Audition de M. Grigol Vashadzé, ministre des affaires étrangères de Géorgie.
La séance est ouverte à seize heures trente.
Nous avons le plaisir d'accueillir M. Grigol Vashadzé, ministre des affaires étrangères de Géorgie.
Diplomate de formation, M. Vashadzé a commencé sa carrière en 1981 au ministère des affaires étrangères de l'Union soviétique, où il a passé une dizaine d'années. Il a ensuite rejoint le secteur privé de 1990 à 2008, avant de devenir, au début de 2008, vice-ministre des affaires étrangères de Géorgie puis, en décembre de cette même année, ministre des affaires étrangères.
L'histoire récente de la Géorgie est marquée par le conflit d'août 2008 avec la Russie. Depuis 2007, les incidents s'étaient multipliés en Abkhazie et en Ossétie du sud. Nous les avions perçus comme la manifestation de la volonté de la Russie de maintenir son contrôle sur la Géorgie et de faire obstacle au rapprochement de celle-ci avec les structures euro-atlantiques.
Dans la nuit du 7 au 8 août 2008, ces incidents ont dégénéré en un conflit armé, avec le déclenchement d'une offensive militaire géorgienne en Ossétie du Sud. L'intervention de l'armée russe, le 8 août, a entraîné une escalade militaire et l'extension du conflit à tout le territoire géorgien.
La médiation de la présidence française de l'Union européenne a permis d'obtenir, le 12 août, un accord entre la Russie et la Géorgie sur un plan en six points. Lors du Conseil européen extraordinaire du 1er septembre 2008, l'Union a décidé l'envoi rapide sur le terrain d'une mission civile d'observation, la Mission de surveillance de l'Union européenne, constituée d'au moins 200 personnes intervenant au titre de la politique européenne de sécurité et de défense. Le Conseil européen du 27 juillet 2009 a prolongé d'un an le mandat de cette mission qui contribue à la stabilisation de la Géorgie.
Par ailleurs, les discussions internationales de Genève prévues par les accords du 12 août et du 8 septembre se sont engagées sous l'égide de l'Union européenne, de l'Organisation des Nations unies et de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Huit réunions se sont déjà tenues. Ces discussions, qui se déroulent en présence d'autorités abkhazes et sud-ossètes, ont au moins le mérite de mettre en place une méthode de travail et d'être le seul format où les parties parviennent à se parler.
Pourriez-vous nous apporter des précisions sur leur état d'avancement, monsieur le ministre ? Quelle appréciation portez-vous sur l'attitude des autres parties ? Quelle est la position de la Géorgie sur le long terme ? Estimez-vous qu'une solution de compromis est envisageable aujourd'hui ?
Je suis très honoré par l'invitation de votre commission.
Je commencerai par quelques observations relatives à la situation économique de la Géorgie.
La récession globale n'a pas épargné notre pays, ajoutant aux séquelles de l'agression russe. Cependant, non seulement notre économie a survécu, mais son potentiel de croissance reste exceptionnel. Grâce à nos voisins russes, il est désormais établi que l'économie géorgienne peut survivre à presque tout !
La devise nationale est stable depuis août 2008. L'investissement progresse régulièrement, sans retrouver, malheureusement, le niveau de 2007. La politique de réformes menée par notre gouvernement a facilité cette stabilité en permettant la diversification de l'économie et en renforçant le secteur bancaire. Nous avons également bénéficié d'une importante aide financière internationale et nous en remercions particulièrement l'Union européenne et la France, qui a joué un rôle moteur en la matière.
La Géorgie est la seule économie émergente à avoir vu sa notation réévaluée par l'agence Fitch en 2009 pour ce qui est du risque souverain. Elle est également passée du quinzième au onzième rang mondial pour ce qui est de la notation « ease of doing business » de la Banque mondiale.
Le principal objet de nos réformes a été d'attirer les investissements, de libérer notre économie de la bureaucratie et de créer un environnement favorable aux affaires et à la croissance.
