La séance est ouverte à neuf heures trente.
Audition de Mme Dounia Bouzar, anthropologue
Mes chers collègues, je souhaite, avant de commencer nos premières auditions, procéder à quelques rappels essentiels.
Cette Mission d'information n'a pas à décider a priori de ses conclusions et la question de savoir s'il faut légiférer ou non n'est surtout pas un préalable.
Je tiens, par ailleurs, à présider cette Mission d'information dans le même esprit que l'a été la mission conduite par M. Bernard Stasi en 2003, c'est-à-dire en formulant des préconisations qui soient le plus largement partagées. L'objectif est de réaliser un état des lieux sur le port du voile intégral et sur ce qu'il représente, et d'aborder, au-delà de la question de la sécurité publique, celle de la femme dans la société française. Cette approche qui établit un lien entre féminité et laïcité me paraît beaucoup plus pertinente.
Nous voulons permettre à un islam apaisé, respectueux des principes de la République et donc de la laïcité, de trouver sa place dans notre pays et de faire ainsi reculer, au-delà de la question du voile intégral, l'emprise des fondamentalistes sur la société civile dans certains territoires, qui s'exerce en particulier sur les femmes, souvent jeunes, voire sur des adolescentes.
Empreints nous-mêmes de cet état d'esprit républicain, nous ferons en sorte que tous les responsables politiques sortent de l'indifférence, voire de l'aveuglement, sans pour autant nous départir d'une certaine modestie. Ces trois dernières semaines l'ont montré, ce sujet provoque un malaise dans la société française, et s'il est donc très important de s'en saisir, cela ne doit pas signifier pour autant que nous « jouions les matamores » en imposant a priori telle ou telle solution. Nos compatriotes doivent savoir que nous souhaitons le meilleur « vivre ensemble » possible, sur la base des principes qui fondent notre République.
Pour éclairer notre travail, je vous ai fait remettre le rapport de la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, dit « rapport Stasi », dont une partie traite des « menaces sur les libertés individuelles », en dénonçant « une grave régression de la situation des jeunes femmes ».
Si le rapport Stasi, remis en 2003, est très intéressant, n'oublions pas, dans le même temps, la mission d'information sur la question du port des signes religieux à l'école, dont M. Jean-Louis Debré était à la fois président et rapporteur.
Ce rapport, ainsi que le rapport de M. André Rossinot de septembre 2006, relatif à la laïcité dans les services publics – document tout aussi important –, seront également mis à la disposition des membres de la Mission.
Pour ce qui concerne le calendrier des travaux, je vous propose que nous terminions nos auditions aux environs du 10 décembre prochain afin de pouvoir remettre le rapport et ses préconisations au plus tard à la fin du mois de janvier 2010.
Après avoir auditionné aujourd'hui deux personnalités qui ont marqué le débat qui s'est ouvert grâce à notre initiative, nous auditionnerons la semaine prochaine, sous la forme d'une table ronde, les représentants de cinq associations de défense des droits des femmes : le Planning familial ; la Coordination française pour le lobby européen des femmes – CLEF ; Femmes solidaires ; la Fédération nationale solidarité femmes ; la Ligue du droit international des femmes.
À la rentrée, nous pourrions, début septembre, auditionner des maires de l'Association Ville et banlieue de France, mais aussi la présidente de Ni putes ni soumises, avant d'entendre des représentants des associations qui défendent le principe de laïcité, ainsi que des spécialistes des banlieues. Un calendrier des auditions du mois de septembre vous sera adressé d'ici à la fin de nos travaux de ce mois de juillet. Toutes vos suggestions sont évidemment les bienvenues et le secrétariat de la Mission se tient à votre disposition.
Je proposerai enfin de faire régulièrement le point entre nous, en tirant par exemple un premier bilan d'étape le mercredi 23 septembre.
La possibilité pour la Mission de se déplacer est-elle envisagée, notamment pour aller à la rencontre de groupes qui défendent la légitimité du port de la burqa ou du niqab ?
Nous avons renvoyé à début septembre l'examen d'éventuels déplacements. Il faudra définir les lieux et la méthode. Ils pourraient se faire en lien avec l'Association des maires de France – je vais écrire en ce sens à son président –, la seule réserve étant d'éviter tout spectacle médiatique. Il nous faudra, en effet, veiller à ne pas donner l'impression d'instrumentaliser un problème déjà suffisamment complexe et controversé.
Il serait intéressant d'auditionner également des représentants de l'éducation nationale, afin de connaître leur opinion à la fois sur le plan pratique, s'agissant, par exemple, de la présence de mamans en burqa à la sortie des écoles et de l'accompagnement des sorties scolaires, et sur le plan éducatif, sachant que des jeunes filles françaises qui ont suivi une scolarité dans nos écoles sont parfois les plus engagées en matière de port de la burqa.
Nous nous saisirons des problèmes qui se posent pour l'ensemble des services publics, dont l'éducation nationale, bien évidemment.
Mes chers collègues, je suis maintenant heureux d'accueillir, pour la première audition de notre Mission d'information, Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux.
Madame Bouzar, notre premier travail, comme vous le savez, est de procéder à un état des lieux de la pratique du port de la burqa ou du niqab, pratique que vous connaissez particulièrement bien en raison de votre parcours : vous avez travaillé auprès des jeunes des banlieues et comme éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse.
Lors du débat sur le port de signes religieux au sein de l'école publique, vous avez publié avec Mme Saïda Kada, qui revendique le port du voile, un ouvrage dont le titre est évocateur : L'une voilée, l'autre pas. Vous avez également été membre, comme personne qualifiée, du Conseil français du culte musulman de 2003 à 2005, date à laquelle vous avez décidé de démissionner de cette instance.
Vous avez récemment pris une position très claire à propos de la pratique du voile intégral en expliquant que la burqa ou le niqab n'était pas un signe religieux, mais le produit d'une dérive sectaire. Selon vous, il ne faut pas aborder le problème du voile intégral en le reliant à l'islam, car cela reviendrait à valider la démarche de ces mouvements sectaires qui appellent au port de ce type de voile et à renforcer leur autorité.
Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les députés, sachez d'abord qu'en tant qu'ancienne éducatrice et jeune anthropologue universitaire, je n'étudie jamais ce que l'islam dit, mais toujours ce que les hommes et les femmes comprennent de l'islam, et pourquoi. Mes dernières recherches portent exactement sur la question de savoir comment les jeunes nés en France, socialisés à l'école de la République, ayant appris à dire « je » et grandi avec Élisabeth, qui ne croit pas en Dieu, avec David, qui est juif, et avec Marie, qui est chrétienne, interprètent l'islam lorsqu'ils se le réapproprient – autrement dit, comment se construit la compréhension de l'islam dans notre société.
Aujourd'hui, s'il est question du voile intégral, je ne parlerai pas beaucoup du niqab en lui-même – de ce qui se voit –, mais surtout de la face cachée de l'iceberg, en posant la question de savoir comment et pourquoi un certain discours dit « religieux » fait aujourd'hui autorité sur des jeunes, à la différence de ce qui se passait il y a encore quelques années. Auparavant, passant devant un prédicateur gourou, les jeunes en parlaient à leur éducateur comme d'un charlatan. Aujourd'hui, ils sont de plus en plus nombreux à s'arrêter pour écouter leur discours – éducateurs, élus, imams, parents, tous le reconnaissent.
Les réflexions que je vais partager avec vous sont le fruit de deux travaux de recherche. En tant que chargée de mission à la Protection judiciaire de la jeunesse, j'ai d'abord mené une recherche-action pendant trois ans avec une cinquantaine de professionnels de la jeunesse – conseillers principaux d'éducation, proviseurs, éducateurs, religieux, psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes, etc. – auprès de jeunes endoctrinés, ce qui a abouti au livre Quelle éducation face au radicalisme religieux ? qui a reçu le prix de l'Académie des sciences morales et politiques en 2006. Pour prolonger cette réflexion, j'ai ensuite étudié les étapes de l'endoctrinement opéré par le discours radical, recherche qui a été publiée sous le titre L'intégrisme, l'islam et nous.
Sur le terrain, tous les interlocuteurs des jeunes sont d'accord pour dire que le discours sectaire ne touche pas uniquement des jeunes issus de famille de référence musulmane. Il touche tout autant des jeunes issus de familles de référence athée, agnostique, chrétienne ou juive. Vous l'entendrez tout au long des témoignages qui suivront : ce discours arrive à faire autorité sur des jeunes qui a priori n'ont pas tous des problèmes d'histoire, d'immigration, de mémoire, d'identité, etc.
Avant de développer l'analyse de ce discours, je tiens à m'assurer que nous employons les mêmes mots pour parler de la même chose, car, pour reprendre une citation d'Albert Camus, « mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde ». Commençons donc par ne pas confondre le foulard, la burqa et le niqab.
