Table ronde sur la situation politique au Gabon avec M. Hugo Sada, délégué à la paix, à la démocratie et aux droits de l'homme à l'Organisation internationale de la francophonie et chercheur à l'IRIS, et M. Stéphane Gompertz, directeur Afrique et Océan indien au ministère des affaires étrangères et européennes.
La séance est ouverte à onze heures quinze.
J'ai le plaisir d'accueillir, dans le cadre de la table ronde que nous consacrons aujourd'hui à la situation politique au Gabon, M. Hugo Sada, délégué à la paix, aux droits de l'homme et à la démocratie à l'Organisation internationale de la francophonie, et par ailleurs chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques ; et M. Stéphane Gompertz, directeur d'Afrique et de l'Océan indien au ministère des affaires étrangères et européennes.
La situation du Gabon, au lendemain de la mort du président, en juin dernier, après plus de quarante ans de pouvoir, a donné lieu à des informations préoccupantes, même si la tension est quelque peu retombée depuis lors. On a parlé d'abord d'une « guerre des héritiers ». On a soupçonné ensuite le clan Bongo de vouloir se maintenir au pouvoir par tous les moyens ; le bruit a circulé selon lequel des mesures d'intimidation avaient été prises à l'encontre des autres candidats à l'élection présidentielle anticipée. Des émeutes ont éclaté au lendemain de l'élection, qui auraient fait une quinzaine de morts. Les intérêts français ont été particulièrement visés pendant toute cette période.
La situation s'est depuis lors heureusement apaisée. Avant-hier, après recomptage des suffrages, la cour constitutionnelle gabonaise a finalement validé l'élection d'Ali Bongo, en rejetant les onze recours en annulation formés par l'opposition.
Monsieur Sada, vous pourrez nous éclairer sur la situation autour de l'élection présidentielle, l'OIF ayant mandaté une mission d'information composée de plusieurs observateurs internationaux. Quant à vous, monsieur Gompertz, vous nous ferez valoir le point de vue du gouvernement français pendant cette période.
Madame, messieurs les députés, je ne vais pas vous apprendre grand-chose sur une situation que vous connaissez aussi bien que nous. Je voudrais simplement insister sur le caractère quelque peu paradoxal, voire contradictoire, du dossier gabonais.
Le Gabon est un petit pays d'environ 1,5 million d'habitants qui a cependant, grâce à la personnalité très forte, même si elle fut controversée, d'Omar Bongo, joué un rôle important sur le continent. C'est aussi un pays à la fois très riche et très pauvre, un pays pétrolier dont la population vit dans un grand état de pénurie, faute d'une redistribution des richesses. C'est un pays qui connaît des réussites indéniables, que la presse a parfois tendance à occulter, mais aussi des insuffisances. Sa principale réussite, surtout si on le compare à d'autres pays du continent, est d'avoir jusqu'à présent, grâce à l'habileté de ses présidents successifs, largement évité la cassure ethnique. Je ne veux pas dire qu'il n'y a pas de divisions ethniques, mais ces tensions ne sont jamais allées jusqu'à l'affrontement.
L'élection présidentielle a obéi, dans une certaine mesure, aux clivages ethniques, chaque candidat réalisant ses meilleurs scores dans la province où il jouissait de la meilleure assise, qu'il s'agisse d'Ali Bongo dans le Haut-Ogooué, de Pierre Mamboundou dans l'Ogooué-Lolo ou de l'ancien ministre de l'intérieur, André Mba Obame dans l'Estuaire. On constate cependant que les autres candidats ont fait des scores honorables dans chacune de ces régions. S'il y a donc bien eu une certaine polarisation ethnique, elle est restée limitée. C'est un des résultats de la politique d'équilibre suivie jusqu'à présent ; il faut espérer que ce sera toujours le cas.
J'évoquais le contraste entre la richesse potentielle de ce pays et la pauvreté de sa population due à l'absence de redistribution des richesses, à son manque d'équipements collectifs et à l'étendue de la corruption. Il est certain que le Gabon a d'immenses progrès à faire dans le domaine de la gouvernance.
