La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l'audition de Mme Claudie Haigneré, Présidente d'Universcience, astronaute et ancienne ministre.
La séance est ouverte à 14 heures.
Je vous remercie d'avoir accepté l'invitation de la Délégation. Nous avons souhaité auditionner des femmes qui ont réussi dans des milieux traditionnellement non ouverts aux femmes. Vous êtes l'une de ces femmes d'exception, car vous avez été médecin rhumatologue, puis chercheur, avant de devenir la première femme spationaute. À ce titre, c'est un très grand honneur pour moi de vous accueillir.
Je vous ai rencontrée récemment à Metz à l'occasion de la remise du Prix de la vocation scientifique et technique des filles. Vous avez beaucoup impressionné les jeunes lycéennes qui ont été touchées par votre simplicité.
Il est important en effet d'exprimer notre reconnaissance envers les jeunes filles qui obtiennent des diplômes dans des filières peu féminisées. Mon parcours leur donne confiance en elles car il leur montre que tout est possible. J'ai effectivement été médecin, chercheur, astronaute, ministre, et je suis à présent responsable d'un centre dédié aux sciences. Mon parcours est un modèle dans la mesure où il a toujours été au service de la science et non de mon intérêt personnel.
Je vous remercie de m'avoir invitée. Je tiens avant tout à vous féliciter, madame la présidente – car je sais à quel point vous vous êtes impliquée dans ce combat –, pour le vote hier en séance publique d'un amendement visant à instaurer progressivement la parité dans la fonction publique.
Je suis très heureuse, en effet, de ce vote. Il me permet d'achever mon mandat avec plus de sérénité et il me satisfait encore plus que celui qui instaurait 40 % de femmes dans les conseils d'administration des entreprises du CAC 40. Ce vote est le fruit d'une triple conjonction : la volonté du ministre de la fonction publique, le travail accompli en amont, avec le rapport de notre collègue Françoise Guégot, et l'intérêt qu'a manifesté le Président de la République pour cette question en cette fin de mandature.
L'application de la législation relative à la présence des femmes dans les conseils d'administration nous a montré qu'il était possible d'évoluer en matière de parité. Je suis membre de deux conseils d'administration. Dans l'un d'entre eux, avant la loi, j'étais la seule femme ; nous sommes maintenant trois. Les directeurs et les présidents ont pris conscience de l'intérêt de la parité, qui n'est plus ressentie comme une contrainte mais comme une source d'enrichissement. Les rapports sur la responsabilité sociale de l'entreprise en font désormais état. La législation que vous avez votée a donc des effets positifs et les quelques grandes entreprises qui ne l'ont pas encore appliquée ont mauvaise conscience. Il était important de traiter la fonction publique de la même manière.
Nous n'imaginions pas l'existence d'une telle inégalité dans la fonction publique. Lorsque le Président de la République a demandé à Françoise Guégot de rédiger un rapport sur ce sujet, il n'en connaissait pas non plus la réalité. Le ministre en charge de la fonction publique m'a convoquée dès qu'il a pris ses fonctions et a tout mis en oeuvre pour que nous atteignions notre objectif. Les arbitrages avec Matignon ont été très difficiles, mais le Président de la République a tranché, soucieux de faire un pas décisif vers la parité.
Mon parcours m'ayant amenée à rencontrer beaucoup de jeunes femmes, je connais bien leurs difficultés. Cela dit, à titre personnel, je n'ai pas rencontré d'obstacles et mon entourage m'a toujours encouragée à aller au bout de mes projets.
Il aurait certainement été opportun de nous interroger sur la parité sans attendre le XXIe siècle. Aujourd'hui la situation est paradoxale. Lorsque j'ai fait mes études de médecine, dans les années 1975, le nombre de filles était à peu près équivalent à celui des garçons. Pourtant, actuellement, le législateur doit faire évoluer la législation afin d'augmenter la part des 10 % de femmes qui assument la direction d'un hôpital. Si, dans les terminales scientifiques, on compte 47 % de jeunes filles, elles ne sont plus que 40 % au niveau de la licence, et de 10 à 24 % dans les grandes écoles scientifiques.
