La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes procède à l'audition de M. François Fatoux, délégué général de l'Observatoire de la responsabilité sociale des entreprises (ORSE).
Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation et d'être venu exposer devant la Délégation les travaux de l'Observatoire de la responsabilité sociale des entreprises (ORSE). Je me félicite qu'au terme d'un long périple, la proposition de loi relative à la présence équilibrée des femmes et des hommes dans les conseils d'administration aboutisse, puisqu'elle sera examinée en deuxième lecture par l'Assemblée nationale le 12 janvier prochain. Mais je regrette que le Sénat ait supprimé l'obligation que prévoyait l'article 6 du texte initial d'une transmission annuelle au conseil d'administration du rapport de situation comparée des conditions générales d'emploi et de formation des femmes et des hommes dans l'entreprise. Et je considère que cette disposition devra être réintroduite d'une manière ou d'une autre, éventuellement par le biais d'une nouvelle proposition de loi.
Le décret d'application de l'article 116 de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (article R. 225-104 du code du commerce) prévoit déjà que, pour être transmis à l'assemblée générale des actionnaires des sociétés cotées en Bourse, le rapport de gestion élaboré par le conseil d'administration doit comporter des informations sur « les rémunérations et leur évolution, les charges sociales, l'application des dispositions du code du travail relatives à l'intéressement, la participation et les plans d'épargne salariale, l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ». De ce fait, le conseil d'administration et l'assemblée générale sont tous deux informés de la situation de l'égalité entre les hommes et les femmes dans l'entreprise. Mais ce sujet, il est vrai, n'est pas l'unique sujet environnemental du rapport et tout dépend de l'attention qui lui sera accordée.
C'est bien là le problème aujourd'hui. Il est toujours aussi difficile de faire évoluer l'égalité entre les hommes et les femmes dans les entreprises comme ailleurs, alors que cette égalité relève, selon moi, de la justice sociale. C'est une cause que je souhaite faire progresser par tous les moyens. Aussi nous vous entendrons avec grand intérêt commenter les travaux de l'ORSE, qui a publié plusieurs ouvrages sur ce sujet.
Nous avons publié un guide intitulé Promouvoir la parentalité auprès des salariés masculins, un enjeu d'égalité professionnelle; une brochure intitulée Les hommes sont l'avenir de l'égalité professionnelle ; une étude consacrée à La représentation des pères dans la publicité. Enfin dans un recueil d'entretiens sous le titre : Patrons papas, paroles de dix dirigeants sur l'équilibre travail et vie privée, nous illustrons un de nos arguments principaux : l'égalité dans l'entreprise passe aussi par l'égalité dans la répartition des tâches à la maison.
Dans ce dernier ouvrage, des patrons volontaires – masculins uniquement – expliquent comment ils concilient leur vie professionnelle et leur vie familiale. Nous avons de la sorte déplacé le débat puisqu'à ce jour, seules les femmes doivent justifier leurs choix de conciliation de ces deux vies. Or, si cette question n'est pas posée aux hommes, s'ils continuent de ne pas s'impliquer dans les tâches domestiques, il sera impossible d'avancer en matière d'égalité ; il est évident que l'utilisation quasi exclusive des dispositifs de conciliation par les femmes constitue un frein à leur carrière par l'impact qui en résulte sur leurs perspectives de promotion et de rémunération. Il y a là un enjeu qui peut être renforcé par une intervention législative tendant à allonger le congé de paternité mais qui se heurte à des stéréotypes qui perdurent, si bien que le choix fait par un homme d'user de ces dispositifs pour mieux concilier vie familiale et vie professionnelle n'est pas valorisé. À ce propos et par parenthèse, j'ajouterai que l'ORSE ayant conduit en mars dernier une étude sur la représentation des pères dans la publicité, a démontré qu'outre le sexisme caricatural à l'égard des femmes, il existe un même sexisme à l'égard des hommes, décrits comme à ce point incapables ou incompétents dans leur rôle de père que le plus simple est qu'ils retournent travailler en laissant la responsabilité des tâches domestiques et parentales à leur femme…
La loi portant réforme des retraites qui vient d'être adoptée comprend certes un dispositif de sanctions financières, mais l'exemple de l'emploi des seniors a montré que de telles mesures peuvent être contournées. Demeure, en outre, un problème qui ne sera pas réglé par des textes : la question des métiers, pourtant fondamentale pour qui s'attache à vouloir faire cesser les inégalités salariales, est insuffisamment abordée, alors que les inégalités tiennent aussi à ce que les femmes n'exercent pas les mêmes métiers que les hommes. Ainsi, certaines fonctions – le secrétariat - ou certains secteurs d'activité fortement féminisés – la petite enfance, l'éducation - sont dévalorisés, cependant que dans diverses fonctions de responsabilité mieux rémunérées, les hommes sont très largement majoritaires. Une analyse beaucoup plus fine des différences sectorielles est donc nécessaire.
