Audition de l'amiral Pierre-François Forissier, chef d'état–major de la marine, sur le projet de loi de finances pour 2011 (n° 2824)
La séance est ouverte à dix-sept heures.
Nous avons le grand plaisir d'accueillir l'amiral Pierre-François Forissier, chef d'état-major de la marine.
Vous allez, amiral, nous détailler les crédits alloués à votre armée dans le projet de loi de finances pour l'année qui vient. La marine ne semble pas la plus touchée par l'effort imposé au ministère de la défense. L'année 2011 verra en effet la commande d'un sous-marin nucléaire d'attaque Barracuda, ce qui nous paraît important tant pour la marine que pour l'industrie, ainsi que la livraison de quatre NH90 version marine – que nous attendions depuis longtemps.
Amiral Pierre-François Forissier. Je suis très heureux, comme chaque année, de venir vous présenter la situation de la marine nationale. N'ayant plus de réelles responsabilités budgétaires, j'interviens en tant qu'adjoint du chef d'état-major des armées, qui désormais les exerce, pour vous apporter des compléments maritimes au tableau qu'il vous a brossé. Le BOP 178-21C est l'unique responsabilité budgétaire qui me reste.
S'agissant du format, j'observe tout d'abord que l'exécution budgétaire et les récents ajustements de ressources consécutifs à la crise préservent les grands équilibres de la programmation. L'équilibre général de la marine continue de reposer sur les deux composantes majeures que sont la force océanique stratégique d'une part, le groupe aéronaval d'autre part.
S'agissant de la force océanique stratégique, il faut saluer la performance exceptionnelle réalisée par l'ensemble des acteurs des programmes de dissuasion pour permettre le rendez-vous, que nous attendions depuis dix ans, entre le missile M51 et le sous-marin Le Terrible. Peu de programmes d'armement respectent aussi scrupuleusement un calendrier fixé avec autant d'avance. Le ministre de la défense vient de prononcer la mise en service opérationnel du M51, nous-mêmes avons prononcé l'admission au service actif du Terrible. Pour autant, celui-ci n'est pas encore prêt à assurer sa mission de dissuasion : il reste à l'insérer dans le cycle opérationnel, en particulier à l'équiper de ses missiles ; ce qui devrait se faire dans les semaines qui viennent.
Le troisième Barracuda sera commandé en 2011. Du fait du plan de relance, la composante amphibie va voir le Dixmude admis au service actif en 2012. Ce bateau, dont nous avons découpé la première tôle il y a un an, a déjà flotté en changeant de cale dans les chantiers de Saint-Nazaire. Fabriquer une coque de 22 000 tonnes en moins d'un an est une performance remarquable, qui explique que certains pays étrangers s'intéressent à notre industrie navale.
Nous mettons actuellement en service actif les frégates de défense aérienne de type Horizon – dans quelques jours le Forbin, que nous espérons déployer avec le groupe aéronaval qui appareille demain matin pour l'Océan Indien et, dans quelques mois, le Chevalier Paul.
Enfin, la livraison des Rafale marine se poursuit : nous sommes en train de réceptionner le numéro 30. Celle des NH90 a débuté : les deux premiers ont été livrés, nous attendons les deux suivants dans les mois qui viennent.
De mes propos, vous pourriez retirer l'impression que tout va bien dans la marine. Or si les grands équilibres sont préservés, la cohérence globale de notre format est fragilisée, notamment par les efforts supplémentaires que la programmation triennale 2011-2013 nous impose par rapport à la loi de programmation militaire.
Ainsi, pour la flotte, la jonction entre les sous-marins Rubis et Barracuda suppose que nous réussissions à prolonger les premiers autant qu'il sera possible. Conçus pour servir pendant vingt-cinq ans, ils vont largement dépasser cet âge et nous devons les faire durer au moins trente-cinq ans, peut-être quarante. Nous n'avons pas beaucoup d'inquiétudes, compte tenu des normes retenues à l'époque de leur construction, notamment en matière nucléaire. Nous devons cependant rester vigilants car nous ne sommes pas à l'abri d'une mauvaise surprise. Le pari est raisonnable, mais nous n'avons pas toutes garanties qu'il sera gagné.
S'ajoute à cela la gestion des ruptures temporaires de capacité, déjà prévues dans la loi de programmation militaire. J'espère qu'elles ne s'aggraveront pas. Pendant les dix ans à venir, nous connaîtrons un déficit d'au moins une à deux frégates de premier rang.
Concernant l'aéronautique navale, l'un de mes sujets majeurs de préoccupation est le retrait inéluctable du service opérationnel du Super Etendard en 2015 et la nécessité de disposer de 45 Rafale opérationnels à cette échéance. Certes il ne nous en reste plus que 15 à recevoir mais sur les 30 qui nous ont été livrés, 10 sont au standard 1, c'est-à-dire interdits de vol ; leur rétrofit dans la version F3 est programmé et nous veillons à ce qu'aucun retard ne soit pris.
Le format des avions de patrouille maritime Atlantic 2 est convenable, mais leur taux de disponibilité l'est moins, d'autant que s'y ajoute l'obsolescence de certains de leurs équipements. Leur rétrofit va donc devenir urgent. Les trois appareils que nous avons déployés en Afrique, à l'occasion des événements récents au Mali, représentaient 40 % du parc disponible ; nous remplissons les missions qui nous sont confiées, mais difficilement.
Nous avions des inquiétudes concernant le relais entre le Super Frelon et le NH90 et malheureusement, la jonction entre ces deux programmes n'a pas été possible. J'ai pris la décision, contre certains avis, d'arrêter le Super Frelon avant qu'il n'accomplisse le vol de trop. Pour assurer la jonction, nous avons acheté deux hélicoptères EC225, primitivement destinés à une compagnie pétrolière qui avait annulé sa commande en raison de la crise – ce qui nous a permis de les mettre très rapidement en service mais, s'agissant d'invendus, je trouve que nous les avons payés bien cher.
