Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire
La commission du développement durable et de l'aménagement du territoire a entendu, lors d'une audition commune avec la commission des Affaires économiques, Mme Agnès Buzyn, présidente de l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) et M. Jacques Repussard, directeur général de l'IRSN.
Nous sommes heureux d'accueillir Mme Buzyn, présidente de l'IRSN et son directeur général, M. Repussard. Cette audition s'inscrit dans le cadre du contrôle exercé par le Parlement et porte plus particulièrement sur les incidents de Cadarache et la déclaration commune des trois autorités de sûreté européennes – française, britannique et suédoise –, dont l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), sur le contrôle-commande du réacteur EPR.
La Commission du développement durable a auditionné les représentants de l'ASN et de l'ANDRA, l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, et prévoit d'auditionner ceux du CEA, le Commissariat à l'énergie atomique. De son côté, l'OPECST a auditionné ceux de EDF-DGSC, du CEA, de EDF, AREVA, de l'IRSN et de l'ASN.
S'agissant des incidents de Cadarache, on peut se demander comment l'exploitant, à savoir AREVA, a pu en arriver là, pourquoi le CEA n'a pas prévenu les autorités plus tôt et pourquoi les inspections de l'ASN n'ont pas permis de détecter quoi que ce soit. Comment expliquer cette mauvaise coordination entre les différentes parties concernées ?
L'IRSN est chargé de la comptabilité précise des matières nucléaires. Comment expliquez-vous que les évaluations sur la quantité de plutonium retrouvée dans le laboratoire en cours de démantèlement aient pu varier à ce point ? De 8 kg on est passé à 22, et maintenant on parle de 39 kg. Ne pouvait-on pas anticiper la difficulté de connaître ce qui se passe à l'intérieur des boîtes à gants ?
En juin dernier, l'Institut a remis à l'ASN un rapport sur l'EPR. Quels sont exactement les problèmes posés par le système de contrôle-commande du réacteur ?
Madame la présidente, monsieur le directeur général, nous sommes heureux de vous accueillir à l'Assemblée nationale. M. Christian Jacob, le président de la Commission du développement durable, m'a chargée de vous transmettre ses regrets de ne pouvoir être présent.
Nous aimerions que vous nous précisiez les missions de votre établissement et la part de l'expertise dans celles-ci, notamment pour ce qui est du site de Cadarache à la suite de la décision du 12 octobre dernier du collège de l'ASN de suspendre le démantèlement de l'installation ATPu après la découverte d'un dépôt de plutonium plus important que prévu. Comment analyser cette sous-estimation des déchets pendant la période d'exploitation ? Quelles peuvent être les risques d'un tel incident ? Y a-t-il un risque de criticité ?
Madame la présidente, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, l'IRSN, ou Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, a été créé par l'article 5 de la loi du 9 mai 2001 et son fonctionnement a été précisé par le décret du 22 février 2002. Ce décret a été modifié le 7 avril 2007 pour tenir compte de la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (TSN).
L'IRSN est un établissement public à caractère industriel et commercial, placé sous la tutelle conjointe du ministre d'État, ministre de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de la mer, du ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, du ministre de la défense, du ministre de la santé et des sports, et du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. Je suis la présidente de son conseil d'administration et Jacques Repussard est le directeur général de l'Institut.
L'IRSN est l'organisme expert public en matière de recherche et d'expertise sur les risques nucléaires et radiologiques. Il couvre la totalité des problématiques scientifiques et techniques associés à ces risques. Ses domaines d'activité sont donc multiples, couvrant l'environnement et l'intervention en cas de risque radiologique, la radioprotection de l'homme dans le cadre médical, professionnel ou accidentel, la prévention des accidents majeurs, la sûreté des réacteurs, la sûreté des usines, des laboratoires, des transports et des déchets, et l'expertise nucléaire de défense. Il concourt ainsi aux politiques publiques en matière de sûreté nucléaire et de protection de la santé et de l'environnement, au regard des rayonnements ionisants, mais aussi en matière de protection des matières nucléaires, de leurs installations et de leurs transports vis-à-vis du risque de malveillance. Il interagit avec tous les acteurs concernés par ces risques. Son expertise repose en grande partie sur activités de recherche appliquée et d'investigation.
Le budget de l'Institut a été de 281 millions d'euros en 2008 et de 301 millions d'euros en 2009, financé à hauteur de plus de 80% par une subvention MIRES (mission interministérielle « recherche et enseignement supérieur »), inscrite au budget du ministère de l'écologie, dans le cadre du nouveau programme 190 « Recherche dans les domaines du développement durable». Cette subvention principale est complétée par une autre subvention, de moindre ampleur, issue du programme 212 de la LOLF – programme « Défense » –, et par des financements publics ou privés nationaux, européens ou internationaux dédiés à des programmes de recherche ou d'expertises spécifiques
L'ensemble de ces ressources sont consacrées :
Pour près de 50%, aux recherches en sûreté nucléaire, qui sont souvent des programmes lourds, nécessitant des réacteurs nucléaires de recherche pour comprendre, par exemple, le comportement, du combustible ou pour simuler des accidents – ces moyens de recherche sont souvent mutualisés au niveau national ou international ;
Pour plus de 35% à notre mission d'appui technique aux autorités, hors défense, répondant ainsi aux saisines des ministères ou de l'ASN, et à nos missions de service public : surveillance radiologique de l'environnement, enseignement, information du public ;
Pour environ 7% à l'expertise nucléaire de défense, en appui aux autorités compétentes dans ce domaine : le délégué à la sûreté et à la radioprotection pour les activités et installations de défense et les hauts fonctionnaires de défense et de sécurité des ministères ;
Pour près de 8% aux prestations d'expertises et d'études réalisées dans un cadre contractuel, pour des industriels par exemple, au niveau national ou international, et dans le cadre de notre charte de déontologie.
Toutes ces missions font l'objet d'un contrat d'objectifs quadriennal que nous signons avec nos cinq ministres de tutelles.
Pour exercer ses missions, l'IRSN dispose de près de 1 750 salariés dont plus de 1 000 ingénieurs, experts, chercheurs. Ces personnels sont implantés sur douze sites en France et en Polynésie, dont les trois principaux en taille sont à Fontenay-aux-Roses, au Vésinet et à Cadarache.
Après cette présentation institutionnelle, voyons comment fonctionne le système et comment s'articulent les rôles des différents acteurs de la sûreté des installations nucléaires.
En France, la prévention des risques nucléaires repose sur quatre piliers complémentaires.
Le premier de ces piliers est constitué par les exploitants : essentiellement EDF, AREVA, le CEA et l'ANDRA. Ils sont les premiers responsables de la sûreté de leurs installations et doivent démontrer la pertinence des moyens techniques et organisationnels mis en oeuvre à cet effet. Ils fournissent ce qu'on appelle les dossiers de sûreté et des études d'impact des rejets de leurs installations.
Le deuxième pilier est formé par les autorités de l'État, qui déterminent les politiques publiques, organisent et exercent le contrôle, et délivrent les autorisations d'exploitation en s'appuyant sur des « autorités nationales compétentes » au sens des conventions internationales. Ces autorités compétentes sont de deux types :
D'une part, les autorités de sûreté nucléaire : respectivement le Délégué à la sûreté nucléaire de défense (DSND) pour les installations et activités intéressant la défense, et l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), autorité administrative indépendante instituée par la loi TSN du 13 juin 2006, pour toutes les autres installations et activités. Ces autorités agissent au titre des codes de la santé, du travail et de l'environnement.
D'autre part, l'autorité compétente pour la protection des matières nucléaires, de leurs installations et de leurs transports, qui est, depuis un décret très récent, le haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère chargé de l'énergie. Ses prérogatives émanent du code de la défense.
Le troisième pilier est l'IRSN, qui, en tant qu'organisme public d'expertise en sûreté et en radioprotection, a pour rôle d'évaluer les dossiers fournis par les exploitants et de rendre un avis aux différentes autorités concernées. En plus des avis, l'Institut analyse également, par le biais du retour d'expérience, le fonctionnement des installations, qu'il garde en mémoire via un chargé de site dédié. En cas d'accident, l'IRSN évalue le risque en fonction des scénarios possibles d'évolution de la crise et propose des mesures pour la protection des populations et de l'environnement vis-à-vis des rayonnements ionisants. En pratique, l'IRSN déploie son expertise scientifique et technique concurremment au profit des deux autorités, qui ont chacune des responsabilités et des approches différentes. Cela contribue à une bonne approche technique d'ensemble des questions de sécurité nucléaire – la notion de sécurité nucléaire étant entendue au sens de la loi TSN –, sans tomber dans la confusion des différentes responsabilités qui sont celles de l'État.
Enfin, le quatrième pilier est constitué par les CLI, ou commissions locales d'information, qui rassemblent les parties prenantes – membres de la société civile et élus – concernées par une installation donnée. Elles ont un rôle de vigilance et ont également un accès privilégié à l'information.
J'ajoute que, dans cet ensemble, l'IRSN a pour vocation non seulement d'être un acteur du contrôle, en appui aux pouvoirs publics, mais aussi, pour reprendre les mots du président de l'OPECST, Claude Birraux, d'être la « locomotive » du progrès de la sûreté nucléaire, ce qui n'est pas toujours une tâche facile.