Une dernière contradiction, et non des moindres, oppose la perception qu'on a parfois du rôle de la France, et son rôle réel. Beaucoup de fantasmes circulent à propos des liens du Gabon avec la France, de l'importance des réseaux maçonniques, des liens personnels de tel ou tel avec tel ou tel haut personnage de la République, du parti que la France aurait pris en faveur de tel ou tel : tout cela, c'est de la supposition. La France est restée neutre. Ce qui nous intéresse, c'est que le Gabon soit stable. Notre préoccupation était que l'élection se passe aussi bien que possible, et dans l'ensemble cela n'a pas été trop mauvais, même s'il y a des insuffisances.
Il faut se rappeler que pour la France, le Gabon est un tout petit partenaire, puisqu'il n'est que notre soixante-quatorzième partenaire commercial. Nous avons bien sûr des intérêts là-bas, mais cela reste limité. Les investissements français au Gabon représentent 0,14 % des investissements français à l'étranger. Cela dit, il ne faut pas nier les liens que nous avons avec ce pays francophone, stable jusqu'à présent et qui ont contribué à la stabilité régionale. Nous espérons donc qu'au-delà de cette période un peu difficile, le Gabon pourra se développer d'une façon plus équilibrée, plus harmonieuse.
Le Gabon est très probablement le pays du Sud dans lequel la francophonie est le plus fortement implantée : du point de vue de la pratique et de l'enseignement de la langue, de la culture juridique et administrative, le Gabon est à 100 % francophone.
Du fait de la personnalité d'Omar Bongo, ce pays a joué un rôle essentiel en Afrique subsaharienne, notamment en Afrique centrale, exerçant une influence positive dans les crises qu'a traversées cette région très instable. Le président Bongo a souvent servi de médiateur, et récemment encore en République centrafricaine.
Tout le monde savait cependant que le Gabon était confronté, en dépit de l'importance de ses ressources, à des difficultés – d'où les préoccupations qui se sont exprimées au moment du décès du président Bongo et au cours de la période critique qui a suivi. Elles ont déjà été évoquées : la corruption et l'absence de redistribution des richesses, la pauvreté, l'insuffisance des infrastructures, le fonctionnement déficient des services publics.
Il est indéniable qu'après s'être inquiété pendant des années de l'« après-pétrole », le Gabon s'est plutôt interrogé sur l'« après-Bongo ». C'est peut-être cette évolution qui a ouvert la voie à toutes les tensions constatées ces derniers mois. Il est indéniable que le décès du président Bongo et l'élection anticipée qui en a découlé ont suscité de réels espoirs de changement après un si long règne.
La francophonie a dépêché à Libreville une mission d'information, composée d'un petit nombre de personnes, sous l'autorité de Gérard Latortue, ancien premier ministre d'Haïti, excellent connaisseur de l'Afrique, où il a travaillé pour des organisations internationales. Il ne s'agissait pas d'une mission d'observation, l'OIF préférant désormais essayer d'évaluer les conditions de préparation du scrutin, le fonctionnement des différents acteurs du dispositif électoral, plutôt que d'aller observer dans les bureaux de vote les conditions dans lesquels le scrutin se déroule. Une mission d'observation ne pouvant observer que ce qui est observable, nous considérons qu'il est souvent plus utile et efficace d'évaluer en amont le fonctionnement du dispositif électoral. Je pense que nous reviendrons sur les conditions dans lesquelles ce scrutin s'est déroulé et la phase de contentieux électoral, qui s'est achevée hier par le rejet par la Cour constitutionnelle des onze recours en annulation de l'élection.
J'ai trois questions précises à vous poser, monsieur Sada. Considérez-vous que le scrutin s'est déroulé normalement, de façon transparente, et que ses résultats sont sincères ?
Deuxièmement, toute l'opposition gabonaise a vu dans l'élection d'Ali Bongo la main de la France, ou du moins d'intérêts français. Je ne partage évidemment pas cette appréciation, mais c'est ce qui a été dit. Pensez-vous, monsieur Gompertz, qu'il faille craindre le développement persistant d'un sentiment anti-français, semblable à ce qu'on a vu en Côte-d'Ivoire ?