Qu'en est-il également de la présence des femmes au niveau de la gouvernance scientifique ? Le Comité de pilotage chargé de l'élaboration de la Stratégie nationale de la recherche et de l'innovation (SNRI) ne compte que 11 % de femmes.
Le Haut conseil de la science et de la technologie comprend 24 % de femmes, à l'instar du Conseil scientifique du CNRS.
Ces chiffres ne s'expliquent pas par un défaut de compétences, de mérite ou de travail.
Comment expliquer le manque d'engagement des jeunes femmes vers les carrières des sciences et des techniques ? Lorsque je m'y suis présentée, en 1985, la sélection pour le métier d'astronaute était ouverte aux hommes comme aux femmes. Sur 1 000 candidatures, 100 seulement étaient celles de femmes. La sélection des astronautes européens révèle le même pourcentage de 10 % de femmes. J'étais, à l'époque, la seule femme retenue et c'est une jeune italienne, Samantha Cristoforetti, qui a été recrutée, en 2009, lors de la troisième sélection.
Mon exemple n'a pas suffi à donner aux jeunes femmes l'audace de présenter leur candidature. Le déficit d'engagement reste une réalité, qui n'évoluera pas seule. C'est pourquoi vous devez faire évoluer la législation.
Les stéréotypes perdurent. En outre, les jeunes filles pratiquent l'autocensure, ce qui freine leur engagement vers les métiers scientifiques et techniques, considérés comme masculins. Elles ont même intériorisé les différences. Enfin, les modèles d'organisation du travail ne sont pas adaptés à la répartition des tâches au sein de la famille, et cela vaut pour de nombreux métiers.
Cela ne s'applique naturellement pas à mon métier d'astronaute. J'ai vécu, de 1992 à 2001, en Russie dans un centre d'immersion, dans un environnement militaire essentiellement masculin. Mais je faisais partie d'un équipage qui avait un objectif, celui de réussir sa mission. Dans ces conditions, chaque membre de l'équipage est perçu comme un trésor et tout le monde fait en sorte que cela fonctionne. Les rôles étaient répartis de façon à transcender les différences pour en faire une diversité enrichissante. J'avais réussi à démontrer que la présence d'une femme au sein d'un équipage évoluant dans un environnement hostile est un atout, un facteur d'interactions et de dialogue. Au cours de l'entraînement, j'étais la seule femme parmi 45 astronautes. À bord, j'étais également la seule femme sur trois membres d'équipage – nous avons rejoint trois coéquipiers dans l'espace. Mes collègues masculins, au sol comme pendant le vol, appréciaient ma présence.
Je n'ai donc jamais eu à subir le fait d'être une femme au milieu d'hommes. En cela, je ne suis pas un bon modèle pour votre délégation…
Les préjugés concernant le fort engagement professionnel qu'imposent les métiers scientifiques sont aussi un frein considérable. Une jeune fille dont l'entourage véhicule ces stéréotypes et la conforte dans le fait que ces métiers ne sont pas faits pour elle aura bien du mal à s'investir.
Je vous invite à lire le numéro spécial de la revue Sciences et Avenir qui fait le point sur le « neurosexisme ». Selon de récentes études, 27 % des Français pensent que garçons et filles ont un cerveau différent – ce qui justifie le fait qu'ils ne s'engagent pas dans les mêmes filières – et 65 % pensent qu'il existe des différences biologiques entre les sexes qui déterminent le rôle différent des hommes et des femmes dans la société. Cette assertion est totalement démentie par un certain nombre d'études récentes.
