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Commission de la défense nationale et des forces armées

Séance du 19 janvier 2011 à 10h00

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

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La séance

Source

–– Audition de M. Jacques Belle, président de la commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN)

La séance est ouverte à dix heures.

PermalienPhoto de Guy Teissier

Nous accueillons aujourd'hui M. Jacques Belle, président de la Commission consultative du secret de la défense nationale – CCSDN, ainsi que son secrétaire général, M. Joël Tixier.

La CCSDN est une autorité administrative indépendante chargée de donner un avis à l'exécutif sur la déclassification et la communication aux juridictions d'informations classifiées. Sa création, en 1998, répondait au souci de préserver le secret de la défense nationale tout en donnant aux magistrats la possibilité d'accéder aux informations couvertes par le secret dont la révélation est indispensable au bon déroulement des enquêtes. La loi de programmation militaire pour les années 2009 à 2014 a complété ce dispositif en autorisant les magistrats à procéder à des perquisitions dans des lieux classifiés ou contenant des éléments couverts par le secret de la défense nationale. Ces perquisitions s'effectuent en présence du président de la CCSDN.

Ces derniers mois, la Commission consultative a fait l'objet d'une forte exposition médiatique à l'occasion des péripéties qui jalonnent les diverses instructions sur les attentats de Karachi. Ce n'est cependant pas pour cette raison que nous entendons aujourd'hui son président, mais pour faire suite à une recommandation du rapport d'information sur les autorités administratives indépendantes, publié au nom du Comité d'évaluation et de contrôle de l'Assemblée nationale à l'automne dernier. Désormais, les commissions permanentes se doivent d'auditionner chaque année les responsables des autorités relevant de leur champ de compétences, en l'occurrence la CCSDN pour notre commission. Je suis donc très heureux de recevoir pour la première fois son président. Je rappelle que deux parlementaires siègent à la CCSDN : M. Boucheron, pour l'Assemblée nationale, et M. de Rohan, pour le Sénat.

Alors que votre mandat va prendre fin à la fin du mois, cette audition, monsieur le président, va vous permettre de présenter les attributions et le mode de fonctionnement de la Commission consultative, mais aussi de rendre compte de son action.

Mes chers collègues, comme vous le savez, le président de l'Assemblée nationale souhaite voir se généraliser le principe des réunions ouvertes à la presse dans l'ensemble des commissions. Mais j'ai fait observer hier, à la Conférence des présidents, que la présence des journalistes n'était pas nécessairement opportune ou souhaitable dans celle de la défense, compte tenu du caractère confidentiel des propos qui peuvent y être tenus. Nos débats risqueraient de perdre en fraîcheur et en authenticité, et les personnalités auditionnées, civiles ou militaires, pourraient être tentées de montrer moins de spontanéité dans leurs déclarations.

PermalienJacques Belle, président de la Commission consultative du secret de la défense nationale

Comme vous le savez, la Commission consultative du secret de la défense nationale fonctionne depuis plus de douze ans, en application de la loi du 8 juillet 1998. Elle vient, dans son cinquième rapport, de publier le bilan de son action. Mais elle est désormais entrée dans une nouvelle phase : son fonctionnement et surtout son rythme de travail ont été modifiés en raison de l'adoption de la loi du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014. Il est cependant encore un peu tôt pour apprécier l'application de cette nouvelle loi, les décrets nécessaires n'ayant été publiés que onze mois plus tard, le 21 juin 2010. Ses dispositions ne s'appliquent donc que depuis six mois.