Dans le domaine strictement budgétaire du BOP 178-21C, je note que le niveau de ressources du projet de loi de finances – 4,2 milliards d'euros en crédits de paiement – se situe en dessous de la stricte suffisance pour l'entretien programmé du matériel. Il pénalisera les rechanges et la disponibilité, mais cela ne sera pas visible du fait de la spécificité du MCO (maintien en condition opérationnelle) naval : si nos bateaux étaient autrefois appelés « bâtiments », c'est parce que leur entretien s'apparente plus à un entretien patrimonial qu'à l'achat d'heures de marche comme pour un véhicule ou un avion. L'usure d'un bateau – qui est en permanence dans l'eau, extrêmement corrosive, et qui contient à bord des équipements qui fonctionnent en permanence – ne résulte pas de son utilisation mais du temps qui passe.
Mon indicateur de performance du MCO est le nombre de jours d'avaries accidentelles par bateau. En temps normal, nos bâtiments sont utilisés une centaine de jours par an ; cette année, en raison des restrictions, nous réduirons cette utilisation de 10 %, soit une activité de 90 jours par bateau. Les 80 jours d'indisponibilité supplémentaire par an que je prévois se situeront majoritairement durant les 275 jours où le bateau se trouve à quai – mais où je souhaite qu'il soit disponible en cas de mission impromptue. Là est le paradoxe : la marine fait ce qui lui est demandé, mais son déficit de MCO entraîne néanmoins une moindre disponibilité instantanée de ses bateaux en cas de besoin inopiné.
Le titre II, doté de 2,49 milliards d'euros, intègre les transferts et la déflation des effectifs – environ 2 600 emplois. Il est globalement stable à périmètre constant, ce qui devrait nous permettre de le gérer convenablement.
J'en arrive aux défis que, dans ce contexte contraint, la marine doit relever.
Premier défi : le maintien d'une activité soutenue en réponse au contrat opérationnel d'intervention. La diminution d'activité de 15 % des sous-marins nucléaires d'attaque devra être gérée avec beaucoup de soin car il faut assurer, pour l'ensemble du dispositif, le maintien des savoir-faire et des capacités d'expertise à la mer – qu'on n'acquiert pas en restant à quai.
Le groupe aéronaval va travailler pendant plusieurs mois dans un contexte opérationnel sévère, accroissant notre participation aux opérations Enduring Freedom et Atalanta, tandis que d'autres bateaux sont affectés à la mission Corymbe dans le golfe de Guinée. Mais, pendant que nous procédons à ces déploiements loin de chez nous, notre entraînement dans nos approches diminue. Je suis préoccupé par le maintien de savoir-faire complexes, en particulier dans le domaine de la lutte anti-sous-marine.
Deuxième défi : la maîtrise des coûts du MCO, qui est un enjeu majeur. Nous essayons de travailler avec l'industrie, dont la performance en termes de coûts me paraît susceptible d'être améliorée.
Aujourd'hui, la disponibilité des aéronefs est préoccupante. Là aussi, nous travaillons avec la SIMMAD (structure intégrée de maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques du ministère de la défense) pour améliorer la situation. Il est clair que les difficultés sont liées à l'obsolescence de certains matériels et au fait que nous entretenons un parc d'avions anciens : le Super Etendard est un très bon avion, mais qui connaît régulièrement des problèmes, dus notamment à la fatigue de sa structure ; nous attendons donc impatiemment la mise en service de matériels nouveaux. Nous espérons cependant obtenir une réduction significative du coût d'entretien des aéronefs modernes, très élevé lorsque les appareils sont encore proches de l'état de prototype ; nous examinons avec les professionnels comment parvenir le plus rapidement possible à des prix de marché convenables et durables.
Troisième défi : la mise en oeuvre des réformes. La base de défense de Toulon doit être créée le 1er janvier 2011. Elle comptera 22 000 personnes, ce qui en fait une base de défense « XXL », comparée aux bases de défense standards qui comptent de 2 000 à 3 000 personnes. D'autre part, nous allons fermer la base aéronautique de Nîmes-Garons ainsi que les établissements de Toussus-le-Noble et de Dugny.
Le dernier et principal défi concerne la gestion des ressources humaines, tant il est vrai que la marine n'est rien sans les hommes et les femmes qui la servent. Nous sommes dans la phase de déflation des effectifs voulue par le Livre blanc, pour atteindre la cible de 44 000 marins en 2015, soit une réduction de 12 %, au rythme de 850 suppressions de postes par an. Certaines personnes seront transférées vers d'autres services de la défense et continueront à travailler à notre profit.
La manoeuvre RH à accomplir est, comme dans les autres armées, complexe et anxiogène pour nos personnels. Nous veillons à ce que nos flux d'entrées et de départs assurent la qualité et la jeunesse de nos équipages. Cela nous oblige à choisir ceux que nous désirons voir partir et ceux que nous voulons fidéliser. Nous nous trouvons donc dans cette situation paradoxale où, tout en cherchant à réduire les effectifs, nous refusons le départ de personnes qui voudraient nous quitter mais qui détiennent des expertises dont nous ne pouvons pas nous passer ; c'est le cas notamment dans les domaines du nucléaire, de la lutte anti-sous-marine et des systèmes d'information et de commandement (SIC) militaire et naval. Cette manoeuvre RH est un défi colossal auquel nous faisons face avec beaucoup de persévérance et d'énergie.
Dans le contexte difficile auquel nous sommes confrontés, il nous faut impérativement être innovants, et cela dans tous les domaines.
Dans celui du MCO, nous développons les contrats d'entretien globaux sur une certaine durée. Nous avons du mal à trouver le réglage optimal mais nos contrats sont aujourd'hui beaucoup plus performants, dans leur rapportcoût efficacité, qu'il y a quatre ou cinq ans ; nous nous efforçons de progresser encore.
Nous essayons aussi de nouer des partenariats innovants avec les industriels. Ainsi, le projet Hermès consiste à construire un bateau sur les fonds propres de l'industriel sans que nous ayons à financer un programme d'armement. Il ne s'agit pour le moment que d'une expérience mais si, à terme, nous parvenons à acheter des bateaux sur étagère, sans avoir à payer le développement d'un programme, cela constituera un changement très important.
