Table ronde avec les présidents des trois groupements d'industries de défense dans le cadre du projet de loi (n° 1216) relatif à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014
La séance est ouverte à dix heures trente
Mes chers collègues, c'est avec un très grand plaisir que nous accueillons ce matin les représentants des trois groupements des industries de défense : M. Charles Édelstenne, président du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS), M. Jean-Marie Poimboeuf, président du groupement industriel des constructions et armements navals (GICAN) et M. Patrick Tramier, vice-président du groupement des industries françaises de défense terrestre (GICAT), remplaçant M. Bruno Rambaud, malheureusement empêché. Ils sont accompagnés de leurs délégués généraux : M. Guy Rupied, pour le GIFAS, M. Jean-Marie Carnet, pour le GICAN et M. Jean-François Lafore, pour le GICAT, ainsi que de M. Guillaume Muesser, qui est le secrétaire du conseil des industries de défense (CIDEF).
Nous avons entamé un cycle d'auditions qui nous mènera à l'examen du projet de loi de programmation militaire et, dans ce cadre, nous avons souhaité vous entendre pour connaître vos avis sur ce texte et, de façon plus générale, pour que vous nous fassiez partager les attentes des industriels de la défense en cette période de grave crise économique et financière.
Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je tiens d'abord à vous remercier de nous donner la possibilité de vous présenter le point de vue de l'ensemble des industries de défense.
Notre réflexion est en lien direct avec les recommandations du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et en particulier avec ce qui a trait à l'effort de recherche et technologie (R&T), à l'externalisation, au maintien en condition opérationnelle (MCO). J'insisterai également sur les problèmes posés par le corpus réglementaire qui régit nos marchés, sur l'exportation et sur l'Europe.
La partie du Livre blanc consacrée à l'industrie et à la recherche reconnaît la place importante de l'industrie dans la politique de défense, les capacités industrielles devant « permettre à la France de conserver son autonomie stratégique et [contribuer] à promouvoir l'Europe comme pôle d'excellence industriel et technologique ». Il importe, à nos yeux, qu'elles soient maintenues et développées en réponse aux nouveaux défis. Je rappelle que l'ensemble du secteur réalise un chiffre d'affaires de 15 milliards d'euros pour environ 165 000 emplois directs et autant d'emplois indirects.
Cette industrie a quatre particularités fortes, qui sont autant d'atouts pour la France dans le contexte actuel de crise industrielle. Premièrement, elle réalise un tiers de son chiffre d'affaires à l'exportation, et dégage un solde positif annuel de plus de 3,7 milliards d'euros en moyenne alors que le commerce extérieur français est en déficit structurel chronique depuis plusieurs années. Deuxièmement, ses emplois dégagent une forte valeur ajoutée et ils sont très peu « délocalisables », ce qui signifie que les investissements de l'État bénéficient directement à la collectivité nationale. Troisièmement, cette industrie est un acteur majeur de la R&T, c'est-à-dire des éléments porteurs de la croissance future du pays. Quatrièmement, nombre de nos entreprises sont leaders dans leur domaine d'activité : c'est le cas de l'industrie aéronautique, qui domine aussi dans le domaine civil, mais aussi de l'industrie électronique et de l'industrie navale.
S'il n'appartient pas à l'industrie de définir la politique de défense, elle fait partie du dispositif national de défense. Il n'y a pas de défense autonome sans base industrielle et technologique durablement compétitive. Notre base industrielle est le résultat d'une vision politique de longue date et d'un effort continu d'investissement. Sa pérennité suppose que cet effort soit maintenu.
Le Livre blanc prône un nouveau partenariat entre l'industrie de défense et l'État, sujet qui est au coeur de nos préoccupations. Nous avons, à plusieurs reprises, attiré l'attention du ministre sur ce point et nous avons été entendus puisqu'il nous a demandé de lui faire part de nos idées en ce qui concerne la modernisation du MCO des matériels et le corpus réglementaire qui s'applique à nos contrats.
Afin de donner une suite aux grandes orientations fixées par le Livre blanc, l'industrie souhaite entamer une concertation étroite avec l'État de façon à jeter les bases d'une véritable politique industrielle de défense dans notre pays, à l'image de ce qu'a déjà fait le Royaume-Uni.
L'industrie formule quatre recommandations fortes pour une nouvelle politique industrielle partenariale.
