'éditeurs, de libraires et de bibliothèques.
Nous ne pouvons qu'approuver votre proposition d'étendre la loi Lang au livre numérique. Nous avons noté avec intérêt l'idée de limiter par précaution le rabais du livre numérique à 50 % du prix du livre sur support papier. La TVA à 5,5 % constituerait aussi une aide solide pour le développement de ce marché émergent. D'autre part, afin d'éviter le téléchargement illégal d'ouvrages, faute d'offre légale, vous avez raison de juger indispensable le développement très rapide de cette dernière.
Je m'interroge sur l'efficacité du grand portail, du nouveau Gallica, que vous appelez de vos voeux. Loin de moi l'idée de ne pas le développer. Mais nos concitoyens s'y rendront-ils spontanément ? L'essentiel ne se joue-t-il pas plutôt du côté des moteurs de recherche existants qui sont les plus utilisés par les internautes ? Une bataille pour le référencement n'est-elle pas à mener, notamment dans les échanges avec Google ?
Pourriez-vous approfondir le point, passionnant et crucial, du dépôt légal du livre numérique ?
Je ne suis pas sûr d'avoir compris tous vos propos sur les oeuvres orphelines et les ouvrages épuisés. Sous-entendez-vous que des droits pourraient être institués sur des oeuvres orphelines – qui, à mon sens, privées d'ayants droit, sont tombées dans le domaine public, ce qui est synonyme de gratuité – pour rémunérer des titulaires de droits d'oeuvres non-orphelines ?
Je vous remercie de votre analyse mesurée des conséquences du téléchargement illégal. Cependant, pour saisir la HADOPI, encore faudra-il qu'elle fonctionne !
Pour vous, Internet est une révolution technologique comparable à l'invention de l'imprimerie et vous préconisez une démarche dynamique visant à anticiper l'ensemble de ses conséquences. Dans cette optique, vous estimez, me semble-t-il, qu'il est préférable de négocier avec Google plutôt que de s'y opposer vainement. Le rapport de Mme Marielle Gallo, examiné par la commission compétente du Parlement européen, me semble au contraire procéder d'une logique de retardement, et donc proposer une mauvaise réponse à une vraie question. Qu'en pensez-vous ?
Je voudrais moi aussi féliciter Mme Albanel pour son travail.
Associant une signature à un code permettant de retrouver l'origine d'un texte, l'exploitation des métadonnées permettra de lutter contre le plagiat et le piratage. Mais l'enjeu de la diffusion est également crucial dans l'utilisation de ce dispositif. Comment la France peut-elle aider les éditeurs à informatiser leurs bases de données intelligemment, rapidement et au moindre coût ?
À l'instar de certains experts, peut-on imaginer, moyennant une politique de soutien du livre puissante, le développement de la vente de livres sur support papier assortis d'une version numérisée, à un coût raisonnable ?
Enfin, quelle pourrait être la stratégie des petits éditeurs, nombreux dans notre pays, face aux acteurs globaux de la diffusion du livre numérique que sont Google, Apple et Amazon ?
N'y a-t-il pas un conflit d'intérêts entre la mission que vous a confiée le Premier ministre et votre position à la direction de France Télécom ? En mars 2009, on pouvait lire dans le journal Les Échos qu'Orange cherchait à prendre position sur ce créneau du livre numérique…
Vous avez raison de parler de révolution. Il faut donc préparer l'avenir en permettant à l'ensemble des citoyens d'accéder aux oeuvres. Mais vos préconisations sont-elles en mesure d'apporter des réponses à la crise de la lecture que connaît notre pays ? Outre la suppression, à l'automne dernier, de la Direction du livre, je note en effet un déclin permanent de la lecture, attesté pour la période 1997-2008 ; 53 % des Français déclarent ne jamais lire ou lire très peu. Le développement du livre numérique permettra-t-il d'infléchir cette tendance ?
Nous sommes d'accord sur la nécessité de soutenir les petits éditeurs. Pensez-vous qu'une part du Grand Emprunt pourrait leur être affectée ?
Enfin, que proposez-vous pour lutter concrètement contre la fracture numérique ?