Avec les autres armées, nous jouons pleinement le jeu de la coopération. Nous avons en effet de plus en plus de matériels communs. La semaine dernière, nous avons d'ailleurs, avec le ministre et le général Paloméros, mis en service l'escadron de transformation Rafale mixte airmarine de Saint-Dizier, dans lequel nous avons pour l'instant un Rafale marine – quatre à terme – pour éviter de dupliquer cette activité avec Landivisiau. De même, nous sommes en train de découvrir avec nos camarades de l'armée de terre le NH90, en essayant de mettre en commun la formation au pilotage et l'utilisation des simulateurs.
Concernant l'action de l'État en mer, nous avons eu le plaisir, après un remarquable travail effectué dans des délais très courts, d'inaugurer le 15 septembre dernier le Centre opérationnel de la fonction garde-côtes (CoFGC), hébergé à l'hôtel de la Marine. L'équipe interministérielle qui y travaille édite tous les jours une fiche de situation maritime, couvrant l'ensemble de la planète et destinée à toutes les administrations concernées par la mer.
Nous sommes par ailleurs très engagés pour apporter à notre industrie un soutien à l'exportation. À l'occasion du salon Euronaval qui se tiendra dans quinze jours à Paris, je recevrai personnellement un grand nombre de chefs d'état-major étrangers, venus voir ce que l'industrie française peut faire pour eux.
Enfin, dans le domaine de la formation, nous avons inauguré cette année l'école d'application des officiers de marine dans sa nouvelle formule – sur un BPC (bâtiment de projection et de commandement) et non plus sur la Jeanne d'Arc. Nous sommes en train d'évaluer les résultats de cette première campagne ; les premières impressions nous rendent extrêmement confiants et satisfaits d'avoir tenté ce pari.
En conclusion, la marine va plutôt bien et travaille avec beaucoup de sérénité. Elle a conscience de la faiblesse de ses marges de manoeuvre, quand celles-ci ne sont pas négatives, mais elle essaye d'accomplir les missions qui lui sont assignées. Jusqu'à présent, elle y a toujours réussi, à la plus grande satisfaction de nos donneurs d'ordres. Je ferai tout pour que les choses continuent ainsi.
On parle beaucoup actuellement du rapprochement franco-britannique – nous devrions y voir plus clair d'ici au mois de novembre. Avez-vous une idée des économies qu'il pourrait générer ?
Amiral Pierre-François Forissier. Je ne pense pas que la finalité soit de réaliser des économies. Les Britanniques et nous-mêmes sommes confrontés, comme partout ailleurs, à la nécessité de limiter les dégâts provoqués par la crise. Nous avions envisagé plusieurs hypothèses de rupture stratégique, mais nous n'avions pas imaginé que le problème viendrait de la finance. En Europe, seules les marines britannique et française ont encore une ambition mondiale. Les autres marines européennes, dont certaines disposent d'importantes capacités de haute mer, sont capables de se déployer dans une coalition sur un théâtre d'opérations, mais n'ambitionnent pas d'assurer une présence simultanée sur l'ensemble des océans. Pour notre part, notre outre-mer nous y oblige. Quant aux Britanniques, du fait de leur histoire, ils ont les mêmes besoins et la même ambition que nous. Nous avons bien conscience que, chacun de notre côté, nous n'aurons plus les moyens de la satisfaire ; c'est pourquoi nous avons le désir de travailler ensemble. Nous savons que nous avons des doublons et qu'en conséquence, certaines mises en commun peuvent permettre d'éviter, au bénéfice de nos deux nations, la disparition de certaines activités, et donc de préserver l'influence de l'Europe dans le monde.
Notre travail avec les Britanniques est engagé, mais il n'est pas encore assez avancé pour que nous puissions procéder à un chiffrage. Nous sommes également dans l'attente des résultats de la Revue Stratégique de Défense britannique en cours d'élaboration. Nous en sommes donc encore à une phase d'étude plutôt théorique, qui a néanmoins permis d'identifier des sujets de coopération possible. La guerre des mines en est un : nous effectuons les mêmes missions, pour la même raison – la protection de nos sous-marins nucléaires participant à la dissuasion. À plusieurs reprises, un SNLE français a fait escale dans la base écossaise de Faslane ; de même, nous avons reçu plusieurs fois à l'Île Longue un SNLE britannique.
La mutualisation est possible dans différents domaines. Le développement d'un programme futur permettant de nous doter d'un même équipement serait également une source de partages. Il est essentiel que, parallèlement, des rapprochements industriels se réalisent : ainsi, l'électronique sous-marine britannique est fournie par Thalès UK, tandis que la française est fournie par Thalès France...
Le sujet est donc à la fois complexe et global, mais nous avons aujourd'hui l'opportunité, face à la crise, de faire preuve de pragmatisme, au bénéfice des uns comme des autres.
Par des économies…
Amiral Pierre-François Forissier. Non, permettez-moi d'insister. Si on ne diminue pas les missions de la marine – et je ne vois pas pourquoi on les diminuerait –, il n'y a pas de réductions de cible possibles. Les Britanniques sont exactement dans la même situation. L'objectif est de faire en sorte que le coût global de l'ensemble soit plus conforme aux ressources dont nous disposerons.
Pour moi, ce sont toujours des économies. Peut-être le mot vous dérange-t-il, mais la mutualisation des moyens revient à un partage : si un groupe aéronaval, au lieu de ne comporter que des bateaux français, compte deux bateaux britanniques, deux bateaux français ne seront plus à la mer, ce qui permettra de réaliser des économies de fonctionnement.
Amiral Pierre-François Forissier. Je me suis sans doute mal exprimé. Compte tenu des réductions budgétaires que la crise nous impose, nous ne pourrons plus, si nous ne réagissons pas, maintenir notre statut de marine mondiale. Notre objectif, en travaillant avec nos amis britanniques, est donc de pouvoir, grâce à une répartition des tâches, continuer à nous déployer. Le jour où l'une de nos frégates sera remplacée par une frégate britannique pour escorter le Charles de Gaulle, elle sera déployée ailleurs, par exemple au large de l'Afrique ou dans les Antilles – car aujourd'hui, nous avons des ruptures temporaires de capacité qui nous empêchent d'assurer la souveraineté de nos espaces ultramarins en permanence. L'un de nos sujets de discussion avec les Britanniques, également très présents dans l'arc antillais, est d'ailleurs la coordination entre les patrouilles de nos frégates.