Le foulard musulman, appelé aussi hijab, fait partie de l'histoire musulmane. Un débat existe au sein de la communauté musulmane entre ceux qui pensent que porter le foulard était simplement un moyen de protéger les femmes au VIIe siècle dans une société violente, et ceux qui croient qu'il s'agit d'une obligation devant s'appliquer quels que soient le lieu et l'époque. Les islamistes, qui se sont approprié le foulard, l'ont ainsi promu objet politique. En France, les jeunes filles qui revendiquent le foulard le font souvent pour des motifs très différents : sentiment de renforcer sa foi, endoctrinement islamiste ou, au contraire, réappropriation de l'islam, soumission à la pression du quartier ou de la famille, etc. Le foulard ne correspond pas à un seul discours, à une seule vision du monde : il n'a donc pas qu'une seule signification.
La burqa est un vêtement traditionnel des tribus pachtounes d'Afghanistan, qui couvre les femmes avec une sorte de grille devant les yeux. À ma connaissance, on ne le rencontre pas encore en Occident. Il existait avant l'islam, mais les talibans l'imposent comme s'il était un commandement divin.
Comme la burqa, le niqab était d'abord un vêtement traditionnel. Mais certains savants ont réussi à l'imposer au début du XXe siècle en Arabie saoudite. Le niqab est une sorte de drap noir prescrit par les groupes qui se disent « salafistes », alors que les véritables salafistes sont ceux qui, dans les années 1930, se sont voulus – après s'être demandés pourquoi ils avaient été colonisables – les rénovateurs de l'islam en retournant aux fondements religieux afin d'en moderniser les interprétations. Les groupuscules actuels ont donc usurpé le mot « salafiste ».
La pensée salafiste ne correspond pas à une application des textes ni à un retour à l'histoire musulmane. Les groupuscules qui s'y réfèrent n'en sont qu'une émanation moderne, apparue au début du XXe siècle en réaction au déclin du monde musulman. Le niqab est ainsi entré dans l'histoire de l'islam il y a un peu plus de soixante-dix ans, alors que cette religion existe depuis quatorze siècles.
S'agissant de la question principale de savoir comment ces groupuscules font autorité sur les jeunes, il convient d'abord de comprendre que ces derniers n'ont pas de lien direct avec des groupes politiques du Moyen-Orient. Il semble d'ailleurs très difficile de classifier les jeunes selon des critères traditionnels : ils ne relèvent pas de zones géographiques définies ; ils ne mettent pas en avant des revendications construites ; ils n'obéissent pas à de méthodes d'action structurées ; ils n'ont pas de combat politique élaboré. Un seul point est clair : les salafistes font miroiter aux jeunes l'idée qu'ils seront tout puissants en devenant les élus de Dieu. À cet égard, le discours salafiste présente plusieurs caractéristiques.
La première caractéristique est qu'il s'agit d'un discours sectaire.
Cette affirmation n'est ni un procès d'intention ni un jugement de valeur, mais le résultat de l'étude de l'effet du discours : alors que le mot « religion » vient du latin relegere et religare, c'est-à-dire « accueillir » et « relier », le mot « secte » signifie « suivre » et « séparer ». C'est donc bien l'effet du discours qui me permet de le qualifier de sectaire : lorsque la religion provoque de l'auto-exclusion et l'exclusion des autres, on peut parler de secte. On utilise la religion pour construire une frontière infranchissable entre l'adepte et les autres, frontière matérialisée, dans notre cas, par le niqab, ce drap noir qui a au moins le mérite d'être sans ambiguïté sur sa fonction : celle d'être une coupure, une frontière infranchissable.
Deuxième caractéristique : le discours salafiste est un processus de purification interne.
Les salafistes se présentent comme un groupe purifié, possédant la vérité et supérieur au reste du monde : les juifs, les chrétiens, mais aussi les autres musulmans qui ne sont pas comme eux. Pour fortifier ce groupe purifié, le prédicateur gourou explique qu'il existe un complot pour maintenir les musulmans en position de dominés. Il assure que leur groupe est en danger parce que « les autres » ont compris qu'il détient, lui, la vérité. Le discours salafiste a besoin de la haine à l'égard de l'Occident pour faire autorité et c'est en accentuant le sentiment de persécution qu'il trouve sa justification. Les adeptes doivent considérer « les autres » comme un tout négatif afin de se percevoir comme un tout positif.
Troisième caractéristique : l'unité totale entre membres.
Les prédicateurs gourous transmettent une idée de la religion sublimée qui fait rêver les jeunes de toute puissance. L'image qu'ils donnent de la religion est tellement inaccessible que, pour espérer atteindre cette toute-puissance, la seule possibilité pour le jeune est d'imiter le prédicateur qui en parle. Ce qui compte, c'est de se ressembler. Avec ce discours, l'individu perd ses propres contours identitaires parce qu'il a le sentiment d'être « le même » que les autres et de percevoir exactement les mêmes émotions. L'identité du groupe remplace l'identité de l'individu. Pour arriver à subordonner les jeunes au groupe, le prédicateur gourou les arrache à tous ceux qui assurent traditionnellement leur socialisation au prétexte que ceux-ci ne sont pas dans la vérité : enseignants, éducateurs, animateurs, patrons, imams et même parents ! La coupure avec ces derniers est ainsi devenue un diagnostic de la radicalisation.
Il s'agit d'exagérer les ressemblances entre adeptes et d'exacerber les différences avec « les autres », l'extérieur, parce qu'à l'intérieur du groupe, les uns ne doivent pas se distinguer des autres, le « je » doit devenir un « nous ». Toute différence doit être anéantie. On coupe les jeunes de leur famille pour qu'il n'y ait pas de différences entre eux. La transmission familiale du savoir religieux est remise en cause : ce que leur père dit de l'islam n'est pas valable puisque seul le groupe possède la vérité. Et au même titre que les différences familiales, les différences sexuelles sont bannies : les groupes ne sont pas mixtes. La désexualisation est totale, car si on n'élève pas un mur entre les hommes et les femmes, les uns et les autres pourraient prendre conscience qu'il existe des différences entre eux.
Toutes les idéologies de rupture reposent sur des exaltations de groupe. À cet effet, il faut une seule représentation du monde, une seule grille de lecture. On prouve aux jeunes que leur colère est justifiée. Tout le système ne prévoit-il pas de les exclure parce qu'ils sont musulmans ? Rachid n'a pas réussi son bac ? C'est parce qu'il est musulman ! Samir a perdu son père à la suite d'un accident de travail ? C'est parce qu'il est musulman !
On uniformise leur vision du monde. Tous ceux qui sont contre eux le sont pour diviser et pour mieux régner. Ces jeunes en arrivent ainsi à subir des modifications psychiques au point qu'ils semblent être en état de quasi-hypnose, animés par un mimétisme effrayant. Tel est l'objectif du discours salafiste : faire en sorte que les jeunes ne pensent plus.
Quatrième caractéristique de ce discours : il propose un espace de substitution virtuel, supérieur au monde.
Les plus touchés sont surtout les jeunes qui se sentent de nulle part – ce qu'a également mis en évidence la grande étude internationale de Marc Sageman – ceux qui ne se sentent liés ni au territoire d'origine de leurs parents, ni à une origine ethnique, ni à une appartenance locale – ils ne se pensent pas Marseillais, Roubaisiens, etc.
Alors que le lien territorial, quel qu'il soit, semble protéger les jeunes, le discours salafiste explique au contraire que se sentir de nulle part signifie que l'on est élu, que l'on est supérieur aux Arabes, aux Européens, aux Asiatiques et, bien entendu, aux Américains. C'est en cela qu'il propose un territoire de substitution virtuel. Ce n'est pas pour rien d'ailleurs que 99 % de l'endoctrinement se fait par un moyen de communication virtuel : Internet. Ce n'est qu'une fois endoctrinés que les internautes se rencontrent.
Cinquième caractéristique : l'illusion de s'inscrire dans une filiation sacrée.
Le discours salafiste fait croire aux jeunes que la seule façon de posséder la vérité consiste à raisonner comme les pieux ancêtres. Au lieu de se référer au Prophète, on s'identifie à lui. On ne se réfère pas à lui, comme un croyant habituel, pour trouver du sens à son existence et construire sa vie sur terre. On ne raisonne que par analogie. On enjambe la chronologie pour entrer dans un temps sacré. On rejoue l'époque de ce que l'on considère comme la création du monde, du premier temps de l'islam. En répétant de manière obsessionnelle les rituels, on recrée l'atmosphère sacrée du temps où Dieu a parlé. On donne l'illusion aux jeunes d'être proches de Dieu. On leur demande du mimétisme alors qu'un croyant habituel se ressource pour trouver du sens à sa vie.
Dernière caractéristique : le discours salafiste rend tout-puissant.
Les imams évoquent leur difficulté à parler théologie avec ces jeunes, ce qui signifie d'ailleurs qu'il ne suffira pas d'envoyer de bons imams, bien formés, pour régler le problème. Ces jeunes inversent, en effet, la question de l'autorité : alors qu'un croyant habituel se soumet à l'autorité de Dieu pour être dans le droit chemin sur terre, ils s'approprient en leur nom propre l'autorité de dieu pour s'ériger en autorités sur les autres. Les psychologues appellent cela un « éclatement du moi » : « c'est moi qui existe, c'est moi qui décide, c'est moi qui donne la norme. »
Sous prétexte que seul le Coran fait autorité, qu'il n'y a pas de clergé et que l'imam ne sait pas, ils décident qu'eux seuls savent ce que Dieu a dit puisqu'il n'y a personne au-dessus d'eux à part Dieu.
