Le président Patrick Ollier. Monsieur Edgar Morin, je suis heureux et impressionné de vous recevoir. Notre souci est de recueillir la plus large information possible sur les questions qui ressortiront du Grenelle de l'environnement, afin que les députés puissent faire leurs choix en leur âme et conscience, lorsque le Gouvernement leur aura proposé les siens.
Nous avons déjà entendu des climatologues nous parler de la planète, mais nous n'avons pas encore entendu de sociologue ni de philosophe. Un de ces experts, M. Jancovici, nous a prévenus qu'il nous serait très difficile, en tant qu'élus, de faire passer le message sur les dépenses qu'il faudra engager dans le domaine environnemental et qu'il nous faudrait agir avec beaucoup d'autorité. Il nous a même conseillé de laisser à des gens comme lui le soin de communiquer sur l'effet de serre, pour éviter qu'on n'en fasse une affaire purement politique. En tant que spécialiste de la communication de masse, que pensez-vous de cette analyse ?
D'une manière générale, nous aimerions savoir ce que vous pensez du Grenelle de l'environnement et de la réception, par le public, des messages qui en sortiront. Comment notre société pourra-t-elle évoluer vers un mode de vie différent ?
Merci de m'avoir invité.
Comment me suis-je senti impliqué dans cette problématique écologique ? En 1970, alors que j'étais en Californie, je me suis trouvé en contact, à Berkeley, avec des amis écologistes ; et je me souviens d'un article, certes prématuré, intitulé « La mort de l'océan ». Le rapport Meadows du Club de Rome m'a ouvert les yeux et j'ai publié en 1972 un texte, intitulé L'An I de l'ère écologique.
La conscience d'un problème a beaucoup de difficulté à parvenir jusqu'à l'opinion, qui trouve cela « bizarre ». Toujours en Californie, un administrateur de l'institut d'écologie où j'étais m'avait demandé mon avis sur la tenue d'un colloque sur les pollutions. Or je n'en voyais pas moi-même l'importance. Les pollutions, en effet, ne se traduisent pas seulement pas de mauvaises odeurs, mais par toute une série de problèmes et de maux comme de l'asthme, des angines et autres malaises.
La prise de conscience est donc lente. Hegel disait que l'oiseau de Minerve, celui de la sagesse et de la raison, prend son vol au crépuscule. Le retard de la conscience sur l'évènement est inévitable.
Les accidents comme Tchernobyl et les phénomènes comme celui des pluies acides se généralisent. Il se forme un peu partout des mouvements verts, comme en France. Seulement, ils n'apportent pas toujours quelque chose de global ou d'articulé et se focalisent parfois sur des sujets secondaires ; c'est le cas avec l'ours des Pyrénées. Reste, et c'est curieux à constater, qu'à un moment donné, un individu bien placé fait progresser les choses. Ainsi Nicolas Hulot a-t-il déclenché chez le président Chirac une réunion internationale sur la gouvernance planétaire et lancé le pacte écologique au moment de la campagne présidentielle.
Les problèmes d'environnement se déclinent au niveau national, européen et planétaire. À ce propos, je suis très réservé sur le terme même d'environnement, trop superficiel. Le terme d'écologie est préférable. Il vient du mot grec « oikos », la maison et exprime le fait que nous sommes, sinon dans une maison, du moins à l'intérieur de quelque chose.
C'est en partie la raison pour laquelle je n'étais pas séduit par le terme de « Grenelle de l'environnement ». Il faut remarquer par ailleurs qu'à Grenelle, en 1968, on avait passé des accords entre les syndicats et le patronat sur des problèmes de réajustement de salaires, et rien d'autre. Or on se trouve confronté aujourd'hui à toute une série de problèmes en matière d'écologie, problèmes qui vont beaucoup plus loin. Enfin, les accords de Grenelle sont issus de la confrontation d'intérêts opposés. Or on ne saurait se contenter aujourd'hui de compromis ou de motions nègre blanc.
En dépit de mon scepticisme, je pense néanmoins que quelque chose, même de limité, sortira du Grenelle de l'environnement. Il en sortira une impulsion pour le développement des énergies renouvelables, domaine dans lequel la France est très en retard si on la compare à l'Espagne ou à l'Allemagne, et pour le développement des économies d'énergie.
À mon avis, il se passera donc des choses très utiles. Mais le problème de fond risque de ne pas être posé. Quel est-il, en effet ?