Je vous ai écoutée avec beaucoup d'intérêt, madame, mais quelques interrogations subsistent. À la page 15 de votre rapport, on peut lire : « Le CNL est actuellement l'un des financeurs importants de la BnF dans son effort de numérisation. Dans la perspective des ressources nouvelles dont devrait disposer la bibliothèque par le biais du Grand Emprunt, les aides du CNL devraient désormais être dirigées prioritairement vers la profession ». Or, l'une des préconisations du rapport Tessier était de lever les clauses d'exclusivité imposées par Google, ce qui nous impose de poursuivre l'effort public de numérisation, tant des ouvrages du domaine public que des livres sous droits, comme cela a été fait par Gallica. Cela ne peut se faire qu'en partenariat avec l'ensemble des acteurs de la chaîne du livre : la BnF, la Direction du livre et de la lecture, le Syndicat national de l'édition, mais aussi le CNL !
À la page 17 de votre rapport, vous militez pour la création d'un groupement d'intérêt économique du livre français. Or, les règles financières arrêtées pour la numérisation du patrimoine imposent une charge très lourde aux établissements qui bénéficieront du Grand Emprunt. Le rapport Gaillard laisse en effet entendre que 75 % des sommes qui leur seront versées devront faire l'objet d'un remboursement. On voit mal comment les bibliothèques, mais surtout les archives et les musées, pourront rembourser de telles sommes, sauf à développer une politique commerciale ou à faire appel à des partenaires privés, ce qui les obligera à une exclusivité que nous refusons et qui est d'ailleurs contraire à la Charte du domaine public récemment publiée par Europeana.
En ce qui concerne les oeuvres orphelines, que vous évoquez à la page 19 du rapport, vous préconisez un système de gestion collective. Il faut que celui-ci soit compatible avec les travaux en cours au niveau de l'Union européenne ; si les éditeurs se rapprochent au sein d'une plateforme financée par de l'argent public, le dispositif ne doit pas être tourné uniquement vers le consommateur individuel, mais s'étendre au public des bibliothèques.
Il est très intéressant pour nous d'entendre une ancienne ministre qui connaît aussi bien le secteur. Nous avons retenu de vous l'image d'une femme pugnace et courageuse, mais vous êtes aussi l'auteur de plusieurs livres et pièces de théâtre.
L'industrie du livre, qui pèse 25 milliards d'euros, est la première industrie culturelle de notre pays et fait vivre 80 000 salariés. Comment voyez-vous l'évolution des professions de ce secteur, en particulier de celles des bibliothécaires et des libraires ? Pour faire face à la révolution qui ne manquera pas de survenir dans les dix ans à venir, n'est-il pas nécessaire de prévoir des mesures d'accompagnement pour leur permettre de s'adapter ?
Si le livre numérisé ne représente que 0,1 % du marché, en est-il de même dans les autres pays européens et aux États-Unis ?
Enfin, comment les éditeurs de livres scolaires envisagent-ils cette évolution ?
La mission qui vous a été confiée présente à nos yeux un grand intérêt. Le premier danger que court le livre vient peut-être de ce que, pour lire, il faut du temps. Or, malheureusement, celui-ci nous est de plus en plus compté. Il faut probablement réfléchir à la façon dont nous pourrions inciter les jeunes à « rencontrer le livre », en particulier dans le cadre de l'éducation nationale.
Nous sommes entrés dans l'ère numérique, et nous assistons à une fusion des métiers et des réseaux. Du fait de cette forte concentration technologique, les moteurs de recherche vont largement influer sur notre avenir culturel. Face à cela, Gallica est une initiative de qualité mais, si j'apprécie votre référence à l'Europe, je crains qu'elle ne soit qu'incantatoire car on sait bien qu'il est très difficile, pour vingt-sept pays, de se mettre d'accord. Quel est votre sentiment à cet égard ?
Sachant que notre vision du livre va se trouver profondément modifiée, ne devrions-nous pas poser la question de ce que nous entendons par ce mot ?
Enfin, de quelle façon entendez-vous conserver l'intégrité d'un ouvrage ?
M. Bloche s'interroge sur l'opportunité de créer un grand portail numérique alors que Google répond à toutes les demandes. Je crois beaucoup au succès de Gallica, mais il est vrai qu'une personne dont la recherche n'aboutit pas sur un portail n'y revient pas. En perfectionnant Gallica, en le dotant d'un système de recherche plus intuitif et en rassemblant les ressources actuellement éparpillées entre les différents services de la BnF, nous rendrons ce site très attractif, sans que cela implique d'entrer en guerre avec Google. Je pense qu'il faut faire du « moissonnage », ce qui suppose de donner à Google accès à une série d'occurrences et de référencements, mais qui renvoient toujours à Gallica.