Les préjugés persistent aussi s'agissant des qualités biologiques présupposées : les hommes seraient forts, courageux et résistants ; les femmes douces, sociales, altruistes et rigoureuses. Ces préjugés se retrouvent dans les métiers qui sont proposés aux jeunes femmes et expliquent le déficit dans les métiers scientifiques et techniques, surtout dans les secteurs automobile, énergétique, ferroviaire, aéronautique et du bâtiment.
Pour mettre à mal ces stéréotypes, Universcience organise des expositions visant à présenter les métiers scientifiques et techniques. Le comité directeur est composé à nombre égal de femmes et d'hommes ; la présidente est une femme ; j'exerce cette fonction et je suis assistée d'une directrice générale adjointe ; malgré tout cela, nous soumettons nos expositions à une lecture de genre, afin de vérifier si nous ne véhiculons pas dans nos expositions, même de façon involontaire, des stéréotypes sur les sexes. Nous vous ferons parvenir le résultat de cette étude, qui révélera peut-être que nous transmettons des stéréotypes de façon inconsciente.
Je reviens sur l'autocensure à laquelle se soumettent les jeunes filles et qui les prive de l'audace de s'engager. L'enquête PISA, dont le but est de comparer la qualité de l'éducation dans différents pays du monde, comporte une épreuve visant à évaluer le sentiment d'efficacité personnelle dans le domaine scientifique. Elle démontre que les jeunes filles ont un sentiment d'efficacité moindre, et c'est particulièrement vrai en France.
Cette autocensure s'applique aussi à la notation. Ma fille, âgée de 14 ans, obtient très souvent 19 sur 20 en mathématiques, pourtant elle n'a pas confiance en elle, tandis qu'un garçon considère que 12 sur 20 est une bonne note.
Nous devons accompagner les jeunes filles à différents stades de leur parcours : lorsqu'elles choisissent leur orientation et lorsqu'elles intègrent une entreprise. Quelques entreprises du CAC 40 sélectionnent des jeunes filles à fort potentiel et les aident, grâce à des techniques comme le mentoring ou le networking, à quitter un plancher « collant » – et peut-être à traverser le plafond de verre…
Il est parfois plus difficile de quitter le plancher collant que de franchir le plafond de verre.
Des études du CNRS et de l'Université de Toulouse montrent, de façon manifeste, l'importance de l'autocensure. L'une de ces études consistait à faire passer des tests de géométrie logique à des élèves de 6ème. Lorsque ces tests étaient présentés comme un jeu, les filles obtenaient de meilleurs résultats ; lorsqu'ils étaient présentés comme un contrôle, ce sont les garçons qui obtenaient les meilleurs résultats.
Une autre étude montre qu'un enseignant en mathématiques sollicite plus rarement les filles et ne les encourage pas de la même façon à trouver la bonne réponse. Ce qui a pour effet qu'entre le primaire et la fin de la seconde année du collège, les garçons reçoivent 36 heures de cours de maths de plus que les filles ! D'où la nécessité de sensibiliser les enseignants à la question du genre.
Nous devons revoir la façon dont est accompagnée l'orientation des jeunes. Lorsque ma fille passe des tests d'évaluation, l'interaction avec la personne dont c'est la tâche n'est pas extraordinaire…
Je citerai enfin l'étude réalisée en octobre 2010 par le cabinet McKinsey.
Il faut présenter aux élèves une image plus attractive des sciences et des techniques. Comment pourraient-ils envisager une carrière scientifique alors qu'ils ne connaissent pas le métier d'ingénieur ? Il faut que des femmes viennent leur présenter les métiers de chercheur et d'ingénieur en aéronautique. Bientôt se tiendra la « semaine des mathématiques » au Palais de la Découverte, organisée par l'Éducation nationale, autour de la thématique « Les filles et les mathématiques ». De jeunes mathématiciennes présenteront leur parcours aux élèves, au cours de différentes séances de speed dating.
