Mission d'information SUR LES TOXICOMANIES
Mercredi 6 avril 2011
La séance est ouverte à seize heures quinze.
(Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident et de M. Serge Blisko, député, coprésident)
La Mission d'information sur les toxicomanies entend le Dr William Lowenstein, directeur général de la clinique Montevideo à Boulogne-Billancourt.
Nous débutons cet après-midi en auditionnant l'un des plus éminents spécialistes français des problèmes de toxicomanie, le docteur Lowenstein, qui dirige le Centre Montevideo à Boulogne-Billancourt, clinique spécialisée dans les soins aux usagers de drogues.
Nous souhaiterions connaître votre expertise sur ce sujet, Docteur, mais aussi votre opinion sur les politiques de lutte contre la toxicomanie, opinion que je crois très critique et qui nous donnera sûrement matière à réflexion et à débat.
Vous avez la parole.
Docteur William Lowenstein. Je vous remercie de votre invitation. Votre mission, d'après ce que j'ai pu en lire, recueille le savoir théorique et pratique des experts, scientifiques, responsables, spécialistes et intervenants. J'espère que cette approche vous permet une juste lecture de l'état des lieux et une définition précise des concepts: usage, abus, dépendance, méthodologies, prévention, soins, réduction des risques et répression- ainsi que des approches de politique de santé publique avec son versant légal et judiciaire -prohibition, criminalisation ou décriminalisation, dépénalisation ou pénalisation, libéralisation, légalisation…
Pour les médecins et les scientifiques, le travail de précision que vous menez est toujours un préalable nécessaire à toute synthèse ou décision, afin de ne pas laisser nos esprits se brouiller par des positions idéologiques ou dogmatiques.
Même s'il s'agit d'un réflexe plus journalistique que médical dont je vous prie de m'excuser, je souhaiterais, si vous en êtes d'accord, vous délivrer les trois messages principaux de mon intervention. Je me permettrai ensuite de me présenter, avant de survoler rapidement les évolutions cliniques constatées actuellement et de conclure sur la nécessité de faire évoluer notre politique de santé en matière d'addictions.
Quels sont les trois points essentiels à mes yeux ? Il s'agit de reconnaître l'addiction comme une maladie, de s'assurer de la qualité du recueil des données et d'un observatoire français des drogues et des toxicomanies indépendant, enfin de changer de cap pénal.
Reconnaître la dépendance -et plus précisément l'addiction au stade des dépendances- comme une affection de longue durée ouvrant la prise en charge à 100 % par la sécurité sociale et conduisant les mutuelles et assurances à ne plus exclure l'addiction de leurs garanties, de leurs emprunts ou de leurs assurances me paraît, en 2011, plus que nécessaire. Ce qui fut fait pour le VIH sida doit pouvoir l'être pour les addictions qui touchent entre dix à cent fois plus de personnes.
Second point : continuer à appuyer nos analyses et décisions thérapeutiques ou de santé publique sur des études épidémiologiques incontestables. Le départ récent -pour ne pas dire la révocation- du président de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), le docteur Jean-Michel Costes, après quinze ans d'un extraordinaire travail d'organisation de recueil des données, de prospection et de publications indiscutables, choque profondément la communauté des addictologues et des intervenants. Comment débattre sereinement si l'Observatoire français perd son indépendance, si les chiffres sont discutables ?
Le président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), M. Etienne Apaire, annonce une diminution de l'usage du cannabis et une consommation modérée de la cocaïne en France. Nous aimerions le croire sans avoir à en douter !
Mon troisième et dernier message préliminaire concerne le changement de cap. Après quarante ans de pénalisation, il est temps d'en débattre. Quelle est la méthode de décriminalisation la plus adaptée à notre pays ? La dépendance est une maladie et non un crime, paradoxe toujours délicat à faire partager. La plupart des experts reconnaissent, statistiques et expériences internationales à l'appui, que le phénomène des addictions est bien plus socioculturel, médical et individuel que pénal. En d'autres termes, le phénomène des addictions est pratiquement aveugle face à la loi ! Les comportements addictifs son très peu sensibles aux lois ; cependant, les conséquences sanitaires et sociales des addictions sont d'autant plus violentes et graves que la loi est répressive.
C'est pourquoi nous suivons avec une grande attention l'évolution du Portugal qui a eu lui aussi sa loi de 1970 mais a su réunir son gouvernement et ses experts en 1998 pour faire voter, à partir de 2000, une nouvelle loi régulièrement évaluée décriminalisant l'usage et la détention pour dix jours de toute drogue.
Permettez-moi de présenter maintenant mon parcours… Je suis médecin interniste, addictologue, ancien interne des hôpitaux de Paris, chef de clinique, médecin des hôpitaux et habilité à diriger la recherche depuis 1991. Après vingt-trois ans à l'Assistance publique, à l'hôpital Laennec et à l'hôpital européen Georges Pompidou, j'ai quitté cette extraordinaire école de la vie et de la médecine pour créer en France le premier institut privé de recherche et de traitement des addictions, la clinique Montevideo, Institut Baron Maurice de Rothschild, dont je suis aujourd'hui directeur général.
Je me suis intéressé aux addictions en 1984. Jeune chef de clinique, j'ai pris en charge les premiers cas de sida chez les héroïnomanes par voie veineuse. J'ai publié en 1995 dans la presse médicale, avec l'aide du regretté professeur Dominique Dormont, la première lettre scientifique en Europe sur l'infection -que l'on appelait alors le LAV et non le HIV- chez les injecteurs de drogues.
En 1986-1987, j'ai participé à l'étude demandée par Mme Michèle Barzach et coordonnée par le docteur Ingold sur la mise en vente libre du matériel d'injection qui, il y a vingt-trois ans, posait déjà un problème de morale et de santé publique.
A partir de 1991, nous nous sommes engagés, avec d'autres collègues, dans une étape cruciale de la réduction des risques, la médicalisation des toxicomanies et l'accessibilité aux médicaments de substitution aux opiacés -méthadone en 1994 et la buprénorphine ou subutex- prescrits par les généralistes en 1996. Ceci a été rendu possible grâce au soutien et aux décisions pragmatiques de Mme Simone Veil et de son cabinet.
En 1994, j'ai créé à Laennec, à cinquante mètres d'une crèche et à soixante-dix mètres d'une école, le premier centre méthadone intra-hospitalier, le centre Monte-Cristo.
En 2006, avec l'aide de Mme Marie-Claire Carrère-Gée et de M. Frédéric Salat-Baroux, nous avons pu conseiller le Président de la République française, M. Jacques Chirac, pour qu'il annonce, le 17 avril 2006, en tout début du deuxième temps du plan cancer, la priorité donnée aux addictions et la nécessité d'un plan national addictions 2007-2011.
Dans ce plan national, passé sous la tutelle de M. Xavier Bertrand, figurait la création d'une commission nationale « addictions » dont je suis toujours membre, tout comme je suis président du groupe de travail sur les traitements de substitution aux opiacés.
Depuis six ans, je suis membre du bureau du Conseil national du sida, plus spécialement chargé de la question des addictions. Le président du Conseil national, Willy Rozenbaum, doit venir, je crois, vous présenter la synthèse de nos travaux réalisée en 2010 sur les politiques publiques à l'égard des drogues et leur impact sur la santé publique en ce qui concerne le VIH et les hépatiques. Ceci me permet d'éviter d'en parler aujourd'hui -bien qu'il soit crucial, comme M. Rozenbaum vous le dira…
Je vous propose à présent un rapide survol clinique de ce que nous observons aujourd'hui sur le terrain des hospitalisations et des consultations.
Le premier motif d'hospitalisation reste l'alcool, responsable de 40.000 décès par an. Ces hospitalisations sont « classiques », avec des hommes de cinquante à cinquante-cinq ans ou des femmes de quarante-cinq à cinquante ans, les conséquences étant plus précoces chez les femmes que chez les hommes.
Une nouvelle population frappée par l'alcool est apparue, celle des jeunes au sein des poly-abus et du « binge drinking », ce que l'on pourrait appeler en France les « apéritifs géants » même s'ils ne concernent pas que des lieux publics.
L'alcool reste le premier motif d'hospitalisation. Le second -quelle que soit, parfois, l'autosatisfaction épidémiologique de certains- est devenu la cocaïne. Cette cocaïne touche tous les milieux. Combien de morts, combien d'infarctus, combien d'accidents vasculaires, combien d'insuffisances rénales aiguës a-t-elle provoqué ? L'épidémiologie française est pour l'instant incapable de le dire ! La drogue illicite qui tue le plus aux Etats-Unis n'est pas l'héroïne mais la cocaïne. Tant que nos services d'urgences, nos SAMU, nos médecins, confrontés à un accident vasculaire cérébral chez un jeune, ne rechercheront pas la cocaïne, il sera difficile d'en avoir une épidémiologie précise, en dehors des chiffres des douanes.
Troisième motif d'hospitalisation, le cannabis. Là aussi, on trouve, de façon caricaturale, deux populations, soit des adolescents avec une consommation extraordinairement intense que l'on n'aurait pu imaginer dans les années 1970-1980 et très souvent une psychopathologie associée, soit des adultes de trente-cinq à cinquante-cinq ans qui n'en peuvent mais de leur dépendance, c'est-à-dire de leur consommation modeste mais quotidienne et régulière depuis vingt à quarante ans.
A noter qu'alcool, cocaïne, cannabis, les trois premiers motifs d'hospitalisation, constituent des dépendances qui ne bénéficient pas de traitements officiels ou consensuels. C'est dire la nécessité, comme cela avait été annoncé dans le plan national « addictions 2006 », de promouvoir une recherche en addictologie, avec un partenariat public-privé qui tarde à trouver ses marques. Ces trois substances psychoactives touchent par ailleurs de plus en plus précocement des jeunes femmes et des patients atteints de poly-dépendances.
Le quatrième motif d'hospitalisation est la dépendance médicamenteuse aux somnifères, aux tranquillisants ou aux antidépresseurs, qui touche plus particulièrement les femmes.
