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Intervention de Abdennour Bidar

Réunion du 8 juillet 2009 à 9h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Abdennour Bidar :

Mon exposé se fera en deux temps : après avoir situé la nature du problème, j'en présenterai les deux ou trois enjeux fondamentaux.

Pour ce qui est de la nature du problème, la première question qui se pose est celle du choix personnel : quelles raisons les femmes portant la burqa peuvent-elles invoquer pour légitimer cette pratique d'un point de vue subjectif ? Ensuite, le port de la burqa est-il – et, le cas échéant, dans quelle mesure – une question religieuse ? Enfin, quelle est la perception objective de la burqa dans l'espace public ? Cette dernière question est celle du « vivre ensemble » dans l'espace public et de la conception que nous en avons en France.

En premier lieu, donc, le port de la burqa est-il un choix personnel ? Parmi la grande diversité des cas et des situations, deux justifications au moins se distinguent particulièrement.

Tout d'abord, les femmes qui portent la burqa – ou le burqa, car le genre même du mot pose problème – peuvent le faire dans un souci d'orthodoxie et de pureté spirituelle, jugeant que l'islam pratiqué en France par la majorité de leurs coreligionnaires est laxiste et permissif. Cette approche est souvent celle des femmes converties à l'islam ou qui se situent dans une démarche de retour à la religion et de réappropriation personnelle d'un islam qui leur a été transmis culturellement et dont elles s'étaient détachées. Ces deux situations se traduisent, selon la formule classique, par le « zèle du converti ». Nous reviendrons d'un point de vue critique sur cette perception lorsque nous nous demanderons si le port du voile est une question religieuse.

La seconde justification relève de ce que le politologue Gilles Kepel, spécialiste du monde musulman, appelle un « islam de rupture » : du point de vue subjectif de ces femmes, l'environnement occidental est considéré comme littéralement impie et appelle une réaction d'autoprotection et d'autodéfense, dont le voile est un moyen. Il s'agit là d'une radicalité protestataire face à un environnement jugé potentiellement contaminant – on pourrait d'ailleurs suggérer une analogie avec la combinaison intégrale que l'on revêt pour se protéger en milieu contaminé.

En second lieu, le port du voile est-il une question religieuse ? En tant que philosophe travaillant sur la question de l'islam, mon premier réflexe est d'aller voir du côté du Coran, non pour y trouver une réponse ex cathedra, mais afin de vérifier si la prétention d'orthodoxie trouve ses fondements dans le texte lui-même. Je vous renvoie aux deux passages fondamentaux que sont les versets 30 et 31 de la sourate 24 et le verset 33 de la sourate 33. Ils donnent aux femmes l'injonction de se couvrir, mais cette injonction va plutôt dans le sens de ce que nous appellerions la pudeur. Il leur est, en effet, recommandé de se couvrir afin d'éviter l'exhibition. À cet égard, on peut juger que le port du voile intégral représente une exagération, une radicalisation subjective de la recommandation coranique. Alors que, par souci de pudeur, le Coran recommande de ne pas tout montrer, certaines femmes choisissent de tout cacher.

D'une façon beaucoup plus générale, nous sommes renvoyés à la question des prescriptions coraniques, qui fait l'objet d'un large débat parmi les spécialistes de l'islam. Quel statut devons-nous accorder aux versets du Coran qui indiquent une norme de conduite ou de comportement ? Faut-il les considérer comme de simples recommandations ou, au contraire, comme des prescriptions ? Les femmes portant le voile intégral considèrent le Coran comme un code légal, édictant des commandements. Mais ce choix est subjectif et peut tout à fait être remis en question.

En troisième lieu, enfin, j'aborderai la perception objective de la burqa dans l'espace public. Ici, il n'est plus question de la perception subjective que les femmes portant la burqa ont de leur pratique, mais de la réception objective de cette attitude par les autres occupants de l'espace public. Il me paraît nécessaire de se déplacer sur ce terrain plutôt que de rester dans le marécage des motivations individuelles. À défaut, on s'expose à une multiplicité de justifications, toutes présentées au nom de la liberté individuelle, alors que l'espace dans lequel s'exprime cette liberté lui impose de prendre en compte la revendication de liberté d'autres consciences individuelles. C'est tout le problème de ce que j'ai appelé la « partageabilité de l'espace public ».

Notre vision de ce dernier est en effet celle d'un espace partagé, et donc partageable. Il en résulte que ses occupants remplissent, les uns vis-à-vis des autres, un certain nombre de devoirs, et ne peuvent se cantonner dans une logique d'affirmation de leurs droits et libertés individuels. C'est une des conditions du « vivre ensemble ». Un argument très important que l'on peut opposer au port de la burqa est donc que le milieu culturel environnant ne saurait accepter une pratique que la majorité perçoit comme manifestant une certaine violence symbolique.

En effet, la condition première pour rencontrer quelqu'un est d'avoir affaire à son visage. Comme le disait Emmanuel Levinas, « le visage de l'autre me parle ». Dans notre tradition culturelle, cette partie du corps a toujours été le miroir de l'âme. En ne me donnant pas à voir son visage, l'autre oppose une fin de non-recevoir à l'exigence de communication inhérente à l'espace public. À ce titre, je suis fondé à considérer son comportement comme une violence symbolique qui m'est infligée.