Vous comprendrez donc que je sois très prudent sur le mot « économies » : nous ne rendrons rien, mais nous permettrons au système de survivre en coûtant moins cher.
Nous avons tous compris que vous ne voulez pas voir réduire le tonnage de la flotte.
Amiral Pierre-François Forissier. Beaucoup de mes interlocuteurs ont anticipé une réduction de ce tonnage, d'où mon insistance.
On entend de plus en plus parler de synergies possibles avec les Britanniques en matière de dissuasion sous-marine. Qu'en est-il ?
La réforme des corps d'officiers exerçant des fonctions administratives me paraît mériter un examen approfondi. Si la création d'un service du commissariat des armées (SCA) placé sous l'autorité du chef d'état-major des armées (CEMA) est une idée acceptable, en revanche la massification et la banalisation des formations ne le sont pas. Les commissaires de la marine font autant le choix de la mer que celui de l'administration – il en va de même pour les commissaires de l'air et de l'armée de terre. On peut regrouper le soutien au sein du SCA, mais non former un seul corps d'administrateurs : la fusion réduirait la motivation et éloignerait des milieux opérationnels, de la terre, de l'air et de la mer, qui ont chacun leur originalité. Au motif de réformer, il ne faut pas perdre les spécificités. Il faudrait sans doute trouver une solution tenant compte des deux phases de la carrière, la première en relation avec le milieu opérationnel, la deuxième plus proche de l'état-major et des centres de décision. Qu'en pensez-vous ?
L'opération Atalanta, menée sous l'égide de la France, a donné d'excellents résultats. Mais ne sommes-nous pas parvenus à un statu quo ? Peut-on attendre davantage de l'opération ou bien faut-il passer à une deuxième phase, à terre ?
Je crois par ailleurs nécessaire de faire preuve de réalisme pour les sociétés militaires privées (SMP). Nous avons pu constater, sur les thoniers senneurs, l'efficacité des équipes embarquées, qui ont pu repousser toutes les attaques. On peut certes faire venir des réservistes fusiliers marins sur ces bateaux, mais si nos militaires sont occupés sur d'autres théâtres, que fera-t-on ?
La maintenance de nos hélicoptères était jusqu'ici assurée sur nos bases par des civils, souvent issus des milieux militaires. Celle du NH90 sera-t-elle assurée directement par les industriels ?
Amiral Pierre-François Forissier. Les discussions éventuelles entre la France et le Royaume-Uni sur la dissuasion nucléaire ne relèvent pas de ma sphère de compétences. En tant que fournisseur de moyens, je considère que des rapprochements sont inéluctables, ne serait-ce que sur le plan technique. Nous avons le même fabricant de sonars, Thalès, qui travaille de façon séparée au Royaume-Uni et en France, ce qui nous coûte très cher ; notre indépendance nationale ne serait pas remise en cause si nous avions des équipements voisins. Je rappelle qu'à bord du Redoutable, les usines de traitement de l'atmosphère étaient britanniques, à une époque où pourtant l'indépendance nationale de la dissuasion était un dogme absolu. Un certain nombre de composants, en particulier électroniques, sont fabriqués par les fournisseurs mondiaux spécialisés, qui sont peu nombreux. Cela ouvre donc un champ possible de coopération, dont la mise en oeuvre dépend de décisions politiques. Quel est le degré de coopération que nous sommes prêts à envisager ? Il peut être symbolique ou très large ; nous appliquerons les directives de nos Gouvernements respectifs. En tout cas, pour nous, ce n'est plus un sujet tabou.
J'ai reçu de mon ministre des directives très précises sur la réforme de la formation des officiers chargés de l'administration dans les armées, que je vais donc exécuter. Nous devons imaginer deux corps d'officiers : un corps de direction du service du commissariat des armées (SCA), au départ alimenté par les actuels corps de commissaires ; un corps d'exécution, alimenté par les autres officiers qui exercent des tâches administratives dans nos armées. Nous devons en outre envisager une école unique à l'échéance de 2013.
Je considère toutefois que le métier de commissaire n'est pas du tout le même dans les trois armées. Le corps des commissaires de la marine a la grande particularité d'être navigant. C'est en son sein que nous trouvons les spécialistes du droit de la mer dont nous avons absolument besoin pour, d'une part, armer nos préfectures maritimes, d'autre part conduire intelligemment des opérations telles qu'Atalanta. Cette expertise s'acquiert certes dans les livres, mais aussi par les travaux pratiques sur nos bateaux. Il faudra donc que la formation commune et le corps commun permettent de maintenir ces spécificités. Le service de santé des armées repose aussi sur un corps unique de médecins, lequel comprend néanmoins des spécialistes de médecine navale, des spécialistes de médecine nucléaire, des médecins sous-mariniers capables de patrouiller dans un SNLE et de procéder seuls à des interventions chirurgicales. Nous veillerons à ce que les savoirs et les cultures spécifiques soient préservés ; l'interarmées n'a de sens qu'en respectant la diversité des compétences, qui fait la richesse du système.
L'opération Atalanta est pour nous un grand sujet de satisfaction. Aujourd'hui, la navigation dans l'Océan Indien est sûre. La dangerosité de la région ne sera jamais nulle, mais elle est devenue acceptable ; l'évolution des tarifs des assurances le prouve. Pour autant, nous ne pouvons pas relâcher notre effort.
Tôt ou tard, c'est à terre qu'il faudra résoudre le problème. Je mets beaucoup d'espoir dans des actions concrètes de valorisation des activités liées à la mer, en particulier sur les côtes de Somalie. En effet la piraterie porte moins atteinte au commerce mondial qu'aux activités locales, notamment de pêche, et donc à l'approvisionnement des populations locales. Partout où la piraterie se développe, la pêche disparaît. Nous cherchons donc le soutien des populations pour faire comprendre que, plutôt que de devenir pirate, mieux vaut retourner à la pêche, activité durable qui permettra de nourrir tout le village. Nous menons cette action avec l'aide de l'Union européenne, en commençant à Djibouti par la création d'une école de garde-côtes.