De nombreux éducateurs se sont surpris à parler de ces jeunes de la même façon qu'ils auraient évoqué, il y a quelques années, des jeunes toxicomanes. Le profil est en effet similaire : pas d'intégration de la loi au sens symbolique du terme, recherche du plaisir immédiat – l'extase –, absence fréquente de figure paternelle structurante, manque de repère de temps et de lieu, etc. Les psychologues ont noté que ces jeunes font souvent appel à Dieu comme à un père symbolique qui fait loi – qui pose la limite – ou qui doit faire loi. Ajoutons à cela que le discours fait d'autant plus autorité sur des jeunes qu'ils ne connaissent pas leur religion, l'islam ou autre.
En résumé, il s'agit de jeunes qui ont grandi sans ancrage territorial, avec des problèmes d'appartenance et de mémoire. Comme tous les discours totalitaires et sectaires, le discours salafiste construit des nouvelles frontières : l'adepte n'a plus d'espace privé ; les lois du groupe envahissent le privé jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de l'individu. Aussi convient-il également de s'interroger sur les moyens de désamorcer l'autorité du discours salafiste : comment contrer la construction imaginaire d'une communauté de substitution et ne pas renforcer l'exaltation de groupe fondée sur le sentiment de persécution ?
Faire comme si on ne voyait rien serait, de mon point de vue d'ancienne éducatrice et d'anthropologue, pire que tout. Ne pas être choqué du comportement de ces jeunes c'est, en effet, l'entériner comme musulman. Au contraire, s'étonner de ce drap noir, c'est refuser de reconnaître ce type de comportement comme religieux : l'islam ne peut pas être une religion aussi archaïque qui enferme ainsi les femmes. S'étonner, être choqué, être offensé par le niqab, c'est respecter l'islam, c'est montrer que la France n'a pas une vision archaïque de cette religion. C'est aussi une façon d'introduire une faille dans les certitudes des jeunes en question. Le jeune endoctriné veut nous présenter son comportement comme une simple application de l'islam ? En étant choqués, nous pouvons le déstabiliser et l'obliger à se remettre à élaborer une pensée – et à reprendre ainsi sa place dans la société – sur ce qu'il voulait présenter comme un simple commandement divin, automatique, normal, banal.
En revanche, si la société pose le débat en considérant le niqab comme musulman, l'effet sera inverse. Une telle attitude validerait le prétexte religieux de ces groupuscules sectaires et renforcerait leur pouvoir puisque cela reviendrait à les reconnaître comme des religieux parmi d'autres, et non pas comme des individus qui instrumentalisent la religion. Tandis que certains dénonceraient alors la stigmatisation de l'islam, d'autres feraient, au contraire, le procès de l'islam, « cette religion incapable d'évoluer ». Ce serait dramatique.
Dans tous les cas, les musulmans se retrouveraient dans une situation où défendre l'islam passerait par la défense du niqab et où combattre le niqab reviendrait à passer pour un traître. Le niqab deviendrait le symbole de la défense de l'islam !
Déjà, des musulmans qui luttent contre ces groupuscules depuis des années, se demandant ce que les autorités attendent pour bannir les salafistes qui, pour eux, salissent leur religion, commencent à s'interroger, à parler de liberté de conscience, alors même qu'ils ont toujours soutenu que le niqab n'était pas musulman. Victimes tous les jours de discriminations et de stigmatisations, ils ne supporteront pas un nouveau procès de l'islam. Or toute nouvelle mesure prise contre l'islam offrirait une opportunité légale à tous ceux qui pratiquent la discrimination à l'égard des musulmans : que ce soit pour refuser à des femmes voilées l'accès aux banques, aux médecins ou à des lieux publics. Pour eux, une nouvelle loi conforterait les discriminants qui pourraient alors faire l'amalgame entre niqab et foulard voire les empêcherait de pratiquer leur religion.
Au lieu de contrer le phénomène d'exaltation de groupe du discours salafiste, le fait de poser le débat sur un plan religieux le renforcerait et pourrait même, par solidarité, conduire des filles à changer leur foulard en niqab. En qualité d'éducatrice et d'anthropologue, j'estime, au contraire, très important de poser le débat plutôt sur le plan sécuritaire, comme l'a fait la Belgique. Interdire à tous les citoyens la dissimulation délibérée et permanente d'identité, quel que soit le moyen utilisé – cagoule, niqab, burqa, que sais-je encore ? – permettrait à la fois :
– de traiter tous les citoyens de la même façon, conformément à notre philosophie ;
– de réaffirmer que tout individu est une personne différente et différenciée, qui vit dans une société diverse, ce qui permettrait d'ailleurs d'en finir avec l'argument selon lequel la France n'assumerait pas sa diversité ; au contraire, c'est le niqab qui apparaît comme l'anti-diversité en prônant une uniformisation des femmes qui ne les rend plus discernables les unes des autres – en interdisant le niqab, nous revendiquons le droit à la différence ;
– d'enlever un outil précieux aux gourous ;
– de cadrer les endoctrinés et de les remettre dans la réalité terrestre : le monde d'ici-bas ;
– de libérer, le cas échéant, les victimes voilées de force ;
– tout cela sans attaquer ni stigmatiser l'islam.
Vous aurez certainement remarqué que je n'ai pas parlé une seule fois des droits des femmes.
C'est d'abord parce que, en tant qu'éducatrice, je suis profondément persuadée que les garçons endoctrinés par le discours salafiste sont tout autant victimes que les femmes, même si la négation de l'individu et la rupture sociale sont moins visibles pour eux. Ils subissent la même rupture, la même indifférenciation, le même endoctrinement, la même violence vis-à-vis de leur socialisation et de leur construction psychique.
C'est ensuite parce que fonder le débat sur la question des droits des femmes serait vécu comme une nouvelle façon de donner des leçons au monde musulman. Il faut en finir avec le rapport de force dominant-dominé, et avec le discours – qui date de la période coloniale – de celui qui sait à destination de celui qui doit évoluer. Les musulmans de France voudraient maintenant être traités à égalité. Ils ne supportent plus les discours ignorants et idéologues qui présentent une vision du monde bipolaire avec, d'un côté, l'Occident qui aurait tout inventé et, de l'autre, le monde arabo-musulman qui serait, par essence, archaïque. Ils n'acceptent plus toutes ces représentations négatives qui structurent le débat public sur l'islam en France et qui ne font que reprendre les interprétations des intégristes. Cela revient à laisser ces derniers définir les termes de ce débat. Ils ne supportent plus non plus que l'on fasse semblant de croire que les cheveux au vent seraient le seul symbole de l'égalité hommes-femmes, pendant que des publicistes continuent en toute impunité à réduire les femmes à des objets sexuels pour vendre un yaourt.
Comme le président Obama l'a énoncé, il est temps que tous les Hommes se donnent la main pour arriver à certaines valeurs communes, quel que soit le moyen choisi. Ce qui compte, ce n'est pas de montrer ses cheveux ou pas, de s'arrêter à tel ou tel prophète, de croire ou pas, mais de défendre des valeurs : l'égalité, et notamment l'égalité entre les hommes et les femmes, la liberté, la fraternité. Pour avancer ensemble, dans un projet commun, avec toutes nos mémoires, encore faut-il y voir et encore faut-il se voir.
Je conclurai cette présentation par un souhait personnel. J'espère, pour la cohésion nationale, que l'autorité du discours sectaire sera désamorcée, en posant le débat sur le plan de la sécurité. Ainsi, tous les démocrates républicains, qu'ils soient de référence athée, agnostique, juive, chrétienne ou musulmane, pourront se donner la main dans ce combat typiquement français.
Je vous remercie. Pour ce qui est de la terminologie, je crois utile de préciser que le vêtement dont nous traitons ici est le voile intégral.
Je rappelle, en outre, que la mission a pour objectif de dresser un état des lieux et d'ouvrir un débat, voire d'engager une co-construction avec les associations féminines, les associations laïques et les associations musulmanes désireuses d'un islam apaisé et respectueux des principes de la République et de la laïcité.
Enfin, la mission n'a pas pour vocation de déterminer a priori s'il y aura une loi. Au terme de notre travail, nous formulerons des préconisations, que nous souhaiterions voir partagées le plus largement possible, y compris par les musulmans.
Il semble que le port du voile intégral ne concerne pas seulement les jeunes, mais aussi des femmes musulmanes quadragénaires ou quinquagénaires.