Pendant ces douze ans passés sous le régime de la loi de 1998, le nombre de saisines est resté limité. Ainsi, dans les six premières années, la Commission a rendu 49 avis, soit une dizaine par an en moyenne. Pendant la durée de mon mandat, soit les six années suivantes, elle en a rendu 112, soit environ vingt par an. Ces chiffres recouvrent toutefois des réalités diverses, car une même affaire peut donner lieu à plusieurs avis. Ainsi, les événements de Bouaké, survenus en novembre 2004, font l'objet d'une très longue instruction pour laquelle nous avons rendu dix-sept avis. De même, nous en avons rendu six sur le dossier de l'attentat de Karachi, autant sur l'affaire des frégates de Taïwan, cinq ou six sur Clearstream, etc. Je cite les dossiers les plus récents, mais nous sommes également saisis dans le cadre de procédures plus anciennes : ainsi, dans l'affaire Ben Barka – sur laquelle nous avons rendu trois avis –, les faits concernés datent de 1965, mais la plainte a été déposée en 1975. C'est dire si certaines instructions peuvent durer.

La CCSDN est amenée à travailler dans des délais de plus en plus courts, même si la loi prévoit qu'elle dispose, pour rendre son avis, de deux mois à compter de sa saisine par une autorité administrative. Notons que cette dernière – qui peut être un ministre, le Premier ministre, voire, c'est arrivé deux fois, le Président de la République – doit saisir « sans délai » la Commission consultative lorsqu'elle reçoit, de la part d'une juridiction française, une demande motivée de déclassification et de communication d'informations protégées au titre du secret de la défense nationale.

L'expression « juridiction française » recouvre tous les ordres de juridiction, y compris l'ordre administratif, même si ce dernier n'est pas, il faut le reconnaître, notre principal « client », contrairement à l'autorité judiciaire. Un problème se pose toutefois : un procureur de la République est-il une juridiction française ? À cette question, la Commission consultative a répondu par l'affirmative, indépendamment de ce que peuvent en penser le Conseil constitutionnel, les hautes autorités judiciaires ou la Cour européenne des droits de l'homme. La loi lui impose en effet de prendre en considération les missions de service public de la justice. Donner son avis sur une demande de déclassification adressée par un procureur à l'autorité administrative en charge de la classification paraît répondre à ce critère.

La Commission consultative va d'ailleurs délibérer demain sur une demande motivée concernant l'affaire de Niamey, signée vendredi par un procureur et dont elle a été saisie hier par le ministre chargé de la défense. Jamais nous n'avons été amenés à travailler dans une telle urgence. Lorsque nous sommes saisis dans le cadre d'une instruction ancienne, il n'est pas trop difficile de se conformer au délai de deux mois prévu par la loi, quel que soit le temps mis par le ministre pour transmettre la demande. Mais dans l'exemple que je viens de citer, nous disposons d'un délai très court, au point de devoir déroger à notre règlement intérieur : celui-ci prévoit en effet que les membres de la Commission sont convoqués au moins une quinzaine avant la date prévue pour la réunion.

En ce qui concerne la motivation des demandes, des progrès importants ont été réalisés en douze ans. Au début, les juges avaient des difficultés pour justifier la nécessité d'une déclassification de documents. Depuis, plusieurs circulaires ont été adressées au parquet par le garde des sceaux, et transmises pour information aux magistrats du siège. Leurs recommandations ont été suivies, les juges ayant compris qu'il était de leur intérêt de livrer à la Commission consultative le maximum d'éléments utiles pouvant être extraits du dossier, de façon à lui permettre de répondre dans les meilleures conditions et dans les meilleurs délais. Cependant, si la demande s'inscrit dans un temps court, si elle est effectuée au début de l'enquête préliminaire d'un procureur, la motivation tend à se réduire à sa plus simple expression.

Si je m'attarde sur ce point, c'est pour montrer que la capacité de réaction de la Commission pourrait être mise à l'épreuve. De même, la manière dont la loi est rédigée peut poser un problème : peut-être serait-il nécessaire de modifier, dans l'article du code de la défense qui reprend l'article 1er de la loi de 1998, l'expression « juridiction française », de façon à s'assurer que la Commission pourra répondre, demain, à la demande d'un procureur qui serait devenu, à la suite d'une réforme de la justice, le principal, voire l'unique directeur de l'enquête.