Du fait de notre action, les pirates agissent aujourd'hui plus près de l'Inde que de la Somalie. Devant rester dans leurs pirogues plus longtemps, ils se fatiguent et deviennent beaucoup moins performants. Viendra un moment où ils préféreront revenir à la pêche.
J'admets tout à fait le recours aux SMP à terre, dans un espace sous souveraineté. J'y suis totalement opposé dans les eaux internationales, espace de non-souveraineté et de non-droit, où il est impossible, contrairement à ce qui se passe à terre, d'exercer en permanence un contrôle. Ce sont les plus hauts responsables de nos États que nous exposerions au risque de devoir gérer une bavure. Si Brink's en commet une dans une ville française, c'est la police ou la municipalité qui géreront la situation ; s'agissant d'un bateau battant pavillon français dans un espace international, c'est le Président de la République qui devra rendre des comptes directement aux familles des victimes. Vous pouvez interroger le préfet de Mayotte : il vous parlera de pêcheurs qui avaient à bord de leur bateau des mercenaires surarmés ; il a décidé d'interdire l'entrée de ce type de bateaux dans les eaux territoriales. Que les SMP nous aident en Afghanistan ou dans des territoires sous souveraineté, ou même à la mer dans des eaux territoriales ; dans les eaux internationales, je m'y oppose.
80 % des bateaux victimes d'une attaque de pirates n'avaient pas respecté les consignes de sécurité qu'on leur avait données. Le pirate somalien est un homme rustique mais déterminé, qui ne dispose pas de beaucoup de moyens ; l'empêcher de prendre pied sur un bateau ne nécessite pas de dispositifs très sophistiqués. Pour le faire fuir, il suffit de s'enfermer dans un local sécurisé et de plonger le reste du bateau dans le noir … Il reste hélas le cas des plaisanciers imprudents qui, au nom de leur liberté individuelle, se risquent avec leur voilier dans des eaux signalées comme dangereuses. S'il leur arrive un malheur, nous irons malgré tout les chercher…
En ce qui concerne le NH90, les contrats étant en cours de négociation, je ne sais pas encore précisément comment la maintenance va être organisée. En tout cas l'équilibre ancien – un industriel intervenant peu, des maintenanciers faisant tout – n'est plus possible. La situation est la même que pour les automobiles, désormais remplies d'électronique et dont l'entretien ne peut plus être assuré par le garagiste de quartier : comme le Rafale, le NH90 est un ordinateur, doté d'un système de sustentation lui permettant de voler… Néanmoins nous avons encore besoin d'un échelon local de maintenance. Nous allons utiliser les compétences des personnels, sans écarter personne ; mais nous ne remplacerons pas tous les départs à la retraite. Quant aux jeunes, nous les formerons à la maintenance moderne – avec une balance entre ateliers de la base et industrie qui ne sera plus la même. Nous aurons toujours besoin, sur les bases, de mécaniciens qui soient des professionnels de haut niveau bénéficiant de perspectives de carrière intéressantes et fiers de leur activité.
Le Gouvernement souhaite que la formation des atomiciens, qui sert beaucoup à la marine nationale, fasse l'objet d'une mutualisation entre nucléaire civil et nucléaire militaire. Il a été envisagé à plusieurs reprises de créer un centre unique de formation dans la vallée du Rhône ou à Saclay. Où en est-on de cette réflexion ? Comment voyez-vous l'avenir de l'École atomique ?
L'implantation militaire française aux Émirats arabes unis est aujourd'hui dans une phase de montée en puissance. Quelle part y prend la marine et quels sont, à terme, ses objectifs dans cette base ?
Amiral Pierre-François Forissier. Dans le cadre de la mutualisation des formations nucléaires, nous avions en effet étudié l'hypothèse d'un déménagement de l'École atomique mais cette option n'est plus d'actualité. Nous cherchons désormais à donner à l'école une visibilité et une dimension qui lui permettent d'attirer des enseignants de qualité. Je travaille personnellement à son changement de statut – actuellement celui d'une unité militaire de base, dépourvue de personnalité juridique – en m'inspirant de l'École polytechnique, devenue un élément moteur du pôle Paris Tech.
Notre implantation aux Émirats arabes unis est une décision politique. Il s'agit de montrer l'engagement de la France dans la région, lequel a un caractère interarmées : l'armée de l'air déploie en permanence des avions, l'armée de terre a installé un centre d'entraînement et de formation, la marine a une base navale. Les opérations dans la région étant essentiellement navales, nous avons décidé que le commandement de l'implantation aux EAU serait confié à l'amiral commandant la zone maritime de l'Océan Indien – Alindien –, installé à terre à Abou Dhabi et conservant une capacité de projection à la mer en cas de besoin. C'est à partir de ce dispositif nouveau et en fonction de l'évolution de nos partenariats dans la région que nous allons construire l'avenir de notre implantation.
Dans un contexte budgétaire très serré, les exportations jouent un rôle important pour soutenir l'industrie. Où en est-on sur les BPC pour la Russie ?
L'action de l'État en mer est le fait de nombreux intervenants – marine, douanes, affaires maritimes. Faut-il à votre avis persévérer dans ce mode de fonctionnement, ou procéder à une concentration dans un corps unique ?
Amiral Pierre-François Forissier. Concernant l'exportation des BPC, je n'en sais pas plus que vous, ne participant pas aux négociations qui ont lieu entre nos deux pays.
Quant à l'idée d'un corps unique de garde-côtes, je suis résolument contre. Avoir un tel corps, c'est en effet avoir deux marines, comme les Américains ; or nous n'en avons pas les moyens.
En Europe, trois marines assurent à la fois la fonction militaire en mer et la fonction de garde-côtes : la marine portugaise, la marine danoise et la marine française. Cela tient à la géographie : pour la première, c'est en raison des Açores ; pour la deuxième, en raison du Groenland ; pour la marine française, en raison du golfe de Gascogne – où lorsqu'il fait mauvais, il est impossible d'intervenir avec des petits bateaux. Seule la marine possède des grands bâtiments susceptibles d'y intervenir efficacement. Il n'est pas envisageable d'en acheter pour une administration civile.