Pour terminer, je tiens à dire que l'IRSN est désormais un acteur important de la transparence en sûreté nucléaire. L'Institut a pris depuis plusieurs années des engagements en ce sens en participant à l'information du public par des actions locales, par une exposition itinérante et par des réunions régulières avec les CLI et l'ANCLI (Association nationale des commissions locales d'information) afin de rendre son expertise accessible aux parties prenantes. Nous animons également des groupes d'expertises pluralistes en cas de controverses sociétales, comme dans le cas, par exemple, de celles concernant les mines d'uranium ou des cas de leucémie dans le Nord Cotentin. Enfin, nous disposons d'un site internet très fourni, qui met en ligne les principaux rapports et avis de l'Institut, les résultats de nos mesures environnementales ou encore des dossiers pédagogiques.
Vous trouverez un résumé de mon propos dans le dossier qui vous a été fourni. Je laisse à M. Repussard le soin de vous éclairer sur l'incident de Cadarache.
La personne chargée du suivi des matières nucléaires et de la sûreté est-elle bien le haut fonctionnaire de défense et sécurité du ministère de l'écologie ?
Les opérations de mise à l'arrêt définitif et de démantèlement de l'installation nucléaire de base dite ATPu du site de Cadarache ont été autorisées par le décret du 6 mars 2009. L'exploitant nucléaire de cette installation est le CEA, AREVA en étant l'opérateur industriel, autrement dit l'exploitant délégué.
Prélude au démantèlement proprement dit, les opérations d'assainissement réalisées sur certaines boîtes à gants ont mis en évidence une quantité de plutonium en excès notable par rapport aux quantités attendues du fait des phénomènes de « rétention » de matières au cours de la dizaine d'années d'exploitation des équipements principalement concernés. En effet, de par leur conception, ces boîtes à gants ne pouvaient pas être intégralement inspectées et nettoyées lors des opérations de nettoyage périodiques. Au cours des mois suivants la découverte de cette rétention supplémentaire, l'estimation de la quantité de plutonium en rétention a été progressivement affinée, pour parvenir au chiffre d'environ 39 kg, inégalement répartis dans les quelques 450 boîtes à gants de l'installation. En pratique, cette rétention concerne essentiellement une trentaine d'entre elles.
Pour comprendre la signification de ce chiffre de 39 kg, il faut l'associer à d'autres nombres: d'abord, à la vingtaine de tonnes de plutonium qui ont transité par l'ATPu sous la forme d'oxyde (Pu02) durant les dix dernières années de son exploitation ; ensuite, aux 8 kg de plutonium en rétention pris en compte dans le dossier de sûreté de mise à l'arrêt définitif et de démantèlement.
Par ailleurs, 39 kg de plutonium permettent de fabriquer environ 650 kg de combustible MOX, mélange de plutonium et d'uranium appauvri. 39 kg, c'est environ 100 litres de matière, sous forme de poudre du mélange et de pastilles de MOX, répartis dans les différents postes de travail de l'installation.
Dans ce contexte, 39 kg de plutonium, c'est à la fois très peu – environ 0,2 % du plutonium traité au cours des dernières années d'exploitation de l'ATPu –, mais aussi beaucoup : cinq fois plus que prévu par le référentiel de sûreté et un volume physique important de matière radioactive à manipuler lors du démantèlement.
Dès lors trois questions principales se posent.
La forte accumulation de Pu02 dans certaines boîtes à gants a-t-elle entraîné un risque d'accident de criticité ?
La sous-estimation de la rétention de plutonium a-t-elle créé une faille dans le dispositif de protection du plutonium ?
L'exploitant a-t-il correctement apprécié la situation créée par la découverte d'un excès important de matières en rétention, et en a-t-il tiré les conséquences de manière appropriée ?
La connaissance approfondie dont dispose l'IRSN dans les domaines des risques de criticité, de la protection des matières contre le vol et le détournement, de l'installation ATPu elle-même, d'une part, ainsi que l'implication de ses experts en appui aux autorités compétentes dans la gestion de l'incident déclaré à l'ASN par l'exploitant, d'autre part lui permettent d'apporter l'éclairage suivant sur ces trois questions.
Premièrement, la forte accumulation de Pu02 dans certaines boîtes à gants a-t-elle entraîné un risque d'accident de criticité ?
Qu'est ce qu'un accident de criticité ? Quelques éléments radioactifs, comme le plutonium, sont dits « fissiles », car ils peuvent se diviser en deux fragments appelés produits de fission. Cette réaction nucléaire s'accompagne de la production de rayonnements et de l'émission de neutrons qui, à leur tour, pourront éventuellement induire de nouvelles fissions. Dans certaines conditions, le nombre de fissions augmente de manière exponentielle, et on parle alors de « réaction en chaîne divergente ». Une telle réaction, qui se déclenche brutalement dès que les conditions propices sont réunies, peut causer une irradiation grave, voire létale, des personnes se trouvant à proximité de l'équipement concerné, et conduire à une émission limitée de gaz radioactifs. Cependant, dans les configurations typiques des installations du cycle du combustible, elle n'induit pas de dégagement important d'énergie et, en tout état de cause, ne présente pas de caractère explosif.
Les configurations qui peuvent conduire à une réaction en chaîne divergente dépendent principalement de trois paramètres : la quantité de matière fissile – en deçà d'un certain seuil, la réaction en chaîne ne peut pas s'établir ; la « géométrie » de cette matière – la sphère est la forme la plus propice à l'apparition de la réaction en chaîne ; la présence de « matériaux modérateurs » – de l'eau, ou des matières hydrogénées comme les huiles ou les produits de nettoyage – mélangés à cette matière qui, en ralentissant les neutrons, favorisent de nouvelles fissions.
Pour prévenir le risque de criticité, il faut donc agir sur ces paramètres, en élaborant des prescriptions d'exploitation ou, comme ici de démantèlement, fondées sur des hypothèses systématiquement pénalisantes – c'est là qu'apparaît la notion de marge : par exemple, pour l'ATPu, en retenant dans les calculs de risques le regroupement de la matière selon une géométrie sphérique – ce qui n'est évidemment pas le cas dans la réalité – et en assimilant à l'eau– le pire des matériaux – les matériaux modérateurs. Ces précautions aboutissent ainsi à limiter la quantité de matière fissile maximale pouvant être présente dans un poste de travail à 11 kg de plutonium. La géométrie de la matière fissile est largement encadrée par l'usage de « pots » dont les dimensions ont été analysées en termes de risque de criticité. Les dépôts de matière en rétention s'éloignent quant à eux a priori encore plus de la forme sphérique à éviter autant que possible. Enfin, une quantité maximale d'éléments modérateurs dans chaque boîte à gants est également prescrite.
Il résulte de toutes ces précautions des marges de sûreté très élevées, dont l'expérience montre qu'elles sont bénéfiques lorsque des situations inattendues se produisent, comme l'excès de matière en rétention. Autrement dit, la présence de 10,5 kg de matière fissile en rétention dans une boîte à gants – la situation la pire constatée – ne peut être simplement rapportée à la limite de 11 kg donnée par le référentiel pour en déduire « une proximité de situation accidentelle ». Lorsque vous franchissez un pont dont l'accès est interdit aux véhicules de plus de 10 tonnes et que le vôtre pèse 9,5 tonnes, vous passez sans vous dire que le pont a failli s'écrouler ; celui-ci ne supporterait sans doute pas le passage d'un véhicule de 50 tonnes, mais il supporterait probablement celui d'un véhicule de 15 ou 20. Les limites sont faites pour êtres respectées, mais cela ne signifie pas que la limite fixée doive être considérée comme la limite accidentelle. Cet élément très important n'a pas été compris dans le débat public.
S'agissant de l'incident de l'ATPu, l'expertise de l'IRSN a porté sur l'analyse du risque de criticité au vu des nouvelles estimations réalisées par l'exploitant, à savoir une rétention maximale dans une boîte à gants, passant de 1,8 kg à ces 10,5 kg.
Dans son avis remis à l'ASN le 14 octobre – que vous trouverez dans le dossier qui vous a été remis –, l'IRSN a conclu que ni au cours de la phase d'exploitation, ni dans le contexte des opérations de démantèlement, les quantités supplémentaires de plutonium dues à la rétention ne pouvaient provoquer un accident de criticité. Cependant, en l'absence de certitudes sur le conservatisme des masses de plutonium en rétention annoncées par l'exploitant, l'IRSN a recommandé, à titre de précaution, d'adopter une approche graduée pour la poursuite des opérations.
Dans le dossier qui vous a été distribué, vous trouverez une fiche explicative qui propose un ensemble d'éléments d'information supplémentaires sur la maîtrise du risque de criticité et sur l'expertise de ce risque à l'ATPu.
À la première question – la forte accumulation de Pu02 dans certaines boîtes à gants a-t-elle entraîné un risque d'accident de criticité ? –, il convient donc de répondre qu'il n'y avait pas de risque d'accident, même si l'on avait dépassé les quantités normalement admises pour la matière en rétention.
J'en viens à la deuxième question : la sous-estimation de la rétention de plutonium a-t-elle créé une faille dans le dispositif de protection du plutonium ?