Par ailleurs, si des innovations sont perceptibles dans les accords d'entreprise, les accords de branche ne sont pas à la hauteur des enjeux : même lorsqu'il y a eu des négociations à ce sujet, l'accord se limite le plus souvent à rappeler les termes de la loi ou contient, tout au plus, quelques avancées tel le maintien du salaire lors du congé de paternité ; l'accord n'analyse pas les problèmes spécifiques aux métiers. Cette analyse ne pouvant pas être imposée par la loi, nous préconisons la diffusion de bonnes pratiques. Si nous disposions d'analyses beaucoup plus fines sur les différents problèmes qui se posent par métier aux femmes ou aux hommes et qui constituent des obstacles à l'égalité professionnelle, un effet d'entraînement plus conséquent se développerait.
Ainsi le répertoire des accords que nous avons constitué possède un certain caractère pédagogique par l'ensemble des enjeux qu'il couvre mais cela ne suffit pas car il faut détailler par métiers. Pour le temps partiel, par exemple, il y a eu des progrès pour l'encadrement supérieur mais je demeure assez pessimisme car la précarité subsiste pour les femmes, toutes payées au SMIC dans certains métiers. Si l'on veut remédier à cette précarité féminine et mettre fin au temps partiel subi, on ne peut pas édicter des règles générales applicables à différents métiers tels ceux du secteur bancaire, de la grande distribution ou du secteur de la propreté. Dans certains cas, la marge de manoeuvre de l'entreprise est presque nulle : par exemple, que signifie une demande de politique d'égalité professionnelle dans le secteur du gardiennage, où l'on compte à peine une femme pour cent employés hommes, ou, à l'inverse, dans celui de la petite enfance où 95 % des salariés sont des femmes ? Aussi longtemps que l'on n'aura pas recensé et promu les bonnes pratiques par secteur, car il en existe dans tout secteur, la situation ne s'améliorera pas ; que cette analyse sectorielle revienne aux pouvoirs publics ou à des organismes tels que l'ORSE, il est nécessaire de pallier le manque de travaux sur la non-mixité, les enjeux de la précarité ou les conditions de travail. Si l'on prend l'exemple de l'aménagement du temps de travail, on conçoit sans mal que ne puisse être abordée de la même manière la question du temps partiel volontaire selon que l'on parle de cadres supérieurs d'une banque ou de caissières employées par la grande distribution.
Ces données ne pourront être rassemblées que grâce à la mobilisation des acteurs. Or, dans la situation économique actuelle, les branches professionnelles sont confrontées à de nombreux problèmes et ne se mobiliseront pas spontanément sur l'égalité professionnelle ; et ce n'est pas en leur imposant une obligation de négociation qu'on les contraindra à une analyse plus fine des enjeux de l'égalité salariale, d'autant que certains acteurs n'ont tout simplement pas envie de se mobiliser sur ce sujet. Dans les entreprises d'une certaine taille, la négociation, le rapport de situation comparée et les sanctions finiront par entraîner une mobilisation et une responsabilisation des acteurs, mais il en ira autrement dans les nombreux secteurs où il n'existe aucune mixité, où sévissent des problèmes de pénibilité ou de temps partiel subi et où se creusent les écarts de salaire entre les hommes et les femmes.
Vous l'aurez compris, je suis assez pessimiste. Mais je pense que c'est ce pessimisme qui nous poussera à créer les instruments d'analyse qui nous permettront de collecter les données qui nous manquent encore.