J'en viens au budget de la Commission. Nous répondons régulièrement aux questionnaires parlementaires sur les moyens de fonctionnement. Depuis six ans, notre budget est inférieur à 200 000 euros. Si la CCSDN est la seule autorité administrative indépendante relevant des attributions de votre commission, elle n'est pas, parmi les institutions de ce type, la plus grosse consommatrice de crédits ! Cependant, la mise en oeuvre des dispositions de la loi du 29 juillet 2009 implique certaines astreintes et certains déplacements sur de longues distances qui justifieraient une augmentation de nos moyens – même si la loi de finances pour 2011 ne le prévoit pas.

Je vais évoquer à présent les dispositions contenues dans la loi de programmation militaire pour les années 2009 à 2014. L'essentiel de ces dispositions concerne l'accès à certains lieux protégés. Ceux-ci sont classés en deux catégories : les lieux classifiés et les lieux abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale. Conformément à la loi, l'arrêté du Premier ministre fixant la liste des lieux classifiés a été pris après avis de la CCSDN. Le contenu de cette liste étant lui-même classifié, il m'est difficile d'être plus précis. Toutefois, chaque nouvel avis de la Commission relatif à l'accès à un de ces lieux conduit à dévoiler son caractère classifié. Ainsi, deux des avis rendus en application de la loi de 2009 concernaient le siège de la Direction générale de la sécurité extérieure – DGSE, qu'il n'est pas surprenant de voir figurer sur la liste. Dans le premier cas, le président de la Commission consultative, saisi conformément à l'article 56-4 du code de procédure pénale, a donné un avis favorable à l'accès aux lieux concernés, et cet avis a été suivi par le ministre – à l'époque, M. Morin. Dans le deuxième, au contraire, saisi à l'initiative d'un autre juge et pour une autre affaire, le président a donné un avis défavorable, suivi en cela par le Premier ministre. L'accès à ce lieu n'a donc pas été autorisé au juge.

Il convient de noter que c'est désormais le Premier ministre, en tant que signataire de l'arrêté du 21 juin 2010, qui prend la décision d'autoriser ou non la déclassification, et non plus le ministre directement concerné.

Autant la liste des lieux classifiés est courte – de l'ordre d'une vingtaine, conformément à ce que le Gouvernement avait promis lors des débats parlementaires –, autant celle des lieux abritant des éléments couverts par le secret de la défense nationale – c'est-à-dire des lieux où un juge ne peut procéder à une perquisition que s'il est accompagné du président de la CCSDN ou de son représentant – dépasse tout ce que nous aurions pu imaginer. C'est comme si tout le monde avait voulu s'inscrire dans cette catégorie ! Ainsi, une première liste établie par le Premier ministre comprenait plus de 9 000 sites, certains définis de façon générique, d'autres cités précisément. Y figuraient, par exemple, toutes les brigades de gendarmerie – au motif qu'elles sont toutes détentrices d'une partie du plan Vigipirate – et même le secrétariat général de la Comédie française ! En outre, la liste comportait certaines incohérences : telle école militaire y était entièrement incluse – y compris les chambrées des élèves –, tandis que dans telle autre, seul un local précis – le bureau du directeur, par exemple – était concerné. De même, étaient classés parmi les « lieux abritant » tous les bâtiments de la marine nationale : pas seulement le bureau du commandant ou du chef des opérations, mais aussi, par exemple, le fond des cales…

Avant même qu'une perquisition n'ait eu lieu dans un des sites concernés, nous nous sommes inquiétés de l'ampleur de cette liste. Depuis, d'après nos informations, il est en projet de la resserrer, puisque le nombre de lieux passerait de 9 000 à environ 2 000. De plus, les locaux concernés au sein d'un site donné font l'objet d'une définition plus précise. La tendance à interpréter la loi de façon trop extensive est donc sur le point d'être corrigée.