Nous sommes intervenus plusieurs fois pour tenter de limiter les prescriptions, la responsabilité médicale étant évidemment engagée au premier plan. Du point de vue de la culture médicale, il faut redire, comme cela a déjà été fait il y a une quinzaine d'années, que ces médicaments sont tout, sauf des médicaments qui ne réclament pas de surveillance, de prescriptions ou d'évolution.
Le cinquième motif d'hospitalisation est plus moderne : c'est celui des troubles addictifs alimentaires -anorexie, boulimie- souvent confinés dans le psychiatrique pur, et même dissimulés en ce qui concerne les femmes boulimiques et vomisseuses.
En sixième motif d'hospitalisation réapparaît l'héroïnomanie, avec de nouveaux usages chez des jeunes de dix-sept à vingt-cinq ans, souvent extraordinairement précarisés.
Outre le tabac, qui reste en première position et qui est responsable de 60.000 décès par an, sont apparues les nouvelles addictions et notamment les addictions sans drogue -cyberdépendance, jeux pathologiques…
J'ai eu le plaisir de croiser tout à l'heure le sénateur Trucy ; nous avons parlé de l'ouverture des paris et des jeux en ligne en 2010, fondée sur son travail et sur une loi d'Éric Woerth qu'on ne peut que conseiller de relire, tant le pragmatisme l'emporte sur la morale ou la crainte de créer des addictions !
En parlant du web, je voudrais évoquer le nombre grandissant de patients qui commandent sur des sites de tous pays de nouvelles drogues de synthèse -les « party pills »- totalement légales et livrables en 48 heures tant qu'elles ne sont pas repérées et interdites.
L'ecstasy est interdite, mais il suffit de rajouter une demi-molécule d'oxygène pour créer une nouvelle molécule qui deviendra une drogue légale.
Le cannabis étant interdit, il suffit de synthétiser des cannabinoïdes dits de synthèse vendus comme engrais, sels de bain, encens et déconseillés à la consommation humaine pour ne pas être inquiété par la police ou par les douanes ! Chaque semaine, une nouvelle molécule de synthèse est créée avant d'être interdite. Dans un jeu sans fin du chat et de la souris informatique, des centaines de millions de comprimés ou de grammes de poudre sont vendus.
Ce décalage entre les possibilités répressives et la rapidité du web me permet de faire l'articulation avec le dernier point, la question de notre politique de santé dans le domaine des addictions. Pour ce qui est du sida et les hépatiques, Willy Rozenbaum présentera notre réflexion au sein du Conseil national du sida…
En ce qui concerne les stratégies plus globalement mises en place depuis quelques années et plus particulièrement depuis la nomination de M. Etienne Apaire à la présidence de la MILDT, il est clair que la France s'est réorientée, après une période d'ouverture médicale et de réduction des risques, vers une politique anti-usage, sauf pour l'alcool puisqu'on est dans ce domaine dans une politique anti-abus dont le messager principal est : « Buvez avec modération ». Beaucoup entendent : « Buvez ! », peu entendent : «… Avec modération ».
Trois exemples de cette politique anti-usage : le « niet » aux salles de consommation médicalement assistées, le « niet » au programme d'échange de seringues en prison, le « niet » au programme de produits de substitution injectables.
Beaucoup d'entre nous espèrent, notamment, à travers les travaux de cette mission, un débat national puis européen qui évite de retrouver les impasses dangereuses et coûteuses de la guerre à la drogue décrétée par Nixon.
La guerre à la drogue était une mauvaise politique de santé publique mais on aurait pardonné au président américain si elle avait réussi. Nous savons que ce n'est pas le cas. Il est grand temps, comme dans bien d'autres pays -Etats-Unis, Suède, Etats d'Amérique du Sud, Portugal, Belgique, Italie- d'étudier d'autres voies pour les politiques publiques de santé en matière d'addictions, notamment celle de la décriminalisation !
Je sors d'une audition du groupe d'études parlementaire sur le sida à l'Assemblée nationale.
Selon les conseillers de la santé de l'administration pénitentiaire, la situation en prison est compliquée. Il n'y a pas de non théorique ou réglementaire à l'échange de seringues en prison, puisqu'il se pratique faiblement -20 à 25 %. En revanche, rien n'est fait pour la favoriser, l'organiser, la rendre opérante.
S'y ajoute, pour des raisons de stigmatisation, le refus quasi généralisé, malgré le fait que la proposition soit systématique à l'entrée, d'un test anonyme et gratuit. Même si certains malades bénéficient d'une trithérapie avant leur arrivée, ils l'interrompent pour ne pas être identifiés comme porteurs du virus ; de fait, ils infectent d'autres détenus par relations homosexuelles ou échanges de seringues car tout pénètre en prison, aux dires de l'administration qui, de ce point de vue, tient au moins un langage de vérité !
Je voulais corriger ce point : il n'existe pas de « non » en matière de politique publique, plutôt un « oui » très mou, qui consiste à ne pas être opérant. Je ne suis pas sûr qu'il soit facile de l'organiser en prison, indépendamment des réticences de l'administration pénitentiaire, sachant qu'il existe des différences entre les établissements.
Sur le plan pénal, la simple détention et la simple consommation sont relativement peu sanctionnées -rappel à la loi, injonction thérapeutique. Il existe donc une tolérance d'usage qui ne correspond pas tout à fait dans ce que vous décriviez…
Docteur William Lowenstein. En ce qui concerne les incarcérations pour simple usage et détention -selon les travaux de l'OFDT publié dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire de novembre ou décembre 2010- il existe une diversification des sanctions pénales, des admonestations et des rappels à la loi. Il n'en demeure pas moins que l'on compte 3.000 personnes incarcérées pour simple usage ou pour qui une peine de prison a été prononcée…
C'est en effet beaucoup !
Docteur William Lowenstein. C'est bien entendu le plus dépendant qui va se retrouver en prison, après avoir déjà eu un rappel à la loi ! Un rappel à la loi sur la maladie est bien inefficace, vous en conviendrez ! S'il suffisait de faire appel à la loi pour soigner les personnes dépressives ou les schizophrènes, nous le saurions !
De façon beaucoup plus large se pose la question de l'inscription sur le casier judiciaire de 150.000 à 160.000 infractions par an, à 80 % pour détention de cannabis. Il n'est pas anodin de compromettre la carrière et l'avenir de quelqu'un pour une simple détention qui concerne en France plus de 3 millions de personnes…
Je voudrais relativiser votre propos : le fait que cette infraction soit inscrite dans le casier judiciaire ne peut entraver la carrière d'un usager de drogues que dans le secteur public. Il existe d'ailleurs une possibilité de demander de ne pas faire figurer cette mention, ce qui est en général accepté dans 99 % des cas. Dans le privé, il n'est pas possible d'avoir accès à ce casier et dans le public, ce ne peut être le cas que si la personne concernée n'a pas demandé de dispense d'inscription au bulletin n° 2.
Docteur William Lowenstein. Ce qui arrive dans 95 % des cas…
Je ne me souviens pas d'avoir rencontré un tel cas dans ma vie professionnelle.
Je pense que l'inscription sur le casier judiciaire est une erreur. On ne se drogue pas par plaisir ! Je considère qu'il s'agit d'une maladie qu'il est souvent difficile de combattre mais que certains finissent par vaincre. Alors qu'ils désirent oublier leur passé, on vient le leur rappeler en exigeant qu'ils fassent retirer une mention de leur casier judiciaire où certains crimes plus importants ne figurent même pas ! Cette question est importante selon moi si l'on veut accompagner les malades.
Toutefois, il est important que la police puisse interpeller les usagers, qui doivent pouvoir être sanctionnés, en particulier les jeunes à la sortie des lycées. Les parents ont du mal à s'apercevoir que leur enfant se drogue car un toxicomane sait très bien dissimuler son état. Le fait que la police intervienne est important, ne serait-ce que pour permettre aux parents d'accompagner leur enfant et de ne pas le laisser sombrer. Quel est votre sentiment sur ce point ?
Par ailleurs, quelles sont les chances de s'en sortir d'un usager de cannabis par rapport à celles d'un toxicomane dépendant de la cocaïne ?
Vous vous êtes intéressé en particulier à des publics plus fragiles. Vous avez évoqué les femmes et la dépendance, sujet rarement abordé ici. Existe-t-il une spécificité et des différences en matière de risques sanitaires ?
En second lieu, vous avez parlé du dépistage des comportements abusifs et des pratiques à risque. Pensez-vous qu'il faille revisiter notre politique de dépistage et de prévention ? Le docteur Bailly, psychiatre à Reims, nous a dit que ce dépistage n'intervient pas de façon assez précoce et qu'il faut agir bien plus tôt…
Selon vous, on trouve 15 % de toxicomanes parmi d'anciens sportifs intensifs. Existe-t-il un rapprochement entre drogue, dopage et toxicomanie ?
D'une manière générale, est-il possible de consommer des drogues illégales sans devenir dépendant ?
Docteur William Lowenstein. Sûrement !
S'agissant de la sanction, je ne souhaite pas que ce que j'ai pu dire apparaisse comme un plaidoyer pour la légalisation. Je suis plutôt favorable à la décriminalisation. Nos débats sont parfois brouillés par le manque de précision : légalisation ne signifie pas libéralisation ; décriminalisation ne signifie pas dépénalisation. Je pense que vous avez invité ou inviterez quelques juristes ou pénalistes éminents pour débattre de ce sujet. D'autres pays ont fort utilement travaillé avec des pénalistes d'expérience, chaque nation ayant ses conventions nationales sans pour autant être en opposition totale avec une certaine évolution.
En ce qui concerne la sanction, comment punir pour retrouver l'efficacité que l'on demande aux soins, à la prévention ou à la réduction des risques et, de façon plus générale, à bien d'autres activités, médicales ou sanitaires ? Vous rappeliez le rôle de la police en matière de prévention : c'est le mouvement dans lequel s'engagent beaucoup de pays, qui essayent de mettre en place des « guidelines » pour que cette répression préventive puisse être efficace.