Troisièmement, dans quelles conditions, à votre avis, se déroulera la présidence de M. Bongo ? Vers quel type de gouvernance le Gabon évoluera-t-il dans les mois et les années qui viennent ?
Je tiens de source locale que M. Bongo serait arrivé troisième. Y a-t-il une part de vérité là-dedans ou s'agit-il d'une invention de l'opposition ?
Je voudrais également vous interroger sur les risques de contagion à toute l'Afrique d'une telle monarchie républicaine. Quelle est la crédibilité d'une cour constitutionnelle nommée par feu Omar Bongo ? L'Afrique est-elle, encore une fois mal partie, la démocratie n'arrivant pas décidément pas à s'y imposer ?
L'élément qui a le plus pesé dans cette élection a été l'absence d'une candidature unique face à Ali Bongo, observation confirmée par les résultats proclamés aujourd'hui. Sur un aussi petit électorat – 250 000 votants – il est indéniable qu'un candidat unique de l'opposition aurait battu Ali Bongo. Nos interlocuteurs du parti démocratique gabonais, le parti d'Ali Bongo, reconnaissent d'ailleurs que c'était leur crainte majeure.
Quant aux assertions selon lesquelles Ali Bongo serait arrivé troisième à l'élection, on a déjà vu fleurir ce genre d'affirmations au sein de la population et de l'opposition dans beaucoup de pays où se tiennent des élections sensibles : dénoncer les fraudes massives, parler de « coup d'État électoral », cela fait partie du jeu politique. À partir de ce que nous avons pu évaluer sur place, nous avons, nous, le sentiment que les résultats de cette élection reflètent le vote des électeurs.
J'ai quand même certains doutes quant à la transparence du scrutin. Nos missions envoyées au Gabon lors des élections qui se sont déroulées ces quinze dernières années avaient déjà noté certains problèmes concernant la fiabilité du fichier électoral, le contrôle et la transparence de la collecte et de la transmission des résultats à la Cour constitutionnelle.
Cette fois, notre mission a abouti à deux conclusions majeures. D'une part, à l'exception des événements violents de Port-Gentil, le scrutin s'est déroulé dans des conditions techniques correctes et plutôt dans le calme.
Mais, d'autre part, les problèmes soulevés à l'occasion des précédentes missions et des précédents scrutins n'avaient toujours pas reçu de solution satisfaisante, notamment sur le plan de la transparence. Ainsi L'OIF avait suggéré la publication sur Internet de l'ensemble des procès-verbaux des bureaux de vote, comme nous l'avions obtenu en Mauritanie pour le scrutin de juillet, ainsi que dans d'autres pays francophones. Cela n'a pas été le cas au Gabon, malgré nos demandes insistantes.
Quant au risque de contagion, il faut noter que même dans des pays d'Afrique non francophones, tels que le Kenya ou le Zimbabwe, certains processus électoraux, au lieu de faire avancer la démocratie, sont facteurs d'instabilité et de crise. D'autre part, la situation est beaucoup plus incertaine et fragile dans d'autres pays d'Afrique francophone. Même si le terme de contagion n'est pas le plus adapté, c'est un fait que la multiplication des révisions constitutionnelles, la fragilité des processus électoraux, l'insuffisante consolidation des institutions démocratiques créées par les nouvelles constitutions adoptées depuis le milieu des années quatre-vingt posent aujourd'hui problème, que ce soit au Niger, en Guinée, en RDC ou à Madagascar. Nous ne sommes pas dans une situation de consolidation significative des processus démocratiques.
Il y a eu effectivement une irruption localisée de sentiments anti-français, qui s'est traduite par les événements de Port-Gentil : je ne pense pas qu'il s'agisse d'un phénomène profond et durable. Avec le recul, il apparaîtra clairement, et il apparaît déjà, que, contrairement à ce que certains ont voulu faire accroire, peut-être parce que c'était leur intérêt, la France n'a pas pris parti pour tel ou tel candidat.