Ainsi, le nombre d'impôts a été réduit à six, nous envisageons de faire passer la taxe sur les profits de 15 à 12,5 %, et 95 % des importations sont libres de taxes. Le président de la Géorgie a récemment transmis au Parlement un projet de loi sur la liberté de l'économie conçu pour répondre strictement aux critères de Maastricht et pour inscrire de façon irréversible les principes de l'économie libérale dans notre législation. Nous voulons rapprocher notre économie de celle de l'Union européenne autant qu'il est possible, notre priorité étant l'intégration européenne et euro-atlantique.
Ce qui m'amène à un autre sujet crucial : la transformation de la Géorgie en une démocratie européenne. Nous reconnaissons volontiers que nous sommes loin d'être parfaits, mais nous faisons des efforts considérables dans la bonne direction, celle qui nous conduira à l'État de droit, au respect complet des droits de l'homme et de toutes les normes applicables dans l'Union européenne et dans l'OTAN.
Le Gouvernement a récemment installé une commission constitutionnelle dont la mission est d'élaborer une nouvelle Constitution améliorant l'équilibre des pouvoirs : renforcement des pouvoirs du Parlement, indépendance de la justice, accroissement des contraintes à l'égard du pouvoir présidentiel et du pouvoir exécutif en général, participation de l'opposition non parlementaire aux réformes constitutionnelles et judiciaires. Une réforme électorale a également été entreprise afin que les maires soient partout élus au suffrage direct. Le contrôle du pouvoir civil sur les secteurs de la défense et de la sécurité a été développé dans le sens du pluralisme politique et de la transparence. Par ailleurs, nous les ministres avons l'obligation de rendre compte de notre action au moins une fois par mois devant la commission parlementaire compétente, lors d'une séance de questions-réponses d'une heure, et parfois en séance plénière du Parlement.
Nous procédons également à des réunions du Conseil de sécurité nationale étendues aux dirigeants de l'opposition parlementaire et non parlementaire ainsi qu'à la société civile. Sur les quatre qui se sont tenues, une a été consacrée à la menace russe, une autre à l'ouverture du seul point de passage légal sur notre frontière avec la Russie.
Nous avons amélioré par voie législative le pluralisme des médias et nous avons créé un Conseil chargé de concevoir de nouvelles réformes démocratiques et de renforcer le rôle de l'opposition dans la vie politique.
Le nouveau code de procédure pénale, qui a fait l'objet de deux examens au Parlement et sera adopté prochainement, rompt avec les dispositifs hérités de la période soviétique. Les juges seront nommés à vie afin de ne plus subir de pressions, notamment politiques. Nous préparons une loi organique consacrée aux degrés de juridiction, ainsi qu'une charte de l'école supérieure de justice.
Par ailleurs, les partis politiques sont financés sur le budget de l'État et nous mettons en place, sur le modèle américain ou britannique, une chaîne de télévision politique ouverte gratuitement à l'opposition non parlementaire, aux organisations non gouvernementales, aux groupes d'intérêts, parfois aux simples citoyens.
Cette seconde vague démocratique vise à renforcer l'État de droit, le pluralisme politique et la liberté d'expression. Il est bien clair, dans l'esprit du Gouvernement et dans celui de la société, que nous suivons ce processus non pas pour plaire à nos alliés mais parce que, sans la démocratie, la Géorgie est ingouvernable. Nous sommes comme une usine qui doit continuer de produire en même temps qu'elle se modernise.
L'histoire de la Géorgie comportera à jamais deux phases : avant et après l'invasion de 2008, au terme de laquelle la Russie occupe 20 % de notre territoire et mène un nettoyage ethnique privant 35 000 citoyens géorgiens du droit constitutionnel de résidence, confisquant ou détruisant leurs biens, brûlant les villages pour y construire un « district Moskovski » résidentiel, etc.
Cependant, l'agression de 2008 n'est qu'un épisode. La guerre de la Russie contre la Géorgie a commencé en 1992 et a comporté des périodes plus tragiques : la guerre d'Abkhazie en 1992-1993, la guerre de la région de Gali en 1998, la guerre de la région de Tskhinvali en 2004.