Que prévoit la législation en ce domaine ? Les articles L. 1333-1 et suivants du code de la défense instituent un régime national de contrôle des matières nucléaires, dont l'objectif est de prévenir et d'empêcher que ces matières ne soient perdues, volées, détournées ou dispersées du fait d'actions malveillantes. Ce régime s'articule autour de l'autorisation, du contrôle et des sanctions.
L'autorisation est un pré-requis pour quiconque veut exercer des activités d'importation, d'exportation, d'élaboration, de détention, de transfert, d'utilisation et de transport de matières nucléaires, qui je le rappelle sont les matières susceptibles d'être utilisées pour fabriquer un engin explosif nucléaire, c'est-à-dire l'uranium, le plutonium, le thorium, le lithium 6, le deutérium et le tritium.
Le contrôle porte, d'une part, sur les aspects administratifs, techniques et de « comptabilité matières » des activités autorisées, et, d'autre part, sur les mesures de nature à éviter les vols, les détournements ou toute autre action malveillante. Ce contrôle est exercé au premier niveau par l'exploitant lui-même – en pratique AREVA –, par le biais de salariés différents des opérateurs du processus industriel, et, au second niveau, par les pouvoirs publics – en pratique l'IRSN – qui disposent d'agents habilités et assermentés.
Les sanctions visent à réprimer certains agissements qui sont érigés en délits correctionnels. Au nombre des incriminations figurent en particulier la détention indue ou sans autorisation de matières nucléaires, l'obstacle à l'exercice du contrôle par les pouvoirs publics ou encore le défaut de déclaration de disparition, de vol ou de détournement de ces matières.
Pour voler ou détourner des matières nucléaires, il faut pouvoir accéder à leur lieu de détention, puis les déplacer. Les dispositions de protection visent logiquement à contrôler les accès aux lieux de détention des matières et le déplacement de ces dernières. Ces dispositions reposent sur les trois piliers que sont la protection physique, le suivi physique et la comptabilité, qui se complètent et se renforcent mutuellement.
La protection physique vise à prévenir, détecter, empêcher ou retarder tout accès non autorisé ou non justifié aux matières nucléaires et toute sortie non autorisée ou non justifiée de ces matières des zones où elles sont détenues. Ces dispositions doivent notamment permettre l'alerte des pouvoirs publics en vue de déclencher, si nécessaire, une intervention des forces de l'ordre.
Le suivi physique vise à autoriser les mouvements de matières nucléaires et à les contrôler afin, le cas échéant, de détecter une tentative de fraude lors de l'un de ces mouvements. Il repose sur la connaissance, en permanence et de façon précise en quantité et qualité, de toutes les entrées et de toutes les sorties de matières nucléaires, ainsi que sur la connaissance de la localisation, de l'usage, des mouvements ou des transformations de ces matières à l'intérieur de l'installation – on entre du PuO2 et on sort du combustible MOX.
La comptabilité vise enfin à permettre un second contrôle, indépendant du suivi physique, fondé sur la connaissance quotidienne, pour chaque zone comptable, des masses de matières nucléaires détenues, et de toutes les entrées et sorties de matières. Les installations sont découpées en quelques « zones comptables » en fonction de leurs différentes activités. L'ATPu par exemple comporte aujourd'hui deux zones comptables, mais en a comporté jusqu'à quatre.
Quel est le rôle de l'IRSN ?
Le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité lui confie – plus précisément, confie à la direction de l'expertise nucléaire de défense (DEND) de l'IRSN – l'expertise technique des dossiers réglementaires déposés par les pétitionnaires, en vue de la délivrance ou de la modification des autorisations prévues par l'article L1333-2 du code de défense.
En outre, l'Institut apporte son concours à l'autorité dans trois autres domaines :
Le premier est celui de la comptabilité nationale centralisée des matières nucléaires. La DEND est chargée de centraliser au plan national et de vérifier la comptabilité des matières nucléaires – ce qu'elle fait par recoupement. Elle est à ce titre le « tiers de confiance ». Elle établit les modalités pratiques nécessaires à sa mise en oeuvre. Elle édite pour les autorités gouvernementales des états indiquant les stocks et les flux de matières nucléaires. Cette centralisation est réalisée quotidiennement à partir des données comptables transmises par chaque titulaire d'autorisation ou chaque détenteur de matières nucléaires soumises à déclaration.
Le deuxième domaine concerne la gestion des transports de matières nucléaires. L'Institut instruit et délivre, au nom de l'État, les accords d'exécution des transports. Il assure le suivi de ces transports, il informe, sans délai, l'autorité – le préfet ou le Haut fonctionnaire – en cas d'accident, d'incident ou d'événement susceptible de retarder ou de compromettre l'exécution du transport. On compte chaque année en France environ 1 700 transports nucléaires – individuellement arrêtés sur la base de fourniture d'un itinéraire vérifié par l'IRSN.
Enfin, le troisième domaine est celui du contrôle. L'Institut appuie l'autorité dans ses missions de contrôle par le biais de certains de ses ingénieurs, qui sont habilités et assermentés à titre individuel par l'autorité comme agents chargés du contrôle des matières nucléaires. Ces agents effectuent le contrôle des aspects techniques et comptables, ils procèdent avec les matériels fournis par l'IRSN à des mesures indépendantes au sein des installations pour vérifier la localisation et l'emploi des matières nucléaires, et déceler la nature et les quantités de matières éventuellement manquantes dans l'installation.
Pour ce qui concerne l'ATPu, entre 1999 et 2009, l'Institut a réalisé à la demande de l'autorité 96 analyses de dossiers et 25 inspections de contrôle dont la liste est fournie en annexe à votre dossier.
Au cours de cette période, les contrôles de l'IRSN ont mis en évidence une anomalie qu'il me semble intéressant de relater à titre d'illustration de la méthode. Après un premier écart de bilan en 2000, légèrement au-delà de son intervalle de confiance en raison d'une mauvaise caractérisation des rebuts d'usinage du combustible MOX, les services du Haut fonctionnaire de défense et de sécurité ont constaté en 2002, d'une part, un écart de bilan de l'installation ATPu nettement en dehors de son intervalle de confiance et, d'autre part, des écarts entre les valeurs déclarées par le détenteur et les quantités de plutonium mesurées par l'ISRN lors d'un contrôle de conteneurs utilisés pour l'approvisionnement de l'ATPu.
Je tiens à préciser que les balances ne sont pas parfaites et que la comptabilité résulte de l'addition de milliers de pesées. C'est d'ailleurs pourquoi le système ne repose pas que sur la comptabilité des matières, mais aussi sur la protection physique des installations et l'indépendance des différents contrôleurs. L'intervalle de confiance tient compte des incertitudes. C'est une quantité statistiquement établie, au-delà de laquelle on considère qu'il ne faut pas aller.
Ces écarts montrant un défaut de maîtrise du suivi du plutonium dans l'installation et, donc, un affaiblissement de la protection de celui-ci contre le détournement, le Haut fonctionnaire a convoqué le détenteur des matières et l'opérateur industriel le 1er avril 2004 pour recevoir des explications et entendre les mesures correctives que ceux-ci comptaient mettre en place. Ce manque de maîtrise du suivi d'une matière fissile pouvant éventuellement avoir des conséquences en termes de sûreté, l'ASN a été invitée à participer à cette réunion.
Le dernier contrôle du suivi physique et de la comptabilité a eu lieu les 1er et 2 juillet 2009, deux semaines après la fin de l'inventaire réalisé par l'exploitant. Il a été procédé à l'examen des suites données aux demandes de mise à jour des dossiers réglementaires émises par l'autorité ; à la vérification de la comptabilité locale et des déclarations à la comptabilité nationale ; et, enfin, au contrôle par sondages des stocks de matières détenues.
Lors de l'examen du suivi physique des matières nucléaires, l'exploitant a indiqué que, pour les postes en cours de démantèlement, il avait récupéré globalement plus de matière que ne le prévoyaient les comptes de rétention : 14,216 kg réels pour 7,487 kg attendus. L'exploitant a indiqué que c'est après démontage des gros équipements que des matières en quantités supérieures à celles attendues ont été trouvées et récupérées par balayage au pinceau.
L'écart de bilan annoncé à la suite de l'inventaire était de 1,989 kg de plutonium avec un intervalle de confiance de ± 2,4 kg. Cet écart de bilan, inférieur à l'intervalle de confiance, ne met pas en évidence de biais dans l'évaluation des flux d'entrée et de sortie de l'installation, ni de flux dissimulé. On peut noter que l'écart de bilan constaté par les inspecteurs de l'IRSN est en moyenne de 0,36 % du flux de plutonium entre 1998 et 2005 –période de fabrication de combustible MOX –, valeur à rapprocher de celle internationalement admise de 0,5 % pour ce type de procédé.
Quel est l'avis de l'IRSN sur la protection du plutonium dans l'ATPu ?
La protection du plutonium vis-à-vis du risque de vol ou de détournement dans le procédé de l'ATPu ne repose pas à titre principal sur le suivi physique des matières, ni sur la tenue de la comptabilité de cette matière nucléaire, en raison de la difficulté d'estimer précisément la quantité de matières en rétention dans les boîtes à gants. Elle repose principalement sur le troisième pilier que constitue le dispositif de protection physique de l'installation, qui comporte notamment des mesures de confinement et des mesures de surveillance. Ce dispositif n'a pas été mis en défaut. L'IRSN estime donc que le niveau de protection des matières nucléaires de l'ATPu est resté conforme à son référentiel pendant la phase d'exploitation et n'a pas été dégradé depuis le début des opérations de démantèlement.