Dans un lieu classifié, un magistrat habilité – c'est-à-dire un juge d'instruction ou un procureur – ne peut procéder à une perquisition que s'il est accompagné du président de la CCSDN ou de son représentant, membre de la commission. Or celle-ci ne comprend que cinq membres, dont deux parlementaires. Dans la mesure où ces derniers sont trop occupés pour pouvoir être inscrits au tableau d'astreintes, dans les faits, trois personnes seulement peuvent se rendre disponibles pour accompagner un magistrat dans un lieu classifié. C'est peu, mais nous nous sommes organisés pour répondre aux demandes.

Lorsque la perquisition est effectuée dans un lieu abritant un secret de la défense nationale, le président de la CCSDN peut également être représenté par un des membres de la commission, mais aussi par le secrétaire général ou par un délégué choisi sur une liste déterminée. Une telle disposition est rassurante dans la mesure où les lieux concernés non seulement sont très nombreux, mais peuvent être situés à une très grande distance de Paris, à Kourou ou à Nouméa, par exemple. Cela représente une contrainte majeure dès lors qu'une réponse doit être apportée sans délai à la demande d'un magistrat qui souhaite perquisitionner dans un tel lieu.

S'agissant du déroulement de la perquisition, ma seule expérience est celle de la recherche de documents effectuée au siège de la DGSE par le juge Ramaël dans le cadre de l'affaire Ben Barka. Je peux en parler, l'avis de déclassification des documents saisis ayant été publié en novembre.

Lors des débats parlementaires sur la loi de 2009, une analogie avait été faite entre la perquisition faite dans un cabinet d'avocat – dont les modalités sont définies par l'article 56-3 du code de procédure pénale – et celle effectuée sur un lieu abritant des éléments protégés au titre du secret de la défense nationale. Mais dans un cabinet d'avocat, c'est le juge qui perquisitionne, tandis que le bâtonnier ou son représentant n'est présent qu'en tant que témoin. Dans un « lieu abritant », et en vertu de la procédure que vous avez mise en place en 2009, c'est l'inverse : pendant la perquisition, c'est le président de la CCSDN ou son représentant qui fait le travail. C'est même un nouveau métier pour nous : il faut effectuer un tri parmi les documents en fonction des éléments fournis par le juge. Pour ma part, je ne l'ai fait qu'une fois, mais j'ai alors pu me rendre compte qu'une perquisition s'apparentait à la pêche au chalut : on collecte des cartons entiers de documents, puis on fait le tri à la maison. Ainsi, à la DGSE, la perquisition a duré dix heures, mais il en a fallu douze de plus pour trier les documents.

PermalienPhoto de Guy Teissier

Ne pensez-vous pas que les autorités militaires ont tendance à classifier des documents dont la protection ne paraîtrait pas indispensable ? En clair, n'y a-t-il pas trop de documents classifiés ?

PermalienJacques Belle, président de la Commission consultative du secret de la défense nationale

C'est une vieille question, insoluble selon moi.

Tout d'abord, le caractère nécessaire d'une classification évolue dans le temps. C'est pourquoi une instruction du Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale – SGDSN – prévoit que le versement de documents classifiés aux archives doit s'accompagner d'une révision de la classification. Mais, on le sait bien, la question des archives est rarement prise au sérieux. Il faut parfois plusieurs rappels des conservateurs pour que les administrations procèdent au versement des documents, considéré comme une corvée dont il faut se débarrasser au plus vite. Si, en plus, il faut réviser la classification… En réalité, personne ne le fait, si bien que les documents sont archivés tels quels à Vincennes, même lorsque la classification ne se justifie plus. Nous avons été confrontés à ce problème dans le cadre de l'affaire Ben Barka, dans le dossier du génocide rwandais ou dans celui des conséquences sanitaires de la Guerre du Golfe – c'est-à-dire chaque fois que les faits étaient anciens et que les rapports et messages afférents à l'objet de l'enquête avaient été versés aux archives.