Je pense en effet qu'il faut instituer un dépôt légal aussi bien pour la version numérique du livre papier que pour les oeuvres numériques sans version papier, ce qui permettrait de ne conserver qu'un ouvrage papier au lieu de deux et de référencer l'ouvrage dans Gallica. Cela suppose de définir des formats de fichiers compatibles, pour éviter le retraitement de la nouvelle version. Il faut aussi donner accès à la première et à la quatrième de couverture ainsi qu'à l'extrait de l'ouvrage, tout en permettant de renvoyer les internautes vers les plateformes d'achat des éditeurs privés.
La question des oeuvres orphelines est complexe. Il s'agit d'oeuvres qui devraient être sous droits, du fait de la date de leur parution, mais dont on ne trouve plus les ayants droit, soit que l'auteur soit mort, soit que l'éditeur n'existe plus. Le CSPLA entend définir avec précision l'oeuvre orpheline, tout comme y travaille l'Europe avec le projet ARROW. Même si cela ne concerne qu'un nombre d'ouvrages très limité, il faut établir un système de gestion collective susceptible de délivrer les licences d'utilisation, de conduire des recherches et de verser une rémunération destinée aux titulaires des droits s'il y a exploitation de l'oeuvre.
En ce qui concerne le piratage, j'ai personnellement encouragé les éditeurs à se regrouper et à prendre leurs précautions. Je ne sais pas s'ils l'ont fait. Il est vrai que la Haute autorité vient juste d'être installée et ne fonctionne pas encore à plein régime…
Quant au rapport de Marielle Gallo, je ne l'ai pas lu mais je suis impatiente de le faire, car je l'ai rencontrée et nous avons eu une conversation très intéressante.
M. Spagnou insiste sur la nécessité de constituer des registres de métadonnées, pour regrouper ces « fiches signalétiques » des ouvrages. Il appartient à la puissance publique d'aider les éditeurs, en particulier les plus petits d'entre eux. Ce travail pourrait être conduit par le Conseil du livre et par le GIE, par le biais de différentes commissions. La numérisation ne doit pas accentuer les exclusions, qui ne pourraient que multiplier le nombre des victimes de la mutation.
Le fait de proposer la version numérique du livre en même temps que la version papier pose un problème complexe, car cela pourrait suggérer que la version numérique n'a aucune valeur. C'est la raison pour laquelle les éditeurs y sont hostiles. Si nous voulons étendre au livre numérique la loi sur le prix unique, c'est précisément pour signifier qu'il a un prix, qu'il appartient à l'éditeur de déterminer.
Madame Amiable, il n'y a aucun conflit d'intérêts entre mes fonctions actuelles au sein de France Télécom et la mission qui m'a été confiée. J'avais rédigé mon rapport avant de prendre le poste que j'occupe aujourd'hui et je me suis toujours placée du point de vue de la puissance publique. France Télécom-Orange n'est d'ailleurs pas encore très actif dans le domaine du numérique, mais plusieurs projets sont en cours de discussion et je ne trouverais pas absurde que cet opérateur historique aide les éditeurs et les libraires en apportant ses savoir-faire. Quoi qu'il en soit, où que je me trouve, je défendrai toujours le dynamisme et la diversité de la chaîne du livre.
La Direction du livre n'a pas été supprimée. La révision générale des politiques publiques (RGPP) a amené le ministère à regrouper plusieurs directions au sein d'une unique direction générale, mais il existe toujours un directeur du livre. Quant au Centre national du livre, il a depuis peu un nouveau président, M. Colosimo. Même si j'aimerais naturellement qu'elle soit plus active, la politique du livre demeure ! L'augmentation de la taxe sur la reprographie a permis de consacrer 10 millions d'euros à la profession. Une partie en est bien évidemment destinée aux bibliothèques, en particulier à celles de province, car, sans cette aide, elles seraient conduites à traiter avec Google, comme l'a fait la bibliothèque municipale de Lyon.