Troisième question : l'exploitant a-t-il correctement apprécié la situation créée par la découverte d'un excès important de matières en rétention, et en a-t-il tiré les conséquences de manière appropriée ?
Cette question peut être analysée selon deux angles différents. Le premier, d'ordre juridique, porte sur le respect des dispositions de la loi TSN du 13 juin 2006 et des prescriptions réglementaires. L'ASN ayant dressé un procès-verbal d'infraction aux dispositions de l'article 54 de cette loi, il n'appartient pas à l'IRSN de commenter la situation au plan juridique, qui sera tranchée au terme du processus judiciaire.
Le second angle d'analyse, d'ordre technique, porte sur l'appréciation, à travers cet incident, du degré de culture de sûreté et de sécurité au niveau de l'organisation de l'ATPu au sein du site CEA de Cadarache. Les cultures de sûreté et de sécurité sont l'ensemble des caractéristiques et des attitudes qui, au niveau organisationnel ou au niveau individuel, font que les questions relatives à la sûreté et à la sécurité bénéficient de l'attention qu'elles méritent au cas par cas. La solidité de ces cultures conditionne en effet pour une large part la qualité de la prévention et de la gestion des risques.
À cet égard, trois bonnes pratiques sont essentielles pour un exploitant d'installation nucléaire :
Premièrement, il doit être en mesure d'apprécier en permanence l'état de conformité de l'installation à son référentiel approuvé de fonctionnement, en particulier le respect des «exigences de sûreté » ;
Deuxièmement, il doit identifier, en cas d'écart, les risques éventuels d'accident afin de prendre les mesures conservatoires nécessaires – le cas échéant, en urgence –, et, dans cette hypothèse, il doit informer immédiatement les autorités compétentes et l'IRSN, qui ont aussi des actions à mener en cas de menace d'accident ;
Troisièmement, il doit, dans les autres cas, traiter l'écart constaté par des actions correctives appropriées – en demandant, si elles supposent un accord préalable, leur approbation par l'autorité – et informer systématiquement les autorités compétentes et l'IRSN des constats effectués et des résultats obtenus suite aux mesures correctives, afin de permettre une exploitation du retour d'expérience au profit de l'ensemble des acteurs concernés, en France et, le cas échéant, en Europe et dans le monde. La sûreté se nourrit aussi de l'analyse des incidents qui surviennent partout dans le monde – il y a des bourses d'échanges, et le système de sûreté progresse par le biais du retour d'expérience.
S'agissant de l'ATPu, je vais vous faire part de l'analyse de l'IRSN au regard de ces principes généraux.
Malgré une modification en 1996, l'ATPu, construit à la fin des années 1950 à des fins de recherche sur les combustibles au plutonium, n'a pas été initialement conçu pour une production à l'échelle industrielle, contrairement à l'usine MELOX de Marcoule, mise en service en 1994, qui a progressivement pris la place de l'ATPu. En particulier, l'exiguïté des locaux et la conception des boîtes à gants, partiellement « inspectables », rendent difficile leur nettoyage poussé pour minimiser les rétentions de matières. Cela explique que l'exploitant ait eu des difficultés à maîtriser les masses en rétention dans les boîtes à gants.
Heureusement, pour ce qui concerne le risque de criticité, des marges importantes étaient maintenues du fait de l'application d'hypothèses pénalisantes pour le calcul du risque, comme je l'ai exposé précédemment. L'incident qui est survenu confirme la nécessité absolue de maintenir des marges de sûreté élevées dans l'exploitation des installations nucléaires, même lorsque la meilleure connaissance théorique des risques et les progrès technologiques pourraient inviter à leur réduction, au bénéfice d'une plus grande productivité.
Pour ce qui concerne le contrôle des matières, le système de suivi de leurs mouvements physiques permet de contrôler les masses des articles – comme les barres de combustible –, avec une précision de 0,06% en entrée, et de l'ordre de 0,2% en sortie. Chaque année, environ 1 000 analyses chimiques et plusieurs centaines de milliers de pesées sont effectuées dans le cadre de l'exploitation du procédé. Les quantités de plutonium entrant et sortant de l'installation au terme d'une campagne donnée sont mesurées, les incertitudes de mesure sont déterminées et l'écart de bilan est calculé, avec son intervalle de confiance. A posteriori, l'absence « d'alarmes » déclenchées par le constat d'écarts significatifs dans le suivi des matières — en dehors de l'épisode rapporté précédemment – conforte l'opinion selon laquelle les procédures d'exploitation de l'ATPu ont été globalement respectées.
Pour ce qui concerne enfin les opérations de démantèlement de l'ATPu, elles ont été autorisées le 6 mars 2009, avant d'être interrompues, par décision de l'ASN, le 14 octobre dernier. À un certain moment, l'exploitant a constaté que certaines boîtes à gants contenaient une quantité de matières en rétention bien supérieure à ce qui était attendu. Malgré ce constat, il a décidé de poursuivre les opérations.
Le référentiel approuvé pour le démantèlement prévoit des modalités opératoires particulières destinées à maintenir les marges en matière de criticité. S'il n'est pas surprenant que les opérations de démantèlement mettent à jour ou génèrent des écarts plus ou moins importants par rapport à l'attendu, c'est cependant au cas par cas qu'il convient d'apprécier les éventuelles précautions opératoires nécessaires au vu de la quantité de matière en rétention et des manipulations à réaliser. Dans ce contexte, le dialogue technique avec l'Autorité de sûreté et l'IRSN apporte nécessairement un complément de robustesse aux choix auxquels l'exploitant doit procéder pour poursuivre ces opérations ; autrement dit, la sûreté repose aussi sur le dialogue.
Quand une donnée de base du référentiel de sûreté est remise en cause, les bonnes pratiques de sûreté consistent en effet à ce que l'exploitant s'interroge sur les conséquences de cette nouvelle situation, décide, le cas échéant, d'un point d'arrêt des opérations pour vérifier l'adéquation des procédures d'assainissement et de démantèlement, en particulier au regard du risque de criticité et de la radioprotection des opérateurs, et informe l'Autorité de sûreté nucléaire.
L'enquête actuellement menée par l'ASN devrait permettre d'établir dans quelle mesure les différents acteurs concernés – les responsables d'exploitation, l'ingénieur criticien, les radioprotectionnistes – ont effectivement joué leurs rôles respectifs pour assurer correctement la sûreté des opérations engagées sur ces boîtes à gants. En dehors de la question du délai pris pour déclarer l'événement, il importe en effet d'apprécier au fond la validité de la démarche de sûreté mise en oeuvre par l'exploitant dans le cadre de sa gestion de cet événement. Il conviendra ensuite de tirer tous les enseignements utiles de cet incident survenu à l'ATPu, au bénéfice du progrès de la sûreté nucléaire. Mais nous ne disposons pas actuellement des éléments techniques qui nous permettraient de conclure et de porter un jugement sur la structure de sûreté dans l'installation.
J'en viens à ma conclusion.
Selon l'IRSN, les masses de plutonium présentes dans les boîtes à gants, sur la base des estimations de l'exploitant, ne pouvaient pas conduire à un accident de criticité. Et ce plutonium ne court pas le risque de tomber dans de mauvaises mains. Mais l'absence de déclaration dans les formes, lors du constat d'une anomalie dans la quantité de plutonium en rétention, a été perçue par l'opinion comme un grave déficit de transparence. Or la transparence correspond à une attente désormais très forte de la société tout entière. Au-delà même de l'exigence formulée par la loi, elle est devenue dans les faits une condition de l'acceptation de l'industrie électronucléaire. Cette exigence constitue d'ailleurs un moteur supplémentaire de la sûreté, à travers l'obligation perçue par les différents acteurs d'avoir ainsi davantage de « comptes à rendre ». Pourtant, un déficit de transparence n'équivaut pas nécessairement au constat avéré d'un déficit de sûreté ou de sécurité. Pour éviter ce probable et dommageable raccourci dans l'opinion publique, il n'est sans doute qu'une seule solution, qui demande un effort dans la durée : celle de la pédagogie, celle de l'information exacte, précise, à la fois réactive et permanente, celle du dialogue des acteurs professionnels du nucléaire avec les acteurs de la société, celle enfin de la prise en compte des questionnements du public. C'est le sens de la politique conduite par le Gouvernement, et, conformément aux orientations définies par son principal ministre de tutelle, M. Borloo, l'IRSN est résolument engagé dans cette voie.
La presse a fourni des informations, qui nous ont particulièrement surpris. Je m'interroge toujours sur la quantité de plutonium présente sur le site de Cadarache : 8 kg, 22 ou 39 kg ?
Selon le rapport de l'IRSN du 14 octobre 2009, les masses de matières fissiles « resteraient inférieures aux masses pouvant conduire à un risque de criticité ». J'ai cru comprendre, au travers de vos propos, que les masses établissant ce risque de criticité étaient de 11 kg. Pouvez-vous me le confirmer ?