La classification peut être une façon de protéger une action. Elle est nécessaire pendant l'action, mais peut ne plus avoir la même importance six mois plus tard. Un exemple significatif est celui des enquêtes de commandement, effectuées à propos de tout accident survenant dans les armées, y compris lorsqu'il y a blessure ou mort d'homme. Cela peut concerner des matelots qui « jouent » avec un obus de 20 mm dans une chambrée, par exemple, ou bien les conditions dans lesquelles ont été blessés des officiers ou des sous-officiers en opération spéciale aux confins du Darfour ou de l'Afghanistan. Le problème est qu'avec la juridiciarisation de la société, la médiatisation, le caractère instantané de l'information, on veut désormais tout savoir tout de suite. Lorsqu'un incident survient, les autorités sont donc tentées de promettre aux familles des victimes qu'elles disposeront de toutes les informations voulues. Dans le cas de la manipulation d'explosifs dans une chambrée, cela peut ne pas prêter à conséquences – et encore : si l'enquête touche aux conditions de sécurité mises en oeuvre dans un bâtiment donné, on peut entrer dans un domaine sensible. Mais lorsqu'il s'agit d'une opération au Darfour, la divulgation des informations peut poser un problème, quand bien même l'exécutif aurait promis toute la lumière aux familles des victimes. La sincérité des réponses apportées par les différents degrés de la hiérarchie interrogés pendant l'enquête de commandement pourrait en effet s'en trouver affectée, dans la mesure où des responsabilités, des carrières sont susceptibles d'être remises en cause. De même, certains dispositifs, certaines chaînes de commandement pourraient s'en trouver dévoilés. Tout ne peut donc pas être déclassifié dans une enquête de commandement, même si certains éléments peuvent avoir perdu de leur actualité.

C'est donc un exercice d'analyse et de découpage dans le temps et dans l'espace que nous sommes appelés à faire, en liaison avec l'autorité concernée. Le président de la Commission consultative est en effet habilité, dans le cadre des pouvoirs d'investigation qu'il a reçu de la loi, à poser à tout agent les questions qu'il souhaite. Cela lui permet de compléter l'information de la commission et d'éclairer son jugement avant de rendre son avis.

On pourrait observer que l'avis de la Commission consultative n'a pas une si grande importance, l'autorité administrative n'étant pas obligée de s'y conformer pour prendre sa décision. Mais nous partons du postulat selon lequel tout avis favorable emporte une décision favorable au déclassement, et donc le versement des documents concernés au dossier judiciaire. Dès lors, soit l'affaire n'intéresse personne et on n'en entend jamais parler, soit, au contraire, tout est publié dès le lendemain dans tous les journaux.

PermalienPhoto de Bernard Cazeneuve

Vous n'aurez peut-être pas envie de répondre aux questions que je vais vous poser, mais je tente ma chance.

La première concerne un point de procédure. La Commission consultative a donné récemment un avis négatif sur la demande faite par le juge Van Ruymbeke de procéder à une perquisition au sein des services de la DGSE dans le cadre de l'affaire de Karachi. Je comprends cet avis, que le Premier ministre a d'ailleurs suivi. Mais si l'on se fait l'avocat du diable, on peut se demander ce qui le justifie, compte tenu de la façon dont se déroule la procédure. En effet, vous avez vous-même observé qu'une perquisition dans un lieu protégé n'était pas comparable à celle effectuée dans un cabinet d'avocat : le juge doit être accompagné par le président de la CCSDN, à qui il désigne les documents qu'il souhaite obtenir, et c'est ce dernier qui collecte les documents et en fait le tri. C'est seulement après avoir donné son avis sur les documents classifiés que le président de la Commission consultative ou son représentant peut les transmettre au juge. Une telle procédure est très protectrice du secret de la défense. Avec un tel luxe de précautions, quel était le risque de voir l'institution mise en cause ou les secrets de la République dévoilés ?

J'en viens aux lieux classifiés eux-mêmes, dont je comprends fort bien que vous ne puissiez pas en préciser la liste. Les débats parlementaires ont été extrêmement vifs sur ce sujet, car nous étions quelques-uns à considérer que la classification de certains lieux était une manière de compliquer le travail des juges. Selon la loi, en effet, des documents non classifiés placés dans des lieux qui le sont deviennent de fait inaccessibles. Or le Gouvernement avait promis que la liste des lieux concernés serait rendue publique. Savez-vous pour quelle raison cela n'a finalement pas été le cas ?