Prenez la question des économies d'énergie. Si vous l'isolez, elle sera très difficile à supporter pour de nombreuses personnes. Prenez l'automobile, qui est une des plus belles inventions du XXe siècle. Certaines personnes sont intoxiquées, elles ne peuvent pas s'en passer, elles y perdent un temps fou, au lieu de prendre les transports en commun. D'autres sont victimes d'intoxication consumériste. La logique consumériste consiste à consommer toujours plus et privilégie les objets jetables : rasoirs, stylos, frigos, etc.
Il convient de lutter contre ces intoxications, qui répondent à la logique du quantitatif et qui amène à croire que tout se traduit par des chiffres. D'où le succès de la croissance, érigée en idole. L'idée que c'est par la quantité et l'accroissement que nous allons résoudre nos problèmes nous empêche de voir que le vrai problème tient à la qualité de la vie et à la qualité des produits. Mieux vaut un poulet fermier qu'un poulet aux hormones, un fromage fermier qu'un fromage industriel, etc.
Faire une politique d'économie d'énergie, de lutte contre la pollution, ou plus généralement en faveur de l'écologie doit nous amener à penser à la qualité de la vie et au sens de la vie. La démarche se révèlera alors positive puisqu'on ne mettra pas en avant les sacrifices ou les contraintes que l'on va subir, mais certains acquis. Il suffit de se rendre dans certaines villes allemandes comme Tübingen ou Fribourg-en-Brisgau, où les zones piétonnes sont nombreuses, pour apprécier la convivialité et la sérénité qui y règnent. La piétonnisation des centres ville améliorera la qualité de la vie tout en étant bénéfique pour la santé.
Apparaît, sous-jacent, un problème de civilisation. Tout en étant très riche, notre civilisation privilégie non seulement le quantitatif, mais le matériel. Or toutes les expériences sociologiques ou sociopsychologiques montrent que l'abondance des biens matériels ne suffit pas pour nous rendre heureux. J'ai pu le constater en Californie. En France, pays du bien vivre, on est frappé par l'importance de la consommation de psychotropes, de tranquillisants et de tous ces produits faits pour calmer le mal être. Certains vont chercher dans le yoguisme, dans le bouddhisme zen, dans les diverses spiritualités, un accord avec eux-mêmes, un mieux être.
Ainsi, quand vous prenez en chaîne les problèmes du Grenelle de l'environnement, vous arrivez à des problèmes qui concernent notre vie profonde. Or la politique n'est pas habituée à traiter de tels problèmes ; elle ne les voit pas. On ne peut d'ailleurs pas, par la politique, donner du bonheur aux individus. Au moins peut-on, par ce biais, créer les conditions qui leur permettront d'être moins malheureux et de trouver leur propre voie.
Seulement, nous nous heurtons à un problème très dur : il faut changer de voie. On a parlé de croissance et de décroissance. C'est un peu simpliste. Il faut voir dans quels secteurs la croissance devra continuer et ceux où on devra décroître. Le Grenelle de l'environnement ne se lancera pas dans un tel examen, qui aurait été extrêmement utile.
Le développement se traduit, dans beaucoup de pays, par quelques zones de prospérité et par de vastes zones de misère. Il dégrade les solidarités traditionnelles, accroît la corruption. On donne comme modèle à ces pays nos sociétés, qui commencent elles-mêmes à rentrer dans une crise de civilisation. Comment donner l'exemple pour aller de l'avant ? Il faut modifier la voie, et c'est très difficile.
Nous sommes dans une dynamique qui échappe en grande partie à la France. Le vaisseau spécial Terre est emporté par la machine de la science, de la technique, de l'économie et du profit, quatre moteurs qui ne sont pas contrôlés. Et les contrôles sont très difficiles à penser. Remarquons d'ailleurs que si la science a fait tellement de progrès, c'est parce qu'elle n'était pas contrôlée et pas programmée ; lorsqu'elle est contrôlée par l'État, il n'y a plus rien. Nous savons aussi que c'est la science qui a produit des armes de destruction massive et que c'est cette dynamique générale qui provoque la dégradation de la biosphère.