Nous pouvons même nous demander si une femme qui porte la burqa se situe dans l'espace public. Il y a, en effet, derrière la volonté de ne pas se montrer, l'idée de ne pas apparaître dans cet espace, d'être comme « enfermé dehors » – ce qui est d'ailleurs une contradiction intenable.

J'en viens à la question des enjeux. Ils sont nombreux, mais j'en ai choisi deux, formulés sous forme de questions.

Premièrement, quelle limite assigner à l'expression publique de la liberté de conscience et au droit à la différence ? Pour travailler depuis plusieurs années sur l'islam et sur ses manifestations dans les espaces de la modernité et les sociétés multiculturelles, j'ai le sentiment que nous sommes confrontés à un radicalisme religieux désireux de piéger la République et la démocratie sur ses propres valeurs en cherchant à les détourner. En effet, c'est au nom des principes que nous avons faits nôtres, ceux du respect de la liberté de conscience et du droit à la différence, que l'on nous demande d'accepter n'importe quelle expression – même la plus radicale – de cette liberté et de ce droit. On voudrait faire de leur sacralisation un piège, en prônant un différentialisme qui laisse à n'importe quelle lubie particulariste individuelle le droit de s'exprimer dans l'espace public.

Nous devons nous montrer vigilants à l'égard de ce phénomène, car il dépasse le comportement de quelques-uns et relève presque d'une stratégie – non de la part des femmes concernées, mais de ceux qui leur conseillent de porter le hijab ou la burqa, afin de les instrumentaliser selon une logique d'entrisme.

Une autre façon de nous prendre au piège de nos valeurs consiste à tenir un discours de victimisation, de stigmatisation : « Vous, les Occidentaux, après avoir été colonialistes, et alors que vous faites preuve d'une incorrigible tendance à l'impérialisme, vous enfermez les minorités dans la discrimination. Et lorsque nous voulons exprimer notre différence, vous nous l'interdisez, parce que vous êtes par nature des oppresseurs. » Il est difficile de résister à ce procès en culpabilité qui nous est continuellement fait. Nous devons donc être très vigilants vis-à-vis de ce qui apparaît comme une démarche plus ou moins consciente chez certains, mais comme une stratégie concertée chez d'autres.

Deuxièmement, quel islam pouvons-nous tolérer et encadrer ? En formulant cette question, j'ai conscience qu'elle n'est peut-être pas très laïque. Pourtant, je crois qu'il faut s'en saisir. On pourrait certes nous rétorquer qu'il n'appartient pas à la République française de définir ce qu'est le bon ou le mauvais islam. À mes yeux, cependant, une telle objection ne tient pas. Depuis des années, je défends l'idée que l'immersion des musulmans dans les sociétés occidentales représente une chance pour l'islam. Plus précisément, ce que nous imposons à l'islam au nom de nos valeurs constitue pour lui une chance de régler un certain nombre de comptes avec ses vieux démons. En, effet, derrière la question de la burqa se cachent bien des problèmes liés tant à notre conception de l'espace public qu'à des questions auxquelles l'islam est confronté depuis des siècles.

Parmi ces vieux démons, j'en relèverai trois.

Le premier est le rapport que l'islam entretient avec ses signes extérieurs et son formalisme. De façon plus ou moins marquée selon le contexte historique, cette religion a toujours accordé une énorme importance aux signes extérieurs de religiosité. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elle a un problème avec l'intériorité : de toute évidence, il existe dans l'islam une dimension intérieure, de vie spirituelle. Mais cette religion a toujours imposé, dans l'espace social, un formalisme que les individus ressentent souvent comme une puissance de contrainte, quelque chose d'étouffant, ce que dans les cas les plus extrêmes on peut qualifier de machine à broyer l'identité personnelle, à enfermer l'individu dans un comportement homogène, collectif, imposé à tous comme norme ou comme fait social.

Discutez avec des musulmans épris de liberté, et vous vous rendrez compte que l'expression de la liberté individuelle, par rapport à des normes collectives ou à des signes extérieurs d'appartenance à une foi et à une culture, est problématique. Bien sûr, elle l'est plus ou moins selon le contexte, et loin de moi l'idée que la liberté d'être ou d'agir n'existe pas dans les pays d'islam. Mais en raison de la propension traditionnelle de cette religion à insister sur la normativité de certains signes extérieurs, la manifestation de la liberté individuelle a toujours posé problème. À cet égard, le port de la burqa n'est qu'une exagération du phénomène.

Le deuxième vieux démon que connaît l'islam – je n'hésite pas à le dire en tant que spécialiste de cette religion – est la discrimination dont les femmes sont victimes. Ce problème, qui lui aussi se pose différemment selon les sociétés et les périodes considérées, se trouve également en arrière-plan de l'utilisation de la burqa.

Enfin, le troisième problème de l'islam est sa prétention à légiférer, à produire du politique à partir du religieux. Il ne faut pas être naïf, ni angélique : derrière la revendication du port de la burqa, et même de celui du voile, il y a la volonté chez certains – je pourrai être plus précis si vous m'interrogez à ce sujet – de faire entrer la loi islamique en concurrence avec nos législations, d'ériger une prescription religieuse en véritable loi politique.

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