Audition, ouverte à la presse, du patriarche maronite d'Antioche et de tout l'Orient, Mar Nasrallah Boutros Cardinal Sfeir.
La séance est ouverte à seize heures vingt.
Eminence, c'est un honneur pour la commission des affaires étrangères de vous recevoir aujourd'hui ; permettez-moi de vous remercier chaleureusement en son nom d'avoir accepté son invitation.
Vous êtes certainement l'une des personnalités libanaises les plus connues en France, non seulement du fait de la haute fonction que vous occupez et de l'immense respect que vous inspirez, mais aussi parce que vous incarnez la constance et la stabilité dans un pays mal mené par l'histoire dont la situation intérieure apparaît terriblement complexe aux observateurs que nous sommes.
Ce matin, à l'occasion de la présentation par Elisabeth Guigou et Renaud Muselier de leur rapport d'information sur la place de la Syrie dans la communauté internationale, nous avons inévitablement abordé la question des relations du Liban avec la Syrie. Vous qui avez toujours résisté à l'occupation syrienne et pris position en faveur de l'indépendance et de la souveraineté du Liban, pourrez certainement nous faire part de votre analyse de l'état actuel des relations entre les deux pays dont nous avons le sentiment qu'elles se sont plus ou moins normalisées d'un point de vue formel, mais que beaucoup reste à faire sur les questions de fond.
Si vous en êtes d'accord, Eminence, je vous propose de vous céder la parole pour une intervention liminaire sur la situation intérieure du Liban et son positionnement régional, puis nous nous permettrons de vous poser quelques questions.
Le cardinal Sfeir. Je vous remercie infiniment de nous recevoir, avec mon collègue Son Exc. Mgr Abou Jaoude, avec l'ambassadeur du Liban et avec mes autres compagnons.
Nous sommes sûrs des liens historiques qui lient la France et le Liban. La France a été la puissance mandataire et à cette occasion se sont tissées des relations d'amitié qui remontent loin et nous entendons qu'elles restent ce qu'elles ont été. Les très nombreux jeunes Libanais qui étudient dans les universités françaises sont le gage de la pérennité de cette amitié. La France a toujours été au côté des Libanais, surtout dans les difficultés, et les difficultés actuellement ne manquent pas avec des pays bien connus de tous qu'il n'est pas besoin de nommer. J'espère que ces relations d'amitié continueront à produire des effets bénéfiques pour les deux pays.
Pour ce qui concerne les pays voisins, nous sommes en bonnes relations avec tous nos voisins, surtout avec la Syrie, qui est un pays limitrophe ; ces relations connaissent des hauts et des bas mais je crois qu'elles sont en bonne voie de se raffermir. C'est dans ce but que le Président de la République libanaise va se rendre à Damas et j'espère que cette visite aura des effets positifs.
Nous avons des relations difficiles avec l'Iran car ce pays soutient le Hezbollah, un mouvement à part, qui cherche à étendre son emprise sur le Liban.
Le Liban est un petit pays qui ne demande qu'à poursuivre son chemin en paix. Je vous remercie de nous recevoir et de nous écouter.
Je vous remercie Eminence. Nous allons prendre les questions par séries. Pour ma part je vous en poserai deux.
Je commence par le problème du système confessionnel et de la déconfessionnalisation, qui est un thème récurrent du débat politique. En janvier dernier, le président de la chambre des députés, M. Nabih Berri a tenté de relancer le débat en prônant la déconfessionnalisation du Liban : je serai intéressé de connaître votre opinion sur cette question à laquelle vous êtes directement partie prenante.
Comment analysez-vous l'évolution du positionnement de certains partis libanais, notamment chrétiens ? En particulier, que pensez-vous du rapprochement très sensible entre le parti du général Aoun et le Hezbollah ? Considérez-vous que le rétablissement de liens entre le parti druze de Walid Joumblatt et Damas met un terme à l'opposition entre le groupe du 8 mars (pro-syrien) et celui du 14 mars (anti-syrien – auquel le parti druze appartenait) qui s'était mise en place après l'assassinat de Rafic Hariri ?
Comment voyez-vous l'évolution religieuse de votre pays ? Comment réussissez-vous à concilier une position spirituelle et un discours éminemment politique sur la défense de la souveraineté de votre pays ?
Eminence, en octobre le Pape va convoquer un synode sur l'église au Proche-Orient. Environ 40 % des Libanais sont de confession chrétienne. Quels sont les risques qui pèsent aujourd'hui sur les chrétiens au Liban et, de manière plus générale, au Proche-Orient ?
A mon tour de vous dire combien nous sommes heureux et honorés de votre présence. Concernant votre voisin, la Syrie, quel regard portez-vous sur la place qui y est faite aux communautés chrétiennes et juives et aussi sur la place faite aux Coptes en Egypte ?