Il ressort des travaux disponibles -qui restent à évaluer- que si cette répression conserve sa forme actuelle d'interpellation ou de garde à vue, elle n'est qu'un défi de plus dans le parcours de l'adolescent qui n'en tirera rien de constructif mais qui obtiendra ainsi son premier galon de résistant au système. La plupart des gens qui ont travaillé sur le terrain ne sont pas contre la répression mais pour une répression efficace et évaluée, qui puisse être coordonnée par les différents acteurs. Il faut cesser d'opposer l'état sécuritaire à l'état sanitaire dans notre pays, la protection de l'individu et de la société découlant de leur complémentarité.
Je ne suis pas contre la répression mais pour une répression adaptée et protectrice, ce qui n'est pas actuellement le cas, selon moi.
Légaliser suppose une société plus mature que la nôtre. C'est pourquoi je pense que la première étape devrait être celle de la décriminalisation. Celle-ci diminue le rapprochement avec les milieux gris de la petite et moyenne délinquance.
Je ne pense pas que nous soyons aussi cyniques que les Etats-Unis, qui font les comptes de ce qu'ils vont pouvoir économiser en Californie ou ailleurs en médicalisant la prescription de cannabis ou en légalisant sa production et sa vente. Encore une fois, la dépendance au cannabis ne doit pas être minimisée. Avant d'arriver au schéma utopique d'une légalisation responsable, beaucoup de chemin reste à parcourir sur l'information, la répression efficace, l'amélioration des soins et la médicalisation.
Le cannabis serait actuellement responsable de 230 à 250 morts par an du fait des accidents de la voie publique, même si les travaux à ce sujet demandent un surcroît de précision. Il est vrai que, médicalement, on a eu du mal à prendre en considération le poids de cette dépendance. En effet, la dépendance au cannabis, contrairement aux autres, ne tue pas -ou pas encore car, en matière pulmonaire, cardiovasculaire, arthritique, je crains que les mauvaises nouvelles ne soient au rendez-vous dans quelques années.
On a eu beaucoup de mal -sans doute à cause de l'héroïnomanie et du sida- à appréhender la gravité de ce handicap et ce qu'était une désocialisation, une déscolarisation, avec des infections opportunistes gravissimes, des overdoses irréversibles, etc. Médicalement, la médecine a du mal à prendre le handicap au sérieux lorsqu'il n'est pas immédiatement mortel. On a selon moi, de ce fait, sous-estimé la dangerosité du cannabis.
On a cependant progressé grâce au calcul de l'indice addictogène qui représente le nombre de personnes devenues dépendantes par rapport à celles qui sont en contact avec la substance psychoactive. Dans notre pays, grâce à la culture qui est la nôtre, l'alcool, drogue sale, comme disent les neurobiologistes, a un indice addictogène se situant entre 10 et 15 %. On se souvient que les Indiens du Nord de l'Amérique pouvaient être « addicts » en quelques mois à 90 ou 95 %…
Il en va de même, d'après les chiffres, pour le cannabis. Nous serions à un indice addictogène entre 10 et 15 %. D'après le nombre d'hospitalisations et de consultations, je pense que l'on est plus proche des 15 que des 10 %.
De façon plus surprenante, en ce qui concerne l'usage, l'abus et la dépendance de cocaïne, on retrouve des chiffres de 15 à 17 %, d'où la difficulté des messages, 95 % des personnes pouvant toucher à la cocaïne sans devenir dépendantes. L'indice addictogène grimpe avec les deux leaders incontestables que sont le tabac et l'héroïne, quasiment proches de 60 %. Un jeune fume une cigarette : il a 60 % de probabilités de fumer les mêmes quarante ans après ! Un adolescent qui découvre les opiacés et l'héroïne a 60 % de probabilités de devenir dépendant.
Les indices addictogènes les plus élevés doivent nous inciter à développer des politiques anti-usage permettant d'empêcher la rencontre avec la substance à haut indice addictogène. Les trois substances précitées -alcool, cocaïne et cannabis- sont à indice addictogène plus bas. Aux Etats-Unis, où la consommation de cocaïne est extraordinairement répandue, on est à environ 15 % de dépendance.
Cela dit, l'indice addictogène n'est pas le seul facteur. Existe-t-il des consommations de drogues illicites sans dépendance ? Oui, bien sûr ! Cela nous pose d'ailleurs d'énormes problèmes de prévention vis-à-vis des personnes qui consomment dans un cadre festif ou vis-à-vis des personnes dépendantes qui connaissent bien les dangers de l'addiction qu'ils subissent.
C'est pourquoi on essaye de cibler les messages. Il ne peut évidemment pas y avoir de prévention globale ou de politique globale. « Dire non à la drogue », « La drogue, c'est de la merde ! » ou « Ne fermons pas les yeux » fait certainement le bonheur de quelques agences publicitaires mais n'a vraisemblablement aucun impact, tant la situation, en termes de santé publique, est hétérogène.
Il n'existe pas de médicament efficace, ce qui ne facilite pas les pronostics. Nous disposons de quelques médicaments pour traiter les abus et la dépendance à la cocaïne mais ils ne font pas consensus et sont encore moins officiels. C'est cette recherche -il en va de même pour le cannabis- qu'il faut essayer de promouvoir.
Autre inégalité liée à la « mémoire du plaisir » -le « découplage sérotonine-noradrénergie » : toutes les substances ne sont pas égales entre elles face aux risques de rechutes. Pour l'alcool ou les opiacés, ce risque existe toute au long de la vie de l'individu. Il n'en va pas de même pour les addictions au cannabis ou à la cocaïne qui, lorsqu'elles sont correctement traitées, peuvent définitivement disparaître.
Quant aux femmes, je craignais de me retrouver face à un féminisme exacerbé me reprochant de les stigmatiser alors que l'absence de spécificité de genre, en matière de dépendance, constitue plutôt un handicap pour elles. En second lieu, je craignais de ne pas trouver suffisamment de travaux spécifiques sur le sujet. Or, à ma grande surprise, il en existe beaucoup, notamment en Amérique du Nord mais aussi dans les pays scandinaves ainsi qu'en Australie ou en Nouvelle-Zélande.
Si nous continuons, notamment pour les jeunes femmes, à tolérer la prescription de pilules contraceptives en association avec l'usage de tabac et de cannabis, il est à mes yeux certains que l'infarctus va devenir une maladie féminine. En France, la pilule contraceptive est un acquis extraordinaire ; parmi celles microdosées, peu sont remboursées par la Sécurité sociale mais la triste trilogie cannabis-tabac-pilule constitue un risque à la puissance trois !
Cela mit à part, il est extrêmement difficile de faire passer un message spécifique en direction des femmes en dehors de la grossesse. Vous avez tous relevé la difficulté que l'on a eue pour apposer une petite étiquette sur les bouteilles de vin et d'alcool afin de prévenir la femme enceinte que l'alcool qu'elle ingère passe directement, à travers le placenta, dans le cerveau du bébé. C'est peut-être la seule tolérance zéro, dans ma pratique, que je soutiens à 100 %. Cela a été difficile, alors même qu'il existait environ 3.000 syndromes d'alcoolisation foetale répertoriés en France.
Encore s'agissait-il de la femme sous son aspect social et médical le plus facile, celui de la femme enceinte. La médecine s'intéresse à la spécificité de genre essentiellement lors de la grossesse et lors de la ménopause. Il y a beaucoup à faire pour que la médecine académique soit un peu moins « machiste ».
En matière d'alcool, la surface corporelle féminine étant généralement moins grande que la surface corporelle masculine, la masse graisseuse différente et l'équipement enzymatique du foie beaucoup moins performant, la femme va développer, à peu près une dizaine d'années avant l'homme, pour les mêmes doses d'alcool, une cirrhose, des polynévrites, des atteintes périphériques des membres supérieurs et inférieurs, etc. Ces spécificités de genre me permettent de faire le lien avec le retard de culture qui existe en médecine de première ligne.
Les addictions peuvent être supervisées par trois pôles, un pôle hospitalo-universitaire qui fera de la science, un pôle de médecine de ville et un pôle médico-social. Or, le pôle de médecine de ville est fondamental. C'est celui qui a complètement modifié l'évolution du traitement des addictions aux opiacés.
Sans ce repérage, ce dépistage, cette culture précise en addictologie, on perd une occasion de prévention que les Suédois ont bien cernée.
Les Etats-Unis, dans l'évolution des modèles, en dehors du pragmatisme économique, regardent de près l'évolution suédoise, qui est très exigeante en matière de prévention et de dépistage. Les Suédois ont investi massivement dans la prévention ; pour le moment, dans beaucoup de pays, l'efficacité de la prévention est impossible à évaluer. On ne sait qu'une chose : plus tôt on la réalise, plus elle a de chances de laisser une trace. Plus tôt on tient aux enfants un certain type de discours en matière de protection du patrimoine santé -y compris s'agissant des substances psychoactives- plus ce discours a de chances de les marquer. C'est ce qu'essayent d'organiser les Suédois.
Un modèle est parfois cité en exemple par le président de la MILDT, celui de la sécurité routière. Je me suis toujours interrogé sur le fait de savoir comment ce modèle répressif avait pu sauver des vies. En fait, on est typiquement, avec ces voitures qui ont tué jusqu'à 10.000 personnes par an et fait 100.000 blessés par an, dans une démarche de réduction des risques que l'on voudrait voir adaptée aux addictions, avec une part de répression et de prévention -ceintures de sécurité, ABS, contrôles techniques, amélioration de l'outil…
On n'a pas interdit la voiture, on n'a pas mis en prison les présidents de Renault ou de PSA : on a fait une politique pragmatique de réduction des risques dans laquelle la répression a trouvé sa juste place. Comment s'inspirer de cette réalité, le mythe d'une société sans drogue étant selon moi un mythe d'échange politique mais non un mythe pragmatique médicalement parlant ? Comment obtenir l'efficacité -certes insuffisante- que l'on constate en matière de sécurité routière, dont les mesures combinent à la fois sécurité publique et sécurité individuelle ?
Concernant le dopage sportif, une étude nationale a été conduite en 1999 à la demande Mme Marie-George Buffet. Il s'agissait d'une étude rétrospective, ce qui en diminue la valeur mais d'autres recherches sont en train de confirmer ces résultats. Un échantillon de 1.111 personnes a été questionné dans les centres de soins pour toxicomanes et les centres d'alcoologie -qui ont maintenant fusionné, ce qui est une très bonne chose.