Par ailleurs, il apparaît aussi qu'un changement d'attitude s'est opéré récemment au sein de la communauté musulmane. Il y a une dizaine d'années, nous avions des exemples où l'imam ou le président d'association refusait l'accès à la mosquée en raison de la tenue portée. Or, depuis quelques mois, depuis qu'on a parlé publiquement du voile intégral, on semble observer une sorte de « solidarisation » au sein de la communauté musulmane.
Au vu de la distinction qui a été faite entre burqa et niqab – c'est-à-dire entre un vêtement qui remonte aux temps préislamiques et un autre qui ne se serait imposé que depuis soixante-dix ans –, il conviendrait de préciser l'intitulé de notre mission, qui devrait désormais évoquer le port du « voile intégral ». Cela permettrait d'éviter des confusions, notamment dans les médias.
Pour ce qui concerne l'éventualité d'une loi qui pourrait porter sur la sécurité, quel mode d'action jugeriez-vous opportun pour appliquer les préconisations de la Mission ?
En réponse à la remarque de M. Luca, je vais saisir le président de l'Assemblée nationale afin de lui demander de soumettre à la prochaine Conférence des présidents le changement d'intitulé de notre Mission en substituant aux termes burqa et niqab celui de voile intégral.
L'histoire de l'islam pullule de mouvements sectaires, généralement recadrés, un jour ou l'autre, au sein même de l'islam. Cependant, votre démarche, qui se situe uniquement du point de vue de la foi, n'est pas sans susciter un certain malaise, particulièrement ici, à l'Assemblée nationale. En outre, vous n'évoquez qu'à la fin de votre propos les conséquences de cette situation sur le groupe particulier que constituent les femmes. Je ne peux pas accepter votre approche, qui nous entraînerait dans ce que Max Weber a appelé la « guerre des dieux ». Au nom de quoi déciderions-nous de ce qu'est la religion ? Il n'y a pas en France de ministère chargé de décider de ce que doit être la religion – car le ministère chargé des cultes les considère dans une perspective très différente.
Si donc je souscris à votre analyse de la démarche sectaire, bien décrite au demeurant dans le cadre des trois commissions d'enquête déjà consacrées à ces dérives, il me semble qu'en jugeant de la foi des autres, nous risquerions d'attiser les tensions.
Je souscris à la première partie de votre exposé : ces jeunes, hommes ou femmes, sont victimes et bourreaux en même temps. Un jeune musulman auprès de qui je m'informais m'affirmait que, pour peu qu'il trouve le bon vecteur, il pourrait à volonté faire de ces jeunes des kamikazes.
Quant à la toute-puissance, elle s'exerce d'abord sur les femmes, qui sont les plus grandes victimes.
Existe-t-il des alternatives à ce pouvoir de soumission ? Dans mon département, des jeunes ont récemment refusé de se soumettre au contrôle des billets dans un train, sous prétexte que le contrôleur était une femme. On sait aussi que certaines patientes quittent l'hôpital, parfois en plein accouchement, parce que le médecin est un homme. Que penser des municipalités qui, cédant à la demande, instaurent des créneaux horaires réservés aux femmes dans les piscines ? La question touche donc particulièrement les femmes, même si les hommes en sont également victimes.
J'ai relevé trois contradictions. Tout d'abord, vous avez plaidé contre une loi de stigmatisation, puis pour une loi « de sécurité » ou de respect d'une diversité assumée. Pouvez-vous préciser ce point ?
En deuxième lieu, vous affirmez que le port du voile n'est pas une question religieuse. Comme l'a dit M. Myard, le rôle des parlementaires de la République n'est pas de faire l'exégèse des religions et cela ne m'intéresse pas de savoir si l'islam préconise ou non le port du voile. Je souhaiterais, en revanche, savoir si, comme c'est le cas pour toutes les religions, il existe, à côté de l'immense majorité de ceux pour qui prime l'intérêt collectif, des groupes extrémistes, intégristes ou fondamentalistes – je pense aux « salafistes » que vous évoquiez – qui veulent déstabiliser la République et face auxquels celle-ci devrait se défendre.
Enfin, bien que vous affirmiez que la question est asexuée, j'observe que ce n'est pas aux jeunes garçons que l'on demande de porter le niqab, mais seulement aux femmes. Pour avoir travaillé longtemps sur le problème de l'Afghanistan, je sais que la question de la burqa y est liée aux droits des femmes.
Les conclusions de Mme Bouzar ne laissent pas de m'étonner. Tout d'abord, évoquer la dérive sectaire qu'est le salafisme n'est pas faire le procès de l'islam. Ensuite, il ne me paraît pas suffisant de placer le débat sur le seul registre sécuritaire, car il faudrait montrer en quoi réside l'insécurité. En outre, il faut aborder sans tabou la question de la libération des femmes. La meilleure façon de lutter contre les dérives sectaires est de faire en sorte que les musulmans interviennent eux-mêmes.
Si donc je souscris à votre analyse, même si elle est profondément religieuse, vos conclusions ne me conviennent pas du tout.
Après avoir écouté les intervenants, dont, naturellement, tous les points de vue ne feront pas forcément l'unanimité, les parlementaires devront exercer leur propre responsabilité politique.
Je suis surprise que l'on désigne mon analyse comme « religieuse », car je n'ai pas évoqué une seule fois l'islam, ni le Coran, ni Dieu. Il semble que vous transfériez sur moi un problème de représentation. Les titres des parties de mon exposé sont pourtant éloquents. Je vous les rappelle : « Unité totale entre les membres » ; « Un territoire virtuel supérieur au monde entier » ; « Un discours qui rend tout-puissant » ; « L'illusion de s'inscrire dans une filiation sacrée ». Je ne parle que de la socialisation et de l'étape psychologique de l'endoctrinement, c'est-à-dire du discours tenu au jeune pour le mettre en situation de non-citoyenneté. Un anthropologue ne regarde pas ce que dit l'islam.
Je ne fais que vous renvoyer à vos représentations. Si je m'appelais Martine ou si j'avais repris mon deuxième nom qui vient de ma mère corse, m'auriez-vous dit, au terme de cet exposé anthropologique qui emploie un lexique psychologique et psychanalytique, que mon analyse était religieuse ? Je vous laisse vous poser cette question.
Mon discours est à votre disposition. Relisez-le : vous n'y trouverez pas un mot religieux.
Il est normal que différentes sensibilités politiques s'expriment. Dépassionnons le débat.
Je ne faisais que souligner qu'il est habituel que les discours soient soumis à un filtre. Je vous engage donc à vous reporter au texte de mes propos pour en vérifier le lexique.
Pour ma part, et à la différence de M. Jacques Myard, je n'ai pas perçu votre discours comme religieux. Vous nous avez beaucoup éclairés sur les causes multiples d'un phénomène complexe et sur le caractère purement sectaire de celui-ci, en soulignant judicieusement qu'il s'agissait d'une question de sécurité. Je rappelle à ce propos qu'il existe une mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires, avec laquelle un rapprochement pourrait d'ailleurs se révéler intéressant.
Du point de vue de la sécurité, j'ai peine à imaginer que cette dérive sectaire soit seulement spontanée et qu'elle ne repose pas sur une organisation.
Par ailleurs, le voile intégral étant la manifestation de cette dérive sectaire, faut-il l'interdire ?
Le décalage entre mes propos et la manière dont ils ont été reçus par certains d'entre vous me gêne, car la conclusion à laquelle je souhaitais parvenir était précisément que nous devons traiter le discours de ce groupuscule comme nous le ferions s'il était tenu par des groupes d'une autre nature. Que ferions-nous si un groupe chrétien – ou bouddhiste – déclarait soudain que les autres n'ont rien compris à leur Bible et leur enjoignait de se nouer un linge vert autour de la tête ? Engagerions-nous un débat théologique sur la Bible, ou ne jugerions-nous pas plutôt qu'il s'agit d'un groupe de déréglés, comme celui-ci, qui éclabousse tout le monde avec son argent venu d'Arabie saoudite ?
Mon postulat de départ et la conclusion à laquelle je souhaitais parvenir étaient qu'il faut appliquer le droit commun et traiter ces groupuscules comme s'ils n'étaient pas musulmans. Ma réaction s'explique par le fait que je regrettais que mon propos n'ait pas été entendu.
Pour en revenir à mon discours éducatif, qui comporte des aspects psychologiques, je rappelle que le débat n'est pas intra-musulman, mais intra-républicain, intra-démocrate. Il n'est pas question de faire de l'exégèse – et je viens d'ailleurs de dénoncer ce discours comme étant de toute-puissance. Il faut certes que les musulmans démocrates et républicains aient une place, en tant que citoyens, pour lutter contre tout ce qui entrave la cohésion nationale, mais pas en tant que religieux. Voilà le débat que nous devons avoir.
Il est évident que l'uniformisation et la rupture sociale touchent particulièrement les femmes, tandis que les hommes continuent à travailler et à sortir, même s'ils sont mentalement enfermés. J'ai cependant tenu à éviter cette approche, qui renvoie aux traitements faits aux femmes dans l'espace public de certains pays musulmans, ou à l'idée que l'islam en serait la cause. Une grande ignorance prévaut et il existe un grand décalage entre les textes et la manière dont les musulmanes sont traitées.