Le cardinal Sfeir. Sur l'évolution du confessionnalisme, il faut savoir que vivent au Liban dix-huit communautés différentes et que chacune a ses conceptions propres. Le confessionnalisme parait difficile à abolir et, même si l'abolition pouvait être envisagée dans les textes, le confessionnalisme resterait ancré dans les âmes. On y pense depuis longtemps mais sans jamais y réussir, alors le fera-t-on un jour ?
Les deux plus grandes communautés sont les chrétiens et les musulmans. Ils vivent habituellement en paix – sauf en période de crise – et c'est le cas aujourd'hui. Il y a bien sur le cas du Hezbollah, qui fait bande à part et c'est une question difficile, mais dans l'ensemble on peut dire qu'il n'y a pas de grandes difficultés entre chrétiens et musulmans.
En ce qui concerne les chrétiens, il y a plusieurs rites, les maronites, les grecs catholiques, les grecs orthodoxes, les syriens catholiques, les syriens orthodoxes, et ainsi de suite. Les autres communautés sont les chiites, les sunnites, les druzes, et tous vivent ensemble depuis longtemps. Il faut mentionner aussi les populations qui viennent des pays arabes pour s'installer définitivement au Liban, comme les Palestiniens par exemple. Tout le monde essaie de vivre ensemble, en plus ou moins en bonne intelligence, malgré toutes les difficultés.
Les relations entre le Liban et la Syrie ont connu des hauts et des bas, cela dépend des circonstances. La Syrie est plus grande et plus puissante que le Liban et elle a des ambitions, personne ne l'ignore. Il n'y a là rien de nouveau et malgré cela nous essayons d'entretenir des relations amicales. Notre président de la République et le Président de l'Assemblée nationale vont s'y rendre en visite. C'est de l'intérêt de tous, et le nôtre en particulier, d'entretenir des bonnes relations mais il est clair pour la plupart des Libanais que cela ne doit pas se faire aux dépens de la souveraineté du Liban.
S'agissant des Coptes en Egypte, ils se portent bien, je crois, mais ils sont noyés dans une mer de musulmans. Ils essaient d'améliorer leur situation mais ils ne résistent pas beaucoup ; ils se portent comme tous les peuples chrétiens minoritaires en terre d'Islam.
Considérez-vous que la Syrie a la volonté de reconnaître et de respecter le peuple libanais ? Pourriez-vous nous indiquer quelles sont les relations entre les responsables religieux d'une part, entre les communautés religieuses d'autre part, au Liban ?
Vous avez, Monseigneur, été un acteur décisif de la réconciliation entre druzes et chrétiens et entre sunnites et chrétiens. Comment pourrait-on aussi réconcilier les chrétiens et les chiites ?
On observe deux phénomènes contradictoires actuellement : d'un côté, nombre de pays occidentaux et développés connaissent une profonde sécularisation ; d'un autre, on assiste ailleurs à la montée de fondamentalismes, chrétiens et musulmans. Comment expliquez-vous la progression de l'islamisme, notamment au Proche-Orient, par l'intermédiaire de groupes comme le Hezbollah ?
En tant que président du groupe d'amitié France-Liban, j'ai tout récemment effectué un déplacement à Beyrouth, où je me suis entretenu avec le ministre de la Justice d'un problème difficile, celui de l'incompatibilité entre les juridictions françaises laïques et les juridictions religieuses libanaises qui ont à connaître des questions de garde d'enfants après la séparation de couples franco-libanais. Ces difficultés conduisent parfois à l'enlèvement d'enfants, par leur père le plus souvent. La seule solution est celle de la médiation internationale. Dans la mesure où il existe des juridictions maronites en charge de ces questions, quel est votre avis sur les moyens de résoudre ces difficultés ?
Comment ressentez-vous le nouveau rôle que joue la Turquie dans la région en général et au Liban en particulier ?
Depuis que la vie politique libanaise s'est stabilisée et qu'un gouvernement d'union nationale a été formé, observez-vous un retour des chrétiens qui ont quitté le Liban ou les départs se poursuivent-ils ?
Le cardinal Sfeir. Les relations entre les responsables religieux sont normales, mais ils ont peu à dire en ce qui concerne les liens avec la Syrie, lesquels relèvent de considérations exclusivement politiques.
Je suis toujours intervenu en faveur de la réunion de tous les Libanais, quelle que soit la communauté à laquelle ils appartiennent, mais il faut reconnaître que certaines communautés religieuses sont plus attachées à la qualité de leurs relations avec leurs coreligionnaires d'autres pays qu'à celle de leurs rapports avec leurs compatriotes. Cela influe sur leur positionnement au Liban même.