Autre problème sur lequel on ne se penche pas assez : nous autres Occidentaux avons été habitués depuis quatre siècles à considérer l'humain et la nature comme deux entités absolument différentes. À l'université, les sciences humaines, c'est la sociologie, la psychologie, etc. C'est l'esprit. Tandis que le corps, le cerveau sont étudiés en biologie. Nous n'avons pas appris à voir notre propre nature, qui se trouve prise dans notre culture proprement humaine.
Cela nous a conduits à voir l'univers vivant comme un univers d'objets que l'on peut manipuler sans aucun dommage. Nous ne nous sommes rendu compte que très tardivement de la rétroaction, sur notre propre vie, des dégâts que nous causons sur l'univers vivant.
Une telle conception a abouti à l'élevage industriel, les cochons, les poulets etc. étant traités comme des objets. Cela retentit non seulement sur la qualité des aliments, mais aussi sur la qualité de l'eau, dans la mesure où les nappes phréatiques peuvent s'en trouver polluées.
Peut-être le Grenelle de l'environnement sera-t-il le point de départ d'une réflexion à longue haleine vers une politique beaucoup plus vaste : comment faire régresser progressivement l'élevage industriel et l'agriculture industrielle au profit de l'élevage fermier, de l'agriculture fermière et, évidemment, du biologique ? Comment réhumaniser nos villes ?
C'est comme un pull qui se détricote lorsqu'on tire sur un fil. Où va-t-on ? Que va-t-il falloir modifier ? Cela nous fait peur et nous empêche de penser. Mais on sait bien comment les choses changent : au début, c'est toujours une minorité, apparemment déviante, qui se manifeste. C'est ce qui s'est passé pour l'écologie. Puis certaines idées gagnent le centre. C'est ce qui s'est passé à la fin du mandat du président Chirac et maintenant avec le président Sarkozy. La prise de conscience finit par aboutir à la création d'une véritable force politique, qui amène au changement.
C'est une tâche difficile qui demande au départ un effort de réflexion. Le Grenelle de l'environnement se traduira-t-il par des accords qui, dans beaucoup de cas, risquent d'être bâtards, entre des intérêts industriels puissants et des associations écologiques ? Ce serait déjà bien, mais peu. Ce sera « plus que peu » s'il permet un déclic vers quelque chose d'autre.
Vous pouvez maintenant contester tout ce que je viens de dire. (Sourires.)
Le Président Patrick Ollier. Il est exact que les hommes politiques ne se posent jamais la question de la recherche du bonheur. Vous avez posé un problème essentiel, mais qui est absent des couloirs de l'Assemblée nationale. Grâce à vous et à d'autres personnalités qui nous ouvrent des perspectives, nous sommes en train de changer.
Merci pour cet éclairage. Vous avez dit qu'il faudrait passer à autre chose qu'à l'intensif et à l'élevage industriel. Néanmoins, il faut tenir compte de l'augmentation de la population mondiale – aujourd'hui 6 millions d'habitants, et demain 9. Comment la nourrir ? Les pays émergents comme l'Inde ou la Chine veulent atteindre un certain niveau de vie. Certains de leurs habitants veulent venir chez nous. Et lorsque nous allons chez eux, c'est pour créer de la richesse.
Le Grenelle de l'environnement permettra probablement d'initier une réflexion sur ce sujet. Mais quel est, pour vous, le niveau politique adéquat où la discussion peut avoir lieu ? Une organisation politique ou une structure devrait réfléchir au niveau mondial. Laquelle ? Pourrait-il s'agit des Nations unies ? Quel est votre sentiment ?
On observe en effet un accroissement global de la population mondiale. Mais celui-ci sera extrêmement modéré, dans la mesure où les populations intègrent un certain standard de niveau de vie et de civilisation qui se traduit par une limitation des naissances. Le problème démographique est bien réel, mais je crois que le spectre démographique n'est pas l'objet principal.
Il est possible actuellement de résoudre les problèmes fondamentaux de la faim. Ce qui empêche de les résoudre, ce sont des conditions politiques, des phénomènes de corruption dans les différents pays qui ne permettent pas d'acheminer les produits qui permettraient de la supprimer.
Le problème se pose au niveau politique et planétaire. Vous avez raison de penser que, ne serait-ce que sur le plan écologique, il faut une instance de gouvernance. Or cette instance n'existe pas. C'est ce qu'avait tenté la réunion de Paris en février dernier.
Les pays comme l'Inde, la Chine et la Russie sont en effet réticents. Ils ne voient pas pourquoi on leur imposerait des restrictions, alors que les autres pays sont déjà développés – et pas eux.