Enfin, j'aimerais savoir combien de documents ont fait l'objet d'une demande de déclassification dans l'affaire de Karachi. Combien d'avis positifs ont été donnés ? Quels sont les avis qui ont été suivis et ceux qui ne l'ont pas été ? Par ailleurs, sur quels critères vous fondez-vous pour recommander ou non la déclassification ?

PermalienPhoto de Christian Ménard

Combien de fois vous êtes-vous réunis l'année dernière, et sur quels thèmes ? Quel est le taux de suivi de vos recommandations par les autorités administratives ?

PermalienJacques Belle, président de la Commission consultative du secret de la défense nationale

En ce qui concerne les deux demandes de perquisition au sein de la DGSE, il me semble que votre question, par sa formulation, contenait en elle-même la réponse. Dans le cas des lieux classifiés, le président de la CCSDN est directement saisi par le magistrat, même si son avis est destiné à l'autorité administrative. Vous avez fait référence aux documents désignés par le juge. Or c'est justement sur ce point que les deux demandes de perquisition se distinguaient. Si le juge Ramaël, dans le premier cas, avait désigné les documents qu'il souhaitait voir déclassifier, le juge Van Ruymbeke, lui, souhaitait « aller à la pêche » aux documents. À ce stade, j'ai dit non.

S'agissant de la liste des lieux classifiés, la loi et son décret d'application prévoient qu'elle est elle-même classifiée. Quant à la liste des lieux abritant des éléments protégés, elle n'est pas rendue publique, mais son accès est permis aux juges. Ainsi, pour savoir qu'un lieu est classifié, il faut, en pratique, qu'un juge se casse le nez dessus : croyant avoir affaire à un simple lieu « abritant », il découvre qu'il est entièrement classifié. S'il s'adresse directement à la CCSDN, après la mise en oeuvre de certaines précautions de sécurité, je suis habilité à le lui confirmer.

Notons que l'avis de la Commission consultative ayant précédé l'arrêté du Premier ministre fixant la liste des lieux classifiés n'a pas non plus été rendu public, contrairement à tous les autres avis rendus par la CCSDN. C'est ce qui résulte de l'application de la loi du 29 juillet 2009 et de son décret d'application pris le 21 juin 2010. Quant à l'arrêté, il précise simplement que « chacun des centres techniques et opérationnels relevant du ministre de l'intérieur et du ministre de la défense décrits dans l'annexe jointe est classifié pour une durée de cinq ans ». Tout ce que je puis dire en conscience, c'est que la liste des lieux concernés est conforme à l'article 413-9-1 du code pénal : ce sont des « lieux auxquels il ne peut être accédé sans que, à raison des installations ou des activités qu'ils abritent, cet accès donne par lui-même connaissance d'un secret de la défense nationale ».

Nous avons rendu cinq avis sur l'affaire Karachi, tous destinés au ministre de la défense et nous allons en rendre au Premier ministre. À deux exceptions près, nous avons proposé la déclassification de tous les documents demandés – et j'imagine que, dans cette commission aussi, vous y avez eu accès…

PermalienJacques Belle, président de la Commission consultative du secret de la défense nationale

En tout cas, les documents ont été déclassifiés et transmis au juge : contrats, annexes aux contrats, rapport de Jean-Louis Porchier, annexes au rapport, etc. Les cinq premiers avis de la Commission consultative sur l'affaire de Karachi ont proposé de tout déclassifier, sauf le rapport d'audit de sécurité commandé à la Direction générale de la gendarmerie et exécuté sur place par le Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale – GIGN. En effet, son objectif était de savoir comment mieux assurer, après l'attentat, la sécurité des agents susceptibles de travailler à nouveau au Pakistan. L'audit dressait un maigre bilan du dispositif de sécurité en vigueur avant l'attentat – et cette partie a été déclassifiée –, mais surtout, il énumérait tous les sites dans lesquels les agents de la Direction des chantiers navals étaient appelés à travailler, à résider ou à se rendre pour leurs loisirs. Rendre publics ces renseignements revenait à fournir clés en main l'attentat suivant !