Je le répète : le problème doit être traité selon le droit commun, comme il le serait dans le cas d'autres groupuscules qui agiraient de même. Il faut éviter de faire le procès de l'islam, car cela donnerait du pouvoir à ceux qui accusent les Occidentaux de vouloir imposer leur forme de liberté. En tant que musulmane et féministe, je souscris pleinement à la défense du droit des femmes, mais nous devons adopter une stratégie qui évite de produire des effets contraires à ceux que nous recherchons.
Monsieur Raoult, ce que vous dites de l'âge des femmes concernées par le port du voile est pour moi une information nouvelle, car j'ai principalement observé le phénomène chez des jeunes, c'est-à-dire des personnes de moins de trente-cinq ans, qui n'ont pas encore trouvé leur identité et ont encore un problème de territoire, de place ou de fonction. Je serais heureuse que vous me donniez plus d'informations sur ce point à la fin de votre mission.
Quant au changement d'attitude des musulmans, il me semble que nous avons répondu implicitement à cette question dans les échanges que nous venons d'avoir. On observe en France une véritable islamisation des diagnostics sociaux et politiques : lorsque des musulmans sont en cause, on présuppose que leurs comportements sont provoqués par l'islam et on oublie de leur appliquer une grille psychologique, sociale ou psychanalytique, alors même que les personnes concernées ne sont pas forcément croyantes et que les causes sont plutôt liées à leur identité ou, par exemple, à la place du père.
Le cas de ces jeunes qui ont refusé d'être contrôlés dans le train par une femme nous place au coeur du problème. Une importante enquête que je viens de réaliser sur « l'islam au travail dans les entreprises », qui sera publiée en octobre, fait apparaître les mêmes résultats que chez les élus, les éducateurs et les policiers. Il y a, en France, une véritable difficulté à appliquer aux musulmans la même grille de lecture qu'aux autres citoyens. Si un juif, un bouddhiste ou un protestant arrache une affiche en affirmant que sa religion l'empêche de voir une silhouette humaine, on impute son acte à un dysfonctionnement individuel et on le sanctionne immédiatement. S'il s'agit d'un musulman, on hésite.
L'islam est appréhendé comme l'altérité même et on ne lui applique pas les mêmes critères qu'aux autres religions. On ne sait pas ce qui relève de la liberté de conscience et ce qui révèle un dysfonctionnement individuel : ou bien la perception des musulmans en France s'apparente à une diabolisation totale qui les assimile à des intégristes, ou bien on considère qu'au nom de la liberté de conscience les intégristes peuvent dire n'importe quoi sur l'islam ou, par exemple, refuser de serrer la main d'une femme. S'il n'avait pas un faciès présumé musulman, un jeune qui refuse un contrôle effectué par une femme serait immédiatement sanctionné. Cette hésitation à évaluer ce qui relève de la liberté de conscience et du dysfonctionnement psychique individuel provoque une surenchère, car le jeune teste l'adulte et les limites qui lui sont fixées en tenant des discours qui sont le contraire même de l'islam.
Ce n'est certes pas à vous, Mesdames et Messieurs les députés, de dire ce qu'est l'islam, mais il vous revient d'appliquer les mêmes critères à Pierre, Paul, Mona ou Martine. Un dysfonctionnement qui s'oppose à la cohésion sociale doit être sanctionné, quelle que soit la religion de la personne concernée. La religion ne fait pas la loi.
Vous a-t-on signalé des cas isolés de port de la burqa, notamment en lien avec la guerre en Afghanistan ou par solidarité avec les talibans ?
Pour faire écho aux remarques de Mme Poletti, j'observe que, lorsque des problèmes se posent à l'hôpital, que des municipalités se voient demander des créneaux horaires réservés aux femmes à la piscine ou qu'il est question du port du voile intégral, ce sont les femmes qui sont concernées, même si cela cache d'autres phénomènes. Considérez-vous que ces trois problèmes très différents ont la même origine ?
Je souscris d'autant plus, Madame, à votre analyse du caractère sectaire du phénomène que j'ai été témoin de l'évolution dans ce sens de jeunes d'origine catholique. Avez-vous comparé le phénomène qui s'accentue en France depuis quelques mois à la situation que connaissent d'autres pays européens ?
Nos interlocuteurs musulmans nous disent souvent que nous accordons trop d'importance à des manifestations qui ne sont qu'un épiphénomène. Comment concilier la cohésion sociale que vous évoquez – laquelle, pour éviter un malaise, suppose une certaine uniformité – et le respect des différences, que vous invoquez ?
Vous nous appelez à ne pas situer nos préconisations sur le plan du droit des femmes, mais plutôt sur celui de la sécurité. La situation que vous décrivez n'est-elle pas plutôt liée à des dérèglements individuels, qui relèvent plutôt d'une approche psychiatrique que de la sécurité ?
À la différence de certains de mes collègues, je tiens à vous remercier de votre intervention passionnante. Je souhaiterais que le respect des droits des femmes et l'intolérance vis-à-vis de la discrimination suscitent la même passion chez mes collègues lorsqu'il est question d'inégalités salariales entre hommes et femmes.
Comment analysez-vous le fait que des jeunes filles et des jeunes gens d'origine française s'engagent dans cette démarche sectaire ?
Outre Internet que vous avez évoqué, il semble également que les salafistes soient de plus en plus présents dans les prisons.
Je n'ai pas connaissance de cas de port de la burqa en France. De fait, en arrivant en France, les Afghanes sont plutôt heureuses de la retirer.
Pour ce qui est des créneaux réservés dans les piscines, chaque fois qu'un élu accorde un traitement particulier à des citoyens se référant à l'islam, ces bons sentiments se réclamant du respect de l'autre renvoient à la même représentation de l'islam que celle des personnes qui le diabolisent. Cette forme de laxisme repose sur des représentations archaïques de cette religion : « Chez eux, on ne touche pas la main d'une femme, il n'y a pas de mixité, on arrache les affiches… » C'est une autre forme de discrimination envers l'islam, considéré comme l'altérité même. Cette attitude archaïque fait accepter de la part des musulmans des choses que l'on n'accepterait pas d'un bouddhiste. N'acceptons pas de comportement archaïque, quelles que soient les références religieuses ou culturelles invoquées.
Je n'ai pas encore fait de comparaisons à l'échelle européenne, mais il me semble qu'ailleurs, la situation correspond à une autre réalité. Dans les autres pays européens, en effet, l'objectif n'est pas l'égalité et on tolère que les musulmans aient les pratiques qu'ils veulent, dès lors qu'ils restent entre eux. Le drap noir est le même, mais il n'a pas la même fonction dans la société et le discours est différent.
Pour lever tout malentendu, je précise que ma position ne consiste pas à dire qu'il faut respecter les différences. Les gens de référence musulmane demandent précisément le droit à l'indifférenciation, à être traités comme les autres. Je n'ai évoqué le droit à la différence qu'en dénonçant l'attitude des pays étrangers qui prétendent que l'interdiction du niqab est un déni de ce droit. L'exemple est pourtant mal choisi, car le drap noir supprime les différences. Le « droit à la différence » est encore une manière de considérer l'autre comme quelqu'un qui doit être civilisé. Je vous rappelle, à cet égard, les débats honteux dans lesquels nous nous sommes laissés entraîner pendant vingt ans à propos de l'excision, qui n'a rien à voir avec l'islam.
Vous aurez compris durant mon exposé que les dysfonctionnements personnels comportent selon moi une grande part de causes psychologiques. En effet, la recherche de la dignité conduit actuellement à une sorte de névrose. Il semble cependant difficile d'imposer une obligation de traitement. N'étant pas juriste, je me fie à vous pour trouver la réponse aux questions de sécurité posées par le port du voile intégral.
Quant à savoir si je suis favorable à une loi, je répondrai que, sur fond d'aspiration à la toute-puissance, de recours à la religion pour se maintenir dans une bulle hors du monde réel et de désir de dominer, ces jeunes qui s'adressent en fait à Dieu pour avoir une loi et un butoir ont besoin qu'on leur oppose des limites. Le problème de ces jeunes musulmans tient souvent à ce qu'ils n'ont pas eu de père structurant. Il faut donc un rappel à la loi, au sens symbolique et psychanalytique du terme, mais cela passe par la loi réelle.
Le salafisme se développe dans les prisons parce qu'il s'agit aussi d'une bulle, d'un espace virtuel. Certains utilisent la religion pour vivre dans une telle bulle et échapper à la loi des hommes. La prévention et la formation des acteurs sont bien évidemment nécessaires et il faut savoir si ce retour à l'islam a pour objet de se structurer pour revenir sur terre ou d'échapper à la réalité terrestre et à la loi. Pour les femmes sur lesquelles le discours salafiste a autorité, la situation est plus compliquée, mais elle comporte aussi cette recherche de toute-puissance, d'extase et de virtualité.