Ce n'est pas ainsi qu'il faut prendre le problème. Il faut passer par l'aide aux énergies renouvelables. La Chine, par exemple, pollue énormément avec ses centrales à charbon. Sans compter le redoutable problème des centrales nucléaires. Celles-ci ne sont pas polluantes dans l'immédiat, mais à long terme – que faire des déchets ? Et surtout, elles sont dépendantes des sources d'uranium, qui sont lointaines et qui peuvent échapper à tout contrôle. Disons que dans l'état actuel des choses, des centrales nucléaires en Chine pourraient au moins servir de relais.
L'aide à la fourniture d'énergies renouvelables permettrait à ces pays d'imaginer un avenir sans restrictions énergétiques. Il ne s'agirait pas de leur imposer des économies d'énergies, mais de leur fournir des énergies.
S'agissant de l'alimentation, il faut parler de l'élevage marin. La plupart des poissons que nous prenons sont domestiqués. Il faut seulement veiller à leurs conditions d'élevage.
En Afrique, on a détruit une agriculture de subsistance qui permettait à des familles de vivre dans une pauvreté aléatoire, mais digne, avec un minimum d'autonomie. Ces populations ont été déportées dans les bidonvilles, au profit des grandes exploitations. Cela a créé de grandes misères et des dépendances absolues.
Il faut essayer d'intégrer toutes ces considérations pour tenter de penser le problème.
En Russie, quand on parle de réchauffement climatique, les dirigeants imaginent avec plaisir qu'ils pourront faire pousser des vignes et des palmiers en Sibérie. Mais cela n'éloigne pas le danger, qui intéresse plus collectivement l'humain. L'élévation du niveau de la mer causera des dommages en Russie même.
Tous ces problèmes peuvent être vus comme des obstacles, mais ils peuvent être traités si on adopte cette voie.
Je remarque que nous recevons ici des agneaux de Nouvelle-Zélande, qui coûtent très peu là-bas, mais dont le transport nécessite de grandes quantités de carburants et véhiculent de grandes quantités de polluants. On a oublié l'alimentation de proximité. Quel intérêt a-t-on à faire venir en hiver des produits de printemps et d'été de l'hémisphère boréal ? Développer partout l'alimentation régionale et de proximité est important.
Tout cela pour vous dire à quel point ces problèmes doivent être pensés, articulés. Comme ces problèmes sont multiples, divers et reliés les uns aux autres, on a peur de le faire. J'aimerais que sorte de cet évènement une instance de réflexion permanente sur toutes ces questions.
Au-delà des mesures ponctuelles qui pourraient résulter du Grenelle de l'environnement, vous affirmez – et j'en suis tout à fait d'accord – qu'il s'agit d'un problème de civilisation, auquel vous avez du reste consacré plusieurs ouvrages. Or la question d'un changement de civilisation n'est nullement posée dans les comptes rendus des groupes de travail ou dans le cadrage de la table ronde finale qui se tiendra les 24 et 25 octobre. La teneur de ces documents est assez pragmatique, voire assez petite du point de vue de la volonté politique et de l'horizon que l'on se fixe.
On assiste à un intense battage médiatique et à une mobilisation citoyenne des acteurs – collectivités, entreprises, ONG, associations, syndicats, État… On suscite de grands espoirs. La médiatisation d'Al Gore, dont le nom a été évoqué pour le prix Nobel de la paix, et de Nicolas Hulot est considérable. Or il est à craindre que cette montagne médiatique, qui est aussi une montagne de bonne volonté, n'accouche d'une souris législative ou politique. On n'aboutira certainement pas à un changement de civilisation. Reste à savoir comment le Gouvernement et le Président de la République, personnellement impliqué puisqu'il conduira la table ronde finale, géreront la déception.
L'histoire nous montre qu'un changement de civilisation n'est pas un processus rapide. L'aspiration à un changement contraste donc singulièrement avec les urgences écologiques qui se présentent à nous. On peut décréter que l'homme est bon et que les difficultés seront résolues par la raison et par la discussion rationnelle au sein d'instances de gouvernance internationale, mais je n'y crois pas un instant ! Nous nous trouvons pris dans une contradiction redoutable entre la rapidité du changement dont nous sommes nous-mêmes la cause et l'inertie temporelle que suppose la démocratie. Or c'est plutôt par des conflits, voire des guerres, des hécatombes, que l'histoire a résolu de telles contradictions.