Depuis le début des années 1990, la guerre en Abkhazie et dans la région de Tskhinvali a provoqué la mort de 50 000 personnes et a entraîné le déplacement de 500 000 personnes d'origine géorgienne, estonienne, ukrainienne, géorgienne, juive, grecque, russe, abkhaze, ossète. Or, pendant ces dix-huit années, la Russie disposait de tous les moyens pour assurer la résolution pacifique de conflits qu'elle a, par ailleurs, suscités, financés et dirigés. Au lieu de cela, elle a choisi de saper les fondements de la Géorgie en entretenant l'insécurité et la violence dans le Sud-Caucase.
La guerre de 2008 n'est ni un conflit ethnique ni une guerre civile. C'est la face visible de la guerre menée depuis 1991, mais jamais déclarée, par la Russie contre la souveraineté de la Géorgie.
Parmi les provocations, on peut mentionner : le déploiement sur le territoire national géorgien d'armements lourds et de troupes qui ont abattu nos drones ; l'abandon de l'engagement pris en 1996, dans le cadre de la CEI, de ne pas fournir d'armes ou de forces militaires à des mouvements séparatistes ; le décret du 16 avril 2008, par lequel le président de la Fédération de Russie prévoit d'établir des relations interétatiques avec l'Abkhazie et la région de Tskhinvali.
La Russie s'est bien livrée à une pure agression, telle que définie par la résolution du Conseil de sécurité des Nations unis du 14 décembre 1974 : invasion militaire de la Géorgie souveraine, bombardement de villes et villages, usage d'armements interdits, blocage de voies navales et terrestres, déploiement de mercenaires, etc.
Par ailleurs, la première agression a eu lieu le 1er août 2008, lorsque des bandes ossètes et les forces russes dites « de maintien de la paix », commandées par le lieutenant-colonel Timerman, ont commencé à bombarder la Géorgie. Ce même jour, nous avons emmené quarante-cinq diplomates pour leur montrer ce qui se passait : la destruction de villages géorgiens et, déjà, un flux important de réfugiés.
Avec cette agression militaire, la Russie a violé l'accord de Dagomys, de 1992, et l'accord de Moscou, de 1994. Les forces « de maintien de la paix » se devaient de respecter non seulement les quelque dix-huit résolutions du Conseil de sécurité et la Charte des Nation unies, mais aussi la Constitution de la Fédération de Russie. C'est bien pourquoi la Russie a adopté en 2009 une loi insensée relative aux conditions de l'emploi de ses forces armées à l'étranger : en effet, tous les crimes commis en 2008 tombaient sous le coup de l'article 353 du code pénal de la Fédération de Russie, relatif à la préparation, au financement et à la direction d'une agression militaire.
Le prétexte invoqué par la Russie – un supposé nettoyage ethnique – est entièrement réfuté par les preuves de nettoyage ethnique, viols, meurtres de civils et autres crimes commis par la Fédération de Russie sur le territoire géorgien.
Sur le terrain, la situation est très difficile. Les enlèvements de citoyens géorgiens se multiplient. L'usage du géorgien est interdit en Abkhazie, y compris dans les dernières écoles géorgiennes. Il est impossible de franchir la limite de la zone occupée pour rendre visite à des proches ou pour se faire soigner. Il n'y a plus aucun service d'éducation. Enlèvements, viols et expropriations sont de pratique quotidienne.
Face à cette situation, le peuple et le Gouvernement géorgiens ont adopté une attitude de « patience stratégique ». Nous avons conscience qu'il faudra des années pour voir le bout du tunnel et pour trouver des solutions viables. C'est pourquoi notre slogan est : développement, démocratie et intégration européenne.
Nous attachons une grande importance aux discussions de Genève, monsieur le Président. Nous sommes très reconnaissants à l'Union européenne d'avoir été si rapide, sous la présidence de M. Sarkozy, à négocier le cessez-le-feu et à déployer sa mission de surveillance, qui est une pierre angulaire de la sécurité et de la stabilité de la Géorgie. Le format des discussions de Genève nous convient. Nous sommes patients car nous savons qu'il est quasi impossible d'obtenir des résultats à court terme. La Géorgie fera tout pour poursuivre ces négociations. Rien ne permet de conclure à la volonté, de la part de la Russie, de tuer les discussions, mais rien ne permet de conclure non plus à sa volonté d'atteindre le moindre résultat tangible et précis.