Le cinquième avis faisait suite à l'intervention du juge Trévidic, qui se demandait si tous les documents pouvant concerner l'affaire de Karachi avaient été soumis à la CCSDN. Le ministre de la défense a donc donné instruction à tous ses services – y compris la délégation générale de l'armement, l'état-major de la marine, et la DGSE – de procéder aux recherches nécessaires. La DGSE m'a invité à examiner ce qu'elle présentait elle-même comme ses « fonds de tiroir ». Nous avons analysé plusieurs cartons et trouvé des documents auxquels nous avons appliqué nos critères de tri habituels, le premier étant de savoir s'ils avaient un rapport avec l'affaire. Dans ces cartons figurait par exemple tout ce qui touchait aux relations entre notre pays et le Pakistan pendant la période considérée : cela n'avait donc pas nécessairement de lien avec l'exécution du contrat Agosta, et donc, le cas échéant, avec l'attentat. C'est ce qui explique pourquoi le dernier avis rendu par la CCSDN sur l'affaire de Karachi ne proposait la déclassification que d'une partie seulement des documents.

Cela m'amène au problème de la motivation des avis. Nous ne pouvons pas les motiver pour deux raisons : d'une part, nous risquerions ainsi de compromettre un secret, et d'autre part, ce serait une manière d'exercer une pression sur le ministre qui prend la décision d'autoriser ou de refuser la déclassification. En effet, les avis de la Commission consultative sont automatiquement publiés sous quinze jours. Cependant, l'absence de motivation peut se révéler embarrassante, notamment quand nous rendons un avis négatif parce que nous estimons que le document considéré n'a aucun rapport avec l'affaire – ce qui est souvent le cas.

Neuf fois sur dix, nos avis, qu'ils soient favorables ou défavorables, sont suivis par l'autorité administrative. Et dans 80 % des cas, nos avis défavorables s'expliquent par l'absence de lien entre le document concerné et l'affaire. Le « noyau dur » du secret réside dans les 20 % restants.

Quant aux critères sur lesquelles s'appuie la Commission, ils sont précisés dans la loi. Trois sont relatifs à la justice : la prise en considération des missions du service public de la justice, le respect de la présomption d'innocence et celui des droits de la défense. On peut également citer la nécessité de préserver les capacités de défense et le respect des engagements internationaux de la France. Notons au passage que tous les contrats d'armement prévoient le respect des règles applicables au secret de la défense dans chacun des pays signataires ; si un des pays veut lever ces contraintes, il doit le faire en accord avec l'autre. Enfin, le dernier critère est celui de la sécurité des personnels, que la Commission interprète au sens large, celui de « personnes », afin de protéger non seulement les fonctionnaires ou les agents, mais aussi, le cas échéant, les sources.

Pour répondre à M. Ménard, l'année dernière, la Commission s'est réunie une fois par mois, sauf au mois d'août. Ses recommandations sont généralement suivies, comme je l'ai dit : sur cinq ans, 90 % des décisions de l'autorité administrative ont été conformes à ses avis. L'année dernière, nous n'avons pas connu de décision contraire, car nous n'avons été saisis que par le ministère de la défense. Or M. Morin, après avoir dit qu'il suivrait toujours nos recommandations, a tenu sa promesse.

PermalienPhoto de Michel Grall

Pouvez-vous nous éclairer sur la manière dont nos principaux partenaires étrangers – États-Unis, Royaume-Uni et Allemagne – sont organisés pour traiter ce thème sensible du secret de la défense ?

PermalienPhoto de Philippe Vitel

Ma question sera quasiment identique : comment, dans les pays démocratiques, sont organisés les organismes équivalant à votre commission ? Quel est leur mode de fonctionnement ? Existe-t-il une tendance à l'harmonisation internationale des critères de classification ?