Premièrement, il faudrait sortir du carcan des contrats de développement à prix fixe comprenant une garantie de performance en partageant et en rémunérant le risque au juste niveau. L'exemple de l'A400M prouve que notre industrie est trop exposée puisque, aux termes du contrat, elle supporte la totalité du risque. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, pour la construction de porte-avions, ce sont les donneurs d'ordres qui endossent les principaux risques. Or, en France, le projet de contrat pour la construction d'un deuxième porte-avions était à prix fixe, l'ensemble des risques étant porté par les industriels. Il y a là matière à réflexion.
Deuxièmement, il serait nécessaire d'abandonner la pratique du moins-disant, qui est « court-termiste » et ne permet pas toujours de faire le meilleur choix industriel et technologique. Elle se traduit souvent par des dérives économiques et des niveaux de performances qui ne satisfont pas l'utilisateur.
Troisièmement, il conviendrait de veiller, dès le départ, à mieux prendre en compte le coût complet des systèmes en intégrant le MCO mais aussi les contraintes imposées par la commission interministérielle d'études d'exportation des matériels de guerre (CIEEMG), les spécificités imposées pour l'export étant souvent très coûteuses.
Quatrièmement, il faudrait adapter le corpus réglementaire aux méthodes modernes de développement, aux nouveaux systèmes et à la démarche de partenariat.
Je voudrais également appeler votre attention sur l'importance de la recherche et de la technologie. Notre base industrielle repose sur notre capacité à maintenir un potentiel technologique de haut niveau et réactif. Dans cette perspective, comme le souligne le rapport sur l'industrie européenne de défense de M. Yves Fromion, il est important de poursuivre l'effort en matière de R&T. Après le sous-investissement des années 1990, la loi de programmation militaire pour 2003-2008 affichait la volonté de restaurer les financements dans ce domaine. Alors que tous les engagements n'ont pas été respectés, il est regrettable de constater que la LPM 2009-2014 marque un nouveau recul. Le financement de la R&T de défense doit atteindre au moins un milliard d'euros par an, le plan de relance annoncé par le Président de la République devant permettre d'atteindre cet objectif.
En matière d'externalisation, les Britanniques ont ouvert la voie, avec plus ou moins de réussite, et la France peut également mettre en avant quelques beaux succès, notamment pour la formation initiale des pilotes à Cognac et les hélicoptères de l'école de Dax. Cette orientation nous semble prometteuse, bénéfique à la fois pour l'État et pour l'industrie, dans une logique de « gagnant-gagnant ». J'ajoute que DCNS me semble être un autre exemple d'une externalisation réussie.
Pour aller plus loin dans ces démarches, il est nécessaire de mettre en place un dispositif précis de comparaison avec les modes classiques d'acquisition, pour bien identifier les gains tirés de l'externalisation. À ce titre, il conviendrait de renforcer l'expertise de la délégation générale pour l'armement (DGA) en ingénierie de contrat de service.
Le MCO est aussi un domaine important pour notre industrie et il fait partie intégrante de la politique d'armement, dans le prolongement du développement et de l'acquisition des équipements. De ce fait, il doit être appréhendé dans une relation « gagnant-gagnant » entre les armées et les industriels.
L'industrie considère qu'une bonne politique de MCO repose sur deux principes de base : d'une part, l'utilisation de contrats globaux à long terme avec un engagement de l'État cohérent avec ceux de l'industriel en termes calendaires, des mécanismes contractuels d'ajustement et une analyse exhaustive du risque ; et d'autre part, un partage clair des responsabilités, pour maîtriser les risques avec une rationalisation des moyens étatiques et industriels dédiés.
Ces deux éléments paraissent être des postulats de base pour déployer une politique de MCO performante. Une fois ces principes acquis, l'organisation du MCO doit être adaptée aux besoins et aux types d'équipements. Pour les systèmes et équipements qui ne sont pas destinés à être déployés sur les théâtres d'opérations, l'industrie recommande de recourir à l'externalisation. En revanche, pour les systèmes et équipements déployés, l'industrie française, en partie grâce aux évolutions de la loi portant sur la réserve militaire, dispose aujourd'hui d'une certaine capacité à soutenir les armées en opérations extérieures, qu'il s'agisse du MCO de matériels sur les bases arrières ou même de la mise en oeuvre de certains systèmes et équipements.