Notre commission a mis en place une mission d'information et d'évaluation sur la situation dans le Caucase. Deux de nos collègues, MM. Roland Blum et Christian Bataille, sont actuellement sur place.
Dans le contexte géostratégique actuel, la Géorgie a-t-elle une vision à moyen ou long terme d'une éventuelle union des pays du Caucase – Arménie, Azerbaïdjan, voire Turquie ?
En tant que président du groupe d'amitié France-Arménie et en tant que membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, je souhaite évoquer la situation du Djavakhk, région de Géorgie qui est peuplée d'Arméniens et qui a particulièrement souffert lors des événements d'août 2008. J'attire notamment votre attention, monsieur le Ministre, sur le cas d'un de ses leaders, M. Chakhalyan, arrêté en juillet 2008 et condamné à dix ans de prison pour des faits largement contestés, sinon fabriqués. Le procès en appel, qui n'a pas même duré quinze minutes, a confirmé le premier jugement. La justice géorgienne aurait refusé à M. Chakhalyan le droit d'être assisté par un avocat français. Le père et le frère de cette personnalité ont été condamnés à des peines avec sursis.
L'Assemblée parlementaire et le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, M. Thomas Hammarberg, ont été saisis de la question. Il semblerait que la population arménienne du Djavakhk se soit trouvée du côté de la Russie et ait été victime des événements. Qu'en est-il exactement ?
Monsieur le Président, pour ce qui concerne le Caucase, la politique étrangère de la Géorgie est très simple : nous voulons le moins de problèmes possible avec nos voisins ! La Géorgie et l'Azerbaïdjan sont liés par une alliance stratégique et coordonnent leurs politiques pour la fourniture d'énergie à l'Europe. L'Azerbaïdjan nous fournit tout notre gaz et nous sommes un pays de transit pour acheminer ce gaz vers l'Europe par la Turquie. Nous entendons pleinement jouer ce rôle, dont la guerre du gaz qui a opposé l'an dernier la Russie à l'Ukraine a montré l'importance et la nécessité.
Nos relations avec l'Arménie ne peuvent être aussi étroites, car ce pays a une alliance stratégique avec la Russie, mais elles n'ont jamais été aussi bonnes. Nous travaillons ensemble et coordonnons toutes nos démarches. Les trois pays du Sud-Caucase ont en effet compris que l'alternative était de parvenir ensemble à bon port ou de se noyer ensemble, comme en 1921. Au début des années 1990, lorsque notre démocratie était fragile et manquait encore de maturité, nous avons rencontré de sérieux problèmes et nous en connaissons encore, mais il est clair pour tous que ces trois pays et la région tout entière ne peuvent pas survivre sans des frontières ouvertes, sans développement, sans une coopération étroite et sans des politiques coordonnées.
Comment les choses se passeront-elles entre nous ? Lorsque je suis devenu ministre des affaires étrangères de Géorgie, j'ai tenu à ce que ma première visite soit pour l'Arménie et la deuxième pour l'Azerbaïdjan. En Arménie, j'ai déclaré que la Géorgie s'attachait à établir un partenariat stratégique avec ce pays, ce qui a fait sensation et causé une agréable surprise. Je suis très heureux de vous annoncer que mon collègue Édouard Nalbandian et moi-même travaillons dans cet esprit.
La Turquie, allié stratégique de la Géorgie et de l'Azerbaïdjan, prévoit d'ouvrir sa frontière avec l'Arménie. Des frontières ouvertes, c'est davantage de développement, de stabilité et de sécurité, et nous soutenons donc ce processus de tout notre coeur. Plus vite la frontière entre la Turquie et l'Arménie s'ouvrira, mieux la région s'en trouvera.