PermalienPhoto de Francis Hillmeyer

Nous avons, avec certains pays, des engagements militaires, ou relatifs à la lutte contre le terrorisme ou le trafic de drogue, qui peuvent mettre en jeu des données confidentielles. Que se passe-t-il si une demande de déclassification est effectuée au niveau international ?

PermalienJacques Belle, président de la Commission consultative du secret de la défense nationale

Mon expertise est limitée en matière internationale ; le SGDSN pourrait vous répondre bien mieux que moi, parce qu'il a récemment fait faire une étude sur ce sujet. Ce que je peux dire, c'est qu'à l'étranger, les dispositifs en vigueur en matière de secret de la défense nationale sont étroitement liés au système judiciaire dans lequel ces pays s'inscrivent. L'organisation est donc très différente selon que l'on se trouve dans un système de droit anglo-saxon, allemand ou français.

Je rappelle par ailleurs que l'avis de la CCSDN est rendu à la suite de la demande d'une juridiction française : nous n'avons donc pas compétence pour répondre à une juridiction étrangère, voire à un tribunal international – dans ces situations, des procédures ad hoc sont prévues –, sauf si un tribunal français sert de relais.

De même, nous ne sommes pas habilités à nous prononcer – même à la demande d'une juridiction française – sur des documents relevant d'une autorité classificatrice étrangère, ou internationale comme l'OTAN.

Je l'ai dit, les avis de la CCSDN doivent prendre en compte le respect des engagements internationaux de la France. Les contrats de vente d'armement en sont un exemple : même lorsqu'ils sont négociés par un établissement public ou une société privée, ils sont toujours garantis par l'État, et portent donc les signatures de la République française et de l'État acquéreur. Mais on peut citer d'autres types d'engagements internationaux, comme ceux visant à échanger des informations en matière de sécurité, ou à favoriser les échanges judiciaires. De tels échanges ayant tendance à se multiplier, ils pourraient d'ailleurs faire partie des critères que nous devons prendre en considération, dès lors que la demande de déclassification est formulée par une juridiction française.

PermalienPhoto de Christophe Guilloteau

Vous êtes magistrat à la Cour des comptes, et avez une expérience de l'évolution du droit et de la société. Ne pensez-vous pas qu'Internet risque de mettre à disposition de tous des renseignements pouvant être considérés comme relevant du secret défense ? Avez-vous eu l'occasion de travailler sur des affaires touchant à l'informatique – des cyberattaques, par exemple ?

PermalienPhoto de Guillaume Garot

Comment notre droit relatif à la protection du secret de la défense peut-il s'articuler avec un engagement vers une défense européenne ?

PermalienJacques Belle, président de la Commission consultative du secret de la défense nationale

Jusqu'à présent, nous n'avons jamais été confrontés à un dossier de cyberattaque, mais je suppose que cela pourrait arriver dans un avenir assez proche. Vous vous demandez sans doute si nous nous sentirions techniquement compétents en pareil cas, mais il est prévu – et ce sera d'autant plus vrai si notre budget est amené à évoluer – que le président de la CCSDN puisse se faire assister par des experts pour mener ses investigations ou pour présenter son rapport. Nous en avons rarement eu besoin en matière d'informatique, mais cela pourrait changer. Jusqu'à présent, en évoquant des documents, je parlais implicitement d'écrits sur support papier, mais il peut s'agir également d'images, ou du contenu de disques durs. Or pour rechercher un disque dur, le prélever, en faire une copie, lire et le cas échéant traduire son contenu, il peut être nécessaire de recourir à un expert. Nous avons ainsi déjà bénéficié utilement du concours de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale.

Enfin, monsieur Garot, ma réponse en ce qui concerne l'Europe sera la même que pour le domaine international : pour la conduite de notre mission, les affaires européennes ne se distinguent pas du reste des relations internationales. Les limites de notre intervention sont les mêmes.

La séance est levée à onze heures quinze.