Je suis heureux d'accueillir M. Abdennour Bidar, philosophe et professeur en classe préparatoire et à Sciences Po, qui a publié voilà quelques jours deux articles remarqués sur la question qui nous intéresse. Vous y affirmez, Monsieur Bidar, que le port du voile intégral est une innovation qui ne trouve ses racines ni dans l'histoire ni dans le Coran, et qualifiez même la burqa de « pathologie » de la culture musulmane.
Au fil de vos écrits personnels, tels que Un Islam pour notre temps, L'Islam sans soumission ou Pour un existentialisme musulman, vous avez développé une analyse critique, appelant à une pratique plus raisonnée et individuelle d'une religion musulmane plus conforme à la modernité.
Aussi nous a-t-il paru intéressant d'entendre votre opinion sur cette pratique que vous estimez, avec une formule paradoxale, représentative d'un « traditionalisme contemporain ».
Mon exposé se fera en deux temps : après avoir situé la nature du problème, j'en présenterai les deux ou trois enjeux fondamentaux.
Pour ce qui est de la nature du problème, la première question qui se pose est celle du choix personnel : quelles raisons les femmes portant la burqa peuvent-elles invoquer pour légitimer cette pratique d'un point de vue subjectif ? Ensuite, le port de la burqa est-il – et, le cas échéant, dans quelle mesure – une question religieuse ? Enfin, quelle est la perception objective de la burqa dans l'espace public ? Cette dernière question est celle du « vivre ensemble » dans l'espace public et de la conception que nous en avons en France.
En premier lieu, donc, le port de la burqa est-il un choix personnel ? Parmi la grande diversité des cas et des situations, deux justifications au moins se distinguent particulièrement.
Tout d'abord, les femmes qui portent la burqa – ou le burqa, car le genre même du mot pose problème – peuvent le faire dans un souci d'orthodoxie et de pureté spirituelle, jugeant que l'islam pratiqué en France par la majorité de leurs coreligionnaires est laxiste et permissif. Cette approche est souvent celle des femmes converties à l'islam ou qui se situent dans une démarche de retour à la religion et de réappropriation personnelle d'un islam qui leur a été transmis culturellement et dont elles s'étaient détachées. Ces deux situations se traduisent, selon la formule classique, par le « zèle du converti ». Nous reviendrons d'un point de vue critique sur cette perception lorsque nous nous demanderons si le port du voile est une question religieuse.
La seconde justification relève de ce que le politologue Gilles Kepel, spécialiste du monde musulman, appelle un « islam de rupture » : du point de vue subjectif de ces femmes, l'environnement occidental est considéré comme littéralement impie et appelle une réaction d'autoprotection et d'autodéfense, dont le voile est un moyen. Il s'agit là d'une radicalité protestataire face à un environnement jugé potentiellement contaminant – on pourrait d'ailleurs suggérer une analogie avec la combinaison intégrale que l'on revêt pour se protéger en milieu contaminé.
En second lieu, le port du voile est-il une question religieuse ? En tant que philosophe travaillant sur la question de l'islam, mon premier réflexe est d'aller voir du côté du Coran, non pour y trouver une réponse ex cathedra, mais afin de vérifier si la prétention d'orthodoxie trouve ses fondements dans le texte lui-même. Je vous renvoie aux deux passages fondamentaux que sont les versets 30 et 31 de la sourate 24 et le verset 33 de la sourate 33. Ils donnent aux femmes l'injonction de se couvrir, mais cette injonction va plutôt dans le sens de ce que nous appellerions la pudeur. Il leur est, en effet, recommandé de se couvrir afin d'éviter l'exhibition. À cet égard, on peut juger que le port du voile intégral représente une exagération, une radicalisation subjective de la recommandation coranique. Alors que, par souci de pudeur, le Coran recommande de ne pas tout montrer, certaines femmes choisissent de tout cacher.
D'une façon beaucoup plus générale, nous sommes renvoyés à la question des prescriptions coraniques, qui fait l'objet d'un large débat parmi les spécialistes de l'islam. Quel statut devons-nous accorder aux versets du Coran qui indiquent une norme de conduite ou de comportement ? Faut-il les considérer comme de simples recommandations ou, au contraire, comme des prescriptions ? Les femmes portant le voile intégral considèrent le Coran comme un code légal, édictant des commandements. Mais ce choix est subjectif et peut tout à fait être remis en question.
En troisième lieu, enfin, j'aborderai la perception objective de la burqa dans l'espace public. Ici, il n'est plus question de la perception subjective que les femmes portant la burqa ont de leur pratique, mais de la réception objective de cette attitude par les autres occupants de l'espace public. Il me paraît nécessaire de se déplacer sur ce terrain plutôt que de rester dans le marécage des motivations individuelles. À défaut, on s'expose à une multiplicité de justifications, toutes présentées au nom de la liberté individuelle, alors que l'espace dans lequel s'exprime cette liberté lui impose de prendre en compte la revendication de liberté d'autres consciences individuelles. C'est tout le problème de ce que j'ai appelé la « partageabilité de l'espace public ».
Notre vision de ce dernier est en effet celle d'un espace partagé, et donc partageable. Il en résulte que ses occupants remplissent, les uns vis-à-vis des autres, un certain nombre de devoirs, et ne peuvent se cantonner dans une logique d'affirmation de leurs droits et libertés individuels. C'est une des conditions du « vivre ensemble ». Un argument très important que l'on peut opposer au port de la burqa est donc que le milieu culturel environnant ne saurait accepter une pratique que la majorité perçoit comme manifestant une certaine violence symbolique.
En effet, la condition première pour rencontrer quelqu'un est d'avoir affaire à son visage. Comme le disait Emmanuel Levinas, « le visage de l'autre me parle ». Dans notre tradition culturelle, cette partie du corps a toujours été le miroir de l'âme. En ne me donnant pas à voir son visage, l'autre oppose une fin de non-recevoir à l'exigence de communication inhérente à l'espace public. À ce titre, je suis fondé à considérer son comportement comme une violence symbolique qui m'est infligée.
Nous pouvons même nous demander si une femme qui porte la burqa se situe dans l'espace public. Il y a, en effet, derrière la volonté de ne pas se montrer, l'idée de ne pas apparaître dans cet espace, d'être comme « enfermé dehors » – ce qui est d'ailleurs une contradiction intenable.
J'en viens à la question des enjeux. Ils sont nombreux, mais j'en ai choisi deux, formulés sous forme de questions.
Premièrement, quelle limite assigner à l'expression publique de la liberté de conscience et au droit à la différence ? Pour travailler depuis plusieurs années sur l'islam et sur ses manifestations dans les espaces de la modernité et les sociétés multiculturelles, j'ai le sentiment que nous sommes confrontés à un radicalisme religieux désireux de piéger la République et la démocratie sur ses propres valeurs en cherchant à les détourner. En effet, c'est au nom des principes que nous avons faits nôtres, ceux du respect de la liberté de conscience et du droit à la différence, que l'on nous demande d'accepter n'importe quelle expression – même la plus radicale – de cette liberté et de ce droit. On voudrait faire de leur sacralisation un piège, en prônant un différentialisme qui laisse à n'importe quelle lubie particulariste individuelle le droit de s'exprimer dans l'espace public.
Nous devons nous montrer vigilants à l'égard de ce phénomène, car il dépasse le comportement de quelques-uns et relève presque d'une stratégie – non de la part des femmes concernées, mais de ceux qui leur conseillent de porter le hijab ou la burqa, afin de les instrumentaliser selon une logique d'entrisme.
Une autre façon de nous prendre au piège de nos valeurs consiste à tenir un discours de victimisation, de stigmatisation : « Vous, les Occidentaux, après avoir été colonialistes, et alors que vous faites preuve d'une incorrigible tendance à l'impérialisme, vous enfermez les minorités dans la discrimination. Et lorsque nous voulons exprimer notre différence, vous nous l'interdisez, parce que vous êtes par nature des oppresseurs. » Il est difficile de résister à ce procès en culpabilité qui nous est continuellement fait. Nous devons donc être très vigilants vis-à-vis de ce qui apparaît comme une démarche plus ou moins consciente chez certains, mais comme une stratégie concertée chez d'autres.
Deuxièmement, quel islam pouvons-nous tolérer et encadrer ? En formulant cette question, j'ai conscience qu'elle n'est peut-être pas très laïque. Pourtant, je crois qu'il faut s'en saisir. On pourrait certes nous rétorquer qu'il n'appartient pas à la République française de définir ce qu'est le bon ou le mauvais islam. À mes yeux, cependant, une telle objection ne tient pas. Depuis des années, je défends l'idée que l'immersion des musulmans dans les sociétés occidentales représente une chance pour l'islam. Plus précisément, ce que nous imposons à l'islam au nom de nos valeurs constitue pour lui une chance de régler un certain nombre de comptes avec ses vieux démons. En, effet, derrière la question de la burqa se cachent bien des problèmes liés tant à notre conception de l'espace public qu'à des questions auxquelles l'islam est confronté depuis des siècles.
Parmi ces vieux démons, j'en relèverai trois.