Le développement de la relation entre le ministère de la défense et l'industrie est parfois entravé par le poids du corpus réglementaire. Nous estimons que les difficultés découlent, plutôt que d'une inadéquation du code des marchés publics – pas toujours adapté cependant aux marchés de haute technologie –, d'une exploitation insuffisante de certaines de ses dispositions par les services compétents du ministère. Les principaux blocages identifiés concernent l'innovation, la phase de développement des programmes, la méthode d'acquisition et la gestion des risques. C'est donc toute la partie amont des contrats qu'il s'agit de faire évoluer. Il conviendrait également de renforcer significativement la sécurité juridique de l'acheteur public.
Les exportations jouent un rôle déterminant pour l'industrie et le dynamisme de l'économie française. Elles concernent environ 50 000 emplois du secteur de l'armement et ont représenté, sur les dix dernières années, environ 32 % de notre activité. Elles sont donc un élément essentiel de la contribution de notre secteur à l'économie du pays. L'industrie de défense se félicite des actions prises depuis 2007, dans la lignée des propositions formulées par M. Yves Fromion, destinées à améliorer l'action de l'État au soutien des exportations, et elle demande que l'exportation de défense demeure une priorité nationale qui doit être traitée au plus haut niveau de l'État.
Elle persiste à appeler de ses voeux un « Schengen de l'armement » pour les pays producteurs prêts à s'engager dans cette voie, permettant un libre transfert entre eux de biens et d'équipements de défense, étant entendu que la responsabilité d'exportation vers les pays tiers serait assumée par le pays exportateur au nom des pays partenaires fournisseurs.
En ce qui concerne la pratique du contrôle, nous préconisons d'accélérer la délivrance des autorisations, de ne pas confondre le rôle de la CIEEMG avec la politique de financement et la politique industrielle, et d'attribuer les autorisations d'exportation dans le cadre de partenariats opérationnels entre les forces.
Enfin, l'industrie soutient l'engagement d'une action politique et diplomatique ferme pour uniformiser l'application de la convention anti-corruption de l'OCDE entre les pays signataires, et pour étendre la convention à tous les grands pays exportateurs. C'est un point particulièrement important pour notre industrie.
Le renforcement de la base industrielle et technologique de la défense (BITD) européenne mérite une impulsion politique forte au plus haut niveau. En effet, après l'élan des années 1990, faute de relais politiques au plus haut niveau européen, nombre de dispositifs mis en place se sont essoufflés et l'on observe un retour à des pratiques nationalistes ou protectionnistes. Ce manque d'avancées a d'ailleurs conduit de nombreux États européens à se tourner vers des solutions américaines, voire à financer des développements de programmes américains comme le JSF dans l'aéronautique ou le Littoral Combat Ship dans le secteur naval. Il est fondamental que des initiatives de relance soient prises. De ce point de vue, la mission confiée par le Premier ministre début 2008 à M. Yves Fromion sur le renforcement de la BITD européenne, à laquelle notre profession a apporté tout son concours, et les priorités affichées de la présidence française de l'Union européenne étaient encourageantes. Il conviendrait de mettre en chantier une stratégie industrielle de défense incluant un effort supplémentaire en matière de R&T.
En conclusion, l'industrie de défense entend rappeler avec force qu'elle est un partenaire à part entière de l'État. La nécessité d'assurer l'adéquation entre les contraintes de la DGA et les capacités des fournisseurs est de plus en plus flagrante. En concertation étroite, État et industrie doivent établir une stratégie industrielle cohérente dans ses choix, déterminée dans sa mise en oeuvre, afin de mieux répondre aux besoins capacitaires des forces et de construire une base industrielle et technologique de défense européenne dans laquelle la France joue un rôle à la mesure de ses capacités.
L'industrie se veut un interlocuteur responsable, capable d'aider les pouvoirs publics à mieux investir. Elle possède des atouts qui peuvent contribuer à entraîner nos partenaires dans une relance de la politique européenne de sécurité et de défense. Enfin, au moment où la France est confrontée à une conjoncture économique difficile, c'est aussi l'occasion pour l'État d'utiliser l'industrie de défense comme levier de sa politique de relance. Pour ce faire, il faudrait commencer par limiter au minimum technique les reports de charges liés aux plafonds de dépenses imposés par le ministère mais aussi à la mise en oeuvre d'opérations dont le financement n'était pas assuré. Ces pratiques affectent en effet significativement la trésorerie des entreprises, notamment celle des petites sociétés.