Le corps des garde-côtes américain est un corps militaire, séparé de l'US Navy en temps de paix et qui y est intégré en temps de guerre ; mais comme la distinction entre-temps de paix et temps de guerre est devenue un peu floue, les Américains sont en train de s'intéresser à notre modèle. Aujourd'hui, les bateaux des garde-côtes américains sont déployés dans le détroit de Malacca et dans l'Océan Indien pour servir de support à l'US Navy – là où nous mettons un bateau, les Américains en mettent deux.
La création de la fonction de garde-côtes, qui est récente puisqu'elle est issue du Grenelle de la mer, concrétise le fait que, alors que nous nous étions jusque-là limités à la coordination dans l'action, le Secrétariat général de la mer a reçu mandat d'assurer une coordination en amont, en exerçant un pouvoir de régulation sur la répartition géographique des moyens des administrations. Notre système est particulièrement performant ; il serait dommage de l'abandonner, au moment même où beaucoup de pays nous disent leur envie de s'en rapprocher.
Présidence de M. Philippe Vitel, vice-président
Le 24 juin 2008, j'avais interpellé le ministre de la défense sur les conséquences de la fermeture de la base aéronavale de Nîmes-Garon. Dans sa réponse du 3 mars 2009, il m'a confirmé que cette fermeture interviendrait en 2011, en précisant qu'il y aurait compensation partielle par l'arrivée du 503e régiment du train et le renforcement des effectifs du 4e régiment du matériel. Où en est-on ?
Amiral Pierre-François Forissier. Nous avons commencé le transfert de nos avions de Nîmes-Garons vers Lann Bihoué. Nous n'avons plus que deux flottilles de patrouille maritime ; le fait de les mettre sur la même base nous fera faire des économies d'échelle. L'armée de terre s'est déclarée intéressée par la reprise du site de Nîmes-Garons ; nos équipes travaillent ensemble pour que le transfert se fasse de manière harmonieuse.
Considérez-vous que l'impact économique et social sera limité ?
Amiral Pierre-François Forissier. Je travaille dans mon champ de compétence : on m'a demandé de fermer la base, je la ferme ; on m'a demandé de transférer à l'armée de terre, je transfère.
Au-delà de la coopération franco-britannique, peut-on imaginer des partenariats avec d'autres pays dans d'autres domaines ? Ayant vu le très beau film Touch and go, j'ai à l'esprit l'exemple de la coopération avec nos amis américains pour l'entraînement des pilotes. Est-il envisageable de travailler avec le Portugal, avec l'Espagne, avec l'Allemagne ?
Amiral Pierre-François Forissier. La porte est ouverte à tous, mais nous n'avons pas les mêmes impératifs et ne travaillons pas sur les mêmes périmètres. La marine britannique et la nôtre, au contraire, sont les deux seules en Europe à avoir une vocation mondiale, à être nucléaires, à maîtriser le porte-avions. Avec les autres marines, notre lien passe essentiellement par l'OTAN et l'Union européenne. L'opération Atalanta a d'ailleurs démontré que nous étions capables de travailler ensemble. Ce qui favorise véritablement les rapprochements, ce sont les matériels communs : nous avons aujourd'hui les mêmes frégates Horizon que la marine italienne. De même, nous avons travaillé dans le passé avec des sous-marins espagnols de conception française, et nous développons aujourd'hui à l'export un sous-marin franco-espagnol, le Scorpène. Nous avons également des liens avec la marine allemande dans le domaine de la formation pour les officiers. Nous avons également des relations assez développées avec la marine grecque. Quant à la marine portugaise, elle a eu ces dernières années des difficultés financières qui l'ont amenée à se concentrer sur ses missions nationales, mais dès qu'elle le pourra nous serons heureux de travailler à nouveau avec elle. Enfin, nous avons en Méditerranée une force européenne à quatre nations – la France, l'Italie, l'Espagne, le Portugal –, à commandement tournant.
Le partenariat existe, donc ; mais il est toujours très difficile à organiser dans un cadre multilatéral. Poussés par nos amis britanniques, nous nous orientons plutôt vers la multiplication de relations bilatérales, en espérant qu'elles pourront déboucher sur des coopérations plus larges. Il reste que la situation économique et budgétaire est telle dans l'ensemble des pays européens que l'on ne voit pas émerger beaucoup de propositions concrètes, chacun essayant plutôt de colmater les brèches dans son propre dispositif.
Faute de capacités morales, démographiques et financières, nous allons devoir faire revenir nos corps expéditionnaires en Afghanistan. Parallèlement, nous sommes moins présents en Afrique. Nous perdons pied au niveau terrestre ; la marine sera donc notre bouclier dans les vingt à trente ans à venir, et notre dernière épée véritable. Mais elle est confrontée à la prolifération sous-marine, accompagnée de transferts de compétences qui m'inquiètent énormément – nous devrions être plus raisonnables concernant certaines ventes. Les compétences humaines vont donc être fondamentales. Quel est le temps nécessaire pour former un personnel spécialisé dans la lutte anti-sous-marine qui soit efficace en temps de guerre ? Par ailleurs, s'agissant du recrutement, constatez-vous que le fossé se creuse entre les zones rurales et les zones urbaines, pour des affectations qui nécessitent solidité, rusticité et tolérance à la frustration ?
La marine a été, à divers égards, la grande oubliée de la loi de programmation militaire. Nous avons des bateaux qui ont 22 ans de moyenne d'âge, nous manquons de patrouilleurs et d'avions de surveillance. Avons-nous les moyens d'assurer notre souveraineté dans les zones économiques exclusives qui entourent nos DOM et nos COM ?
Amiral Pierre-François Forissier. Si la formation en école se fait en un an ou deux, en revanche la compétence s'acquiert par des années de pratique. Le sujet essentiel est la conservation du savoir-faire car il peut se perdre en quelques mois, alors qu'à l'inverse, une marine qui ne possède pas la compétence de lutte anti-sous-marine a besoin de 30 ans de travail avant d'y parvenir. Aujourd'hui, nous n'avons pas de raison de craindre la menace sous-marine près de chez nous ; en revanche, elle peut exister lorsque nous nous déployons à l'extérieur. C'est la raison pour laquelle, dans les zones lointaines, nous préférons que ceux qui veulent développer une activité sous-marine utilisent nos techniques, afin de nous permettre de mieux contrôler la situation.