Le premier est le rapport que l'islam entretient avec ses signes extérieurs et son formalisme. De façon plus ou moins marquée selon le contexte historique, cette religion a toujours accordé une énorme importance aux signes extérieurs de religiosité. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle a un problème avec l'intériorité : de toute évidence, il existe dans l'islam une dimension intérieure, de vie spirituelle. Mais cette religion a toujours imposé, dans l'espace social, un formalisme que les individus ressentent souvent comme une puissance de contrainte, quelque chose d'étouffant, ce que dans les cas les plus extrêmes on peut qualifier de machine à broyer l'identité personnelle, à enfermer l'individu dans un comportement homogène, collectif, imposé à tous comme norme ou comme fait social.
Discutez avec des musulmans épris de liberté, et vous vous rendrez compte que l'expression de la liberté individuelle, par rapport à des normes collectives ou à des signes extérieurs d'appartenance à une foi et à une culture, est problématique. Bien sûr, elle l'est plus ou moins selon le contexte, et loin de moi l'idée que la liberté d'être ou d'agir n'existe pas dans les pays d'islam. Mais en raison de la propension traditionnelle de cette religion à insister sur la normativité de certains signes extérieurs, la manifestation de la liberté individuelle a toujours posé problème. À cet égard, le port de la burqa n'est qu'une exagération du phénomène.
Le deuxième vieux démon que connaît l'islam – je n'hésite pas à le dire en tant que spécialiste de cette religion – est la discrimination dont les femmes sont victimes. Ce problème, qui lui aussi se pose différemment selon les sociétés et les périodes considérées, se trouve également en arrière-plan de l'utilisation de la burqa.
Enfin, le troisième problème de l'islam est sa prétention à légiférer, à produire du politique à partir du religieux. Il ne faut pas être naïf, ni angélique : derrière la revendication du port de la burqa, et même de celui du voile, il y a la volonté chez certains – je pourrai être plus précis si vous m'interrogez à ce sujet – de faire entrer la loi islamique en concurrence avec nos législations, d'ériger une prescription religieuse en véritable loi politique.
Merci pour cet exposé d'une grande clarté. Je souhaiterais vous poser trois questions :
Partagez-vous l'opinion de Mme Bouzar selon laquelle le port du voile intégral représente une dérive sectaire ?
Vous indiquez que le port du voile intégral correspond à un faux retour aux sources. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Faut-il voir dans le développement de cette pratique le poids de courants religieux venant de l'étranger ? Si tel est le cas, quels sont, selon vous, leurs relais d'influence en France ?
L'article que vous avez fait paraître dans le journal Libération s'intitule « La burqa, une pathologie de la culture musulmane ». Le titre a peut-être été choisi par la rédaction, parce qu'il me paraît un peu fort, surtout en comparaison avec le contenu de l'article, plus adouci et à mes yeux plus proche de la réalité : vous dites, en effet, que de nombreuses femmes musulmanes préfèrent « un islam du coeur, de la vie privée », et refusent un voile, même léger, « qui, selon elles, demeurera toujours comme un instrument de “marquage” qui laisse sur elles l'empreinte d'un pouvoir subi de la part des hommes ».
Je m'interroge sur la vision eschatologique de l'islam. Le temps est-il envisagé comme offrant la possibilité d'un progrès, ou bien, au contraire, l'éloignement par rapport la période du VIIe siècle est-il vu comme la source d'un pervertissement de la société ?
Par ailleurs, vous avez évoqué la liberté individuelle, surtout du point de vue des femmes, tout en notant le formalisme étouffant qui caractérise cette religion, « machine à broyer l'individu ». Les femmes concernées expriment-elles librement leur liberté individuelle, ou agissent-elles sous la pression du groupe ?
Une remarque amusée, tout d'abord : quand vous affirmez, dans l'article de Libération, que le port de la burqa n'est pas un problème religieux, n'adoptez-vous pas une attitude un peu jésuitique, dans la mesure où vous ajoutez aussitôt que l'on ne peut pas exonérer une religion de ses propres égarements, et où vous nous dites que, aujourd'hui, le port de la burqa se justifie par un souci d'orthodoxie religieuse en réaction à l'islam libéral, que nous avons affaire à un radicalisme religieux qui veut piéger la République ?
Par ailleurs, vous avez déclaré que, s'il semblait « peu laïque » de se demander quel islam nous pouvons accepter, l'immersion des musulmans dans nos sociétés démocratiques n'en constituait pas moins une chance, pour cette religion, d'en finir avec ses vieux démons. Pourtant, la volonté d'encourager l'apparition d'un islam acceptable pour nos sociétés se heurte à l'esprit de la loi de 1905 – que nombre de responsables politiques, aujourd'hui encore, ne connaissent que partiellement. La séparation des Églises et de l'État n'était pas seulement fondée sur la nécessité d'empêcher le religieux d'influer sur le politique, mais devait aussi permettre d'éviter que le politique ne se mêle des affaires religieuses. Même si, d'un point de vue intellectuel, je comprends votre position, n'est-elle pas en contradiction avec notre culture républicaine ?
Pensez-vous que le principe de laïcité, affirmé solennellement par l'article premier de notre Constitution, soit remis en cause par le voile intégral, voire par le port de certains autres vêtements ? Nous-mêmes avons connu, dans le passé, la « civilisation de la soutane », mais celle-ci a aujourd'hui pratiquement disparu – sauf à Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
Par ailleurs, la notion de loi islamique s'oppose-t-elle de façon destructrice à la loi républicaine ?
L'expression « chance pour l'islam » m'a, moi aussi, fait sursauter. Peut-être voulez-vous parler d'une chance pour l'intégration dans nos sociétés de tout ce que porte la culture islamique ? En somme, nous serions en mesure de faire ce que l'Espagne hispano-berbère n'est pas parvenue à réaliser il y a quelques siècles. Mais à quelles conditions ?
Vous avez cité deux sourates qui recommandent de se couvrir. Ne concernent-elles que les femmes, ou la pudeur est-elle recommandée à tout individu ? Vous avez parlé de « stratégie ». Pouvez-vous en pointer plus précisément les auteurs ? Enfin, parmi les vieux démons de l'islam, vous avez cité la discrimination des femmes. Selon vous, ce phénomène est-il plus prononcé dans le cas de l'islam, ou s'agit-il d'un fait permanent dans toutes les religions ?
Quel est l'islam acceptable pour vous ? Est-ce un islam qui serait parvenu à éradiquer les trois vieux démons que vous avez cités : la discrimination des femmes, le formalisme des contraintes et la prétention à légiférer ?
En dehors de ce qui relève des coutumes, de la culture, de l'éducation, comment peut-on imposer des limites, dans l'espace public, à la manifestation de telle ou telle différence ?
La question de M. le président sur l'éventuelle dérive sectaire que représenterait le port du voile intégral rejoint celle posée par M. Jean Glavany. À mon sens, il y a dérive sectaire parce que le port du voile intégral est justement un problème religieux. C'est pourquoi j'ai parlé dans mon article – dont je revendique le titre – de véritable « pathologie » religieuse. Ce n'est, en effet, pas seulement un problème « identitaire », comme on pourrait le qualifier de façon un peu vague, mais un problème religieux, de la même façon que – si vous me pardonnez cette analogie– le hooliganisme est un problème du football. De même qu'il serait trop facile pour le monde du football de dire que le hooliganisme ne le concerne pas, ou pour celui du cyclisme d'affirmer qu'il n'est pas concerné par le dopage, il serait trop aisé pour l'islam de prétendre que le port de la burqa est un problème identitaire n'ayant rien à voir avec la religion. J'ai, au contraire, essayé de vous montrer qu'il était la manifestation, peut-être secondaire par son importance sociologique – laquelle reste à mesurer – d'un rapport problématique de l'islam avec ses signes extérieurs, la condition qu'il impose aux femmes.
Je n'ai cité que trois vieux démons, mais il en existe d'autres. Gilles Kepel, dans son livre Fitna, voit dans ce qu'il appelle le « salafisme cheikhiste » l'origine des phénomènes dont nous parlons. Le salafisme est un mouvement qui prétend revenir aux sources pures de l'islam, à une orthodoxie des commencements. En ce sens, il s'inspire effectivement d'une eschatologie qui s'apparente à une marche descendante de l'histoire : plus on s'éloigne de la source, plus on dégénère. Il est qualifié de « cheikhiste » par Gilles Kepel parce que la norme de ce retour à l'islam originel doit être donnée par des cheikhs, c'est-à-dire des maîtres de religion, ce que nous appelons, depuis Kant, des directeurs de conscience.
Pour le pasteur Jean Arnold de Clermont, dans un article récent, Calvin était un maître de l'Écriture ; il n'a fait qu'une chose : interpréter l'Écriture. La même démarche prévaut dans le fondamentalisme religieux.
À ce propos, il me semble important d'apporter une précision. On dit souvent, à tort, qu'il n'y a pas de clergé en islam. Certes, le clergé n'y a pas la même sacralité que dans le catholicisme, mais il a une existence et un pouvoir de fait, pouvoir qu'il a méthodiquement entretenu. Mohammed Arkoun, un très grand spécialiste de cette religion, a ainsi pu affirmer que l'islam était théologiquement protestant, mais politiquement catholique.