On a en effet retrouvé le chiffre que vous citez chez des personnes suivies pour leur alcoolo-dépendance ou leur toxicomanie ayant pratiqué le sport de façon intensive à un niveau national ou régional, en amateurs ou en tant que marathoniens ou triathlètes, ces derniers faisant également énormément de sport.
A notre grand étonnement, il s'agit d'une minorité de personnes, comme si le sport intensif avait permis de bloquer les choses. Mais, même si celui-ci permet de calmer l'hyperactivité, chez l'enfant par exemple, il ne résout rien, surtout le jour où l'on arrête à cause d'une non-sélection ou pour une blessure. C'est alors que les individus sont les plus vulnérables. Voilà pourquoi j'avais proposé à Jean-François Lamour d'accompagner les anciens sportifs de haut niveau durant l'année suivant leur arrêt, leur blessure ou leur non-sélection, afin d'éviter que ces personnes, qui nous ont fait rêver, ne deviennent dépendantes à l'alcool ou à d'autres substances.
Vos propos concernant la légalisation des drogues me rassurent, en particulier vis-à-vis des enfants mais comment faire passer des messages sur le tabac chez les jeunes si on légalise les autres drogues ? Comment éviter de paraître archaïque en s'opposant à cette légalisation ? Je ne me considère pas comme archaïque ! Je suis de la génération qui, dans les années 1980, a vu la drogue de près. Je suis aujourd'hui mère de quatre enfants de 20, 17, 11 et 3 ans et je ne souhaite pas voir instaurer cette dépénalisation pour répondre à un effet de mode ! Notre mission devrait d'ailleurs réfléchir à cette question.
Enfin, j'aimerais savoir quel est le risque pour un jeune qui prend du cannabis de se retourner vers une autre substance ?
Docteur William Lowenstein. Pour abonder dans votre sens, il ne s'agit pas de trancher entre le noir et le blanc mais de savoir ce qui est le moins risqué, aucun système n'étant idéal. Personnellement, je ne suis pas favorable à une légalisation immédiate car l'évolution socioculturelle, individuelle et médicale est fondamentale pour une société responsable. Je pense que l'urgence réside aujourd'hui dans la décriminalisation et le repositionnement de la répression.
Pour ce qui concerne la théorie de l'escalade, un certain nombre de travaux ont démontré le contraire depuis 1978. On peut aisément calculer que, sur 3 millions de consommateurs de cannabis, on compte 250.000 à 300.000 usagers d'héroïne.
D'autres facteurs interviennent ce qui ne signifie pas que, dans certains cas, le cannabis ne serve pas de déclencheur, notamment lorsqu'il met un adolescent en contact avec un revendeur de drogues multiples. C'est aussi un principe de réduction des risques avancé par certains et qu'il nous faut entendre pour décriminaliser, voire légaliser les drogues. Comment protéger ces usagers de ce monde de la délinquance ? Dans mon esprit, les choses sont claires pour ce qui concerne les usagers dépendants. Il faut médicaliser le système. Il ne faut pas tout permettre mais, comme au Portugal, constituer sous la responsabilité du ministère de la santé des commissions dites de probation qui n'abandonnent pas le toxicomane. S'il n'y a plus de sanction pénale, cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de sanctions administratives, ni d'interdits symboliques. Personne ne peut conseiller à qui que ce soit de fumer du cannabis ou de boire de l'alcool -surtout aux jeunes- mais la culture de notre pays doit évoluer.
En matière d'alcool par exemple, la position des parents, qui espèrent toujours protéger leurs enfants, doit changer ! Qui fait boire les enfants pour la première fois ? L'alcool est la seule drogue qui soit administrée par les parents, parfois à 5, 7 ou 10 ans, lors de l'anniversaire ou du réveillon du 31 décembre ! On peut éduquer les parents : il n'est pas normal de permettre à un enfant de 5 ou de 7 ans de tremper ses lèvres dans une coupe de champagne parce que c'est la fête ! Pourquoi ne pas lui faire goûter une autre substance ? Il ne faut pas laisser les parents dans la crainte mais les mettre face à leurs responsabilités !
On pourrait prendre le même exemple pour le cannabis : parmi notre génération, beaucoup de parents qui fument ou disent avoir fumé affirment devant leurs enfants que ce n'est pas très grave. Il faut donc, me semble-t-il, faire évoluer la responsabilité parentale dans bien des domaines.
La Mission d'information sur les toxicomanies entend ensuite M. Alain Grimfeld, président du Comité consultatif national d'éthique.
Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Alain Grimfeld, président du Comité consultatif national d'éthique, pédiatre de formation, professeur de médecine à l'université Pierre et Marie Curie et chef de service à l'hôpital Armand Trousseau à Paris.
Vous dirigez également le conseil scientifique de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé et vous allez nous parler de la dimension éthique dans les politiques de lutte contre la toxicomanie.
Merci.
J'ai pris connaissance du questionnaire que vous me proposiez. Si vous le voulez bien, je vais traiter les questions dans l'ordre avant de laisser la place aux questions.
« Quelles causes, et quels enseignements, tirez-vous de l'augmentation des addictions, sous leurs diverses formes, dans nos sociétés contemporaines ? ».
On peut dire, sans vouloir enfoncer une porte déjà largement ouverte, que la toxicomanie est l'expression d'un mal-être social qui s'accompagne d'une perte des repères individuels et collectifs et des aspirations à se promouvoir, à construire un avenir digne, dans un esprit solidaire.
Quatre grands principes éthiques dominent dans l'abord de la toxicomanie dans notre pays : respect du corps, autonomie, bienfaisance et non-malfaisance, justice.
« Au milieu des années 1990, votre comité a publié un rapport sur les toxicomanies dans lequel il rejetait aussi bien les politiques purement répressives comme celles de totale libéralisation, et préconisait « de trouver une troisième voie qui rende compatible une sécurité suffisante avec une liberté maîtrisée ». Avez-vous plus d'éléments à ce sujet ? ».
Vous faites ici allusion au rapport n° 43 publié le 23 novembre 1994. La troisième voie pourrait être celle d'une longue concertation, permettant de modifier les comportements par la prise de conscience du concept de liberté individuelle opposé à celui de liberté d'autrui ou de liberté collective, en prévention primaire, avant une quelconque sanction et en prévention secondaire, après une sanction éventuelle.
Cette démarche devrait être accomplie aussi en milieu carcéral pour les toxicomanes qui sont emprisonnés, soit consommateurs, soit distributeurs de drogues.
« L'injonction thérapeutique est l'une mesures couramment prescrites par les juges aux consommateurs faisant l'objet d'une procédure judiciaire. Jusqu'où pensez-vous qu'il soit possible de forcer un toxicomane à se soigner ? ».
On ne peut jamais forcer un toxicomane à se soigner. Je me souviens d'une consultation tenue par un ancien toxicomane séropositif, à laquelle j'ai assisté, dans une association dissoute depuis. Cette consultation commençait par -je cite : « Tu es un voleur et un menteur ; cela posé, nous allons, si tu le veux, discuter de ton avenir. N'essaye pas de me tromper » !
« Que pensez-vous des politiques de réduction des risques ? Des salles d'injection ? Plus globalement, estimez-vous dangereux socialement, ou au contraire salutaire, d'organiser et de contrôler la consommation de drogues dans ce type de cas ? ».
En ce qui concerne la politique de réduction des risques, le danger de la toxicomanie réside pour le malade dans le fait de tout faire pour satisfaire sa dépendance. Ce risque tient à la probabilité de survenue de la toxicomanie en fonction des personnes, des milieux et des pays, dans un but de recherche du bien-être mais aussi à la probabilité de survenue d'une dépendance en fonction de la tolérance individuelle et du type de substances.
Les salles d'injection peuvent permettre une meilleure technique, sans jeu de mots, mais évitent au moins partiellement la contamination par le virus du VIH ou de l'hépatite B. Elles autorisent la maîtrise de la toxicomanie par organisation ou contrôle de son développement, non par nature de toxicomanes. Le toxicomane peut donc juger plus confortable de venir dans une salle d'injection mais rien n'altérera sa liberté de penser ou de faire ce qu'il veut en tant que toxicomane, ni son autonomie.
« Le comité que vous présidez a rendu récemment un rapport sur la santé et la médecine en prison. Traitait-il du problème de la drogue chez les personnes incarcérées ? ».
On fait ici allusion à l'avis n° 94, publié au début des années 2000, qui évaluait à près de 35 % le nombre de personnes emprisonnées addicts, tous produits confondus, à seulement 6 % celles « suivies » pour drogues illicites et à 6 % celles atteintes d'alcoolisme.
On voit apparaître parmi les drogues celles qui sont illicites, depuis le cannabis jusqu'à l'héroïne, en passant par le crack, la cocaïne, etc. Les drogues licites existent cependant aussi. Certains disent que si l'on avait connu le tabac dans les années 2010 ou 2011, il aurait peut-être été soumis aux mêmes restrictions que les drogues illicites, comme le cannabis. En ce qui concerne l'alcool, il est clair qu'il s'agit d'une drogue licite !
Le problème majeur, en prison, est la mainmise des gangs. Après la sortie, les toxicomanes vont devoir, à l'extérieur, servir ces gangs. Il s'agit donc d'une organisation maffieuse.
« A la fin des années quatre-vingt, le Comité consultatif national d'éthique a publié un avis sur les enjeux du dépistage de la toxicomanie en entreprise. Quel est désormais le cadre juridique en la matière ? Quels problèmes éventuels pose son application ? ».
Le Comité national a récemment été saisi par la MILDT pour réévaluer la validité, la pertinence et l'acceptation éthique du dépistage des toxicomanies à l'intérieur des entreprises. Une différence est immédiatement introduite entre usage de drogues et toxicomanie.
Pourquoi le dépistage ? On fait référence aux avis n° 15 et 80 sur le rôle du médecin du travail. Il a été fait référence à l'avis n° 15, y compris dans les textes législatifs, au plan national et européen et dans les rapports européens.