Toujours selon ce rapport, « s'agissant des postes pour lesquels l'estimation de la masse de matières fissiles est supérieure à 200 grammes et ne serait pas encore consolidée, l'IRSN recommande que les opérations de démantèlement soient suspendues… ». J'avoue avoir du mal à comprendre ces différents seuils.
Enfin, confirmez-vous l'analyse de l'ASN ? Celle-ci a considéré que cet incident n'avait eu aucune conséquence, mais que la sous-estimation de la quantité de plutonium avait conduit l'exploitant, AREVA donc, à réduire fortement les marges de sécurité destinées à éviter un accident de criticité.
À la fin de votre propos, monsieur Repussard, vous avez indiqué qu'il importait d'apprécier au fond la validité de la démarche de sûreté mise en oeuvre par l'exploitant dans le cadre de la gestion de cet événement, en dehors de la question du délai pris pour déclarer celui-ci. En tant qu'expert ou ingénieur, vous n'avez peut-être pas à vous interroger sur le délai. Reste que le laps de temps qui s'est écoulé entre la constatation par l'exploitant et le gestionnaire, AREVA et le CEA, d'une part, et la transmission de l'information, d'autre part, me semble trop important. Que pouvez-vous en dire ?
Pour la première fois, l'ASN a qualifié le risque de « grave et imminent ». Or l'ensemble de votre rapport est, lui, rassurant. Comment expliquez-vous cette différence entre l'appréciation de l'ASN et la vôtre ?
Bien sûr, la comptabilité des matières nucléaires ne se fait pas au nanogramme près. Reste que l'oxyde de plutonium est un matériau très dangereux et que quelques milligrammes suffisent. Son confinement, sinon sa comptabilité, doit être pratiquement total. Vous n'en avez pas beaucoup parlé. Qu'en est-il ?
En 2002 et en 2004, des écarts avaient déjà été relevés entre ce qui avait été prévu et ce qui avait été constaté. Lors de ces deux épisodes, avez-vous retrouvé les matières correspondantes, au milligramme près ? Je m'étonne d'ailleurs que vous n'ayez parlé qu'en grammes, alors que le plutonium est le produit le plus dangereux du monde.
Certes, mais il s'agit de radioactivité, et je ne vous conseille pas, cher collègue, d'ingérer même un milligramme de plutonium.
Nous sommes à peu près les seuls dans le monde à faire du retraitement. Mais le retraitement multiplie, de fait, les transports, les manipulations, la fabrication du MOX. Il y a donc un risque de prolifération. La situation est différente lorsqu'on se contente d'enterrer dans un site dédié les combustibles usés. Bref, plus on retraite – Mme Lauvergeon parle de recyclage, car cela fait plus écologique –, plus on augmente les possibilités de détournement, de fuite, de manque de comptabilité. Le retraitement est un facteur entropique de la prolifération nucléaire – c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles nous sommes contre le nucléaire.
Malgré un discours que vous vouliez rassurant, il est possible, théoriquement, de détourner, gramme par gramme, ou dix grammes par dix grammes, des matières fissiles, notamment du plutonium, et d'obtenir ainsi, au bout d'une dizaine d'années, une masse extraordinairement dangereuse.
Pouvez-vous nous indiquer aujourd'hui – peut-être pas au milligramme près – la quantité exacte de plutonium qui se trouve sur les sites de Cadarache, de Marcoule, où est implantée l'usine Melox, et de La Hague, qui concentre sans doute la plus grande masse de matières fissiles au monde ?
Je vous remercie, monsieur Repussard, pour ces explications.
L'incident dont il est question, relayé par les médias, avait à la fois inquiété le monde politique, qui prend les décisions en matière d'énergie civile et est donc responsable de l'impact des installations nucléaires, et la population, qu'elle habite ou non à proximité de l'établissement concerné. À cette occasion, l'IRSN a montré à nouveau son utilité, non seulement pour l'exploitant et son personnel, mais aussi pour les élus, les membres des commissions locales d'information et la population voisine des installations nucléaires de base (INB). L'Institut joue son rôle en analysant l'éventuel impact sur l'environnement terrestre, aérien et aquatique des installations, qu'elles soient locales ou lointaines. On se souvient en effet que dans les années 1980, on pouvait détecter à Beaumont-Hague les retombées des explosions des bombes chinoises ou de l'accident du réacteur de Tchernobyl. Votre rôle est donc de lancer l'alerte, mais aussi et surtout d'apporter des informations précises sur la radioactivité et sur la toxicité de tel ou tel événement.
J'aimerais obtenir quelques précisions supplémentaires sur la matière en cause : le plutonium. À Cadarache, on en a trouvé en trop, tandis qu'au Tricastin, c'était le contraire : il en manquait, en raison d'une fuite sur une cuve. Pouvez-vous nous rappeler les caractéristiques du plutonium civil, ses origines et les conditions dans lesquelles il est maintenu confiné ? De quelle façon les quantités de plutonium en rétention sont-elles estimées ? Et comment ont été mesurées les quantités réelles ?
Les boîtes à gants, vous l'avez dit, sont de conception ancienne et n'étaient pas prévues pour un fonctionnement industriel. Est-ce la raison qui a conduit à démanteler l'installation ? Et quel était le cahier des charges de l'opération de démantèlement ?
Physiquement, comment les résidus de plutonium se présentent-ils, sachant que la plupart des boîtes à gants concernées contiennent moins d'un kilo de poudre, réparti sur l'ensemble du volume ?
Je m'interroge également sur la façon dont est transmise l'information. Je ne parle pas seulement de l'ASN, qu'un besoin de notoriété incite parfois à privilégier la forme sur le fond. Mais comment se fait-il que la presse ait pu publier des chiffres aussi différents ?
Enfin, les quantités évoquées étaient-elles dès le départ de nature à écarter tout risque de criticité ?
Le délai dans lequel l'incident a été déclaré est clairement inacceptable du point de vue de l'IRSN. C'est en effet probablement au mois de juin qu'une situation anormale a été identifiée : alors que l'on s'attendait à trouver au maximum environ 1,8 kg de matière dans chaque boîte à gants, l'une d'entre elles en contenait plus de 10 kg, ce qui représente un écart significatif. Même si aucun accident ne risquait de survenir, la situation était anormale. L'image de l'industrie nucléaire ne tolère aucun accident. Et pour parvenir à ce résultat, les règles ne suffisent pas. En effet, pour prendre un exemple, ni l'existence du code de la route, ni l'action de la gendarmerie ne permettent d'empêcher la route de faire 3 000 morts chaque année. Outre le respect absolu des règles, il faut donc attendre de tous les acteurs – ingénieurs, techniciens, autorités de sûreté, experts – qu'ils fassent preuve d'une culture de sûreté de haut niveau. Ainsi, quand on constate que les choses ne se passent pas comme prévu, il importe avant tout de chercher à comprendre le problème et surtout d'en parler, car l'information peut intéresser d'autres acteurs. En l'espèce, cela n'a pas été fait. Il ne s'agit donc pas d'une question de point de vue juridique sur l'existence d'une infraction, mais d'un écart par rapport aux bonnes pratiques de sûreté.
Mon interprétation est que les ingénieurs d'AREVA et du CEA savaient à quel point les marges de sécurité étaient considérables. Pendant l'exploitation déjà, la limite de chargement des boîtes en matières fissiles, fixée à 12 kg, tenait compte de la possibilité qu'une même quantité soit introduite deux fois par erreur. Cela signifie que même avec une quantité de 24 kg, tout risque de criticité était exclu. Pendant le démantèlement, la valeur limite a été fixée à 11 kg. Ici, il ne s'agissait plus d'introduire du plutonium dans les boîtes, mais, au contraire, d'enlever les matières fissiles restées en rétention et accumulées principalement sous forme de poussière. Il était donc nécessaire d'introduire dans les boîtes à gants des instruments de nettoyage. Une fois encore, la valeur maximale admissible avait été calculée à partir d'hypothèses très pénalisantes et éloignées de la réalité physique. Les ingénieurs concernés le savaient, et cette conscience de disposer de marges de sûreté très élevées peut expliquer qu'ils n'aient pas réagi. Il ne s'agit là que d'une interprétation possible ; en ce moment, l'ASN procède à une enquête détaillée qui devrait permettre d'en savoir plus. Quoi qu'il en soit, cette absence de réaction est regrettable, même si elle est restée sans conséquence.
Bien entendu, le fait de trouver jusqu'à 10,5 kg dans une boîte au lieu du 1,8 kg attendu correspond à une réduction des marges de sécurité. Est-ce une réduction « forte » ? Pour sa part, l'IRSN s'en tient aux termes de l'avis qu'il a rendu le 14 octobre.
La plupart des boîtes à gants contenaient moins de 200 grammes de matières fissiles – une quantité correspondant à la poussière étalée sur les parois des boîtes à gants. Dans l'une de celles qui servaient aux mélanges, on en a trouvé plus de 10 kg. L'avis de l'IRSN est qu'il aurait été raisonnable de suspendre le démantèlement de la trentaine de boîtes à gants susceptibles de contenir une quantité importante de matière en rétention, le temps de comprendre exactement la situation.