Certes la France avait des relations étroites avec Omar Bongo, et Ali Bongo était reçu en tant que ministre de la défense, ce qui est normal. Mais le Président de la République a dit dès le début – et cela a été l'attitude constante des pouvoirs publics français – que nous ne prenions parti pour aucun candidat. Paris a reçu tous les grands candidats qui le souhaitaient. Nous avons gardé une sorte d'« équidistance » vis-à-vis de tous. Je crois qu'on commence à s'en rendre compte, maintenant que la fièvre de contestation post-électorale est tombée, même si tout n'a pas été parfait dans cette élection. Le fichier électoral est certainement très imparfait : il est bien connu que le nombre des électeurs était nettement supérieur à ce qu'il aurait dû être en toute équité. Je remarque en passant qu'aucun des candidats n'a contesté ce fichier sans doute surdimensionné, probablement parce que tous pensaient en tirer avantage. Il y aura certainement là quelque chose à revoir, notamment pour les élections législatives.
Voilà pourquoi ce sentiment anti-français, très localisé, ne devrait pas perdurer. En Côte-d'Ivoire même, où il a été beaucoup plus intense, et alimenté, la France est de nouveau en faveur, en raison des liens que nous avons avec ce pays, et aussi parce qu'il est de l'intérêt bien compris de ces pays de garder avec nous des relations fortes.
En ce qui concerne les conditions dans lesquelles la présidence d'Ali Bongo se déroulera, nous ne sommes pas devins, nous ne pouvons qu'émettre des souhaits de bon sens.
Il faut rétablir un certain consensus, et il y a là un équilibre difficile à observer. Comme l'a dit Hugo Sada, il faut des règles du jeu, et donc un dialogue entre le pouvoir et l'opposition. Mais il n'est pas sûr que ce dialogue doive aller jusqu'à la fusion de l'opposition au sein du pouvoir, ce qui était la politique pratiquée en virtuose par Omar Bongo. Il n'est pas sain en effet qu'un pays ne compte pas d'opposition véritable. Il faut cependant se mettre d'accord sur des règles du jeu, et que, sur certaines grandes questions, majorité et opposition trouvent un terrain d'entente. Cela ne sera pas facile.
L'autre grand défi d'Ali Bongo, qui l'a évoqué dans son programme électoral, sera naturellement de « résorber la fracture sociale ». Il est inconcevable que dans un pays pétrolier, la richesse soit aussi mal distribuée, les équipements aussi lamentables et la pauvreté aussi grande. C'est une question de gouvernance. Il ne s'agit pas de taper sur Omar Bongo maintenant qu'il a disparu : son oeuvre est immense, ne fût-ce que pour maintenir la paix dans son propre pays et dans la région. Mais il est vrai que beaucoup reste à faire en matière de gouvernance économique et sociale.
Il semblerait donc, monsieur Sada, qu'après la fièvre post-électorale, le calme soit à peu près revenu. Vous connaissez la fragilité de la région, notamment depuis les événements de Côte-d'Ivoire. Comment voyez-vous les nouvelles relations du Gabon avec ses voisins, notamment avec le Cameroun ? Comment voyez-vous évoluer la position française dans ce secteur, une fois que d'autres pays connaîtront leur propre « après-Bongo », ce qui ne saurait tarder ?
Il y a neuf ans, monsieur Sada, vous releviez dans un article du Monde diplomatique l'existence de facteurs économiques, sociaux et politiques, suffisamment forts pour entraîner des ruptures sur le continent africain. Vous y souligniez notamment la totale décrépitude des formes d'État issues de la décolonisation. Les derniers événements du Gabon relèvent-ils de cette problématique ? L'Afrique ne manque pas de personnalités capables d'imaginer des projets de développement, pourvu que le cadre institutionnel ne les entrave pas. Quelles sont les chances d'une recomposition positive du Gabon, et quelles sont ses voies possibles ?
Vous avez, monsieur Gompertz, évoqué certains contrastes qui caractérisent la situation du Gabon, entre l'importance du pays et son poids économique, sa richesse et sa pauvreté, etc. J'y ajouterai un autre contraste, dont on ne parle pas suffisamment : celui entre l'extrême bienveillance que la communauté internationale et la France ont manifesté à l'endroit du président défunt, et ce qu'on savait de lui. On a le sentiment qu'au nom du dogme de la stabilité, on a fermé les yeux sur une corruption endémique au point de reléguer le Gabon au cent septième rang de l'indicateur du développement humain.