Cet avis a été publié le 1er octobre 1989. Au plan juridique, il s'agit d'un dépistage décidé par le médecin du travail dans l'intérêt de la personne, sous le strict sceau du secret médical. On ne peut y déroger. Un signalement est fait à l'employeur uniquement dans des cas concernant l'aptitude. Les postes à risques constituent un cas particulier. Ils permettent un dépistage consenti par contrat, inscrit dans le règlement intérieur et accepté dès l'embauche par la personne qui va occuper un poste ayant trait à la sûreté de l'entreprise et à la sécurité de ses collègues.
C'est une situation à mon sens dichotomique : à quoi sert-il de préconiser un dépistage individuel dans l'intérêt de la personne, avec absolue nécessité de suivi et de soins ? A quoi dépister pour dépister peut-il servir ? On dépiste une addiction pour aider une personne, avec tout ce que cela suppose de complexité. Où est alors le médecin du travail ? Quelles sont ses possibilités dans ce cadre ?
Il peut s'agir également d'un dépistage collectif systématique périodique et ou inopiné, comme le pratiquent certaines compagnies d'aviation, dans l'intérêt général. Dans une centrale nucléaire, on voit assez mal des personnels toxicomanes, avec des troubles du comportement, chargés de la sûreté de l'établissement. Or, on sait très bien que, paradoxalement, certains ont besoin de tabac, d'alcool, de drogues pour assumer leurs responsabilités !
Que faire pour assurer la sécurité des personnes dans le milieu du travail ? Un responsable de la santé publique peut souhaiter un dépistage systématique collectif périodique -avec tout ce que cela suppose- ou inopiné, comme pour les commandants de bord. Ce dépistage pourrait être inopiné dans une centrale nucléaire ou n'importe quel établissement de ce type.
Dans ce cas, on entre dans un plan de prévention, comme autrefois en Union soviétique ou aujourd'hui en Russie. Certains s'emparent de ces exemples pour affirmer que ces plans de prévention au nom de l'intérêt collectif sont particulièrement coercitifs.
« Pensez-vous que le volet répressif de la politique française de lutte contre la toxicomanie soit adapté ? Est-il acceptable philosophiquement de réprimer un acte personnel comme la consommation, dès lors qu'il n'attente pas à la sécurité ou à la salubrité publique ? ».
Si je puis me permettre, on devrait se poser la question de savoir si c'est éthiquement acceptable, plutôt que philosophiquement…
Le volet répressif contre la toxicomanie est inadapté si l'on considère que la toxicomanie est une maladie ; certains sociologues parlent d'un symptôme sociétal.
Tous les psychiatres l'affirment : il s'agit bien d'une maladie ; même si elle n'est pas génomiquement prédéterminée, elle doit être considérée comme telle, qu'elle soit légère ou grave.
S'il s'agit d'un volet répressif contre le trafic de drogue, il est parfaitement adapté à la lutte comme le crime organisé. A l'échelle individuelle, il a donc un caractère répréhensible ; à l'échelle collective, il a un caractère condamnable. Dans ce cadre, on peut dire que la consommation étendue de drogues dans une population peut aboutir à une modification des comportements sociétaux. Beaucoup de délits commis par les toxicomanes ne sont d'ailleurs pas reconnus par les « anciens du milieu ».
Sans vouloir parodier Michel Audiard, certains d'entre eux disent ne plus reconnaître ceux qui commettent des crimes, des délits ou agressent les vieilles dames ! Il n'y a plus ni règles, ni loi du milieu avec les toxicomanes !
On assiste à une modification des comportements sociétaux à large échelle et dans toutes les couches de la population, à une atteinte à l'ordre public, à une désagrégation des structures sociales et à une malfaisance généralisée.
« Toutes les drogues ont-elles suffisamment d'éléments communs pour justifier un même dispositif judiciaire ? La distinction actuelle entre drogues légales et illégales vous semble-t-elle pertinente ? ».
En ce qui concerne les drogues douces et les drogues dures, pour l'animateur du Comité national et le médecin et que je suis, qui a suivi des enfants qui se droguaient de plus en plus tôt et parfois de plus en plus durement, il n'existe pas de drogues douces ou de drogues dures, l'usage des premières prédisposant à l'usage progressif des secondes. Je laisse la responsabilité à ceux qui l'ont dit de considérer qu'un petit joint de temps en temps n'est pas grave !
On pourrait classer dans ce cadre le tabac mais surtout l'alcool, avec des dangers et des risques identiques. On retrouve en fait dans l'analyse et dans les auditions dont on a bénéficié les mêmes propensions à utiliser les drogues illicites ou l'alcool avec des conséquences personnelles et collectives semblables.
« Que pensez-vous de l'idée de dépénaliser l'usage de la drogue ? Certaines sociétés s'y prêteraient-elles davantage que d'autres ? Quelle est l'importance des facteurs culturels à cet égard ? ».
La dépénalisation constitue pratiquement une « prise de décision publique en situation d'incertitude scientifique ». Je fais partie des tenants du principe de précaution mais j'ai abandonné cette expression au profit de celle que je viens de citer. Elle signifie exactement la même chose mais apparaît du moins explicite.
On comprend bien qu'il s'agit d'une prise de décision et non d'un moratoire : on a envie de faire quelque chose. On va expérimenter, rechercher… Dépénaliser pour faire jeune et moderne est dramatique. On entre ici dans une opération à caractère scientifique, avec tout ce que cela suppose comme structures et comme protocoles. Certains pays ont déjà tenté l'expérience de la dépénalisation et ont abouti à un échec, comme la Hollande, où chaque toxicomane peut aller acheter son shit.
Cela me fait penser à ce qui n'est passé à propos de la suppression de l'obligation vaccinale concernant le BCG. En tant que responsable du Comité consultatif national d'éthique, j'ai proposé de finaliser d'abord toute la politique de lutte contre la tuberculose avant de supprimer l'obligation vaccinale. Je ne suis guère satisfait d'avoir eu raison ! Pourquoi ne pas avoir supprimé tous les vaccins ? Au motif que les médecins ne savaient plus faire d'intradermos, que ceux-ci provoquaient des effets secondaires locaux, qu'ils ne prémunissaient que partiellement contre la tuberculose, on a supprimé cette obligation vaccinale. Bilan : les populations les plus vulnérables voient l'incidence de la tuberculose augmenter, notamment avec des bacilles de Koch multirésistants !
Si l'on veut dépénaliser, il faut voir si la structure sociétale est capable de le supporter et mener une véritable expérimentation avec toute la rigueur scientifique voulue.
En ce qui concerne les aspects culturels, je prendrais l'exemple des fumeries d'opium décrites dans de merveilleux romans : on y voit que la population autochtone savait où s'arrêter alors que les autres l'ignoraient et étaient dénoncés par la population et par leurs proches.
« Acceptez-vous l'idée que certains usagers réguliers de drogues, y compris illicites, puissent avoir une vie sociale normale et ne pas constituer un facteur de risque pour la société dans son ensemble ? Si tel est le cas, peut-on -et comment ?- justifier un principe général d'interdiction d'usage ? ».
Pour moi, il s'agit d'un problème de santé publique. Dans le même ordre d'idée, va-t-on cesser les campagnes anti-tabac et celles qui conseillent de consommer de l'alcool avec modération au motif que certains le supportent mieux que d'autres ? Face à la minorité des gens qui développent des cancers broncho-pulmonaires et qui n'ont pas fumé, face à l'immense majorité de ceux qui ont un cancer broncho-pulmonaire parce qu'ils ont été fumeurs, devant le risque allégué, après une vaccination anti-hépatite B, de développer une sclérose en plaque et par rapport au risque réel, calculé, observé, d'avoir une hépatite fulminante avec obligation de greffe de foie en urgence, hésite-t-on ? Selon moi, c'est le même sujet !
L'interdiction d'usage fait donc ici partie d'un grand système de prévention, avec la définition de celle-ci.
« Peut-on, d'un point de vue éthique, autoriser l'usage de stupéfiants à des fins médicales (cannabis thérapeutique, opiacées…) ? ».
Un article de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) affirme qu'en l'état actuel des choses, l'utilisation de cannabis dans un but thérapeutique n'est pas convaincante mais que l'on peut rester ouvert et mettre en place des protocoles scientifiquement acceptables. L'éthique n'a rien à voir avec l'utilisation réglementaire de l'usage des stupéfiants à des fins médicales. La décision est scientifique. On sait par exemple comment, avec des extraits de médicaments opiacés, mettre en place les traitements antidouleur. Cela fait même partie de grandes campagnes tout à fait justifiées. On ne savait pas traiter la douleur dans notre pays ; on sait le faire maintenant. C'est essentiel, notamment en milieu hospitalier. Si de nouvelles formes galéniques, « par les plantes », apparaissent pertinentes, il serait légitime qu'elles soient soumises aux mêmes procédures d'autorisation que les autres produits de santé.
« Vous avez présidé » -et je préside toujours- « le Comité de la prévention et de la précaution. Que pensez-vous du volet « prévention » de la politique de lutte contre la toxicomanie ? Quelle attitude et quels messages faire passer auprès des populations à risque ? ».
La prévention ne peut intervenir que lorsqu'on connaît le danger, que les risques sont mesurés, que les mesures d'évitement sont connues, quand on a réfléchi aux questions éthiques et quand la décision politique est fonction des priorités sanitaires et du financement disponible. Or, on ne peut absolument pas instaurer des mesures d'évitement, sauf à être coercitif et à installer autour de notre pays des murs infranchissables !
En revanche, la décision politique est importante ; il convient d'exercer des choix, compte tenu de l'enveloppe qui est la nôtre, en ayant collectivement conscience des quatre grands principes énoncés au début de mon intervention : respect du corps, autonomie, bienfaisance et non-malfaisance, justice sociétale. Il convient également de faire en sorte que les consommateurs conservent le respect de soi et des autres, cette notion très à la mode étant essentielle.
L'esprit d'entreprise est également fort en vogue ; il s'agit d'une aspiration pour soi et pour les autres, sous réserve que les exigences soient réunies et que chacun puisse se réaliser à l'intérieur de la société. C'est la condition sine qua non pour tenter de « ringardiser » la prise de drogue…
Pour les vendeurs, il faut réhabiliter la valeur sociétale de chaque personne -vaste programme !