S'agissant du seuil de criticité, il est impossible de le calculer précisément. On sait seulement qu'il est bien plus élevé que la quantité de matière retenue dans le référentiel, c'est-à-dire 11 kg. Au-delà de cette limite, on est en situation d'anomalie, mais pas de risque. C'est cet aspect qui explique la différence entre les approches de l'ASN et de l'IRSN : concentrée sur le respect de la loi, la première ne pouvait admettre que la découverte d'une anomalie n'ait pas fait l'objet d'une déclaration. Elle a donc eu recours à son arsenal juridique pour sanctionner ce retard de déclaration. Sur le fond, il est vrai que le délai pris pour déclarer l'événement n'est pas acceptable. Quant à l'opportunité de prendre une telle sanction, je ne ferai pas de commentaire sur ce point.
Vous dites qu'il est impossible de calculer avec précision le seuil de criticité. Certes, il ne se passe rien avec une quantité de 11 kg, voire de 24 kg, mais on ne sait rien de plus. Cela me semble très inquiétant.
Je dis simplement qu'il est impossible de calculer la criticité de manière théorique pour une configuration donnée. Un tas de plutonium a une certaine masse, une certaine forme, une certaine composition – il peut comporter des impuretés, par exemple. Pour le représenter, on doit faire appel à la modélisation. Et pour éviter de se tromper dans le mauvais sens, on prend des hypothèses systématiquement pénalisantes, et on réduit encore le résultat obtenu pour tenir compte d'une éventuelle erreur de l'opérateur.
Il s'agissait d'une solution liquide, beaucoup plus dangereuse ; ici, nous parlons de poudres. Je le répète, la quantité de 11 kg que nous avons évoquée est une limite référentielle, qu'il ne faut pas confondre avec la limite « accidentelle » qu'est le seuil de criticité : celle-ci est beaucoup plus élevée, bien que l'on ne puisse pas la quantifier de façon absolument exacte. Nous n'allons pas provoquer un accident juste pour vérifier nos calculs !
J'en viens à la question, fondamentale, de la protection du plutonium par son confinement. En situation d'exploitation, les boîtes à gants ne peuvent pas être ouvertes. Dans le cas contraire, la faible quantité de poussière qui s'en échapperait serait immédiatement détectée par les dosimètres de surveillance. Toute tentative de subtiliser une quantité de plutonium serait donc vouée à l'échec, et ce sans même tenir compte des règles habituelles de protection : ainsi, les personnes qui manipulent le plutonium tout au long de la chaîne de production font l'objet d'un suivi par les services de sécurité.
En ce qui concerne le plutonium, il est vrai qu'il s'agit d'une matière extrêmement dangereuse, car très radiotoxique. L'ingestion ou l'inhalation d'un seul milligramme peut causer des dommages très graves, notamment induire des cancers. Bien que d'une grande stabilité, le plutonium 239 est en effet un émetteur principal de rayons alpha. En outre, le plutonium 241, autre isotope produit par l'irradiation de l'uranium dans les réacteurs nucléaires, se dégrade en américium, qui est un émetteur gamma très dangereux.
Les quantités de plutonium sont aujourd'hui faibles sur le site de l'ATPu, où l'exploitation a cessé depuis la dernière opération industrielle, effectuée en 2004 pour le compte des États-Unis. Non seulement l'installation est ancienne, mais une éventuelle remise à niveau aurait posé des problèmes en raison des risques sismiques affectant la région. Elle était de toute façon devenue inutile après la construction d'une nouvelle usine, Melox, beaucoup plus moderne et très automatisée. La décision a donc été prise de démanteler l'atelier, selon un cahier des charges préparé par AREVA, validé par le CEA, expertisé par l'IRSN et finalement autorisé par un décret proposé en mars 2009 par l'ASN. C'est ce protocole qui prévoyait que la quantité de plutonium en rétention ne devait pas dépasser un total de 8 kg.
Un détournement de quelques grammes de plutonium serait vite découvert : je le répète, les opérateurs font l'objet d'un suivi, et une ouverture des boîtes serait aussitôt détectée. Mais surtout, les quantités de matière sont pesées au gramme près, à chaque opération. Il est vrai qu'une quantité de quelques dizaines de grammes, par exemple, paraît faible en comparaison des 3 tonnes de plutonium manipulées chaque année dans l'installation. Quoi qu'il en soit, si un tel prélèvement avait lieu, il serait aussitôt détecté au moment de la pesée, d'autant que des contrôles supplémentaires sont réalisés. C'est l'addition sur une année de toutes les pesées qui entraîne une incertitude dans la quantification globale. Au niveau de l'installation elle-même, chaque entrée et sortie de matière est soigneusement comptabilisée. Il existe donc plusieurs niveaux de sécurité : la comptabilité des quantités de matière, le confinement des installations et la protection physique – locaux accessibles aux seules personnes accréditées, personnels surveillés. Ces précautions expliquent qu'aucune disparition de matière fissile n'a jamais été constatée en plus de quarante ans d'exploitation du site. Car le plutonium dont nous parlons n'a pas disparu : confiné dans les boîtes à gants, il va être récolté, conditionné dans un récipient et renvoyé à La Hague.
J'en viens enfin à la diffusion de l'information. Dans un monde idéal, il appartiendrait à l'exploitant de rendre compte publiquement de l'incident. Un débat pourrait alors survenir, le cas échéant à partir de ces informations et des observations des experts et de l'autorité chargée de la sûreté. Toutefois, notre pays n'est pas encore entré dans une telle culture. La situation est comparable à celle du secteur automobile à l'époque où j'étais jeune fonctionnaire au ministère de l'industrie : les industriels étaient alors réticents à organiser le rappel des véhicules lorsque des problèmes techniques étaient décelés ; ils craignaient que leur image de marque en soit affectée. Aujourd'hui, de tels rappels sont devenus courants, et les consommateurs ne s'en alarment pas, bien au contraire. L'industrie du nucléaire, quant à elle, entre seulement dans l'ère de la transparence, mais notre société ne s'y est pas encore habituée. Les journalistes ne rendent pas toujours compte avec précision des informations qui leur sont délivrées : parfois, ils ne retiennent qu'une partie d'un communiqué, sans voir que le paragraphe suivant est de nature à nuancer une affirmation. Les professionnels eux-mêmes, qu'il s'agisse des exploitants ou d'experts tels que nous, ont aussi des progrès à accomplir en matière de communication.
Je continue à m'interroger au sujet des quantités. L'IRSN est responsable de la comptabilité des matières radioactives. Combien de plutonium reste-t-il sur le site ?
Nous le saurons exactement quand l'installation aura été entièrement nettoyée. Au moment où l'ASN a demandé la suspension des opérations, l'exploitant avait rassemblé une vingtaine de kilogrammes de poudre, sur un total probable de 39 kg. La quantité exacte, une fois connue à la fin du démantèlement, sera à nouveau prise en compte dans la comptabilité nationale.
Il ne s'agit pas seulement de comptabiliser des quantités de plutonium ou d'uranium exprimées en grammes, mais aussi des articles – nombre de boîtes stockées, nombre de tubes contenant des pastilles de combustibles, etc. Dans un tube de MOX, la part de plutonium dans le mélange est de 7 %, mais cette valeur n'est pas d'une précision absolue : elle peut être, par exemple, de 6,99 %. Dès lors, pour un grand nombre de tubes, la quantité totale de plutonium peut varier. Cela expliquerait que, sur une longue durée, l'ensemble des tubes de MOX consommés dans les réacteurs d'EDF ait pu contenir environ 39 kg de plutonium en moins par rapport à ce qui avait été envisagé. Cette matière est restée en rétention dans les boîtes à gants ayant servi à faire le mélange. Elle n'est pas perdue. La sécurité des matières ne repose donc pas seulement sur leur comptabilité, mais aussi sur le décompte des articles, la surveillance des personnes qui les manipulent, le contrôle exercé par les inspecteurs de l'IRSN, etc. De même, tous les transports font l'objet d'un suivi en temps réel et les chauffeurs des camions sont en liaison radio permanente avec les ingénieurs de l'IRSN. C'est l'ensemble du système qui apporte la sécurité.
Bien sûr. De même, les coffres-forts font l'objet d'une surveillance permanente.
La production de plutonium dans les réacteurs EDF est de l'ordre de 10 tonnes par an. L'ATPu en consommait chaque année environ trois tonnes pour produire du combustible MOX.
Les présidents des CLI vont sans doute réclamer un rapport à l'exploitant, ainsi qu'à l'ASN et à l'IRSN. Cela fait partie de leurs prérogatives. Mais l'incident n'a été déclaré par le CEA que le 6 octobre, c'est-à-dire il y a un mois.
L'initiative en revient à son président. Mais il faut aussi que l'ASN puisse procéder à son enquête. Nous ne disposons pas encore de tous les éléments. Mais il me paraît inévitable, et nécessaire, que la CLI de Cadarache se saisisse de l'affaire.
Vous nous avez dit que la conception des boîtes à gants utilisées était ancienne, ce qui rendait plus difficiles leur inspection et leur nettoyage. Mais ce défaut est connu depuis longtemps. Pourquoi n'a-t-on pas cherché à y remédier ? La question n'est pas sans importance, car si aucune réponse n'a été apportée à ce problème lorsqu'il a été identifié, ne peut-on pas penser qu'il en aura été de même dans d'autres secteurs, pour des problèmes plus graves encore ? N'est-ce pas le signe qu'il faut modifier certains comportements ?