Le maintien de la même famille au pouvoir signifie-t-elle que la prédation se poursuivra ? La France et de la communauté internationale doivent-elles changer d'attitude afin de laisser s'exprimer les voix qu'il est nécessaire d'entendre et de favoriser un changement de gouvernance ? Un pays ne peut pas demander à bénéficier de l'aide internationale tout en continuant sur cette pente de la mauvaise gouvernance.
Quel est votre sentiment, messieurs, en ce qui concerne la personnalité d'Ali Bongo ? Pensez-vous qu'il a en lui les ressources pour résoudre les problèmes récurrents de son pays ?
Vous avez posé une question très importante, monsieur Schneider. Étant donné le rôle joué par le président Bongo dans la région, sa disparition signe une rupture indéniable.
Les responsables gabonais en ont bien conscience, la place du Gabon sera ramenée à de plus justes proportions, le Gabon ne bénéficiera plus de la même influence dans la région et dans le monde. Cette lucidité les a cependant conduits à se ménager très rapidement de bonnes relations avec les pays d'Afrique centrale. Tout de suite après le scrutin, et avant même la proclamation définitive des résultats, Ali Ben Bongo a effectué une tournée des pays d'Afrique centrale, entamée par une visite au Président du Cameroun Paul Biya. Les Gabonais, mais aussi tous les partenaires du Gabon, sont conscients du rôle stabilisateur de ce pays. Il y aura une redistribution des cartes en Afrique centrale, et j'espère qu'elle sera positive. En tout cas, la lucidité et la bonne volonté gabonaise sont manifestes. Quant au Président Biya, il est, depuis le décès de Bongo, en position de jouer un rôle important pour la stabilité de cette sous-région, où il y a – on le voit au Tchad ou en Centrafrique – une forte attente vis-à-vis du Cameroun de ce point de vue.
Votre question, monsieur Rochebloine, mériterait qu'on lui consacre plusieurs jours de réflexion et de débat. Je me contenterais de deux brèves remarques. Premièrement, en dépit du grand nombre de crises que l'Afrique traverse actuellement, on ne peut pas nier que, depuis la fin des années 80, elle s'efforce, lentement, difficilement mais sûrement, de progresser sur la voie de la consolidation des démocraties. Il est incontestable qu'une volonté politique de consolider la démocratie a émergé, que ce soit dans les partis politiques, dans la société civile ou au sein de certains régimes en place.
La question de l'État et des institutions est au coeur de ces progrès. C'est le défi que le continent doit affronter : accélérer et intensifier le processus de consolidation démocratique, afin qu'il puisse vaincre les maux endémiques que sont l'instabilité, la mauvaise gouvernance ou les inégalités. Car c'est bien d'inégalités plutôt que de pauvreté qu'il faut parler : tout le monde connaît les richesses potentielles du continent, qu'il s'agisse des hommes ou des ressources.
Depuis les immenses espoirs apparus à la fin des années 80, monsieur Christ, nous sommes confrontés à une véritable opposition entre la logique de stabilité et la logique de démocratisation. C'est une vraie difficulté pour la communauté internationale et pour tous les partenaires des pays africains, et la même question se repose lors de chaque crise : comment ménager la stabilité sans compromettre la démocratisation ?
En tant que directeur au ministère des affaires étrangères, monsieur l'ambassadeur, il vous est peut-être un peu difficile de répondre sur la gouvernance et la corruption ! Pensez-vous cependant que la gouvernance pourrait, comme le demande M. Christ, changer radicalement ? Deuxièmement, pour reprendre la question de Mme Fort, qu'en est-il de la personnalité, de la dimension du nouveau président gabonais, et de son influence dans la région ?
Sur des questions aussi importantes et aussi difficiles, je vous répondrai avec beaucoup de prudence.