Sans vouloir jouer les prophètes de malheur – il faut bien entendu croire à l'existence de solutions –, j'ai trouvé votre propos un peu optimiste.
Par ailleurs, rejoignant les théories de Serge Moscovici sur les minorités actives, vous avez relevé que de petits groupes situés à l'extérieur des centres de décision, voire en marge de la société – en l'occurrence les « écolos » ou les « babas cool » des années soixante et 70 – finissent par avoir raison et déplacent les problèmes jusqu'alors marginaux vers le centre. C'est ainsi que les présidents Chirac et Sarkozy ont repris ces thèmes, dont l'importance est reconnue dans le monde entier. Si les « écolos », dont je suis, proposent depuis les années soixante des analyses et des solutions radicales, c'est parce que celles-ci sont proportionnelles à l'urgence et à la gravité de la situation. Lorsque le centre s'en empare, je les trouve singulièrement rabotées. C'est de l'écologie à l'eau tiède, voire du baratin médiatique. Les mesures proposées ne résoudront pas les problèmes. L'affadissement des thèmes, consécutif à leur déplacement de la marge vers le centre du débat, fait que l'on abandonne la question du changement de civilisation au profit d'une sorte de peinture en vert très décevante.
Lors d'une réunion préparatoire organisée à l'Élysée, j'avais fait valoir à M. Juppé, alors ministre de l'écologie, que le découpage des problèmes qu'il proposait pour le Grenelle de l'environnement ignorait un problème de fond qui les reliait tous : le problème de civilisation. Nous sommes victimes du recours systématique aux experts – économistes, démographes, etc. –, qui nous empêchent d'appréhender l'unité d'une question au-delà des approches spécialisées. Notre éducation joue ici un rôle pervers.
Pour ce qui est de mon « optimisme », ma conception est que, si nous continuons ainsi, nous allons vers la catastrophe. Le probable est en effet la catastrophe. Cependant, c'est souvent l'improbable qui s'est réalisé dans l'histoire, de la résistance des Athéniens contre l'énorme empire perse à l'ébranlement de l'empire nazi, qui semblait triomphant, par l'entrée en guerre des États-Unis à la fin de 1941. Nous nous dirigeons peut-être vers une série de grandes catastrophes, mais les catastrophes, malheureusement ou heureusement, aident à la prise de conscience. « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », écrivait Hölderlin. À mon avis, l'improbable arrivera par des prises de conscience qui ne sont pas encore intervenues aujourd'hui.
En somme, nous assistons à une course de vitesse entre le cours catastrophique et incontrôlé des dérèglements et la capacité humaine d'y remédier. La difficulté est que les États nationaux ne peuvent agir que de façon limitée, dans un contexte planétaire où un grand nombre de problèmes décisifs, notamment celui de la biosphère, leur échappent, alors qu'aucune instance internationale n'est capable de se saisir de la situation : c'est un grand trou noir ! Espérons toutefois que le Grenelle de l'environnement soit l'occasion de prendre conscience que le problème à traiter va bien plus loin que celui des énergies. J'ai de toute façon l'habitude, comme le prophète, de prêcher dans le désert : vox clamantis in deserto. Il arrive pourtant que des pousses apparaissent dans le désert.
Comme vous l'avez dit, il est des domaines ou la croissance doit se poursuivre et d'autres où elle doit s'inverser. Vous avez également parlé du développement, mais dans l'acception économique que prend par exemple ce terme dans l'expression « pays en voie de développement ». Que pensez-vous de l'expression « développement durable », qui est devenue, sinon un concept, du moins un mode opératoire et qui est admise internationalement ?
L'avantage de l'adjectif « durable » est qu'il traduit la prise de conscience du problème de la biosphère et de l'écologie, mais le substantif, le noyau de l'expression, reste un terme techno-économique. Je crains que l'adjectif ne serve qu'à enjoliver une notion qui reste inchangée. Or il faut repenser le développement : le Chili de Pinochet a connu un développement techno-économique réel, ce qui ne l'a pas empêché de s'enfoncer dans un sous-développement politique et humain incontestable. L'idée du développement était que la technique et l'économie sont des locomotives qui entraînent la démocratie, le mieux-être et la paix. Les choses ne se passent pas ainsi. Peut-on introduire une dose d'humanité et essayer de thématiser, comme je l'ai vu faire dans une commission en Bolivie, le « développement humain » ? J'ai quelques idées sur ce sujet, qu'il serait trop long d'exposer ici. Je ne nie pas que terme de « développement durable » ait son utilité et permette quelques prises de conscience, mais il restera à mon avis fondamentalement incantatoire. Le mot anglais sustainable – soutenable – est au demeurant bien plus intéressant que notre traduction française. Reste que, pour que le développement soit soutenable, la notion même de développement doit être repensée et humanisée.