Sans préjuger de la façon dont sera réparti le Grand Emprunt, je pense qu'il a vocation à soutenir le projet de grand portail. Vous avez évoqué à juste titre, madame Boulestin, les problèmes de remboursement qu'il ne manquera pas de poser. Mais sachez que les centres universitaires et les centres de recherche ne rembourseront pas totalement les aides qui leur sont versées. On peut donc penser que l'on tiendra compte, là aussi, de la contribution au rayonnement de notre patrimoine et du rôle de vitrine culturelle, qui ne peut que conforter l'action des centres français à l'étranger.
En matière de numérisation, l'effort public est nécessaire. Le partenariat avec le CNL s'impose, bien sûr, tout comme il faut aider les acteurs privés qui en ont le plus besoin, ainsi que les bibliothèques.
Vous avez raison, madame de Panafieu, de vous soucier de l'avenir des libraires et des bibliothécaires. Le risque de désintermédiarisation est réel, car la possibilité nous sera demain offerte de nous passer des libraires. Cette question n'a pas de réponse idéale. Nul doute qu'il faille aider les libraires à s'équiper et à constituer une plateforme numérique. On peut aussi imaginer que la géolocalisation, appliquée aux livres, puisse aider à retrouver le chemin des librairies et que celles-ci soient dotées de bornes permettant à leurs clients de télécharger sur place des ouvrages numériques… Je ne prétends pas que toutes survivront, mais il importe de tout faire pour conserver ce maillage qui fait partie de la spécificité française.
Je ne dispose pas des chiffres permettant de situer notre pays par rapport aux autres pays européens, mais je sais que nous sommes beaucoup plus avancés que les autres en matière de numérisation des bibliothèques publiques. Environ 1 500 livres sont numérisés chaque jour dans notre pays et nous venons de numériser le millionième. La progression a été de 30 % au cours des deux dernières années ! Nos éditeurs, de leur côté, se montrent plus proactifs qu'on ne pouvait le penser : en témoigne le récent accord signé par les éditeurs Albin Michel et Hachette avec Apple.
Le livre universitaire est déjà très largement numérisé car la publication est une nécessité pour les universitaires, cependant que l'enjeu financier est minime à leurs yeux. Or, depuis vingt ans, ils manquaient d'éditeurs désireux de publier leurs ouvrages. La situation est différente, et bien plus complexe, en ce qui concerne le livre scolaire, ce pour une raison simple : les consommateurs, là, ne sont pas les payeurs. Les premiers sont les enfants et leurs familles, les seconds l'État et les collectivités. Mais l'intérêt de la numérisation est grand en l'espèce : la fameuse petite tablette permettrait d'alléger de quinze kilos le cartable des enfants au collège et d'accéder à des ressources pédagogiques considérables. Cela étant, elle exige d'énormes investissements.
La numérisation en milieu scolaire peut être réalisée sous deux formes : la première consiste à doter chaque classe d'un tableau numérique, ce qui est particulièrement intéressant dans les pays émergents, en particulier en Afrique où le système éducatif est confronté à d'énormes difficultés ; la seconde à confier une tablette à chaque élève, ce qui correspond mieux aux habitudes de notre pays. C'est un enjeu de politique publique. La numérisation présenterait en outre l'avantage de résoudre le problème de la bonne conservation des livres.
M. Rogemont déplore le temps trop limité que nous consacrons à la lecture. Il est vrai que nous sommes très sollicités par tout ce que nous propose l'univers numérique. C'est particulièrement vrai pour les jeunes. La numérisation, qui leur proposera des ouvrages spécifiques et leur permettra de se retrouver au sein de communautés de lecteurs, fera entrer le livre dans leur univers.
Non, monsieur Rogemont, ma référence à l'Europe n'est pas incantatoire. J'ai déjà mentionné l'initiative prise par l'Espagne, qui a abaissé la TVA sur le livre numérique comme l'avait fait la Suède pour le livre audio. J'ai rencontré la ministre espagnole de la culture, qui semblait très satisfaite de la façon dont les choses évoluaient, mais c'était avant que son collègue des finances ne décide de réserver la mesure aux téléchargements sur une clé USB, ce qui n'a pas beaucoup de sens. Quoi qu'il en soit, la France pourrait très bien prendre une décision semblable dans la mesure où il s'agit, non de favoriser un marché existant, mais d'en susciter un.