Je crois que du fait même de la fragilité de sa situation, Ali Bongo sera obligé d'améliorer la gouvernance dans son pays. C'était plus facile pour Omar Bongo de laisser ces questions d'inégalités et de corruption de côté, en excipant de son rôle de faiseur de paix et de sage africain que chacun vient consulter.
La situation d'Ali Bongo est beaucoup moins solide. Sur le plan national, il a rassemblé beaucoup moins que la majorité de l'électorat. Si l'opposition avait été assez lucide pour s'unir, elle l'aurait emporté, mais les ambitions des uns et des autres l'ont empêchée de gagner – il n'est pas exclu que le PDG ait favorisé ces rivalités, mais c'est de bonne guerre. Reste qu'Ali Bongo est perçu comme le candidat d'un clan. Sur le plan international, il n'a pas l'aura et le prestige que son père devait à ses nombreuses médiations.
Lors de la campagne électorale, il a affirmé qu'il était résolu à oeuvrer pour une meilleure gouvernance. Je crois qu'il n'aura pas tellement le choix, s'il veut se créer une légitimité. Les défis sont immenses, et ce que vous avez dit, monsieur Christ, est tout à fait vrai : il est inconcevable qu'un pays aussi riche en ressources occupe le 107ème rang de l'indicateur de développement.
Quant à l'homme, madame Fort, on le connaît mal, même si nos dirigeants l'ont fréquenté quand il était ministre des affaires étrangères et de la défense. C'est certainement une personnalité complexe, plus secrète, moins extravertie que pouvait l'être Omar Bongo. Comme ministre, il a laissé le souvenir de quelqu'un d'intelligent qui connaissait bien les dossiers, en tout cas en matière de politique internationale. Il a aussi a coeur de défendre les intérêts de son pays.
Il a des facultés intellectuelles indéniables : il parle anglais et arabe, et naturellement français, beaucoup mieux, dit-on, que les langues de son propre pays, ce qui pourrait lui poser problème. Il n'est pas très populaire, mais il traite les questions à fond. Il a su se créer des amitiés à l'étranger : on le dit très proche de Mohammed VI, le roi du Maroc. Il a aussi de très bonnes relations du côté américain. Il sait cultiver ces relations, ce qui est une bonne chose, car il n'est pas de son intérêt d'apparaître comme l'homme des Français – ce qui est faux, encore une fois.
Il semble parfaitement conscient des défis qu'il doit relever. Les transitions dynastiques, si elles ne sont pas une bonne chose en elles-mêmes, conduisent parfois à des progrès. Ainsi, en RDC, Joseph Kabila est bien meilleur que Laurent-Désiré.
On peut toujours donner des leçons de démocratie : encore faut-il être en mesure de le faire, et je crains fort que ce ne soit pas toujours le cas.
Deuxièmement, la démocratie telle qu'on la pratique, en France ou ailleurs, n'est pas la panacée dans toutes les situations. Comme le disait Max Gallo, la démocratie ou les droits de l'homme ne sont pas une explication du monde.
Je ne vais pas m'attarder sur l'élection et sur les résultats proclamés par le conseil constitutionnel local. Je m'interroge en revanche sur la politique étrangère, qui doit être notre intérêt. Connaissait-on le programme des autres candidats en la matière ? A-t-on une idée de ce que sera la politique étrangère du nouveau président Bongo ?
Je voudrais vous interroger sur les relations entre le Gabon et la Guinée Équatoriale. Le président Obiang Nguema a demandé à Paris d'arbitrer le conflit territorial qui l'oppose au Gabon sur trois îlots situés au large de ce pays. Il a été reçu par la France dans des conditions bizarres – souvent en présence de personnalités gabonaises – si bien qu'il n'a pas pu présenter la totalité de son dossier.
Pouvez-nous dire quel est le résultat de la médiation française entre le Gabon et la Guinée Équatoriale ?
Il ne faudrait pas, monsieur l'ambassadeur, évacuer trop rapidement la question du sentiment anti-français au Gabon sous prétexte que le conseil constitutionnel local aurait donné sa bénédiction.
Il ne faudrait pas davantage nous mettre nous-mêmes en difficulté. Je pense à certain personnage qui se dit au Gabon le porte-parole des uns et des autres, en particulier des autorités françaises, et dont les propos ont considérablement pollué la situation. Cette question est-elle réglée, monsieur l'ambassadeur ?