Je ne suis pas loin de partager votre pessimisme. Je me souviens que lorsqu'elle a été entendue par la Délégation, l'économiste Rachel Silvera a, tout aussi justement que vous, mis l'accent sur la nécessité d'une approche par métier.
On parvient à féminiser des métiers traditionnellement masculins : cela s'est fait, par exemple dans les secteurs du BTP et de l'automobile, avec des engagements volontaristes chiffrés. En revanche, pratiquement aucun progrès n'est perceptible quant à la masculinisation des métiers traditionnellement féminins – secteurs de la petite enfance, de l'éducation, du nettoyage, des services à la personne et des emplois de service – en général précarisés, sans représentation syndicale. On se rend compte que, de manière paradoxale, pour permettre à certains ou certaines cadres supérieurs de concilier, d'une part, leurs vie professionnelle, engagement syndical ou engagement politique et, d'autre part, leur vie de famille, on délègue la gestion des enfants à des tiers et, ce faisant, on crée de la précarité : ces tâches sont en effet déléguées à des femmes non qualifiées, ne bénéficiant généralement d'aucune formation professionnelle et souvent employées à temps partiel au domicile des parents dont elles doivent attendre le retour tard le soir avant de pouvoir rentrer chez elles, alors qu'elles ont elles-mêmes des enfants.
Aucune expérimentation n'a été menée en France visant à intéresser les hommes à des métiers traditionnellement féminins. Et on se rend compte à ce sujet que les stéréotypes sur la répartition des tâches entre les sexes ont la vie dure et s'installent dès la petite enfance : dès la crèche ou la maternelle, non seulement on ne parle pas de la même manière aux tout petits selon qu'il s'agit d'un garçon ou d'une fille mais encore les garçons ne sont pas valorisés dans les occupations « parentales ». Ce fait a été démontré par l'analyse des annonces publicitaires et par celle du contenu des manuels scolaires, de la presse enfantine, de la presse destinée aux adolescentes – que penser du titre « Jeune et jolie » ? – et de la presse féminine : toute notre société reproduit un modèle de différenciation des activités selon les sexes. Dans ce contexte, une entreprise à laquelle on chercherait à imposer un recrutement mixte serait fondée à dire qu'elle n'y est pas aidée par l'Éducation nationale qui ne forme pas les hommes pour le secteur considéré.
D'autres facteurs incidents jouent. Par exemple, si les campagnes de recrutement d'hommes dans les crèches n'aboutissent pas, c'est parce que des parents, même très engagés en faveur de l'égalité professionnelle, répugnent à confier leur nourrisson à un homme, par crainte de la pédophilie. Cette crainte est encore plus forte pour la garde à domicile : dans une crèche, mode de garde collectif, on suppose qu'une autorégulation se produit, mais à domicile, peut-on accepter de confier son enfant à un assistant maternel, de le laisser seul avec lui toute la journée et sans aucun contrôle ? On sait qu'aux États-Unis, certains parents ont installé des caméras pour surveiller à distance ce qui se passe chez eux.
Certains pays ont mené des campagnes pour intéresser des hommes aux métiers de la petite enfance, considérant que par ce biais, les hommes adopteraient d'autres représentations : les valeurs féministes que l'on acquiert quand on s'occupe des tâches au foyer. Ce type de campagnes, dont l'objectif sous-jacent est d'induire des changements sociaux radicaux, est difficile à mener : en Flandres, des campagnes volontaristes ont fait passée de 2 % à 20 % la proportion d'hommes dans les écoles de puériculture ; mais avec le recul on constate que ces hommes ne restent pas : soit, selon le schéma traditionnel, ils prennent des responsabilités et deviennent très rapidement directeurs de crèche, soit ils partent car ils sont moins bien payés que s'ils pratiquaient un métier traditionnellement masculin.
Trouvez-vous judicieux le congé parental partagé tel qu'il est conçu en Suède, où il n'est accordé au couple que s'il est partagé également entre les deux parents ?