Je vous remercie pour ce tour d'horizon, mais pourriez-vous détailler les mesures que vous envisagez dans un contexte de crise économique et budgétaire pour mieux maîtriser les coûts de production et le MCO ?
Lors de nos précédentes auditions, nous avons été frappés d'entendre que les matériels concurrents des nôtres étaient généralement proposés à des pays étrangers à des prix bien plus attractifs. Pourquoi sommes-nous moins compétitifs ? Faut-il lier cette interrogation aux forts coûts d'achat et d'entretien de nos matériels, contrepartie difficile de leur haut niveau de performance technologique ?
Par ailleurs, vous avez fait allusion à un repli national des États européens, qui conduit, paradoxalement, à des achats américains plutôt qu'intra-européens. C'est d'autant plus regrettable que la France a voulu créer un cercle européen qu'elle considère comme le cadre de référence de la plupart de ses acquisitions militaires. Dans ce contexte, quels rapprochements industriels les groupements que vous représentez envisagent-ils ?
S'agissant de la maîtrise des coûts, nous sommes souvent hâtivement présentés comme moins compétitifs que nos concurrents. L'exemple des avions de chasse me semble éclairant à ce sujet. Le prix réel de l'avion de chasse américain F 22, c'est-à-dire l'avion de supériorité aérienne, est trois fois plus élevé que le prix initial tel qu'il apparaît dans les publications du Congrès. En France, comme l'établissait l'avis budgétaire pour l'armée de l'air de M. Jean-Louis Bernard, le dérapage financier du programme Rafale, au niveau de la deuxième tranche, n'excèdait pas 4 % du coût total qui comprend le développement, l'industrialisation et les coûts de production jusqu'au 294e appareil. Avec le passage à la troisième tranche, nous sommes revenus dans le cadre du budget initial, la société Dassault ayant baissé son prix de 9,6 %, ce qui a permis d'amortir les obsolescences et d'économiser 3,2 %.
De même, la comparaison entre l'Eurofighter et le Rafale montre que le rapport entre leurs coûts budgétaires, c'est-à-dire le coût budgétaire global divisé par les quantités, est de 1,6. J'observe enfin qu'au Royaume-Uni les dépassements du programme Nimrod ou Astute se mesurent en milliards d'euros. Nous n'avons pas de leçon à recevoir.
En ce qui concerne le MCO, il convient d'en déterminer précisément le périmètre, les études actuelles comparant des éléments différents. Par le passé, cette appellation excluait par exemple les dépenses de mise à jour de la documentation ou le traitement des petits problèmes sur les matériels qui sont aujourd'hui intégrées à l'enveloppe MCO. Par ailleurs, j'ai entendu pendant deux ans critiquer le MCO de nos avions de combat et dire que le MCO du Rafale coûterait trois à quatre fois plus cher que celui du Mirage 2000. Aujourd'hui, le contrat du MCO du Rafale est signé et il est n'est supérieur que de 12 % à 13 % à celui du Mirage. Cet écart tient au fait qu'il s'agit d'un bimoteur au lieu d'un monomoteur. Le prix du MCO du Rafale me semble d'ailleurs raisonnable comparé à ce que fait la concurrence.
S'agissant des matériels concurrents moins chers, la parité monétaire nous défavorise : avec un euro à 1,4 ou 1,5 dollar, nos prix sont majorés d'un tiers par rapport à la concurrence américaine et ce, de façon purement artificielle.
En ce qui concerne l'Europe de la défense, nous l'avons rêvée et les Américains l'ont faite… Aujourd'hui l'équivalent de 75 % des coûts de développement et d'industrialisation du Rafale, soit près de huit milliards de dollars, sont payés par les Européens aux bureaux d'études américains pour développer le JSF. Il est plus que surprenant de constater que les Pays-Bas ont retenu cet appareil au terme d'une étude approfondie portant sur 700 critères. Le Rafale a obtenu 695 points, arrivant en deuxième place, le JSF ayant obtenu 697 points. Il convient pourtant de noter que malgré ce résultat, aucune indication de prix n'a été fournie pour le JSF ! Le comble, c'est que le ministre de la défense, M. de Vries, m'a demandé il y a deux mois de revenir dans la compétition. Il voulait peut être que je serve de lièvre pour, en définitive, l'aider à faire baisser le prix américain, sans pour autant remettre en cause le contrat signé avec l'industriel d'outre-atlantique.