La dérive sectaire existe donc, et s'identifie au salafisme cheikhiste, ce qui nous amène à la question de l'influence étrangère. Je vous en donnerai un exemple particulièrement intéressant. Il y a quelques années, un petit recueil de fatwas a été publié par les éditions Tawhid, spécialistes des publications islamiques, notamment en France. Ce livre, préfacé par Tariq Ramadan, émane d'un autoproclamé Conseil européen de la fatwa et de la recherche, dont le siège est à Dublin et qui est présidé par Youssouf Al-Qaradawi, prédicateur égyptien très connu. Dans le premier tome, la fatwa numéro six est consacrée au port du voile. Elle illustre la prétention de l'islam à légiférer, puisqu'elle est supposée valoir pour tous les musulmans d'Europe. Tariq Ramadan précise même qu'il espère que cette législation relative à la conduite des femmes sera reconnue par les États européens. La fatwa commence par citer les versets du Coran que j'ai déjà évoqués, mais choisit de les considérer comme des prescriptions intangibles. Il n'est pas tenu compte du progrès historique, ni de la simple variabilité des situations : on est dans la répétition cyclique, dans la pureté d'un éternel présent. Puis, la fatwa indique que les femmes doivent se couvrir – il s'agit d'une obligation religieuse –, de façon qu'elles n'apparaissent pas comme des séductrices ou des tentatrices. Le problème est donc complètement sexualisé.
Le voile n'est donc pas ici recommandé : il est imposé. Les musulmans d'Europe sont supposés reconnaître l'autorité théologique du Conseil européen de la fatwa et de la recherche, et donc renoncer à leur liberté personnelle de conscience, et les États européens eux-mêmes doivent accepter la présence sur leur sol de cet islam légiférant. Il s'agit donc clairement d'une stratégie d'entrisme. Notons que la couverture du livre reprend la couleur bleue et les étoiles du drapeau européen.
J'en viens à la remarque de M. le rapporteur. Il convient d'éviter une logique binaire : d'un côté, ce que j'ai appelé un islam de coeur, lequel ne se manifesterait pas du tout dans l'espace public, et de l'autre, un islam revendiquant des formes radicales d'expression de soi dans ce même espace. Par expérience, il me semble que l'islam de France se tient majoritairement loin de l'extrême représenté par la burqa, et qu'il est partagé en deux grandes tendances, entre lesquelles il devra se choisir un destin. De nombreuses femmes, aujourd'hui, portent dans l'espace public le hijab, c'est-à-dire un voile qui leur laisse le visage découvert. On ne saurait mettre sur le même plan cette pratique avec le port de la burqa.
Laissez-moi vous lire un extrait d'une lettre qu'une femme m'a adressée à la suite d'une intervention sur la burqa et que j'ai publiée sur mon blog. « Maintenant, je vais vous parler d'une situation qui me pèse, concernant mon frère, qui pratique la religion dans l'intégralité. Il s'interdit beaucoup de choses, et depuis qu'il est marié, c'est encore pire : sa femme porte le hijab, et la soeur de celle-ci porte le niqab noir. J'ai, à plusieurs reprises, tenté de dialoguer avec elles, mais sans succès : elles sont complètement fermées au dialogue, et un mur se monte entre mon frère et moi. Je me sens prise dans un piège. Ils sont plus nombreux que moi, et j'ai parfois l'impression d'être dans un monde complètement aliéné. J'essaie par tous les moyens de garder ma foi intacte, mais ces gens ont des propos qui ne correspondent en rien à l'islam. J'ai vécu dans la foi de mes parents, et mes parents m'ont fait grandir dans l'islam. J'ai fait l'école coranique. On ne m'a jamais poussée – notamment mes parents – à faire telle ou telle chose, parce que j'aime ma liberté, et faire mes propres choix. Mais je suis dans l'impasse totale devant ce mur beaucoup trop important pour moi seule. » Il s'agit d'un cri de détresse, lancé par une personne confrontée à une pression qui augmente, à une contagion. Selon moi, la République a la responsabilité d'aider les musulmans de France à résister à cette pression.
Ces gens sont dans une logique de recherche de leur identité, mais veulent se sentir autant français que musulmans. Or ils se sentent menacés dans cette recherche de modération et d'équilibre par certains de leurs coreligionnaires, qui tendent à gagner du terrain. Nous devons entendre leur voix. Les musulmans avec lesquels je parle sont souvent les premiers à souffrir du niqab ou de la burqa, et à se dire atterrés de voir une nouvelle fois certains de leurs coreligionnaires donner une image aussi caricaturale de l'islam.
Une question importante a été posée concernant la part de ce qui relève de la liberté individuelle et de la pression sociale. C'est parce qu'il est très difficile de répondre à cette question que j'ai voulue, dans la présentation que je vous ai faite, déplacer le problème du côté de la réception objective. Nous risquerions en effet de nous enfermer dans un débat interminable : comment juger, dans chaque situation, ce qui relève de la liberté, de la pression, ou de ce que j'appellerais un « entre-deux » ? En réalité, ce qui est perçu par l'individu comme une liberté peut n'être que l'intériorisation d'une pression. Il conviendrait à ce sujet d'interroger un psychologue ou un psychanalyste.
Au sein de la conscience individuelle, un processus de culpabilisation peut se manifester vis-à-vis d'une norme qui devient majoritaire dans un environnement social. L'individu pense avoir choisi librement, mais si l'on fait la généalogie de ce choix, on se rend compte qu'une pression extérieure a pu contribuer à faire naître l'idée que la norme se trouve là. On peut donc avoir affaire, paradoxalement, à des subjectivités ou à des libertés aliénées.
En effet, toute subjectivité n'est pas saine d'esprit. Toute subjectivité n'a pas la libre possession d'elle-même. Plus précisément, on peut, d'un point de vue subjectif, appeler liberté une conduite qui n'est en fait pas libre. Il en est de même pour un adolescent intégré à un groupe : même s'il peut avoir l'illusion d'agir de son propre chef, on s'aperçoit parfois, avec un peu de recul, que l'affirmation de soi et la pression du groupe s'enchevêtrent dans sa conscience. C'est pourquoi il me paraît beaucoup plus fécond de passer du subjectif à l'objectif, et de se poser la question de la recevabilité d'un certain nombre d'attitudes dans l'espace public.
J'en viens à la question de la laïcité, définie comme un principe de neutralité de l'État vis-à-vis des questions religieuses. En réalité, il y a deux acteurs : l'État et la société civile. L'État peut-il rester dans un rapport non critique à l'égard de sa propre neutralité dès lors que, du côté de la société civile, nous risquons d'être confrontés à une prolifération des manifestations du religieux dans l'espace public ? Il ne s'agit pas d'abandonner la notion de neutralité, mais d'entrer dans un âge de neutralité critique : l'État continuerait à ne favoriser aucun culte, mais manifesterait une certaine vigilance à l'égard d'une polarisation de fait de l'espace public qui risque de menacer le « vivre ensemble ».
L'intérêt de la question de la burqa est peut-être de nous donner l'occasion de nous interroger sur certains concepts fondateurs et sur la façon de les appliquer – non parce qu'il faut les abandonner, mais parce que les situations auxquelles ils doivent permettre de faire face ont profondément changé.
La différence fondamentale est que la soutane est la marque d'appartenance à un ordre, dans lequel les laïcs n'ont pas vocation à entrer. La limite est fixée par la religion elle-même.
Pour Mme Dounia Bouzar, c'est en s'étonnant de ce drap noir que l'on respecte l'islam, que l'on n'en donne pas une vision archaïque. Qu'en pensez-vous ?
Selon moi, l'islam a toujours à faire la preuve qu'il n'est pas une religion archaïque.
Je suis engagé depuis plusieurs années dans une réflexion critique sur l'islam, et je m'aperçois que, du point de vue de la pensée, il ne s'est pas encore actualisé, au sens où il ne s'est pas rendu assez actuel, considérant qu'un certain nombre de questions relatives à la modernité et à la sécularisation ne le concernent pas et qu'il peut se maintenir dans un état de pureté originelle. C'est un problème de fond, et il est très lourd : la notion du temps fait-elle partie du paysage eschatologique et intellectuel de l'islam ? Je crois que cela peut être le cas – un certain nombre de mes travaux l'attestent d'ailleurs.
Ou sont restés des comètes sans sillage.
On m'a demandé si les deux versets que j'ai cités ne concernaient que la pudeur féminine. La réponse est oui.
Enfin, à la question de savoir si la discrimination des femmes est plus prononcée dans l'islam, je répondrai que cette religion doit, plus que les autres traditions spirituelles actuelles, faire la preuve de sa capacité à dépasser ses archaïsmes. De fait, la discrimination sexiste est très prononcée dans le monde musulman.
Merci, Monsieur Bidar, pour la clarté et la concision de vos propos.
La séance est levée à douze heures.