Dans certaines banlieues, les petits dealers -qui sont souvent, il est vrai, à la fois vendeurs et consommateurs- gagent en un jour ce que d'autres gagnent en un mois ! Pour eux, les mots clés sont le respect de soi, de la position sociétale et leur revalorisation à l'intérieur de la société même si les gros trafiquants et les cartels n'aspirent qu'à vendre, même si la société doit en pâtir, certains pays pouvant même s'en trouver déstabilisés.
Merci, vous avez abordé tous les sujets que nous souhaitions voir abordés.
Pensez-vous que les campagnes de prévention médiatiques -télévision, ouvrages diffusés par la MILDT- soient adaptées ?
Plus que les campagnes télévisuelles, l'information de proximité pourrait faire bouger les lignes. Une jeune fille atteinte de mucoviscidose, qui a subi une transplantation coeur-poumons qui n'a malheureusement été fonctionnelle qu'un an, m'avait dit qu'au lieu de culpabiliser les gens à travers le petit écran pour les amener à donner, il vaudrait mieux faire des campagnes d'impact local. Je sais que les élus locaux seraient ravis d'y participer…
Nous avons entendu beaucoup d'associations d'aide aux usagers de drogues. Leurs techniques et leurs approches sont extrêmement différentes. Existe-t-il selon vous des approches qui entraînent des risques éthiques ?
Vous avez certainement entendu parler de l'association « Le Patriarche », à qui l'on a reproché une dérive sectaire qu'il était hors de question de tolérer. En tant que pédiatre, en dehors de ma spécialité des maladies respiratoires de l'enfant, j'ai revu des adolescents que j'avais traités, dont je savais qu'ils se droguaient et qui étaient passés par cette association. Selon eux, son atout majeur était l'accompagnement permanent dont bénéficiaient les usagers de drogues, que nos institutions sont actuellement incapables de mettre en oeuvre !
Il existe indiscutablement un risque de dérive sectaire dans de telles structures mais les usagers y sont accompagnés jour et nuit. Qui peut le faire ? Cela peut coûter un argent fou !
Il faudrait selon moi aider ces associations, qui recourent à des volontaires pour accompagner les toxicomanes pratiquement jour et nuit en leur donnant des tisanes et aucun autre produit de substitution. 60 % de ces jeunes, selon mes statistiques personnelles -qui ne valent donc rien- s'en sont sortis grâce à cet accompagnement qui leur a permis d'être sevrés.
Nous avons rencontré une association qui fonctionne sur le modèle d'Alcooliques anonymes ; elle se trouve à Paris et tient réunion tous les jours. Son but est de vivre une journée sans consommer de produit et de renouveler l'expérience chaque jour. Cette association existe depuis dix ou quinze ans. Il est très impressionnant de voir que certaines personnes en ont toujours besoin au bout de quinze ans d'abstinence…
Ce qui est impressionnant, c'est la somme d'énergie nécessaire pour accompagner trente personnes sur dix ou quinze ans.
Oui, mais c'est gratuit !
Vous avez affirmé que ce qui pose problème dans les salles d'injection sécurisée est qu'il paraît peu acceptable d'organiser les injections. Pouvez-vous préciser votre position ? L'éducation à l'injection vous paraît-elle plus acceptable ?
Je pense que l'éducation à l'injection est dans un premier temps éthiquement souhaitable, à condition de ne pas en rester là. S'il s'agit uniquement de créer des salles d'apprentissage de l'injection intraveineuse c'est parfaitement inacceptable ! On a l'impression qu'il s'agit d'une fin en soi ; or, ce ne peut être qu'un passage ! Il n'est pas question d'entretenir la toxicomanie par voie injectable en apprenant aux toxicomanes à s'injecter les produits de manière aussi inoffensive que possible ! C'est impensable !
Il ne peut s'agir que de salles d'accompagnement et non d'enseignement à l'injection. Ces salles doivent être couplées à un système de santé qui permette de suivre le toxicomane et, avec l'aide d'associations, de réduire progressivement son addiction.
La Mission d'information sur les toxicomanies entend ensuite le Dr François Bourdillon, vice-président du Conseil national du SIDA
Nous accueillons à présent le docteur François Bourdillon, vice-Président du Conseil nationale du sida. Le président Pillet me prie de vous préciser qu'il regrette de n'avoir pu demeurer à votre audition.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le Conseil national du sida et nous présenter les problématiques de la toxicomanie et du sida, qui sont souvent très liées ? Pouvez-vous par ailleurs nous parler de votre « rapport valant avis » qui entre dans le détail d'un certain nombre de points, en particulier en matière de politique de réduction des risques, de prévention et sur un certain nombre d'idées nouvelles que vous espérez voir mises en application ?
Docteur François Bourdillon. Je vous prie tout d'abord d'excuser Willy Rozenbaum, qui se trouve retenu devant une autre instance et qui n'est pas sûr de pouvoir arriver avant la fin de cette audition…
Le Conseil national du sida est une instance consultative de 20 à 25 membres issus de la société civile. On y retrouve différents courants de pensée, les principales religions, des représentants des sciences sociales mais le Conseil national du sida est en fait composé de fort peu de spécialistes du VIH, bien que son président soit l'un des découvreurs du virus. Cette instance consultative qui représente la société civile émet régulièrement une série d'avis.
Nous nous sommes intéressés à la toxicomanie, un des principaux modes de transmission du VIH au début de l'épidémie, 30 à 40 % des patients ayant alors été contaminés par injection intraveineuse.
Dans ce domaine, l'épidémie de VIH a beaucoup contribué à remettre en question les politiques publiques de prise en charge des patients toxicomanes ainsi que la politique de lutte contre la toxicomanie. La réduction des risques est en effet née de l'épidémie de VIH, avec l'utilisation de seringues en vente libre et de traitements substitutifs par voie orale.
Par ailleurs, l'ensemble du dispositif de prise en charge de la toxicomanie a été réorganisé grâce à la création des fameux Centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues (CAARUD) et des Centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA).
En matière de VIH et de toxicomanie, la politique a porté ses fruits. On peut même dire que c'est sur les différents modes de contamination que les effets de la politique publique ont été les plus efficaces. On considère en effet aujourd'hui que moins de 5 % des nouvelles contaminations sont intervenues par voie intraveineuse. On a également découvert que les usagers de drogue pouvaient se soigner et prendre soin de leur santé comme les autres et parfois bien intégrer les messages que nous leur transmettions. Ceci nous a d'ailleurs amenés à ne plus parler de « toxicomanes » mais d'« usagers de drogues ».
Pourquoi le Conseil national du sida s'est-il emparé de nouveau, en 2010, de la question de la toxicomanie ?
Il existe, au-delà du risque de VIH, d'autres risques infectieux, notamment celui des hépatiques C et B, qui restent très importants. On considère aujourd'hui qu'un toxicomane par voie veineuse a de forts risques d'être contaminé et que 60 % le sont par le VHC, ce qui est considérable ! Beaucoup de personnes, au ministère, considéraient l'affaire de la toxicomanie réglée ce qui, au sein du Conseil national du sida, ne nous semblait pas être le cas.
La déclaration de Vienne, rédigée lors du XVIIIème congrès mondial du sida et signée par de très nombreuses personnalités du monde entier, fait le point sur les enjeux de la politique répressive en matière de toxicomanies face à la politique de soins. Nous constatons, bon an mal, an au regard de politiques mondiales plutôt répressives, une réelle augmentation de la consommation mondiale ainsi qu'une baisse des prix de la cocaïne et de l'héroïne qui rend ces substances plus facilement accessibles. La déclaration de Vienne, portée par un certain nombre d'organismes mondiaux, nous a décidés à émettre un avis, 2010 étant en outre le quarantième anniversaire de la loi sur la lutte contre les toxicomanies. Cette loi n'a pas évolué alors que d'autres, en matière de santé publique, sortent aujourd'hui tous les trois à quatre ans.
Nous avons auditionné toute une série de personnalités. Les auditions n'étant pas publiques, les gens peuvent s'exprimer très librement Nous avons entendu des personnes de toutes idées et de tous courants politiques, de manière à représenter l'ensemble de la société, ce qui constitue une de nos marques de fabrique.
L'actualité étant brûlante après que Mme Bachelot eut parlé de centres d'injection supervisée, nous n'avons pas désiré rendre d'avis sur ce sujet, considérant que ceci ne relevait pas de notre travail. Nous avons donc privilégié d'emblée une approche systémique, refusant de considérer la question de la réduction des risques par le petit bout la lorgnette.
On compte 250.000 toxicomanes en France. Le risque qu'ils soient contaminés par le VIH est dix-huit fois supérieur à celui encouru par la population générale. La précarité sociale est très forte dans cette population ; dans les CSAPA, 50 % des patients bénéficient de la couverture maladie universelle (CMU), qui constitue un marqueur fort de précarité. Le nombre de personnes contaminées par le VIH est d'environ 6.000, 90 % de celles atteintes par le VIH étant également porteuses du VHC.
Nous avons cependant souligné un certain nombre de points forts de la politique de réduction des risques depuis le début de l'épidémie. Celle-ci a en effet été efficace en matière de nombre de décès par overdoses ou de nombre de contaminations par le VIH, permettant de passer de 33 % à moins de 5 %. Aujourd'hui, 130.000 personnes sont sous traitement substitutif en France, dont 80 % sous buprénorphine, pour un dispositif de soins évalué à 300 M€.
Nous avons par ailleurs interrogé les points faibles de la réduction des risques : en termes de couverture d'offre de soins, vingt-six départements n'ont pas de CAARUD, deux sont sans CAARUD ni CSAPA. Il existe en outre une véritable problématique dans les prisons, où la politique de réduction des risques ne semble pas voir le jour -et ce n'est pas l'utilisation de l'eau de Javel qui permet de réduire les risques ! Aujourd'hui, 1 % de la population carcérale est atteinte par le VIH -ce qui est considérable- 3 % par le VHB et 7 % par le VHC.