Nos équipages sont représentatifs de la population française. Les marins d'origine citadine en représentent donc une proportion croissante ; à nous de les rendre robustes. La mer est la plus grande éducatrice que nous puissions avoir ! Nous avons d'ailleurs lancé l'année dernière un plan intitulé « Être marin, être combatif » ; il vise à apprendre aux jeunes qu'il s'agit d'un métier difficile, qui entraîne des contraintes personnelles et familiales lourdes et qui peut amener à se trouver au combat – à un combat qui tue et qui conduit les marins, particularité de leur arme, à continuer de travailler en ayant à bord leurs morts et leurs blessés.
Monsieur Folliot, je ne vous suis pas lorsque vous dites que la marine a été sacrifiée ; elle ne fait que prendre sa part des efforts collectifs. Quant à sa place dans le monde, elle tient précisément au fait que nous avons le deuxième espace maritime mondial. Il est exact que les moyens navals dédiés arrivent en fin de vie. Nous ne pouvons pas les remplacer nombre pour nombre, mais je ne le demande pas car les performances de ces bateaux, et en particulier leur taux de disponibilité, pouvaient laisser à désirer : là où nous avions deux bateaux disponibles 80 jours par an, nous ne pouvions assurer que 160 jours de mer dans l'année. Mon objectif est que le nombre de jours de mer dans ces régions ne diminue pas, et si possible augmente – mais pas forcément avec un nombre de bateaux plus importants. La marine marchande a des bateaux dont la disponibilité avérée est supérieure à 300 jours par an ; avec des navires de ce type, même en nombre réduit, nous pourrions travailler beaucoup plus.
Par ailleurs, le cartésianisme français pousse à vouloir le « bateau générique » de l'outre-mer. Nous avons outre-mer des P400, des frégates de surveillance et des Batral ; ce sont exactement les mêmes bateaux qui travaillent au milieu du Pacifique ou dans les zones de petits fonds de Guyane. Cette approche ne me paraît plus pertinente, car il faut envoyer à chaque endroit le bateau qui convient. En outre, je souhaiterais que nos bateaux dans le Pacifique fonctionnent avec les mêmes moteurs que les bateaux de pêche du Pacifique, et que nos bateaux opérant au large de la Guyane aient les mêmes moteurs que les bateaux de plaisance que l'on peut voir dans la zone. Cela permettrait de bénéficier des capacités locales de maintenance, sans avoir besoin de faire venir des pièces de métropole.
Vous avez parlé de la prolongation de la vie des sous-marins Rubis. Quel est le nombre des bâtiments concernés ? Est-ce vraiment financièrement plus rentable que de renouveler plus rapidement notre équipement ?
Amiral Pierre-François Forissier. Il n'y a pas au monde d'objet plus compliqué qu'un sous-marin nucléaire. Nous ne pouvons donc pas aller plus vite ; les Barracuda sont en construction mais en attendant, pour assurer la permanence de la dissuasion, il faut utiliser les Rubis. En effet je ne peux pas garantir au Président de la République la permanence de la dissuasion à la mer si je ne dispose pas, en permanence, de dix équipages de sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) opérationnels. J'en ai fait l'expérience concrète : pour une question de ressources humaines, nous avions dû nous résoudre il y a quelques années à en dissoudre un, ce qui a entraîné pendant sept ans des conséquences graves. Or compte tenu de la maintenance de nos bateaux, pour avoir dix équipages – et deux par bateau –, il nous faut six coques. Je ne peux donc pas accepter un désarmement de Rubis avant l'arrivée du premier Barracuda.
Pour les quatre SNLE, y a-t-il bien sept équipages ?
Amiral Pierre-François Forissier. Oui. Et pour faire vivre ces sept équipages de SNLE, il nous faut dix équipages de SNA.
La base aéronavale de Nîmes-Garons avait une activité de protection du littoral méditerranéen. À quels moyens allez-vous faire désormais appel ?
Amiral Pierre-François Forissier. Par définition, nos avions ont un long rayon d'action. Actuellement, pour des raisons d'organisation du système d'alerte, des avions de Lann-Bihoué interviennent en Méditerranée et, d'autres jours, des avions de Nîmes opèrent en Atlantique. Pour éviter de trop nombreux allers et retours à partir de Lann-Bihoué, nous aurons quasiment en permanence un ou deux avions dans le Sud. De la même façon, nous avons en permanence un détachement opérationnel à Dakar et à Djibouti. Nous travaillerons donc toujours autant en Méditerranée ; seules les modalités pratiques d'organisation vont évoluer – avec pour avantage la réunion de tous les personnels sur une même base.
Le passage de la base de La Tontouta, en Nouvelle-Calédonie, sous le contrôle de l'armée de l'air devrait, pour la marine, rendre plus difficile encore l'accomplissement de ses missions – surveillance maritime, protection des pêches, police de ces zones. Pouvez-vous nous dire ce qui a motivé cette décision, alors même que la piraterie maritime sévit dans l'Océan Indien ?
Par ailleurs, récupère-t-on les sommes engagées pour apporter des secours à un voilier en perdition ?
Amiral Pierre-François Forissier. Nous avons dans le Pacifique deux implantations d'aéronautique navale, l'une à Papeete et l'autre à La Tontouta, mais nous n'avons qu'une seule flottille. Le commandant de flottille est à Papeete et, selon les moments, il y a à La Tontouta un ou deux avions. Le fait que le terrain de La Tontouta soit rétrocédé à l'armée de l'air ne changera rien au dispositif. Il se trouve par ailleurs que les avions – des Falcon 200 qui vont bientôt arriver en fin de vie – font l'objet d'un contrat d'entretien par Sabena Technics à Papeete.
Quant à la piraterie, ce n'est évidemment pas à partir de la Nouvelle-Calédonie que nous nous y attaquons, mais à partir de Djibouti et avec des avions déployés depuis la métropole. Le coût que cela représente rentre dans l'activité normale de la marine : que celle-ci fasse ses jours de mer et ses heures de vol dans le cadre d'un entraînement au large de Toulon ou qu'elle le fasse au large de la corne de l'Afrique pour faire la chasse aux pirates, la dépense est à peu près la même.