Je veux également revenir sur l'idée reçue consistant à faire des rapprochements industriels le remède à tous nos maux. Les exemples récents montrent que les rapprochements industriels et les grandes coopérations européennes sont également la source de nombre de nos problèmes. Il faut revenir à des faits et sortir d'un discours convenu sur ce sujet. Je retiens par exemple que l'Eurofighter est 60 % plus cher que le Rafale, ce que personne ne conteste. Il n'est pas question de bannir les coopérations européennes, mais elles devront se faire sur un autre plan que celui sur lequel elles reposent actuellement, car l'Europe que nous construisons aggrave les difficultés au lieu de les résoudre. Plutôt que de prendre les compétences là où elles sont, on est en train de les dupliquer à l'infini. Nous avons artificiellement développé les capacités industrielles. Il faut ensuite alimenter ces industries en programmes, c'est-à-dire distribuer encore plus les crédits pourtant insuffisants de recherche et développement ou de R&T. Au final, nous ne ferons aucune économie, nous devrons même dépenser deux fois plus. Il faut inverser le phénomène, arrêter le politiquement correct et comprendre comment fonctionne l'industrie.
Le secteur aéroterrestre a enregistré à l'exportation des succès en 2007, avec un chiffre d'affaire non consolidé de l'ordre de deux milliards d'euros, ce qui montre bien que les industries françaises sont compétitives. Le Mistral, qui est le missile sol-air de MBDA, a été vendu à une vingtaine de pays et je n'ai pas souvenir qu'il ait perdu de marché significatif contre son concurrent américain Stinger.
À mon avis, une grande partie des coûts de production de série, de l'ordre de 80 % pour ce qui est des missiles, est liée à la spécification et à la conception. Cela montre bien l'importance des nouvelles méthodes de coopération entre l'État et l'industrie prônées par le CIDEF pour optimiser les coûts de production.
En matière de défense, quel est le projet industriel de la France ? Souhaitons-nous, comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni, développer une industrie nationale forte ? Je pense aux rapprochements industriels qui sont en train de s'opérer, impliquant notamment Thales. Mais dans le même temps, comment construire l'Europe de la défense à laquelle nous aspirons ? Faut-il une volonté politique encore plus affirmée en la matière ? Au final, comment concilier la démarche européenne et les aspirations nationales et comment construire une véritable industrie européenne de la défense ?
Bien que je sois convaincu de l'approche européenne, je ne peux que critiquer la démarche qui est retenue. Je pense qu'il n'y aura plus de grand programme européen qui ne soit pas développé en coopération car, indépendamment des considérations économiques, il ne peut en être autrement sur le plan politique. Dès lors, l'industrie doit s'adapter et s'organiser pour minimiser les surcoûts liés à la coopération.
En ce qui concerne les marchés, différentes propositions se font jour. La première est franco-germano-espagnole, via EADS, et la presse laisse entendre qu'elle n'est pas facile. Les difficultés vont demeurer : la concurrence est déjà forte au sein d'un même État mais lorsqu'elle existe entre plusieurs États, elle prend une coloration éminemment politique et oblige les autorités politiques à s'impliquer. Ce n'est pas la meilleure manière de faire de l'industrie. La répartition des tâches pour la construction de l'Eurofighter, qui a conduit à l'écart de coût que l'on sait, est purement politique car chaque pays a voulu apprendre à faire ce qu'il ne savait pas faire sur fonds publics. Il faut des coopérations intelligentes à l'image de celles intervenues avec l'Allemagne pour l'Alpha Jet, avec le Royaume-Uni pour le Jaguar ou avec six pays européens pour l'Atlantique. Ces avions avaient des prix normaux et nous avons pu les exporter. Mais il y avait un seul maître d'oeuvre qui dirigeait les opérations et une vraie répartition industrielle.
En ce qui concerne l'industrie, je suis gêné par l'attitude excessivement volontariste de la France. Nous faisons beaucoup d'efforts sans en retirer les bénéfices attendus. Dans une guerre, et nous livrons bien une guerre économique, il faut commencer par renforcer nos bases, c'est-à-dire en l'espèce renforcer notre industrie de défense. La Suède, le Royaume-Uni ou l'Italie ont fait ce choix. Nous avons fait rigoureusement l'inverse au nom de la nécessité de bâtir une Europe de l'industrie.