Nous ne distinguons pas entre les citoyens géorgiens selon leur nationalité, monsieur Rochebloine. Le citoyen géorgien que vous évoquez – d'origine arménienne si vous y tenez – a été arrêté pour des charges très graves : il fournissait des renseignements à un pays tiers. Je n'ai pas le droit de vous dire quel est ce pays… mais je vous laisse deviner ! Notre législation ne permet malheureusement pas qu'un avocat étranger participe à un procès, mais il peut faire partie de l'équipe de la défense, en qualité de conseiller – M. Chakhalyan, qui porte l'affaire devant la Cour suprême, est d'ailleurs assisté par deux ou trois avocats d'origines différentes. Malgré la présentation que certains journaux de l'émigration arménienne aimeraient parfois faire de sa situation, il n'est pas jugé parce qu'il est arménien ou parce qu'il défendait des causes arméniennes, mais parce qu'il existe contre lui, je le répète, des charges concrètes. S'il avait été géorgien, il en serait au même point.
Pendant la guerre, les citoyens géorgiens appartenant à la population d'origine arménienne ont combattu les Russes comme tous leurs compatriotes, et certains des plus grands héros de cette guerre sont arméniens. Ils ont arrêté des chars russes en plusieurs endroits et nous sommes très fiers d'eux. Si vous vous intéressez aux problèmes de la population du Djavakhk, mes collègues arméniens sont eux aussi d'avis que la situation économique s'est notablement améliorée dans la région. Le problème auquel nous sommes confrontés consiste à intégrer le plus rapidement possible les citoyens géorgiens d'origine arménienne dans la vie politique et civile. Il y faut énormément d'efforts et d'argent, mais nous nous y employons. Nous avons besoin d'enseignants bilingues, car le principal problème est que personne au Djavakhk ne parle le géorgien. Cependant, c'est aujourd'hui la deuxième langue que les enfants choisissent le plus fréquemment d'apprendre.
La représentation arménienne a augmenté au sein des agences et de l'administration centrales – l'un de mes adjoints est d'ailleurs arménien –, et nous en sommes très fiers. Nous allons continuer dans cette direction.
Pour ce qui est de savoir si le Djavakhk est la région qui a le plus souffert durant l'agression, je dirai que nous avons tous souffert. Les parties du pays qui ont connu la pire situation sont celles qui sont directement adjacentes aux territoires occupés. Elles ont bien plus souffert que le Djavakhk, car les maisons y ont été brûlées, des villages entiers ont été détruits et tout a été pillé – banques, écoles, postes de police, ambulances, hôpitaux… Les occupants ont même démantelé intégralement trois brasseries pour les transporter en Russie. Notre économie a été incroyablement dévastée, mais nous sommes toujours là et nous nous maintiendrons.
Monsieur le Ministre, je tiens à saluer votre pays, avec lequel le département de l'Yonne, dont je suis élue, entretient des liens de coopération, notamment en matière de santé et de culture – des médecins de l'Yonne se rendent ainsi régulièrement en Géorgie et une très belle exposition des oeuvres de peintres géorgiens a été organisée récemment à Vézelay.
Je suis par ailleurs membre d'une mission d'information sur le rôle de la Turquie sur la scène internationale. Ce pays, qui frappe depuis un certain temps à la porte de l'Union européenne, se rapproche actuellement de l'Arménie, son ennemie de toujours. Comment voyez-vous la suite des événements ?
Si l'intervention des troupes russes n'a pas été motivée par des raisons ethniques, quel en a été le motif de fond ? S'agissait-il de défendre des intérêts gaziers ?
Par ailleurs, la présence des Russes est-elle limitée à l'Abkhazie et à l'Ossétie du Sud, ou s'étend-elle à d'autres parties de votre territoire ? Dans ces deux provinces, cette présence est-elle le fait de l'armée ou bien de mercenaires ou de collaborateurs ?
Enfin, qu'attendez-vous de la France et quelle aide souhaitez-vous pour retrouver votre indépendance et votre unité nationale ?
En tant que ministre, je n'ai pas à commenter le fait que la Turquie frappe à la porte de l'Union européenne, car cette question relève de la souveraineté des États concernés. En tant que citoyen, je souhaite toutefois que la Turquie ait les relations les plus étroites possibles avec l'Union européenne. De fait, la Géorgie et la Turquie sont des alliés stratégiques et il est clair que, si la demande de la Turquie aboutissait, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan deviendraient des voisins immédiats de l'Union européenne.