Dans un récent sondage, réalisé auprès de 30 000 jeunes femmes, le site Qapa observe le décalage entre le niveau d'étude et l'ambition professionnelle des filles. On voit que 85 % d'entre elles sont titulaires d'un diplôme au moins équivalent au baccalauréat et que 63 % ont un niveau bac + 2 ; pourtant, elles investissent massivement leurs compétences dans le secrétariat, le marketing et la communication, et très peu occupent des postes d'encadrement et de direction.
À l'autocensure et à l'intériorisation des modèles s'ajoute le fait que les jeunes filles ont l'impression qu'elles ont plus à prouver que les garçons.
J'ajoute que les modèles d'organisation du travail sont peu adaptés. Je reste toujours très surprise lorsque j'entends dire que les entreprises d'informatique, elles-mêmes, ne sont guère organisées pour faciliter le télétravail et qu'elles tiennent encore des réunions de direction à 19 heures.
Avant l'adoption de la législation sur la parité dans les entreprises du CAC 40, je participais à deux conseils d'administration. Étant l'unique femme, je ressentais le poids de la rareté. Aujourd'hui, nous sommes trois : nous sommes écoutées, nous pouvons échanger nos sentiments et le regard des hommes n'est plus le même. Et surtout, je ne suis plus la femme alibi. Car, bien qu'ayant les compétences requises pour faire partie du conseil d'administration – en tant que médecin comme en tant qu'ancien ministre chargé des nouvelles technologies –, certaines femmes considéraient que ma présence n'était due qu'au fait que j'étais une femme !
C'est incroyable ! Le texte qui a été voté hier comporte des articles sur le télétravail dans la fonction publique.
La présence d'une seule femme dans un environnement masculin n'encourage pas les autres femmes à suivre la même voie.
Quelles sont les pistes d'action ? Je confirme tout d'abord le pouvoir incitatif des modèles de réussite. J'ai moi-même un impact sur les jeunes filles, tout comme vous, en tant que femme politique. Nous devons l'accepter et présenter nos parcours comme une source d'épanouissement. Je ne suis pas une femme scientifique, mais une femme doublée d'une scientifique.
Je ne suis pas spécialement favorable aux quotas mais je suis convaincue que vous devez faire preuve de volontarisme dans ce domaine. Car la part des femmes dans les écoles d'ingénieurs tend à diminuer : elle est passée récemment à 17 % et elle devrait atteindre 15 % seulement dans les prochaines années.
Les départements scientifiques de l'École normale supérieure attirent pourtant une majorité de femmes.
L'ÉNS forme des enseignants-chercheurs ; or, on doit noter que l'enseignement est un secteur qui attire les femmes. Quant à celles qui intègrent l'École polytechnique, elles recherchent la valorisation du diplôme. Mais certaines écoles d'ingénieurs ne comptent que 11 % de femmes. Cette désaffection pour les études d'ingénieur et les carrières scientifiques est d'autant plus catastrophique qu'elle concerne également les garçons, alors même que nous évoluons vers une économie de la connaissance qui nécessite de la matière grise.
Nous devons nous montrer volontaristes, accompagner les jeunes femmes et les aider à franchir les étapes pour crever le fameux plafond de verre. Il faut également inciter les milieux professionnels à améliorer l'organisation du travail. Je participe au jury du prix « Women in science », décerné par L'Oréal et par l'Unesco. C'est une initiative formidable pour les cinq scientifiques sélectionnées chaque année et aussi pour un certain nombre de jeunes scientifiques qui reçoivent une bourse.
Il faut que des jeunes femmes, mathématiciennes et ingénieures, viennent présenter aux jeunes les métiers des sciences et des techniques. L'exemple de Marie Curie ne suffit plus. Je me suis trouvée à animer des tables rondes avec la directrice du CNRS, Catherine Bréchignac. Les jeunes filles nous ont dit qu'elles ne nous considéraient pas comme des modèles à suivre. Elles apprécient mon parcours de médecin, de chercheur et d'astronaute – sans oublier celui de mère de famille – mais ma réussite reste un exemple exceptionnel.
La séance est levée à quinze heures