Il existe pourtant d'excellents contre-exemples comme Thalès. Au Royaume-Uni, la société a racheté des sociétés, sans faire de fusion. Résultat : une industrie anglaise avec un actionnariat français. Je comprends et j'approuve cette démarche car elle est en prise avec le souci de la réalité industrielle.
Je souscris complètement aux propos de Charles Édelstenne : la BITD européenne doit d'abord être française. Il serait calamiteux que la France sacrifie sa position centrale en matière d'industrie de défense afin de satisfaire à une exigence idéologique de construction européenne et il nous appartient de prendre des initiatives pour consolider l'industrie européenne de défense. Il est encore temps de bouger ; si nous ne le faisons pas, nous allons au-devant d'une aggravation des difficultés. À cet égard, je me félicite du mouvement de Dassault en direction d'autres industriels.
Sans consolidation à l'échelle française, toute avancée européenne se fera à notre détriment. C'est notamment vrai pour l'armement terrestre : nous ne pouvons faire l'impasse sur une consolidation nationale autour de Nexter. Sans doute faudra-t-il, à terme, se rapprocher d'entreprises allemandes, voire de BAE, mais il conviendra de le faire en position de force, ce qui n'est pas le cas actuellement.
En ce qui concerne la prochaine loi de programmation militaire, je souhaiterais savoir si les crédits prévus suffiront pour financer les programmes envisagés.
Quel regard portez-vous sur l'objectif de dynamisation des exportations contenu dans le projet de loi, notamment à travers la prise en compte des perspectives à l'export dès la phase amont des programmes ?
Les crédits ne sont pas suffisants notamment pour la R&T, qui conditionne pourtant l'avenir des programmes dans les dix ou quinze prochaines années. Nous réalisons aujourd'hui notre chiffre d'affaires grâce aux efforts de recherche des années 1990. J'ai l'impression que notre effort en la matière est plus qu'insuffisant comparé à l'effort américain.
Pour certains programmes d'armement terrestre, les financements prévus dans la LPM sont globalement acceptables ; pour d'autres, notamment les hélicoptères, la situation sera extrêmement difficile. L'armée de terre semble considérer que la part qui lui revient est satisfaisante.
Cela étant, on s'aperçoit que quand il y a eu des arbitrages dans le passé, les budgets du secteur aéroterrestre et du secteur terrestre ont été souvent sacrifiés. Il convient donc de s'assurer que l'exécution de la LPM respectera ses engagements, au moins pour le secteur aéroterrestre.
Je tiens également à souligner l'insuffisance des crédits consacrés à la R&T. De larges domaines, qui correspondent pourtant à des besoins de l'armée de terre et à certains points forts de l'industrie française, ne sont absolument pas soutenus.
Pour les deux grands programmes de plates-formes dans le domaine terrestre, qu'il s'agisse du véhicule blindé de reconnaissance moyen ou du véhicule blindé à roues de contact, la délégation générale pour l'armement a plutôt une approche de consultation européenne. Bien que les industriels français aient présenté des programmes d'études amont à ce sujet, les arbitrages récents ont conduit à les retirer de la planification.
Peu de grands programmes sont en cours pour l'armée de terre. Quelle appréciation portez-vous sur les petits programmes, garants de la cohérence opérationnelle d'ensemble des programmes, en particulier pour elle ?
Contrairement à l'armée de l'air avec le Rafale, l'armée de terre n'a pas d'armement principal de combat, dimensionné pour l'ensemble de ses forces. Elle utilise un ensemble d'équipements, comme les missiles, les munitions, l'artillerie, l'armement et même l'habillement, les lunettes ou le gilets pare-balles. Ces éléments sont modulables en fonction des conditions d'emploi, la ligne directrice étant le maintien de la cohérence du dispositif. Il est essentiel de prendre en compte cette notion de cohérence dans la planification, notamment en sauvegardant les petits programmes, qui font aussi vivre nos petites et moyennes entreprises.
À ce titre, la programmation intègre le programme Scorpion, dont l'objectif est de relier de façon cohérente un ensemble de lignes budgétaires nécessaires pour l'équipement des troupes terrestres. Cette opération est extrêmement importante et ne doit pas être réduite au simple achat de quelques programmes.