Monsieur Rogemont, vous posez la bonne question : qu'est-ce qu'un livre ? En effet, s'il est facile de définir le livre homothétique, il n'en va pas de même pour une oeuvre numérique. Mais si nous devons définir celle-ci avant de pouvoir étendre la loi sur le prix unique au livre numérique, nous risquons d'attendre longtemps…
Je salue à mon tour votre travail, madame. J'espère que la lecture du livre papier perdurera, mais le livre numérique permet de dépasser le cadre d'une simple copie, « homothétique ». Les outils comme l'I-Pad et toutes les évolutions technologiques en cours mettront bientôt à notre disposition ces oeuvres numériques. A-t-on une idée de ce qu'elles seront ? Comment notre pays se positionne-t-il dans ce domaine d'avenir ?
Dans la chaîne du livre, qui va de l'écrivain à l'éditeur en passant par les bibliothèques, la place qui sera demain celle du libraire m'inquiète particulièrement, car il est un élément majeur de la commercialisation du livre. Que va-t-il devenir ?
Comment la puissance publique peut-elle aider les petits éditeurs à passer ce cap technologique, et les bibliothèques, en particulier dans les régions, à numériser leur patrimoine ?
Ma question porte sur l'usage du livre numérique et sur son développement sur l'ensemble du territoire. Si ce que vous avez appelé la double pratique devient la norme, le livre numérique connaîtra sans nul doute une croissance importante. La création de nombreuses écoles numériques rurales permettra une meilleure individualisation de l'enseignement et modifiera les relations pédagogiques traditionnelles entre le maître et l'enfant, mais elle demandera un effort important de la part des collectivités. Est-il prévu d'équiper de livres numériques l'ensemble des écoles primaires ?
Le marché du livre numérique est un facteur de croissance pour la première industrie culturelle française, et je partage sans réserve votre volonté de le favoriser, tout en préservant les valeurs qui fondent notre modèle culturel.
Je regrette cependant que votre rapport ne dise rien du rôle important que pourraient jouer les collectivités territoriales dans ce domaine. En effet, les 4 000 bibliothèques et médiathèques municipales que compte notre territoire représentent 10 % du marché du livre et sont directement concernées par ces mutations technologiques. Face à ce bouleversement et compte tenu des difficultés financières que rencontrent les collectivités, de nombreuses structures de proximité manqueront de moyens pour acquérir les infrastructures techniques nécessaires au basculement vers le numérique – situation qui n'est pas sans rappeler celle des petites salles de cinéma municipales.
Afin d'éviter que ce saut technologique n'aggrave la fracture numérique, ne pensez-vous pas qu'en complément des actions menées par les collectivités dans le domaine de l'organisation et de la formation des personnels, l'État pourrait, par l'intermédiaire du Centre national du livre, apporter une aide significative aux bibliothèques, qu'elles soient municipales, intercommunales ou départementales ?
À quel degré de maturité le marché français du livre numérique est-il parvenu ? Pensez-vous qu'il soit suffisant pour qu'on lui étende sans tarder le bénéfice de la loi Lang sur le prix unique du livre ?
Dans les années 1950 et 1960, en France, l'émergence d'une culture de masse a incité les éditeurs à développer un format de livre plus petit et moins cher que le format classique. Pourtant, à ses débuts, le Livre de poche a davantage séduit la catégorie des grands lecteurs que suscité l'adhésion d'un nouveau public. Le livre numérique pourrait-il connaître le même succès relatif ?
Les petits éditeurs indépendants ne seraient pas, selon vous, en état de négocier. Certes, leur équilibre financier est souvent délicat. Pourtant, ils assurent une fonction que les grandes maisons d'édition délaissent et ils favorisent la diffusion d'un patrimoine local, et parfois confidentiel. Comment faire qu'ils ne restent pas au bord de la route ?
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre rapport. À propos de piratage, vous savez sans doute que la tablette I-Pad a déjà été copiée en Chine. Nos ouvrages ne risquent-ils pas d'être piratés par des pays qui n'ont ni les mêmes lois ni la même éthique que le nôtre ? Comment nous prémunir contre ce danger ?
Il est évident que l'Europe doit harmoniser les taux de TVA qui s'appliquent au livre. Vous évoquez aussi la possibilité d'une borne d'accès qui permettrait de télécharger les livres dans les librairies. Je trouve l'idée très intéressante pour élargir l'accès au livre.