Vous avez évoqué longuement les mesures destinées à maîtriser les risques de criticité. Pour résumer, on pourrait dire que les normes imposées sont beaucoup plus basses que les normes « admissibles ». Pour autant, le dépassement de ces normes doit entraîner des sanctions. Il fut un temps où je roulais à 180 kmh sur l'autoroute, parce que j'avais le sentiment que ce n'était pas dangereux. Pour moi, il était beaucoup plus grave, par exemple, de dépasser de plus de 40 kmh la limite autorisée en agglomération. Mais je n'en risquais pas moins d'être verbalisé… Je sais que cette question n'est pas de votre compétence, mais quelles sanctions pouvaient être prononcées à la suite de l'incident dont nous parlons ? La préservation de la confiance relative qu'éprouvent nos concitoyens à l'égard de l'industrie nucléaire exige non seulement une transparence totale, mais surtout l'assurance que tous les opérateurs respectent toutes les règles et toutes les normes qui leur sont imposées.
La polémique vient notamment du fait que la presse et les grandes associations environnementales n'ont pas bénéficié immédiatement d'une information claire sur l'incident. Ces associations n'ont donc pas manqué de réagir. Aujourd'hui encore, leurs représentants se posent des questions. Tout d'abord, l'estimation des matières en rétention a-t-elle été effectuée à partir d'une observation directe, ou bien par recoupement des données comptables ? Ensuite, le stock le plus important retrouvé pèse-t-il bien 10,5 kg ? Enfin, combien y a-t-il de plutonium en France, où est-il stocké et dans quelles conditions ?
Par ailleurs, je me demande si les grandes organisations environnementales sont représentées au conseil d'administration de l'IRSN ou si, du moins, l'Institut travaille en relation avec elles. En effet, si elles avaient eu accès aux informations, elles auraient pu communiquer en toute connaissance de cause.
Compte tenu de l'âge du parc nucléaire français, le suivi des opérations de démantèlement d'installations vieillissantes devrait prendre une part de plus en plus importante dans les activités de l'IRSN. Le budget de l'Institut était de 280 millions d'euros en 2008 et de 301 millions en 2009. Quels seront vos choix pour faire face à ce surcroît d'activité ? Allez-vous demander une augmentation du budget ?
Je vous remercie, monsieur le directeur général, d'avoir fait un effort de vulgarisation, car nous ne sommes pas des techniciens.
L'IRSN exerce un grand nombre de compétences : il est concerné par la sûreté des installations nucléaires, par les transports, la protection des travailleurs, l'évaluation, etc. Dès lors, son activité peut se heurter au secret industriel ou commercial, voire au secret défense. L'Institut peut-il travailler en toute transparence ? A-t-il accès à tous les dossiers ? Est-il saisi par la puissance publique, ou peut-il s'autosaisir d'un dossier s'il le juge nécessaire ?
Par ailleurs, vos missions et celles de l'ASN ne se chevauchent-elles pas ?
En tant que professionnels, vous êtes bien plus familiers que nous de ces questions, mais j'ai le sentiment que cela vous conduit à un certain relativisme. Ainsi, alors même que les investigations ne sont pas terminées, vous concluez qu'il n'y avait pas de risque avéré, mais plutôt un déficit de transparence. N'est-ce pas prématuré, dans la mesure où l'on ne sait toujours pas pourquoi l'opérateur a tant attendu pour signaler le problème ? En outre, vous semblez juger qu'il n'est pas très grave de dépasser les normes en vigueur, parce que la façon dont elles ont été calculées permet d'offrir une très grande marge de sécurité. Mais il est difficile d'admettre un tel discours. Pour reprendre votre exemple, si vous traversez avec un camion de 15 tonnes un pont sur lequel le poids autorisé est de 10 tonnes, le pont ne va sans doute pas s'écrouler, mais il s'agit tout de même d'une infraction, et vous pouvez être sanctionné.
En ce qui concerne le problème de conception des boîtes à gants, l'avis de l'IRSN du 14 octobre conclut à la nécessité de tenir compte du retour d'expérience de cet incident. À l'avenir, il conviendra de s'assurer que des installations de ce genre seront intégralement nettoyables de l'extérieur avec les outils appropriés. Nous avons donc recommandé que l'Autorité de sûreté nucléaire diffuse l'information à l'ensemble des exploitants, en France comme à l'étranger. D'ailleurs, un homologue du ministère de l'énergie des États-Unis m'a appris qu'ils avaient connu des problèmes du même genre dans des installations militaires.
Lorsque des incidents surviennent, il est important de comprendre pourquoi. Parfois, les règles ne sont pas suffisamment précises, mais en l'occurrence, ce n'était pas le cas. Il y a eu transgression des règles, dans la mesure où l'exploitant a poursuivi le démantèlement après avoir constaté que la quantité de matière fissile était plus importante que celle indiquée par le référentiel. Je n'ai pas prétendu qu'un tel comportement était adéquat, mais je n'ai pas dit non plus s'il s'agissait d'une infraction pénale. Selon la loi, en cas « d'accident ou d'incident ayant ou risquant d'avoir des conséquences notables… », l'exploitant « est tenu de le déclarer sans délai » (article 54 loi TSN). Il n'existe pas d'équivalent à ce que représentent l'amende administrative ou la « perte de points » dans le domaine de la sécurité routière. L'ASN a fait le choix de dresser procès verbal en s'appuyant sur cet article de loi, ce qu'elle ne pouvait faire qu'en invoquant un tel « risque de conséquences notables ».
Pour ma part, je ne cherche pas à minimiser l'importance de cet événement. Je dis simplement trois choses : premièrement, il est faux de prétendre que nous sommes passés près d'un accident, même si une partie de la marge de sûreté a été entamée ; deuxièmement, nous savons où se trouvent les matières en question, lesquelles ne posent donc pas un problème de sécurité ; troisièmement, la culture de sûreté a été prise en défaut dans cette affaire. L'enquête détaillée permettra de déterminer dans quelle mesure.
J'en viens à la différence entre l'ASN et l'IRSN. L'ASN est une autorité administrative indépendante qui propose au Gouvernement les règles du jeu en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection. Elle délivre les autorisations d'exploiter, de modifier les installations, etc. Si les grandes décisions – comme celle de lancer un nouvel EPR – sont de la compétence du Gouvernement, la gestion du système au quotidien – par exemple, l'autorisation de passer de la première à la deuxième phase dans la construction d'un réacteur – relève de l'ASN. Celle-ci est également l'autorité de contrôle : elle dispose d'inspecteurs assermentés qui peuvent dresser des procès-verbaux.
Pour comprendre notre système national, il faut savoir que la réglementation française en matière de sûreté nucléaire est peu détaillée. Ainsi, le décret autorisant les installations se contente de fixer certains objectifs en matière de sûreté et de radioprotection. Il appartient ensuite à l'exploitant de faire une démonstration de sûreté, c'est-à-dire de démontrer que les procédures techniques qu'il préconise sont à même d'atteindre les objectifs indiqués par le décret. Le rôle de l'IRSN est justement d'apprécier si tel est bien le cas. Notre pays a toujours fonctionné ainsi, même à l'époque où la sûreté des installations nucléaires était confiée à quelques fonctionnaires ministériels. Et si la France n'a jamais connu d'accident nucléaire, même lorsque l'autorité de sûreté était faible, c'est grâce à ce dialogue permanent entre les experts de l'IRSN et les exploitants. Ils peuvent parler d'égal à égal, car ils ont les mêmes compétences scientifiques et techniques. Par exemple, nous sommes capables de refaire, avec nos propres outils, les calculs effectués par les ingénieurs d'EDF ou d'AREVA. Lorsque les résultats diffèrent, nous essayons de comprendre pourquoi. Ce dialogue technique se poursuit tout au long de l'instruction du dossier. L'objectif est que l'exploitant parvienne à nous convaincre que sa démonstration de sûreté est satisfaisante.
La conception du système de contrôle-commande de l'EPR offre une bonne illustration de ce processus. Il s'agit d'un système entièrement numérique, à l'image de celui qui équipe les sous-marins nucléaires depuis vingt-cinq ans ou les réacteurs EDF en service de dernière génération (1450 MW). Ainsi, le contrôle de la centrale de Civaux repose sur deux systèmes informatiques différents, prévoyant quelques interconnexions. Son fonctionnement très satisfaisant a conduit EDF et AREVA à envisager une nouvelle génération de contrôle-commande informatisé, assorti d'une innovation qui, en termes de sûreté, offre à la fois des avantages et des inconvénients. Le premier système informatique est chargé de la sécurité – c'est lui qui ordonnerait l'arrêt du réacteur en cas d'anomalie – tandis que le second sert à piloter le réacteur : par exemple régler la puissance, interrompre les opérations pour rechargement. Pour ce dernier, les concepteurs ont choisi un système industriel qui n'a pas été spécifiquement conçu pour le nucléaire, mais dont l'interface hommemachine est particulièrement bien étudiée. C'est aussi un paramètre de sûreté très important, car la qualité d'une telle interface facilite la détection d'une éventuelle anomalie par l'opérateur. L'inconvénient de ce système est qu'il est extrêmement compliqué. En particulier, l'accès de l'opérateur à de très nombreux paramètres implique de nombreuses interconnexions avec le reste de l'installation, notamment avec le deuxième système du contrôle-commande. Saisi par l'ASN, l'IRSN a commencé à étudier le dossier il y a plus d'un an. En effet, même si l'Institut a la possibilité de s'autosaisir d'une question – par exemple en cas d'incident –, il travaille le plus souvent sur saisine de l'Autorité. Il rend ainsi plus de mille avis par an. Nos ingénieurs ont donc entrepris l'expertise du système de contrôle-commande de l'EPR et ont rapidement jugé nécessaire d'accéder au code source du programme, détenu par Siemens. EDF ayant d'abord refusé, l'ASN a dû exiger que l'opérateur nous transmette toutes les données disponibles. Nos experts ont alors découvert des failles dans le système informatique, et demandé en conséquence que la démonstration de sûreté soit complétée, ce qui impliquera sans doute des modifications du système.