Les crédits destinés aux deux grands programmes de la marine, Barracuda et FREMM, me paraissent cohérents, sous réserve que soit traité un problème très spécifique : le financement des charges liées à la couverture sociale des personnels mis à la disposition de l'entreprise. Ces dépenses sont en effet en très forte augmentation.
En revanche les crédits de R&T qui conditionnent l'avenir sont nettement insuffisants. Cela est d'autant plus dommage que le supplément nécessaire reste mesuré, de l'ordre de 300 millions d'euros par an, ce qui n'est pas considérable au regard de l'ensemble des crédits de la programmation militaire.
J'ai également une crainte en ce qui concerne le MCO car le vieillissement des matériels, induisant des charges supplémentaires, n'est pas pris en compte.
Pour ce qui est de l'export, j'indique que sur le seul contrat avec le Maroc, d'un montant inférieur à 500 millions d'euros, la prise en considération des spécificités définies par le CIEEMG a pesé à hauteur de 80 millions d'euros, soit près de 20% du total. Sur un bâtiment, de très nombreux équipements doivent faire l'objet d'un développement spécifique pour l'export, ce qui s'avère extrêmement coûteux et pénalisant.
Dans un schéma mondialisé, le marché domestique français, voire européen, ne suffit pas. Les exportations sont essentielles pour équilibrer les programmes. Mais les contraintes du CIEEMG contribuent au renchérissement des coûts.
Les contraintes juridiques liées aux modalités financières d'accompagnement des contrats vous empêchent-elles de faire face à la concurrence dans de bonnes conditions ?
Quels sont les éléments qui doivent changer en matière de taux de change et de positionnement politique de la France et de l'Europe pour favoriser nos exportations d'armements ?
La cellule créée par la Présidence de la République pour dynamiser ces exportations va-t-elle dans le bon sens et fonctionne-t-elle bien ?
La moralisation du commerce international est une nécessité mais il faudrait que l'ensemble des acteurs industriels se retrouvent sur un pied d'égalité. La France croit toujours nécessaire de faire plus d'efforts que ses partenaires, ce qui conduit à affaiblir sa position. Pour ce qui est des exportations, la législation est allée au-delà de ce qui était prévu par la convention anti-corruption de l'OCDE, de sorte qu'on nous applique le même traitement qu'au grand banditisme. Les dirigeants français d'entreprises risquent jusqu'à dix ans de prison quand les dirigeants britanniques voient les procédures arrêtées malgré la publication par la presse d'une liste impressionnante de transgression des règles applicables en matière d'exportation d'armement.
Pour la promotion de nos matériels, les pouvoirs publics français se sont enfin mis au diapason des autres pays, au moins au plus haut niveau de l'État, en faisant des exportations une priorité.
Au-delà du problème de motorisation de l'A400M, comment consolider la gestion des programmes, au niveau de l'industrie comme de la recherche amont, compte tenu des interférences entre l'organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAR) et l'agence européenne de défense (AED) ?
Le programme FREMM, géré par l'OCCAR, se déroule correctement.
Pour ce qui est de l'AED, nous sommes favorables à un financement plus consistant, à condition qu'il ne serve pas à développer de nouvelles capacités mais finance les projets existants pour éviter de créer de nouveaux concurrents au sein du marché européen. Dans le domaine des sous-marins conventionnels, nous avons par exemple un concurrent supplémentaire avec Naventia, qui, en s'alliant avec les Américains, concurrence le projet qu'il a pourtant développé conjointement avec DCNS.
J'approuve la coopération européenne en matière industrielle et en matière de recherche à condition que nous sachions dire non lorsqu'il s'agit de travailler avec des industriels qui n'ont pas le savoir-faire et cherchent à l'acquérir à notre détriment.
L'un des problèmes majeurs de l'AED est celui de la propriété intellectuelle. Il a été décidé que la propriété intellectuelle des programmes financés par l'AED serait librement accessible à tous les États membres, alors qu'une vingtaine d'entre eux n'ont aucune compétence en matière d'armement. Je regrette que l'administration française ait exercé des pressions sur les industriels français pour leur faire accepter cette mécanique infernale qui conduit immanquablement à des duplications de capacités et donc à une augmentation des coûts.
La séance est levée à onze heures quarante-cinq