Enfin, le remboursement des frais de sauvetage par les personnes que nous allons sauver relève de la même problématique que pour les secours en montagne. Je me tourne vers le législateur que vous êtes pour trouver la bonne solution…
Qu'en est-il du moral des troupes ? Quelles sont leurs réactions face aux réductions budgétaires ? Y a-t-il des départs volontaires consécutifs aux problèmes que vous rencontrez ?
D'autre part, quelle est votre latitude dans le choix des matériels ?
Amiral Pierre-François Forissier. Le moral des troupes est plutôt bon, dans la mesure où nous avons des activités : un marin qui navigue est un marin heureux, un marin dont le bateau est cassé et qui ne navigue pas est un marin malheureux. Avec l'opération Atalanta et le déploiement du groupe aéronaval, nos marins ont beaucoup travaillé.
La situation est un peu différente pour les marins à terre, qui sont à la fois acteurs et objet de la réforme. Nous essayons de les motiver en leur disant qu'elle sera ce qu'ils en feront, tant il est vrai qu'au-delà des grands principes fixés à Paris, le réglage fin se fait sur le terrain. Ils ont parfaitement compris qu'on ne pouvait pas continuer à fonctionner avec l'ancien système. Le ratio entre le nombre de marins à terre et le nombre de marins qui naviguent n'est pas très bon, parce que nous avons des structures administratives occupées à faire appliquer des règles nombreuses, dont certaines datent de l'Ancien régime. J'attends de la réforme que toutes les ordonnances royales qui sont encore en vigueur et toutes les lois qui se sont empilées sous toutes les Républiques fassent l'objet d'un nettoyage. J'aspire, par exemple, à ce que l'on puisse acheter le joint manquant au Castorama local, au lieu de remplir une quinzaine de papiers pour en recevoir un trois mois plus tard et pour un prix dix fois plus élevé. Quant au code des marchés publics, je pense qu'il nous coûte beaucoup plus qu'il ne nous fait économiser de l'argent.
Ma question concerne la disponibilité opérationnelle de nos hélicoptères. À Lanvéoc, on considère qu'il faut au moins six machines pour faire face aux missions ; or avec deux NH90 et deux EC225, on n'arrive qu'à quatre. Et qu'en est-il des hélicoptères embarqués, que les BPC et les frégates sont destinés à accueillir ? Les sacrifices à venir épargnent-ils un peu cette catégorie d'aéronefs ?
Amiral Pierre-François Forissier. Le parc d'hélicoptères est très varié, et les machines ne sont pas comparables. Il fallait à Lanvéoc six Super Frelon, mais avec les deux EC225, nous avons la disponibilité nécessaire. La difficulté concerne aujourd'hui le parc de Lynx, dont un très grand nombre sont indisponibles faute de pièces de rechange – parce que Westland ne les fabrique plus et qu'il faut les faire fabriquer ailleurs, ce qui coûte cher et prend du temps. Le problème va être résolu quand les Lynx auront été remplacés par des NH90.
Quant aux BPC, il n'est pas prévu de les armer avec des hélicoptères de la marine. Ce sont des bateaux interarmées, conçus pour embarquer des hélicoptères de l'armée de terre.
Ce qui compte, c'est que les missions qui nous sont assignées soient remplies. Aujourd'hui, les frégates anti-sous-marines naviguent la plupart du temps sans hélicoptère, les hélicoptères étant occupés à chasser les pirates et les narcotrafiquants ; demain, la priorité pourrait redevenir la lutte anti-sous-marine.
Je voudrais revenir sur la question du respect de la souveraineté française sur notre domaine maritime, en particulier autour de la Polynésie, les enjeux économiques à long terme étant considérables. Face aux appétits de puissants voisins, ne faut-il pas faire un peu plus ?
Amiral Pierre-François Forissier. Je n'ai aucune inquiétude sur le respect de la souveraineté dans cette zone. Le Pacifique représente la moitié de la surface de la planète, la Polynésie couvre une surface équivalant à celle de l'Europe ; les distances sont considérables, et quand on patrouille dans le Pacifique on ne rencontre personne. Il n'est donc pas nécessaire de disposer en permanence de moyens très importants. Il faut plutôt assurer une présence constante et efficace. Si nous avons préféré baser nos avions en Polynésie plutôt qu'en Nouvelle-Calédonie, c'est parce qu'en Polynésie, le vecteur utilisé pour surveiller la mer est principalement l'avion. La surveillance doit se doubler de la disponibilité sur place de moyens d'action en cas de besoin. Mais la mer ne s'occupe pas : assurer la souveraineté dans un espace maritime, ce n'est pas la même chose que garder un territoire. Pour assurer notre souveraineté dans ces zones, mieux vaut quelques moyens mobilisables toute l'année plutôt que de nombreux bateaux aux capacités d'action limitées : l'important n'est pas le nombre, mais la présence – il faut « montrer le pavillon ».
L'idée d'acheter d'occasion aux Américains un quatrième Hawkeye est-elle définitivement abandonnée ?
Amiral Pierre-François Forissier. Oui car cet avion n'est plus à vendre…
Le 2 juin 2009, un avion français s'écrasait au large du Brésil. La marine française a pris part activement aux recherches. A-t-on une idée du coût de ces opérations ? La responsabilité d'Air France peut-elle être engagée ?
Amiral Pierre-François Forissier. Le coût n'est pas très difficile à calculer, mais je ne dispose pas ici d'un chiffrage. Dans ces circonstances, il n'est pas un critère : notre éthique nous conduit à intervenir, au seul motif de la solidarité. Au début, nous avons essayé de retrouver d'éventuels survivants ; puis des indices nous ont fait penser que malheureusement, il n'y en avait pas. Nous avons alors tout mis en oeuvre pour retrouver les boîtes noires, avec l'aide des Américains et des Brésiliens, mais c'était chercher une aiguille dans une botte de foin. Nous avons fait le maximum, mais nous n'avons pas réussi.
La séance est levée à dix-neuf heures quinze.