Ne pourrait-on dire que la différence que vous opérez entre le quantitatif et le qualitatif est la même que celle qui existe entre la croissance et le développement ? À mon sens, le développement ne peut être strictement économique : il englobe précisément le qualitatif dont vous parlez.
Cependant, la notion actuelle de développement ne peut être dissociée de la croissance et celle-ci n'est nullement remise en question par ceux qui parlent de développement durable. C'est le mythe de la croissance qu'il faut remettre en question, car il ne peut résoudre tous les problèmes. Une politique visant à créer les emplois de solidarité et d'aide nécessaire à la société n'a pas besoin de la croissance. Ce n'est pas que je sois opposé à la croissance : je crois surtout qu'il faut repenser tous ces problèmes.
Si vous différenciez ainsi développement et croissance, je ne saurais le contester. Cependant, dans l'usage général qui est fait du mot, c'est toujours un noyau économique et quantitatif qui est au coeur de la notion de développement.
Le président Patrick Ollier. On pourrait aussi affirmer que le caractère « durable » s'inscrit dans la conception que nous avons aujourd'hui de la croissance. Selon vous, revanche, il faut changer la conception même que l'on doit avoir de la croissance, en différenciant notamment les domaines où elle peut s'appliquer. En d'autres termes, notre notion est encore linéaire et quantitative. Il est à cet égard difficile de tirer les conséquences des effets mécaniques des évolutions écologiques planétaires. Celles-ci contredisent en effet notre conception du bien-être et du niveau de vie, laquelle n'a pas changé : « Toujours plus ! » On ne s'est pas posé la question de l'homme.
Et pourtant, cette croissance n'apporte pas le vrai bien-vivre.
Il est en effet important d'évaluer la croissance selon les secteurs. Vous appelez de vos voeux, non pas la suppression de la production des biens de consommation, mais une amélioration qualitative de la production afin d'amener les habitants de la planète, dont le nombre va croissant, à un certain confort de vie. Cependant, les ressources naturelles ne sont pas illimitées. Il arrivera à un moment où, même par transformation ou valorisation, nous n'arriverons pas à donner satisfaction à l'ensemble des individus.
Dans cette perspective, pensez-vous qu'il faille poursuivre dans les progrès scientifiques, notamment en ce qui concerne les organismes génétiquement modifiés ? Selon vous, les OGM peuvent-ils permettre une modification de la production permettant de satisfaire une demande qui s'accroîtra forcément, quelle que soit l'amélioration de la qualité ?
S'agissant des OGM, je pense qu'il faut demeurer en état d'observation et maintenir des limites. Du reste, c'est ce qui semble se dégager des déclarations du ministre Borloo. L'avantage certain des OGM est de permettre la suppression de pesticides, puisque l'on suscite des résistances aux parasites. Il faut néanmoins se demander quelles peuvent être les conséquences de la dissémination et de la transmission de mutations à d'autres plantes, voire les conséquences sur les humains. Les résultats contradictoires de certaines expériences montrent que les choses ne sont pas encore tout à fait au point. Il faut donc continuer l'observation et l'expérimentation, sachant que nous avons besoin d'accroître les cultures.
Du reste, il existe un moyen écologique de lutter contre les parasites : l'introduction d'espèces prédatrices des espèces parasites permet une régulation efficace.
Je prendrai un autre exemple pour illustrer la nécessité de penser en termes de complémentarités et d'antagonismes. Les nappes phréatiques alimentant en eau la ville de Vienne, en Autriche, étaient polluées à cause de l'agriculture industrielle avoisinante. La première idée fut de construire une usine d'épuration, ce qui représentait un investissement important. On préféra, sur la suggestion des Verts de la municipalité, installer de petites exploitations « bio » dans la périphérie. Au bout de deux ou trois ans, les eaux étaient redevenues pures.