L'essentiel est de rendre un tel dispositif financièrement incitatif car, au moment de prendre un congé parental, les couples procèdent à des arbitrages en tenant compte de leurs revenus comparés. Les mêmes arbitrages valent d'ailleurs pour l'affectation désormais possible à l'un ou à l'autre des parents de la bonification pour enfant ; elle a pour effet pervers que la femme reste dépendante d'un choix économique : les hommes se feront attribuer la bonification afin d'obtenir une amélioration du niveau de vie du couple lors de la retraite. Nous avions tenu à sensibiliser les entreprises aux enjeux économiques des droits à la retraite, en soulignant que l'inégalité salariale pénalise deux fois les femmes, puisqu'elle porte à la fois sur leur salaire et sur leur salaire différé. Mais bien peu nombreux sont les directeurs des ressources humaines et les syndicalistes qui connaissent précisément le fonctionnement des régimes de retraite de base et complémentaire. Ainsi, la loi fait désormais obligation de négocier, pour les personnes travaillant à temps partiel, la possibilité de cotiser sur la base du taux plein. Or ce dispositif existait déjà, mais personne ne le savait ! L'information est primordiale.
Outre leur dimension financière, ces questions ont aussi un aspect culturel, avec la persistance de stéréotypes liés à la représentation des sexes. Tous les pays qui ont cherché à promouvoir la parentalité par les hommes ont mené des campagnes de sensibilisation. En Norvège, un père qui ne prend pas son congé de paternité est considéré comme n'étant ni un bon père ni un bon salarié. En France, ce modèle social n'a pas cours : a-t-on connaissance d'un seul homme politique tenu de se justifier parce qu'il n'a pas pris son congé de paternité ? On le reprochera à une femme politique ; à un homme, jamais. C'est tout le débat sur l'opposition entre la norme juridique et la norme sociale. Comment faire pour que la norme sociale soit que celle où chacun assume sa part de responsabilité ? Comment la créer en France ? Il est nécessaire d'en débattre, de porter sur la place publique le thème de la conciliation entre la vie familiale et vie professionnelle. Pour l'instant, cette question est uniquement portée par des femmes pour des femmes et quand un acteur public l'aborde, c'est sous l'angle réducteur de savoir comment aider les femmes à concilier ces deux volets de leur existence pour qu'elles puissent faire carrière.
À ce propos, nous sommes en train d'analyser comment les accords d'entreprise abordent la conciliation entre la vie familiale et vie professionnelle et en quels termes, ils concernent les hommes. En effet, l'une des limites des politiques d'égalité est que l'on n'a jamais cherché à y intéresser les hommes en leur démontrant explicitement qu'elles leur seront bénéfiques. C'est ce qui nous a conduits à publier une brochure au titre quelque peu provocateur : Les hommes sont l'avenir de l'égalité professionnelle.
De même, nous avons l'intention d'organiser, en mars, une conférence pour intéresser et impliquer les hommes à la politique d'égalité, comme cela a été fait en Norvège, en Finlande et au Canada. Au Canada, par exemple, outre les approches « genre » et « femmes » de la question, une approche sociétale vise à faire des hommes des sujets et des acteurs de l'égalité. Cette politique rejoint les analyses du Conseil de l'Europe, de l'ONU, de l'OMS et de l'OIT : toutes ces organisations disent la nécessité, si l'on veut aller plus loin dans les politiques d'égalité, d'actions ciblées en direction des hommes. Il faut d'autant plus leur démontrer qu'ils gagneront à l'égalité, que se multiplient les politiques en faveur de tous les groupes victimes de discriminations et que nous risquons en effet de voir les hommes célibataires blancs, âgés de 30 à 40 ans, en venir à se considérer comme une nouvelle minorité dans l'entreprise… Il faut donc leur faire comprendre que non seulement ils ne perdront aucun avantage avec l'établissement de l'égalité professionnelle, mais qu'ils y gagneront dans l'organisation de leur vie privée, dans les conditions de travail, la durée du travail, les questions de violence. Nos organisations sociales sont conçues en une fonction d'approches masculines auxquelles n'adhèrent pas nécessairement tous les hommes. Dès lors, nous ne parviendrons pas à nos fins sans une réflexion spécifique des hommes à ce sujet.
De fait, une approche englobant tous les acteurs devrait être plus productive qu'une focalisation sur le seul thème de l'égalité. Comme dans le domaine des violences, il est nécessaire d'aborder le problème des auteurs de ces violences plutôt que de ne traiter que de la victimisation.