Le conflit avec la Russie n'était pas ethnique et la Russie avait – et a encore – de nombreux motifs pour envahir la Géorgie. Le premier de ces motifs est que, dans la pensée stratégique russe, la Géorgie est absolument cruciale pour la sécurité de la Russie dans le Caucase. Avec la guerre civile dans le nord du Caucase et la crainte qu'a la Russie d'une extension de l'OTAN, le contrôle de la Géorgie est un moyen de disposer d'un bouchon ou d'un goulot d'étranglement sur la voie, non seulement du Caucase, mais aussi de l'Asie centrale.
Le deuxième motif tient également à notre situation géographique. L'objectif déclaré de la politique étrangère russe est de créer un empire énergétique, en contrôlant les flux du nord et du sud, et l'ensemble des oléoducs en direction de l'Ukraine et de la Biélorussie. La Géorgie est le seul endroit où l'on puisse faire passer d'une manière viable, efficace et économique les voies alternatives de l'approvisionnement de l'Europe en énergie – je ne pense ici à aucun projet en particulier : il peut s'agir de Nabucco, de White Stream, de gaz condensé ou liquéfié partant des ports géorgiens de la mer Noire en direction de la Bulgarie ou de la Roumanie. Or, une telle solution alternative va contre les intérêts de la Russie et le Kremlin n'en veut pas.
La troisième raison est que, pour la classe politique ou les politologues russes, la démocratie telle qu'on l'entend en Occident appartient à l'Occident et n'est pas faite pour la société particulière de cette partie du monde. Ce que nous réalisons en Géorgie, en particulier en nous débarrassant de la corruption, est un très mauvais exemple pour les autres pays de la CEI, démontrant en quelque sorte que la démocratie est universelle, qu'elle fonctionne partout et qu'il dépend de la volonté de la classe politique de faire parvenir à maturité une société démocratique. Nous sommes loin d'être parfaits, mais nous ouvrons une brèche.
Une autre raison importante est que la Russie pense en quelque sorte que, si la Géorgie et l'Ukraine, par exemple, jouissent d'une pleine souveraineté, ces pays finiront par intégrer les organisations occidentales – l'OTAN d'abord, qui est directement étiquetée comme un ennemi, puis l'Union européenne. La Russie a autant peur de la « puissance douce » de l'Union européenne que de la « puissance dure » de l'OTAN. C'est la raison pour laquelle elle est absolument opposée au partenariat oriental.
La dernière raison, qui tient encore à notre situation géographique, est que, pour atteindre l'Azerbaïdjan sous l'angle favorable, il faut d'abord bloquer la Géorgie : l'Azerbaïdjan, tout comme l'Arménie, est alors privé de tout accès au reste du monde. Il y a des centaines de motifs d'envahir la Géorgie mais je viens de vous indiquer les cinq principaux.
Je ne suis pas en situation de demander quoi que ce soit à la France, car c'est grâce au leadership de la France que la mission de contrôle de l'Union européenne a été déployée très rapidement et que la conférence de Bruxelles réunissant les bailleurs de fonds a été organisée et a été un succès. Je puis vous assurer que, sans l'aide financière de 4,5 milliards de dollars qui a été prévue à cette conférence, nous ne serions pas aussi en sécurité ni aussi prospères que nous le sommes aujourd'hui. Nous serons donc éternellement reconnaissants pour cette assistance.
Deux choses sont très importantes pour nous. La première est de maintenir la position de non-reconnaissance, car nous ne défendons pas seulement la Géorgie, mais aussi le droit international. En second lieu, je vous prie de ne pas laisser les problèmes importants de la Géorgie reculer sur la liste de vos priorités, car les Russes sont très attentifs à ce point et, dès lors que l'on commencerait à s'interroger sur l'importance de la situation de la Géorgie, ils pourraient penser qu'il est temps de « terminer le travail ».
Monsieur le Ministre, en vous écoutant, on mesure que le contentieux avec la Russie demeure très important. Or, l'Union européenne et la France, sur qui vous comptez, estiment avoir intérêt à entretenir de très bonnes relations avec la Russie, pour des raisons économiques et stratégiques. Si vous-même et les personnalités officielles géorgiennes vous dites très satisfaits de la façon dont elles ont géré cette crise, il semble que les citoyens, la société civile et les organisations non gouvernementales de votre pays aient au contraire le sentiment d'avoir été lâchés par l'Union européenne. Qui a raison ?