La drogue circulant en prison, en l'absence d'accès aux programmes d'échange de seringues, les prisonniers ont recours à des moyens artisanaux utilisés dans des conditions d'hygiène difficiles. C'est ce qui a amené le Conseil national du sida à émettre, il y a un an et demi environ, un avis sur l'utilisation des programmes d'échange de seringues en prison. On peut aisément le trouver sur le site du Conseil national du sida.
Autre point faible : l'absence de programme, que l'on trouve dans d'autres pays européens, en matière de diversification de l'accès aux dispositifs. Les centres d'injection supervisée font partie du panel d'accès aux soins et favorisent, grâce aux contacts avec les soignants, la réintégration des usagers de drogue dans le circuit sanitaire. Cette politique de réduction des risques permet de tendre la main à un certain nombre de personnes et surtout -j'insiste car on n'en parle pas assez- de diminuer les dommages sociaux liés à la toxicomanie tout en diminuant la violence et la délinquance, comme l'ont bien montré les expérimentations et l'expertise de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).
Certains pays vont jusqu'à utiliser l'héroïne en programme médicalisé. La palette d'outils de la prévention correspond aujourd'hui plus ou moins à des publics jeunes, difficiles, en difficulté et ne peut donc être qu'une politique sectorielle.
Nous avons essayé de comparer les bénéfices de la politique de réduction des risques et de la politique répressive correspondant à l'axe de la déclaration de Vienne. Depuis la loi de 1970, on assiste à une augmentation de la consommation de drogues, dont l'usage représente aujourd'hui 86 % des interpellations. Le coût économique calculé par les économistes de la santé en 1995 était de 600 M€ ; depuis qu'on a augmenté les interpellations, on est probablement passé à 700 ou 800 M€. Nous avons donc souligné que l'on pouvait peut-être envisager une réévaluation du dispositif répressif policier, judiciaire et douanier.
Il faut, de même, régulièrement évaluer les politiques de réduction des risques pour pouvoir les réorienter, prendre ce qui est bon et changer les dispositifs. Nous avons donc dit en conclusion de notre avis qu'il fallait probablement retrouver un équilibre et non simplement réaliser des évaluations du dispositif de soins mais également des autres dispositifs pour la bonne utilisation des deniers publics. Nous avons encouragé l'ouverture d'une réflexion sur la révision de la loi de 1970 afin de la moderniser et mieux répondre aux besoins du XXIème siècle en matière de toxicomanie.
Merci.
La prévalence des infections chez les détenus est tombée de 33 à 5 % depuis le début de votre carrière médicale. S'agit-il bien d'usagers par voie intraveineuse ?
Docteur François Bourdillon. Oui.
Les choses sont donc différentes pour le virus de l'hépatite…
Docteur François Bourdillon. Je ne suis pas un acteur de soins de la toxicomanie mais le recours à des pailles pour sniffer la drogue peut constituer un vecteur de transmission du VHC qui, comme le VHB, se transmet beaucoup plus que le VIH de manière générale.
Le chiffre de 5 % que vous évoquez recouvre-t-il des personnes peu accessibles aux campagnes de prévention et totalement désocialisées ? Pourquoi ne parvient-on pas à descendre en dessous de 5 % ? Assiste-t-on à une recrudescence des infections ? Le message préventif ne passe-t-il pas ?
Docteur François Bourdillon. Pratiquement tous ceux qui ont utilisé les seringues dans les années 1980 ont été contaminés. Aujourd'hui, les jeunes y sont beaucoup moins attentifs et peut-être plus concernés par le VHC et le VHB que par le VIH ! En matière de toxicomanie, il s'agit de réduire les contaminations par le VIH, le VHC, le VHB, les infections et les septicémies, les furoncles, les dommages sociaux et les hospitalisations pour overdoses. Tous ces messages ont quelque peu disparu de la rhétorique. Les messages ne sont plus ciblés sur la communauté homosexuelle et migrante car il existe d'autres modes de transmission. Il faut allier le dispositif universaliste et le dispositif ciblé et ne pas baisser la garde car les 200 à 250.000 personnes qui sont aujourd'hui dans une phase difficile seront dans dix à quinze ans pères de famille, auront des enfants et auront retrouvé du travail. Il faut donc leur donner leur chance. C'est tout l'intérêt du double dispositif de réduction du risque et de prise en charge des toxicomanes.
Votre avis évoque, à la page 7, les centres d'injection supervisée et les programmes d'éducation à l'injection. Quelle est la différence ? Ces programmes d'éducation, qui demeurent expérimentaux, existent-ils en France ?
Docteur François Bourdillon. Il s'agit de dispositifs « bas seuil ». L'idée de ces structures est d'éviter que les toxicomanes ne se droguent dans des toilettes ou dans des caves et disposent d'endroits hygiéniques où il est possible d'avoir un contact avec des travailleurs sociaux qui peuvent faire passer des messages de prévention et de réduction des risques.
Même s'il existe une forme de savoir profane chez les toxicomanes, il faut cependant continuer à faire passer un certain nombre de messages, au-delà du VIH. Il s'agit aussi d'éviter la transmission du virus par voie sexuelle chez le toxicomane séropositif ou séronégatif. La question n'est donc pas uniquement orientée vers l'échange de seringues mais aussi vers les messages de santé et la prise en charge sans contrainte.
Comment faire le tri entre les diverses sources de contamination, sachant que les toxicomanes qui se rendront dans les centres d'injection supervisée auront probablement déjà fréquenté des secteurs contaminés ? Ces centres, qui constituent je le rappelle une transgression de la loi, permettront-ils réellement de réduire la mortalité due au VIH chez les toxicomanes ?
Docteur François Bourdillon. La réponse à la réduction des risques doit être multiple et adaptée à l'ensemble des toxicomanes. Certains n'ont pas besoin de salles d'injection ; d'autres, en grande difficulté, nécessitent des lieux où faire halte.
J'entends bien qu'il s'agit d'une transgression de la loi mais l'épidémie de VIH a bouleversé les politiques publiques. Je vous rappelle le courage qu'a eu Mme Barzach en 1995 en permettant la vente libre des seringues à l'ensemble des toxicomanes. C'est probablement, avec les programmes d'échange, la mesure qui a permis la diminution la plus significative du nombre de contaminations.
L'INSERM a démontré que le rapport coût-bénéfice est plutôt positif. Faut-il pour autant généraliser le dispositif ? Probablement non. Il faut l'évaluer et l'expérimenter. Je n'entre pas dans le domaine idéologique mais on a besoin de consolider les approches sociales et sanitaires en matière de toxicomanie. Beaucoup a déjà été fait mais on s'est quelque peu arrêté en 2004. Sept ans plus tard, il convient d'interroger les politiques dans ce domaine.
La politique de stigmatisation et de répression qui tend à marginaliser très fortement une partie de la population ne peut aboutir qu'à des usages cachés et ces populations risquent de ne plus être identifiées par les travailleurs sociaux, dont le métier est de réinsérer les toxicomanes dans la société. Ces toxicomanes sont pour la plupart des jeunes qui vont vivre parfois avec le VIH ou le VHC. Beaucoup de mes patients ont été contaminés dans les années 1980 ; aujourd'hui, après vingt-cinq de séropositivité, ils sont tous pères de familles, ont des enfants et un travail, sont en pleine santé et prennent leur traitement antirétroviral. On les a même parfois guéris de leur hépatite C. Je suis donc favorable à ce que l'on puisse éviter les contaminations et que ces personnes réintègrent au plus vite la société, qui doit leur tendre les bras.
Ce n'est pas par le biais de la toxicomanie que l'on a réussi à interpeller les politiques mais toujours par celui du VIH. Je ne prétends pas qu'il faut arrêter la répression mais il convient surtout de développer la politique de prise en charge des usagers. Il y a là un manque à combler !
Les départements qui ne disposent pas de CAARUD sont-ils peu peuplés ? Disposent-ils d'une offre de soins et d'une offre médicale faibles ou existe-t-il d'autres raisons ?
Docteur François Bourdillon. Je ne suis pas suffisamment spécialisé en toxicomanie pour vous répondre. Peut-être s'agit-il de zones rurales où l'on rencontre moins de toxicomane -encore que tout le monde soit concerné par la toxicomanie, même si l'on rencontre un plus grand nombre de toxicomanes dans certaines banlieues difficiles, une économie de survie s'étant souvent créée derrière. L'usage de drogues est largement répandu dans tous les milieux, y compris les milieux aisés, qui recourent davantage à la cocaïne.
- La prise en charge des toxicomanes vous paraît-elle devoir être complétée en France ?
Docteur François Bourdillon. Je le pense. Une animation et un dispositif spécialisé et généraliste me semblent nécessaires. Pour le VIH, les messages doivent s'adresser à l'ensemble de la population, d'autres, plus spécifiques devant être destinés aux populations les plus en difficulté. Je pense que le dispositif de prise en charge spécialisé est aujourd'hui trop peu accompagné pour faire face au nombre de toxicomanes, dont le risque de contamination par le VIH est, je le rappelle, dix-huit fois supérieur à celui encouru par la population générale. Ce seul chiffre impose une politique de réduction des risques, déjà inscrite dans la loi et dans le code de la santé publique en 2004 mais dont l'élan s'est interrompu depuis et qui mériterait d'être relancée aujourd'hui.
Les centres d'injection supervisée sont un moyen d'interpeller la politique globale. Ce n'est pas le seul sujet mais il convient de savoir quelle politique mener vis-à-vis des usagers de drogues. Il ne faut pas prendre ces salles d'injection comme un fanion et les porter aux nues. Je sais qu'il existe des divergences politiques sur ce sujet mais c'est notre jeunesse qui est en jeu !
Vous mettez en évidence le fait que la politique de répression telle qu'elle est appliquée en France a un coût très important…
Docteur François Bourdillon. Il manque 800 M€ par an !
Certains pays sont revenus sur la répression entre 1990 et 2000. Vous plaidez donc en faveur d'une révision de la loi de 1970...
Docteur François Bourdillon. Le Conseil national du sida le suggère à la fin de son avis. Cette loi de santé publique à caractère répressif n'a pas changé depuis 1970. Elle n'a pu prendre en compte les éléments positifs issus de l'épidémie de VIH en matière de politique de réduction des risques, qui mériteraient de figurer dans une loi sur la toxicomanie.