En Norvège, certaines entreprises ont créé des groupes d'expression d'hommes, afin qu'ils puissent verbaliser leurs difficultés, voire leurs souffrances, nées du fait qu'on leur impose un modèle d'organisation tel que s'ils ne se montrent pas machistes ils ne sont pas reconnus dans leur communauté de travail. Si on ne permet pas aux hommes d'exprimer leur malaise, ils resteront en permanence dans ce schéma.
Cette question concerne aussi l'Éducation nationale. On constate en effet actuellement que, dans les établissements d'enseignement, les garçons sont encore plus réactionnaires que ne l'étaient les anciennes générations ; le phénomène est tel que l'on peut craindre une régression, avec le retour d'un scénario dans lequel les filles se conformeraient à des modèles de beauté et d'apparence tandis que les garçons joueraient du rapport de force, de la domination ou de la violence afin d'être reconnus par leurs pairs.
Le sujet doit donc être traité à différents niveaux ; or, si les entreprises commencent à se mobiliser, je ne vois rien venir ni à l'Éducation nationale ni dans la presse. Au contraire, l'analyse critique de la presse féminine montre qu'elle continue de véhiculer la représentation d'un schéma de mixité apparente qui dissimule une non-mixité réelle ; or cette question n'est pas traitée.
Après ce constat pessimiste, des raisons d'espérer naissent néanmoins de ce que les thèmes de la nécessaire implication des hommes dans l'égalité professionnelle, de la nécessité de s'attaquer aux stéréotypes et à la non-mixité des métiers, commencent à émerger sur le plan international. Cela étant, dans les pays nordiques comme ailleurs, les pratiques de non mixité existent ; on sait que les femmes sont confrontées au travail à temps partiel dans les emplois publics.
L'ORSE organisera en mars prochain une conférence consacrée à l'implication des hommes dans le renforcement de l'égalité professionnelle ; poser ce sujet sur la place publique constituera une première en France. Ensuite, après avoir procédé à cette analyse, il conviendra d'aborder le sujet des métiers, ce qui impliquera de prendre des initiatives dans plusieurs secteurs – petite enfance, éducation, publicité – et de prendre en compte la diversité des métiers afin de résoudre les questions de la précarité, de la rémunération et du temps partiel. Nous avons ainsi travaillé avec la Fédération nationale de la propreté : c'est un secteur précarisé, atomisé – trois grands groupes et une multitude de petites entreprises – , très féminisé et où les conditions de travail sont éprouvantes, notamment parce que les salariées doivent prendre des transports individuels pour travailler deux ou trois heures tard le soir et deux ou trois heures très tôt le matin, le tout pour une rémunération très basse. Par conséquent, l'une des recommandations formulées est que le travail ait lieu en journée. Accepter que le ménage soit fait pendant que les employés sont dans les bureaux est d'ordre uniquement culturel ; mais, parce que ce n'est pas entré dans les moeurs, la question n'est pas abordée dans les relations entre les donneurs d'ordres publics et privés et les fournisseurs. Il en résulte que l'approche retenue est celle du moins-disant social, une approche qui crée de la précarité et qui conduit à cette « invisibilité sociale » des employées dénoncée par Florence Aubenas alors même que, si ces femmes travaillaient en journée, cela ne susciterait pas de coûts supplémentaires.
Cette solution particulière, simple à mettre en oeuvre et sans coûts supplémentaires, ne concerne que le secteur de la propreté. Pour la grande distribution et pour d'autres secteurs porteurs de précarité, il faut trouver d'autres solutions. Si les enjeux et les solutions déjà trouvées ne sont pas recensés, si les donneurs d'ordres – et cela vaut pour les collectivités territoriales que vous pouvez présider – ne sont pas alertés, ils n'auront aucun moyen d'améliorer ce qui pourrait l'être. En revanche, si un recensement précis montre que d'autres solutions sont possibles, il appartiendra à chacun de prendre ses responsabilités : en rester à des appels d'offres traditionnels ou privilégier des réponses innovantes. Mais, à ce jour, l'immense majorité des élus n'ont pas en tête qu'ils pourraient améliorer les conditions de travail du personnel de leurs fournisseurs. De même, le secteur de la petite enfance pourrait ne pas être un secteur dont les employés vivent dans une situation précaire. La tentation peut être d'imposer par la loi des sanctions financières.