Comment faites-vous face aux déplacements massifs de populations entraînés par le conflit ? Par ailleurs, quelles sont les réticences qui se manifestent dans votre pays à l'égard de l'État de droit que vous nous avez déclaré vouloir établir ?
Je commencerai par répondre à la question qui m'a été précédemment posée sur le déploiement des Russes en Géorgie. Les Russes occupent actuellement trois districts qui n'ont rien à voir avec les républiques autonomes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud : Akhalgori, Perevi, qui appartient à la Géorgie proprement dite, et la haute vallée de Kodori, ou haute Abkhazie. L'ensemble de la population déplacée – les Géorgiens comme les Ossètes – est désormais réfugié de notre côté de la ligne d'occupation, dans des villages construits par le gouvernement après la guerre. Les forces d'occupation sont composées à 100 % de troupes régulières russes, à quoi s'ajoutent plus d'un millier de gardes frontières du FSB – l'ancien KGB –, la marine russe qui mouille régulièrement à Soukhoumi et dans les ports d'Abkhazie et cinq bases militaires dont les Russes viennent d'achever la construction.
Pour ce qui est de la position des citoyens et des ONG géorgiens à propos l'Union européenne et du sentiment que l'Occident aurait abandonné la Géorgie, je n'entrerai pas dans les détails : je crois savoir ce que pense la majorité des Géorgiens – je peux certes me tromper, mais c'est la démocratie. Je crois, pour ma part, que l'Occident a fait le maximum pour arrêter l'agression russe. Je doute qu'on aurait pu faire plus pendant la guerre – mais on aurait certainement pu faire plus avant. Depuis mon retour au ministère des affaires étrangères en février 2008, 99 % de mon temps était consacré à tenter de persuader mes homologues et amis occidentaux que la guerre allait venir, mais personne n'a voulu entendre ou croire que la Russie voulait et pouvait se livrer à des opérations du type de celles de la Deuxième Guerre mondiale contre l'un de ses voisins.
Il se peut qu'une partie de la population géorgienne éprouve de la frustration – c'est la démocratie –, mais nous luttons contre ce sentiment et je crois que nous parvenons à convaincre la population que nos alliés ne nous ont pas abandonnés et sont venus à notre secours.
Quant à l'État de droit, nous y travaillons. Aucun membre du Parlement ou du gouvernement géorgien ne vous dira que nous sommes parvenus au but. Nous en sommes encore loin, mais je ne cherche pas à m'en justifier. Nous avons toutefois réalisé d'immenses progrès, compte tenu du fait que nous avons hérité de la société, du système judiciaire, du code pénal et du code de procédure pénale soviétiques, sans la moindre culture politique ni capacité de dialogue. Comme je vous l'ai dit, nous construisons une société démocratique et il nous faut encore réussir à survivre physiquement. Nous sommes, je le redis, comme une usine où la modernisation serait en cours, mais qui devrait dans le même temps continuer à produire.
Nos résultats ne sont aussi spectaculaires que nous le souhaiterions, mais nous avons réalisé une quantité incroyable de choses depuis 2003 – car le temps écoulé entre 1999 et 2003 a malheureusement été perdu. Comme celles de l'Azerbaïdjan et de l'Arménie, la société géorgienne a abordé l'indépendance avec beaucoup d'illusions. On peut le comprendre, car nous étions restés enfermés pendant 70 ans, sans informations, derrière des murs et des barbelés.
Nous savons ce que nous voulons et de quelle sorte d'assistance nous avons besoin de votre part en matière de législation et de système judiciaire. Nous savons aussi que la seule chose qui nous manque est le temps. Nous devons agir vite, et nous nous y employons. Je ne peux pas vous promettre que des résultats spectaculaires se produiront en un claquement de doigts, mais je puis vous promettre que nous nous y emploierons sincèrement.
Monsieur le Ministre, je vous remercie d'avoir répondu très franchement et directement à nos questions. Nous suivrons avec intérêt les discussions qui auront lieu dans les mois prochains à Genève sur l'évolution de la situation avec la Russie.
La séance est levée à dix-sept heures vingt-cinq.