Si l'avènement du numérique dans les écoles et les universités françaises est fondamental, la diffusion de la culture française dans les pays émergents fait l'objet de fortes attentes. Le livre numérique doit servir notre politique de coopération : ne devrions-nous pas aider ces pays à numériser leurs oeuvres littéraires ?
Je m'associe à mes collègues pour vous remercier, madame, pour votre travail, tant lorsque vous étiez ministre qu'à l'occasion de ce rapport. Celui-ci laisse entendre que les deux usages du livre pourraient coexister. Je me demande, en ce qui me concerne, si nous n'allons pas vers un affrontement – au moins larvé car les éditeurs commercialisent les livres numériques à un prix relativement élevé.
Quant à la numérisation des livres scolaires, si elle allège le poids du cartable, elle allège également les dépenses des familles. Mais n'y a-t-il pas un risque de piratage dans ce domaine aussi ?
Même si la BnF numérise chaque jour un grand nombre d'ouvrages, ce marché reste marginal. En témoigne le fait que le dernier prix Goncourt ne s'est vendu qu'à 200 exemplaires en version numérisée, contre 500 000 en version papier.
Notre Commission a créé avec la Commission des lois une mission d'information sur les droits de l'individu dans la révolution numérique. Il est en effet nécessaire de garantir des droits aux libraires et aux éditeurs. Si les internautes ne savent pas qu'ils peuvent acheter des livres numériques chez leur libraire, le jour où le marché explosera, il sera probablement trop tard pour aider les plus petits de ces professionnels à se défendre contre Google, Apple ou Amazon. C'est le combat du pot de terre contre le pot de fer. Déjà, Google se propose d'ouvrir cet été un nouveau service commercial de vente en ligne de livres numériques…
Il faut également garantir des droits aux ayants droit des oeuvres épuisées, confrontés aux numérisations sauvages pratiquées par les moteurs de recherche, ce qui a donné lieu à plusieurs actions en justice, en France et outre-Atlantique.
Nous avons été heureux de vous retrouver, madame, et avons beaucoup apprécié votre rapport. Vous avez raison, il est important de préserver et d'associer à ces mutations les libraires, les petits éditeurs et les bibliothèques. Les librairies, en particulier celles qui ont obtenu le label de « Librairie indépendante de référence » (LIR), pourront-elles tirer leur épingle du jeu dans cette révolution numérique ?
Les bibliothèques et les médiathèques sont un élément très important de la politique culturelle menée par les collectivités territoriales. Pour les jeunes issus des milieux défavorisés, le livre est la première voie d'accès à la culture, à la connaissance et à l'éducation. Mais si ces jeunes sont aujourd'hui très attirés par le numérique, tous n'ont pas toujours accès à un ordinateur. On fait grand cas de l'I-Pad, mais on sait très bien qu'il ne s'adresse qu'à une part très limitée de la population. Sachant d'autre part que la lecture connaît une crise, comment les bibliothèques et les médiathèques vont-elles jouer leur rôle dans cette révolution numérique ? Certains annonçaient l'avènement de médiathèques sans livres : j'espère bien que cela restera une vue de l'esprit !
Je ne suis pas si pessimiste en effet que notre collègue Rogemont car je considère que l'Europe est plus qu'un marché unique et une monnaie commune. L'Europe de la culture existe, et elle a une carte à jouer. Avez-vous connaissance, madame, de bonnes pratiques, dans le domaine du livre numérique, qui pourraient nous inspirer ? Je suis pour ma part favorable à une mutualisation.
Enfin, vous faites dans votre rapport un certain nombre de recommandations. Comment envisagez-vous leur mise en oeuvre ? La représentation nationale, en particulier notre Commission, pourrait-elle en être l'un des acteurs ?
Nous aimons tous le livre papier. Je ne pense pas, pour ma part, qu'il soit menacé car je crois à la double pratique, même si elle mettra du temps à s'établir.