C'est pourquoi il conviendrait d'interroger globalement l'ensemble du dispositif répressif et médico-social. On a besoin de l'aspect sanitaire mais également de l'aspect social !
- Un argument souvent avancé est le fait que les salles de consommation supervisée seraient une manière de banaliser l'usage des drogues illicites et favoriseraient donc leur utilisation. En forçant le trait, on pourrait dire que le simple consommateur de cannabis, une fois tous les 15 jours, pourrait être amené à utiliser l'héroïne. Etes-vous d'accord avec cette théorie ?
Docteur François Bourdillon. Je ne le pense pas. Ces salles d'injection s'adressent à des populations extrêmement marginales, qui vont peut-être franchir la porte pour obtenir une soupe ou un autre élément. Ils pourront en outre procéder à leur injection dans de bonnes conditions. Les produits ne sont pas délivrés dans les centres. C'est une façon d'entrer en contact avec les populations les plus difficiles. Cela ne peut être considéré en aucun cas comme du prosélytisme en faveur de l'injection, ni comme une incitation à s'injecter des drogues ! Aucune publication portant sur ce domaine n'a confirmé ces éléments.
On dispose d'une expertise de l'INSERM et de beaucoup de publications ; ces structures ont été particulièrement étudiées dans la plupart des pays, s'agissant de produits interdits. Beaucoup ont autorisé ce nouveau dispositif comme un élément complémentaire du dispositif général. Selon le Conseil national du sida, c'est l'ensemble des dispositifs de prévention et de prise en charge qui doit être interpellé. Prendre uniquement fait et cause pour ou contre les salles d'injection supervisée est une vision extrêmement réductrice de la prise en charge de la toxicomanie ; elles ne s'adressent qu'à un petit fragment de la population. Ce dispositif a sa place mais ne doit pas occulter le débat de fond, qui est de réinterroger les politiques dans ce domaine !
Ces salles d'injection supervisée s'adressent uniquement aux usagers par voie intraveineuse. Qu'en est-il des populations très marginalisées, jeunes en particulier, qui prennent des drogues de synthèse comme le krach ? On ne va pas ouvrir des salles pour apprendre à consommer ce produit sans risque ! Cela m'affole quelque peu !
Le débat ne risque-t-il pas d'oublier ces populations extrêmement fragilisées qui, en général, en quelques mois ou quelques années, sont totalement irrécupérables du point de vue médical et psychiatrique ? Disposez-vous d'éléments à propos de ces personnes qui constituent les « malheureux parmi les malheureux » ?
Docteur François Bourdillon. Non.
Les utilisateurs de krach sont en effet des « malheureux parmi les malheureux » qui endommagent leur cerveau irrémédiablement. Je ne sais si le dispositif des salles de consommation est adapté ; en tout état de cause, il faut un dispositif spécialisé pour pouvoir les accueillir. Les usages sont multiples. Quelqu'un qui fume boit aussi beaucoup et vice versa. On le sait de manière générale. Quand on utilise le cannabis, on est encore plus exposé à la poly-consommation. On peut donc très bien imaginer que les utilisateurs recourent également à l'héroïne, à la cocaïne et à des drogues de synthèse. Ce n'est pas pour rien que la Haute autorité de santé (HAS) a publié un rapport sur la prise en charge des polytoxicomanes, il y a quatre ou cinq ans, en réinterrogeant la politique trop axée sur le produit et en axant son travail sur la poly-consommation, tout en s'interrogeant sur l'ensemble des drogues addictives.
Quelle incidence les salles d'injection supervisées pourraient-elles avoir sur la mortalité et la morbidité ?
Docteur François Bourdillon. En termes de santé publique, la mortalité à court terme est imputable à l'overdose. On est passé de 700 décès avant la mise en place de la politique de réduction des risques à 100 décès après celle-ci. On a le sentiment d'être actuellement sur une phase de plateau.
Les quelques salles d'injection supervisée vont-elles contribuer à réduire la mortalité par overdose ? Peut-être pour quelques individus ; statistiquement, il sera difficile de le démontrer. L'autre question est celle de la transmission des virus et autres bactéries. On peut fort bien mourir de septicémie ! On voit régulièrement, à la Pitié-Salpêtrière, de jeunes gens hospitalisés avec 42 ° de fièvre qui se sont injectés des produits et que l'on essaie de récupérer. C'est le travail principal des équipes mobiles de toxicomanie que de récupérer ces jeunes et de faire en sorte de les réintroduire dans le système de soins.
La question posée est celle d'une politique de réduction des risques globale qui interpelle tout le monde, y compris les plus en difficulté. Aujourd'hui, selon les promoteurs des salles d'injection supervisée, il n'existe pas de dispositif pour ces personnes. Il en faut donc un pour apporter une réponse à chacun d'entre eux. Qui peut dire combien on évitera d'infections bactériennes ou virales chez ces gens-là ? On va suivre les données d'infection par le VIH, le VHC et le VHB et l'on verra dans cinq ou dix ans si l'on a une diminution de la morbidité, elle-même pouvant entraîner la mortalité…
Il s'agit de maladies que l'on soigne mieux mais qui coûtent très cher ; dans chaque cas où l'on pourra les éviter, on réalisera une économie. C'est une question très difficile sur le plan épidémiologique. Les cliniciens font de la médecine individuelle ; les gens qui, comme moi, font de la médecine populationnelle ne portent pas le même regard sur ces sujets…
Il existe un fort développement de la prostitution tant féminine que masculine dans nos villes grandes ou moyennes. Beaucoup de ces personnes sont toxicomanes par voie intraveineuse. En outre, un certain nombre de clients refusent le préservatif. Ce milieu vous inquiète-t-il particulièrement ? Les campagnes de prévention et de protection sont-elles un échec dans ce secteur ?
Docteur François Bourdillon. Le Conseil national du sida a émis un avis sur la prostitution l'année dernière. Il a constaté une prostitution multiforme -prostitution pour raisons économiques, « escort-girls », prostitution masculine et même transsexuelle.
Lors de l'audition d'un certain nombre de professionnels, nous avons constaté que les politiques répressives avaient eu pour effet de faire reculer la prostitution au-delà du périphérique, au-delà du bois de Vincennes. Les gens se cachent. Plus c'est le cas, plus il est difficile pour les travailleurs sociaux de pouvoir les approcher.
Y a-t-il plus de risques pour le client ou pour la personne prostituée d'être contaminé ? La transmission dépend bien entendu du nombre de rapports sexuels, de la fréquence et de la prévalence de l'infection par le VIH ou autres maladies sexuellement transmissibles. La politique de réduction des risques est, pour ces populations, basée sur l'utilisation du préservatif. Celle-ci est complexe : elle est vécue par un certain nombre de prostituées comme un élément permettant aux forces de police de les repérer.
Des problèmes de qualité de préservatif ont également été dénoncés. Il est par ailleurs vrai qu'un certain nombre de clients paient plus cher -et même parfois très cher- pour avoir des rapports non protégés. Cela peut paraître incompréhensible mais la vie est ainsi faite. La question majeure qui nous a semblé se poser est plutôt celle de l'accès des prostituées au dispositif de soins et médico-social.
Certaines personnes prostituées, hommes ou femmes, utilisent des psychostimulants, des drogues de synthèse ou s'injectent des produits par voie intraveineuse.
Souvent, la prostituée fait l'amour sans préservatif avec son partenaire régulier. Il y a probablement là un risque d'exposition supplémentaire, dans les deux sens. C'est un sujet très complexe pour lequel le tissu social est extrêmement fragile.
Vous dites que les propositions de traitements de substitution aux opiacés demeurent insuffisamment diversifiées. Ne pensez-vous pas qu'il existe un manque de centres méthadone dans les départements ? Ne croyez-vous pas qu'il serait opportun de mettre en place des traitements de méthadone plus simples ? Une piste ne consisterait-elle pas à permettre à un généraliste d'engager lui-même un traitement de méthadone dans un département où il n'existe pas de centre de traitement ?
Docteur François Bourdillon. N'étant pas intervenant en toxicomanie, je puis difficilement répondre à cette question.
D'une manière générale -je le vois à l'hôpital- quand on ne peut plus agir, on allège le dispositif. On l'a fait pour le VIH lorsqu'on a eu moins de moyens. Au début, on voyait les gens tous les deux mois ; on les voit maintenant tous les trois ou six mois pour pouvoir suivre tout le monde. C'est là un principe de réalité. Je n'ai donc rien contre ces dispositifs mais le risque est de dénaturer l'ensemble du système. On a besoin de structures pour un certain nombre de toxicomanes afin de les placer dans un circuit de traitement qui leur permette de reprendre pied.
Le traitement souple est possible pour les gens les moins en difficulté, par exemple pour ceux qui sont sous méthadone depuis longtemps. Certains patients peuvent utiliser la méthadone depuis dix ou quinze ans et continuer à en avoir besoin, bien qu'ils ne pratiquent plus aucune injection. C'est donc très complexe. La réponse doit se faire au cas par cas. Il faut laisser la possibilité aux soignants de pouvoir adapter la réponse en fonction des besoins de leurs patients, même dans les départements sous-dotés mais il ne faut pas donner le signal d'un allégement du dispositif qui a été construit de la sorte et qui remplit son rôle de cette manière.
Encore une fois, je ne suis pas spécialiste de la toxicomanie mais professionnel de santé publique, intéressé par l'ensemble des problématiques et membre du Conseil national du sida…
Que pensez-vous des espoirs de mise au point d'un vaccin ?
Docteur François Bourdillon. Je suis d'une grande prudence dans ce domaine. Il faut poursuivre la recherche mais on est loin d'un vaccin qui protège réellement la population. On disposera peut-être un vaccin thérapeutique avant…
La grande révolution réside aujourd'hui dans le traitement comme moyen de prévention. Un traitement bien donné a une aussi grande efficacité qu'un préservatif. Cela élargit donc la palette. Plus on permet l'accès aux soins, plus on diminue le réservoir de virus et la possibilité de transmission -d'où la campagne de dépistage.
Le Conseil national regrette d'ailleurs l'absence de politique en la matière dans certains pays…
La séance est levée à dix-neuf heures dix.