S'agissant maintenant des réserves énergétiques, nous ne devons pas oublier que nous disposons du soleil : une énergie inépuisable qui nous assure deux milliards d'année de tranquillité ! Ce que les plantes ont compris depuis toujours, nous en sommes incapables. Nous sommes, comme les animaux, des « hétérotrophes », incapables notamment d'utiliser l'énergie du soleil. De ce point de vue, la fusion nucléaire est une perspective beaucoup plus intéressante, car beaucoup plus propre, que les techniques actuelles.
Dans certains secteurs, on peut observe un développement du qualitatif. Dans la viticulture par exemple, la production a très longtemps été médiocre – un mélange de vin d'Algérie et de vin de mauvaise qualité produit dans le Midi. Puis on a assisté à une progression vers le qualitatif tant dans la production que dans la demande. Un grand nombre de vignerons du Roussillon et du Languedoc, par exemple, se sont mis à produire des vins de qualité qui leur ont ouvert non seulement le marché local et national, mais aussi les marchés d'exportation. Le qualitatif et l'expansion ne sont donc nullement contradictoires. Le rôle joué ici par les petites et moyennes exploitations pourrait être étendu à bien d'autres domaines.
Vous avez affirmé que les politiques ne voient pas les problèmes de civilisation. Nous serions, en quelque sorte, aveugles ou autistes sur ces sujets.
On remarquera à ce propos une curieuse convergence. Nous avons eu longtemps deux systèmes antagonistes : le système capitaliste et le système collectiviste. Or il apparaît que tous deux mettent, pour reprendre votre image viticole, de l'eau dans leur barrique. Le capitalisme apparaît plus tempéré qu'à une certaine époque, tandis que le socialisme-communisme avance à petits pas vers la démocratie. Toujours est-il qu'aucun des deux grands systèmes mondiaux n'a vu le problème écologique. Que pensez-vous de cet aveuglement ? À une certaine époque, on a pu affirmer qu'« on ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance ». Qu'en est-il aujourd'hui ? Partagez-vous l'opinion de Gramsci, qui définit la crise comme la période où « le vieux est mort et le neuf hésite à naître » ?
Nous sommes en effet dans un monde qui meurt et le nouveau monde n'est pas encore né. La crise planétaire est incontestable. Et le propre d'une crise est soit d'amener à des solutions qui permettent de résoudre les problèmes, soit de provoquer des régressions vers le passé ou vers le pire.
En ce qui concerne le problème écologique, c'est la pluralité des opinions et la démocratie pluraliste qui favoriseront la prise de conscience. Dans l'ancienne URSS, le problème ne pouvait être traité car il n'était pas prévu dans le programme et contredisait des projets gigantesques – détournements de fleuves, expansion des champs de cotons, etc. – qui ont pourtant tous abouti à des catastrophes. La même tentative d'étouffement a eu lieu en Chine, mais une certaine prise de conscience s'est fait jour dans les grandes villes et un petit nombre de dirigeants se sont rendu compte du problème. Il est permis de penser que les Jeux olympiques de Pékin aideront à cette prise de conscience.
Le pluralisme d'opinion et d'expression est en effet nécessaire, ainsi qu'un certain pouvoir d'intervention au niveau local : il faut que les instances de telle ou telle collectivité puissent décider de redonner vie à un lac, à un village, etc., toutes mesures qui sont plus faciles à prendre dans un pays ouvert, pluraliste et décentralisé.
Vous avez raison de confronter les deux systèmes mondiaux : le productivisme était le mot d'ordre de l'Union soviétique comme il fut le mot d'ordre du monde occidental. Or c'est bien cela qui est mis en question aujourd'hui. Face à l'intoxication consumériste, un changement du sens de la production est possible. Il nous est loisible de produire des objets durables, et non plus des objets jetables. Dans le contexte actuel, tout est calculé pour que la durée de vie des objets – automobile, équipements ménagers, etc. – soit limitée afin qu'on les remplace. Revenir sur cela permettrait déjà de préparer un changement de civilisation.