De fait, il existe des stratégies de contournement, comme on le voit pour l'emploi des seniors : pratiquement aucune entreprise ne paye les pénalités prévues dans les textes. Toutefois, l'un des aspects positifs de la loi est que l'entreprise est tenue de rendre public son plan d'action.
Lorsque l'ORSE, qui avait reçu mission de M. Xavier Darcos, alors ministre du travail, de rechercher les moyens de valoriser les pratiques d'excellence sociale innovantes des entreprises, a remis le 30 juin dernier à M. Éric Woerth son rapport, il soulevait divers points intéressants : l'établissement d'une qualification, positive ou négative, de ces pratiques acceptable à la fois par les entreprises, les syndicats et les pouvoirs publics, pose problème car le consensus ne se fera pas. En revanche, les syndicalistes, les directions des ressources humaines et les experts ont tous besoin d'informations rendues publiques. Chacun est donc satisfait que nous ayons réalisé un répertoire des accords d'entreprise, base de données neutre qui met en lumière de nombreuses pratiques intéressantes. Nous souhaitons d'ailleurs une mise en ligne systématique des accords par le gouvernement afin d'inciter les entreprises à négocier.
De même, les dossiers de labellisation sont extrêmement complets et riches, mais la seule information rendue publique est que l'entreprise a obtenu son label ! Il serait bon qu'un site Internet recense de manière formalisée les pratiques des entreprises ; celles-ci le renseigneraient volontairement et librement sur les thèmes qui les intéresseraient. Les informations ainsi collectées pourraient être rassemblées en différenciant les entreprises selon leur taille, leur secteur d'activité et leur zone géographique, ce qui permettrait l'analyse sectorielle que nous appelons de nos voeux. Les élus seraient ainsi incités à mobiliser les entreprises, les associations – dont l'absence de sensibilisation à l'égalité, pour une grande partie d'entre elles, peut être soulignée - et les collectivités territoriales à renseigner ce site, afin de donner aux actions en faveur de l'égalité professionnelle une visibilité qui n'existe aujourd'hui que pour les sociétés du CAC 40. Un cadre général serait ainsi créé, grâce auquel les entreprises pourraient publier leurs accords, leur rapport de situation comparée et leurs bonnes pratiques ou leur dossier de labellisation ; on disposerait alors librement d'une masse de données passionnantes répertoriant les innovations sociales, ce qui permettrait à tous les acteurs de procéder à leur propre analyse.
Il ne faut pas contraindre mais inciter. À ce jour, les entreprises produisent des informations intéressantes mais elles les conservent par devers elles ou les réservent à des initiés au lieu de les échanger. De même, alors que de nombreux lieux produisent des informations – réseaux patronaux, professionnels ou territoriaux – auxquelles s'ajoutent celles collectées par l'État auprès des entreprises, ces informations sont conservées par chacun des acteurs symbolisant une non-culture de l'échange très française. C'est pourquoi, lors de l'élaboration de la loi de 2006 pour l'égalité des chances, nous avions proposé que lorsqu'une entreprise met en ligne un accord, celui-ci soit rendu public, mais cette suggestion n'a pas été retenue. Une base de données publique gratuite et unique, renseignée volontairement, recensant tous les plans d'action et permettant une différenciation par secteur serait un outil d'analyse puissant, favorisant la mise au point de solutions renforçant l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et valorisant certaines d'entre elles. C'est ce que nous proposons.
Dans un autre domaine, celui du temps partiel subi, certains préconisent une négociation interprofessionnelle ou de nouvelles contraintes légales. Aucune de ces deux approches ne me convainquent entièrement. En revanche, on pourrait concevoir que, dans le cadre du contrôle de l'application des lois, un rapport parlementaire identifie une dizaine de grands secteurs d'activité et se livre pour chacun à l'analyse des enjeux et des bonnes pratiques. Cela permettrait de mettre en perspective la persistance des stéréotypes et des pesanteurs sociales.