Nous nous félicitons, monsieur Sada, de voir l'OIF jouer un rôle politique de plus en plus important. Elle a ainsi joué un rôle actif dans le processus électoral au Gabon, comme elle l'a fait lors de la transition à Madagascar, aux côtés de la SADEC. L'OIF est-elle en train d'élaborer une doctrine prévoyant une intervention systématique de l'organisation dans les processus électoraux des États membres, et selon quelles modalités ?
Parmi les candidats à l'élection présidentielle, il faut distinguer Pierre Mamboundou, l'opposant de toujours, des autres, issus du sérail. La vision de la politique étrangère de ces derniers ne peut pas être très différente de celle d'Omar Bongo. Ils ont d'ailleurs gardé des relations, formelles et informelles, avec la France, tout au long de la campagne électorale.
Quant à M. Mamboundou, il semble qu'il soit l'héritier de certaines traditions tiers-mondistes, mais je n'ai pas connaissance de positions très précises qu'il aurait pu prendre dans le domaine de la politique étrangère. Reste que c'est lui le vrai opposant : même si Mba Obame adopte désormais une position très tranchée, il a tout de même été ministre de l'intérieur d'Omar Bongo.
Le différend territorial avec la Guinée Équatoriale porte notamment sur un îlot, peut-être pétrolifère – d'où la querelle. Il est vrai que les Équato-guinéens nous ont approchés à ce sujet, en dépit d'une convention signée en 1974 entre le Gabon et la Guinée Équatoriale, par laquelle celle-ci reconnaît la souveraineté du Gabon sur ce territoire. Les cartes dont nous disposons en tant qu'ancienne puissance coloniale semblent donner raison au Gabon : nous ne sommes donc pas les mieux placés pour exercer cette médiation, malgré nos bonnes relations, tant avec le Gabon qu'avec la Guinée Équatoriale.
Didier Julia. Le Président de la République a pourtant promis au président Nguema qu'il s'occuperait de cette médiation.
Je vous remercie de cette précision. À ma connaissance il n'y a pas de médiation en cours, mais je regarderai cela de façon plus approfondie.
Il y a, monsieur Boucheron, des tas de gens qui disent des tas de choses. Seul nous importe ce que disent le Président de la République, le Premier ministre, le secrétaire général de la présidence de la République, le ministre des affaires étrangères, le secrétaire d'État à la coopération : les autres peuvent dire ce qu'ils veulent.
Je vous remercie, monsieur Souchet, de me donner l'occasion de dire quelques mots sur l'action politique de l'OIF.
L'orientation dont vous avez parlé est née des décisions prises par les chefs d'État et de Gouvernement réunis au sommet de la francophonie de Hanoï de 1997. C'est alors que cette mission politique a été ajoutée aux missions traditionnelles de l'OIF en matière de préservation de la diversité culturelle et de défense de la langue française.
L'action politique n'a fait depuis que monter en puissance, qu'il s'agisse de son implication dans les processus électoraux – l'OIF a déjà effectué à ce titre près de 200 interventions, sous forme de missions d'information, de dispositifs d'observation, d'accompagnement des processus électoraux, de renforcement des capacités des acteurs électoraux dans l'ensemble des pays francophones –, ou encore en matière de gestion des crises et de médiations, l'OIF étant très souvent intervenue à ce titre, notamment au Togo, au Tchad, en Centrafrique, à Madagascar, en Guinée.
Ce rôle politique a été, depuis quelques années, fortement renforcé par la personnalité de notre secrétaire général, le président Abdou Diouf. Notre mission politique est encadrée par deux textes de référence : la déclaration de Bamako, qui définit la doctrine de l'OIF en matière de processus de démocratisation ; la déclaration de Saint-Boniface, qui encadre les interventions de l'OIF dans les domaines de la paix, de la sécurité et des médiations.
Je vous remercie, messieurs, de nous avoir apporté sur la situation au Gabon un éclairage si intéressant.
La séance est levée à douze heures trente