L'I-Pad est un coup de génie, car la presse comptant sur cette tablette numérique pour trouver un deuxième souffle, tous les journaux lui consacrent des articles. Cela peut donner l'impression que nous avons basculé d'un monde à l'autre. Or ce n'est pas tout à fait vrai. Le marché du livre numérique est peu développé. Les éditeurs attendent qu'il s'installe parce que les équipements nécessaires pour créer une oeuvre numérique coûtent très cher. Mais, si le marché du livre homothétique prend de l'ampleur, les principaux engageront des investissements. La plupart d'entre eux lisent déjà les manuscrits qu'ils reçoivent en version numérique.
Beaucoup d'entre vous se préoccupent du devenir des petits acteurs du secteur du livre. Ce n'est pas l'État ou la puissance publique locale qui décidera de l'avenir des libraires, des petits éditeurs, des bibliothèques et des médiathèques, mais j'aimerais qu'ils reçoivent une aide publique significative pour numériser leur fonds – en accordant peut-être une priorité aux librairies qui ont obtenu un label.
La mise en place d'une sorte de « hub » interprofessionnel, afin de mettre en commun les métadonnées dans de grands entrepôts numériques, devrait permettre aux petits éditeurs de s'agréger, sous la protection des grands, à un mouvement qui leur sera bénéfique. Les relations entre éditeurs et libraires ne sont pas toujours faciles, mais ils ont besoin les uns des autres. Le rôle de la puissance publique pourrait être de rassembler tous les acteurs du secteur : il serait intéressant que le ministère de la culture s'implique pour renforcer cette solidarité.
L'État doit également aider les bibliothèques et les médiathèques. À ce titre, dans la mesure où la BnF joue un rôle de tête de réseau, Gallica devrait numériser les ouvrages appartenant aux autres bibliothèques. Quant aux livres papier, je n'envisage pas une seconde que les bibliothèques puissent cesser de les proposer.
Puisqu'on a évoqué incidemment les petites salles de cinéma, je relève qu'elles vont bénéficier d'un effort public qui permettra, en collaboration avec le Centre national du cinéma (CNC), d'en équiper un certain nombre d'installations numériques.
La numérisation des livres scolaires, le développement des écoles numériques rurales requièrent certes des efforts, qui n'ont pas encore été évalués, mais qui seraient sans nul doute profitables à nos territoires.
Monsieur Debré, le fait d'aider les pays émergents à doter chaque classe de village d'un tableau numérique transformerait totalement le visage de la coopération, pour un coût relativement peu élevé.
Le Livre de poche risque en effet, à terme, de passer par un cap dangereux. Il faudra mettre un « codicille » dans la loi limitant à 50 % le rabais susceptible d'être consenti sur les versions numériques, pour éviter qu'il ne subisse une trop grande concurrence, d'autant que les usuels et les guides, sur lesquels repose une grande part de l'économie actuelle de l'édition, seront véritablement cannibalisés par le livre numérique.
Monsieur Grosperrin, je ne prévois pas un affrontement entre les deux types de livres, mais plutôt une cohabitation. Je suis donc optimiste, au point d'espérer l'apparition d'une nouvelle catégorie de lecteurs que nous avions jusqu'à présent du mal à atteindre. Vous rappelez que la version numérique du prix Goncourt a été vendue à quelques centaines d'exemplaires seulement. C'est en effet très peu, mais donnons-nous rendez-vous dans un an : nous pourrons alors plus justement apprécier l'évolution.
J'en viens aux bonnes pratiques européennes. En Allemagne, les éditeurs ont su se rassembler et l'Espagne a décidé de baisser le taux de TVA sur certains téléchargements. Dans notre pays, je note avec satisfaction la récente collaboration qui s'est nouée entre les bibliothèques, ainsi que l'intérêt dont fait l'objet la Charte des grandes bibliothèques publiques. Ne nous dissimulons pas pour autant qu'il existe au sein de l'Europe de grandes disparités : ainsi entre les pays de l'Est qui ont peu de moyens et les pays comme la France. La Commission européenne devrait davantage se préoccuper de solidarité dans un domaine qui représente des enjeux importants pour l'Union.
Enfin, le Parlement a naturellement un rôle important à jouer en matière de numérisation du livre car différents projets sont de nature législative : extension du prix unique, création d'un dépôt légal, institution d'une société de gestion des droits pour les oeuvres orphelines et les ouvrages épuisés, consolidation du contrat de mandat...
Je vous remercie. Notre Commission continuera de suivre de manière régulière l'évolution de ce secteur en pleine mutation.
La séance est levée à douze heures vingt.