Le président Patrick Ollier. Vous posez en somme le problème de la société, ce que les élus et les responsables politiques, d'une manière générale, n'ont jamais fait. Nous sommes en effet confrontés à un problème qui n'entre pas dans le cadre de votre raisonnement. Votre position est juste, incontestablement, mais elle se heurte à une situation planétaire que la France n'a pas les moyens de changer. Tant que des pays comme la Chine, l'Inde, le Brésil ou la Russie n'auront pas partagé notre raisonnement, comment pourrions-nous revoir notre conception interne de la croissance sans nous exposer à des conséquences catastrophiques du point de vue de l'économie et de l'emploi ? Ce serait laisser à ces pays la domination économique totale sur l'Europe et sur les pays qui adopteraient cette conception. On voit bien, dès lors, l'intérêt d'une instance mondiale rattachée à l'ONU pour prendre l'initiative de telles décisions. Tant que l'« ONU de l'écologie » dont le gouvernement français demande la création n'existera pas, nous ne pourrons changer les choses.
Il existe cependant de petites régulations. On a ainsi amené la Chine à modifier sa production de jouets, les produits s'étant avérés dangereux. Il peut sembler à un moment donné que les producteurs peuvent tout se permettre, mais les consommateurs et les instances d'autres continents ont la possibilité d'intervenir.
Le président Patrick Ollier. J'en conviens mais, le temps que tout ceci se fasse, nous serons morts !
Il arrive que l'histoire connaisse des accélérations.
Le président Patrick Ollier. Ce qui nous ramène aux notions de crise et de sursaut…
Ainsi qu'à celle de catastrophe.
La biologie est entrée depuis longtemps dans la politique, d'abord par la démographie – lorsque l'on constate une baisse ou une hausse indésirable de la population, on prend des mesures d'ordre politique –, ensuite par la bioéthique, qui détermine également des interventions de l'État. Beaucoup de problèmes qui semblaient relever de la seule biologie sont maintenant dans la conscience politique parce qu'ils concernent nos vies et notre avenir. J'affirme que, de la même façon, la civilisation va entrer dans la politique, et ce par le biais du problème de l'écologie.
À la fin du xxie siècle, dans l'Allemagne qui s'industrialisait et s'urbanisait à outrance, un petit groupe d'individus quitta Munich pour aller s'établir en Suisse, près de Lugano, dans un endroit qu'il appela Monte Verita. Ces gens avaient décidé de vivre autrement, de se soustraire au rythme insupportable qu'on leur imposait, de prendre des nourritures naturelles. Ils se vêtirent à la façon des anciens Grecs, s'employèrent à cultiver les arts et à vivre en communauté. L'expérience dura quelques années, puis des contradictions et des conflits y mirent fin. Elle n'en annonçait pas moins quelque chose que nous ressentons tous aujourd'hui : il faut vivre autrement. Après tout, les personnes qui partent en week-end n'aspirent pas à autre chose ! Elles s'habillent en pseudo-paysans, elles mangent à l'heure qui leur plaît, elles changent temporairement de rythme et de vie. Marcel Mauss avait observé que les Esquimaux avaient deux religions : ils n'avaient pas les mêmes dieux selon qu'on était en hiver ou en été. Nous aussi avons deux religions : celle de nos loisirs et de nos vacances et celle des contraintes urbaines.
Par mille signes, donc, nous voyons que les aspirations sont là. Il faut discerner ce qui fermente, parfois de façon inconsciente, dans la société. C'est sur ces points que les politiques doivent porter leur réflexion pour accompagner et éclairer ces mouvements spontanés et dispersés, qui sont très forts dans la société française.
Le président Patrick Ollier. Même si cela doit faire sourire Yves Cochet, vos propos m'ont véritablement convaincu. Sur le fond, vous avez incontestablement raison. Le problème est que notre responsabilité n'est pas qu'une responsabilité de raisonnement : elle inclut également la décision. Or, bien souvent, la décision se heurte à des réalités que le raisonnement ne peut maîtriser. Quoi qu'il en soit, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour impulser le changement.
La difficulté est que l'évolution dont vous parlez suppose plusieurs décennies, trente à quarante ans au mieux. Selon les spécialistes du climat que la commission a auditionnés, ce n'est même pas le temps qui nous reste pour prendre les décisions permettant seulement de maintenir au niveau actuel la concentration de gaz carbonique dans l'atmosphère.
Pour faire évoluer la société et essayer d'éviter la crise, nous n'avons d'autre choix que de faire oeuvre de raison et de pédagogie. Ce n'est pas le catastrophisme qui apportera des solutions.
Merci, monsieur Morin, pour cette passionnante leçon de philosophie et de sociologie. Il est certain que vos propos vont marquer nos consciences.