Le nombre de musulmans augmentant, ils se sentent de plus en plus forts et essaient d'exercer une forme d'hégémonie. Au cours des dernières années, environ 1 million de Libanais ont quitté le pays, parmi lesquels un grand nombre de chrétiens, très souvent jeunes et dotés de diplômes de haut niveau ; ils se sont installés principalement dans les pays arabes, aux Etats-Unis, au Canada et au Mexique.
Chaque communauté dispose de tribunaux religieux compétents en matière de droit civil. Cet état de fait pose des problèmes à la fois entre communautés religieuses et au sein d'une même communauté, car les familles éclatées sont nombreuses. Mais tel est l'usage au Liban, et il n'est guère envisageable de le changer.
La Turquie est un grand pays du Proche-Orient, qui mène sa propre politique, laquelle aurait légèrement changé ces derniers temps. Ses relations avec le Liban sont bonnes. Mais le pays est très majoritairement musulman et il se conduit en tant que tel.
Le Hezbollah poursuit des objectifs qui lui sont propres et dispose de son armée. Pourtant, dans aucun pays, on accepte que coexistent deux armées ! Cela crée évidemment des difficultés, d'autant que ce mouvement reçoit un soutien et des armes de pays voisins.
En dépit de la stabilisation intérieure du Liban, on n'observe pas de retours massifs de Libanais ayant quitté le pays, notamment faute d'emplois. En général, ceux qui sont partis travailler dans d'autres pays arabes reviennent régulièrement au Liban, ce qui est moins le cas des Libanais installés dans des pays plus lointains.
Je souhaiterais que vous nous expliquiez pourquoi et comment l'intégrisme est possible dans la théologie islamiste. Qu'en est-il aussi des relations d'Israël avec le Liban ?
Quelle est l'influence réelle du général Aoun sur la communauté chrétienne ? Quelle est la signification de son orientation, vers la Syrie et le Hezbollah ?
Nous sommes confrontés à des conflits de religions. Je repense au déplacement que nous avions effectué avec le président Poniatowski à Jérusalem, début 2009, où les représentants de la communauté catholique nous expliquaient les difficultés qu'ils rencontraient sur les lieux saints. La réalité de la paix passe peut-être par une remise en cause quant à cette problématique et la laïcité pourrait être une alternative.
La laïcité au sens où l'entend Jean-Paul Lecoq n'est pas synonyme de négation de la religion. C'est la reconnaissance du droit pour les croyants de pratiquer leur religion et le respect des non-croyants. La laïcisation pourrait permettre expression des religions et tolérance. On avancerait peut-être plus.
Quelle est votre appréciation sur l'Iran et son éventuelle menace nucléaire ? C'est aujourd'hui un sujet majeur, vous avez vu les dernières résolutions des Nations Unies et je souhaiterais connaître votre sentiment. Croyez-vous que Téhéran mène une politique militaire nucléaire ? La prenez-vous au sérieux ?
Le cardinal Sfeir. Le Hezbollah a des ambitions, il est soutenu par certains pays qui l'arment. Il défend ses positions, qui s'éloignent des positions officielles. Il ne faut pas s'en étonner : on ne peut avoir deux armées dans un même pays. Quant à Israël, pour tous les pays arabes, c'est l'ennemi, même si certains entretiennent des relations secrètes avec lui. On ne peut ignorer les ambitions d'Israël sur le Liban, qui a résisté à l'invasion. Actuellement, il n'y a pas de relation officielle. Avant de se risquer à l'envahir de nouveau, Israël devra y réfléchir.
Le général Aoun a une ambition politique et se cherche des alliés. Il a trouvé le Hezbollah mais c'est un parti politique qui a ses propres ambitions et on ne sait pas à quoi cela va aboutir. Le général Aoun n'est plus aussi fort que ce que l'on dit : il a perdu des députés, a moins de puissance, y compris chez les chrétiens maronites.
Comme je l'ai dit, au Liban, il y a 18 communautés religieuses différentes qui ont toujours vécu ensemble. En Israël, c'est différent, les Juifs ont une ambition de domination politique de ce pays. La religion est très incrustée dans notre région proche orientale et envisager la laïcité me paraît à l'heure actuelle difficile. Ce pourrait être éventuellement applicable aux chrétiens, mais on ne le pourrait pas pour les musulmans.
Un retour en arrière sur le Liban d'autrefois n'est bien sûr pas possible. Il y a deux grandes communautés, les chrétiens et les musulmans, qui ne peuvent que continuer de cohabiter, sans rien changer.
Le programme iranien fait peur à l'ensemble de la région mais beaucoup n'osent pas s'afficher contre. Il faudrait que l'Iran y renonce.
La séance est levée à dix-sept heures.