Je le répète, en France, il n'existe pas réellement de réglementation détaillée sur le plan technique. Dès lors qu'il en démontre la sûreté, l'exploitant peut donc choisir de développer un système entièrement numérique, comme il peut aussi choisir de recourir à un système électromécanique. Grâce au rôle d'évaluation joué par l'IRSN, cette liberté laissée à l'exploitant est non seulement bénéfique à l'innovation industrielle, mais aussi à la sûreté. En revanche, l'Angleterre et la Finlande ont adopté des réglementations détaillées, qui interdisent de facto le tout-numérique. Les autorités de sûreté de ces deux pays ont donc prescrit un système plus traditionnel, c'est-à-dire en partie câblé, même si nos ingénieurs estiment qu'il sera de moins bonne qualité – cet avis étant partagé par les experts Américains. Quoi qu'il en soit, lorsque les autorités de sûreté finlandaise, britannique et française ont publié une déclaration commune, les médias l'ont interprétée à tort comme un avis conjoint jugeant que la solution retenue pour l'EPR n'était pas satisfaisante. En réalité, les Finlandais et les Anglais réclament simplement une solution plus conforme à leur propre réglementation. Mais en France, nous ne réclamons pas une autre solution ; nous souhaitons seulement qu'EDF modifie et simplifie son système pour permettre de compléter de manière convaincante sa démonstration de sûreté. Il en coûtera quelques mois de travail supplémentaires à AREVA ou à Siemens, mais le produit qui en résultera sera, du point de vue de la sûreté, d'un très bon niveau.
J'en viens aux questions posées par M. Pancher. La quantité de plutonium en rétention à Cadarache est de l'ordre de 39 kg. Cette estimation résulte des mesures effectuées dans les boîtes à gants qui ont été démantelées, mais aussi d'une observation des boîtes restantes. Elle n'est en aucun cas le résultat d'une différence comptable.
Mais la plus grande quantité retrouvée dans une même boîte est bien équivalente à 10,5 kg ?
En effet. Une boîte à gants est une enceinte de plusieurs mètres cubes, équipée de panneaux de vision en verre plombé très épais, percée d'ouvertures et équipée de gants permettant de manipuler les matières. La poussière s'accumule sur les surfaces planes, les machines, les instruments de manutention, les broyeurs. Dans la plupart des boîtes, il y en avait moins de 200 grammes, mais dans une trentaine d'entre elles, la quantité est beaucoup plus importante. La boîte qui contenait 10,5 kg apparaissait comme la plus chargée. Il n'y a donc pas de raison de penser qu'une quantité plus importante encore pourrait être découverte. Dans tous les cas, la poudre était dispersée sur toutes les surfaces, et ne prenait pas du tout la forme d'un tas.
Vous avez recommandé l'interruption du démantèlement lorsque cette quantité dépassait 200 grammes.
Il nous a semblé préférable que l'opération de démantèlement se concentre dans un premier temps sur les boîtes présentant une situation normale. En retenant ce seuil très peu élevé de 200 grammes, on faisait la différence entre ces trente boîtes et les autres. Mais cela ne signifie pas qu'une quantité de 300 grammes, par exemple, présente un danger.
M. Pancher m'a également interrogé sur la production du plutonium en France. On estime à environ dix tonnes la quantité de plutonium produite chaque année dans les assemblages de combustible utilisés par les centrales d'EDF. Le combustible irradié est refroidi dans des piscines à la Hague, puis le plutonium en est extrait au cours de l'opération de retraitement. Il est enfin stocké dans des coffres-forts. La quantité qui y est stockée est une information couverte par le secret défense. Une partie de ce plutonium est envoyée à Marcoule afin de fabriquer le MOX, qui sera ensuite utilisé dans certains réacteurs. Toutefois, le combustible MOX n'est pas l'objet d'un nouveau retraitement à l'issue de son utilisation..
Monsieur le directeur général, vous n'avez pas confirmé l'analyse de l'ASN, selon laquelle cette sous-estimation avait conduit l'exploitant à réduire fortement les marges de sécurité destinées à éviter un accident de crédicité.
L'ASN et l'IRSN sont deux organisations indépendantes l'une de l'autre, qui travaillent ensemble. Nous avons rendu un avis, dont nous vous avons remis le texte. C'est sur cette base que l'ASN a pris sa décision, qui a consisté, d'une part, à faire interrompre le démantèlement – ce que l'exploitant aurait dû faire lui-même, au moins en partie – et, d'autre part, à dresser procès-verbal en estimant qu'il y avait un « risque de conséquences notables». Le CEA conteste cette dernière interprétation, mais ce sera au juge de se prononcer. Pour ma part, je ne peux pas en dire plus.
Vous avez abordé cinq questions ayant trait à la gouvernance : la représentation des organisations environnementales au sein du conseil d'administration; nos arbitrages budgétaires internes ; les modes de saisine ; le secret ; notre rôle par rapport à l'ASN.
En ce qui concerne la représentation au sein du conseil d'administration, il faut savoir que les organisations environnementales ne sont pas représentées au conseil d'administration alors que les ministères de tutelle, les salariés, via les organisations syndicales, les autorités – ASN, ASND – et les élus – le président de l'OPECST, celui de l'Association Nationale des Commissions Locales d'Information, l'ANCLI – le sont. Pour y remédier, lors du Comité à l'énergie atomique de novembre 2007, M. Borloo et Mme Pécresse ont souhaité la mise en place à l'Institut, sur le mode du Grenelle de l'environnement, d'un Comité d'orientation de la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection très pluraliste. Ce comité s'est mis en place cette année, et toutes les organisations environnementales qui sont représentées au Haut comité pour la transparence et l'information sur la sûreté nucléaire le sont également dans ce comité. Nous souhaitons que les membres de la société civile qui participent à ce comité se sentent impliqués.
J'en viens aux arbitrages budgétaires internes. Nous avons passé différents contrats avec nos ministères de tutelle sur les programmes : un plan à moyen et long terme ; un plan annuel d'activité ; un contrat d'objectifs avec l'État, etc. Il est probable que le Comité d'orientation de la recherche, qui donnera des avis, par exemple sur le vieillissement des installations nucléaires, pourra nous aider à faire des arbitrages, qui sont parfois pris au sein du Comité de direction, via notre directeur général. Une meilleure représentativité des parties prenantes devrait avoir un impact sur la gouvernance de l'Institut.
Bien que, dans la majorité des cas, nous soyons saisis par nos autorités, nous avons un devoir d'alerte – qui peut s'apparenter à une forme d'auto-saisine – dans certains domaines lorsque nous constatons une anomalie. Quant à la recherche menée par l'Institut dans le domaine de la sûreté et de la sécurité, elle relève de notre propre initiative : dans ce cas, nous l'orientons comme nous le jugeons utile– bien sûr, avec l'aval de nos ministères de tutelle.
Nous avons accès à un certain nombre de secrets industriels et de secrets défense. Étant soumis à une charte de déontologie, à une charte de l'expertise, cela nous permet d'obtenir un maximum d'informations.
L'ASN a des compétences dans les domaines du contrôle et de l'autorisation. Nous sommes son appui technique. Nous rendons des avis sur le fondement desquels l'ASN prend ses décisions. Nos rôles sont tout à fait complémentaires.
Je précise que notre avis sur l'incident de l'ATPu a été adressé à la CLI de Cadarache le jour même de son adoption.
Enfin, je vous recommande les visites que nous organisons régulièrement à l'Institut. Elles permettent de comprendre, sur le terrain, le fonctionnement du système de radioprotection, celui du centre de crise en cas de menace d'accident, et d'apprécier notre indépendance vis-à-vis des exploitants nucléaires.
Membres présents ou excusés
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire
Réunion du mardi 17 novembre 2009 à 17 h 30
Présents. - M. Philippe Boënnec, Mme Françoise Branget, M. Christophe Caresche, M. Jean-Paul Chanteguet, M. Yves Cochet, M. Lucien Degauchy, Mme Fabienne Labrette-Ménager, Mme Christine Marin, M. Bertrand Pancher, M. Christophe Priou, M. François Pupponi, M. Jean-Marie Sermier
Excusés. - M. Jérôme Bignon, Mme Claude Darciaux, M. Christian Jacob, M. Philippe Plisson