Nous accueillons à présent le docteur François Bourdillon, vice-Président du Conseil nationale du sida. Le président Pillet me prie de vous préciser qu'il regrette de n'avoir pu demeurer à votre audition.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le Conseil national du sida et nous présenter les problématiques de la toxicomanie et du sida, qui sont souvent très liées ? Pouvez-vous par ailleurs nous parler de votre « rapport valant avis » qui entre dans le détail d'un certain nombre de points, en particulier en matière de politique de réduction des risques, de prévention et sur un certain nombre d'idées nouvelles que vous espérez voir mises en application ?
Docteur François Bourdillon. Je vous prie tout d'abord d'excuser Willy Rozenbaum, qui se trouve retenu devant une autre instance et qui n'est pas sûr de pouvoir arriver avant la fin de cette audition…
Le Conseil national du sida est une instance consultative de 20 à 25 membres issus de la société civile. On y retrouve différents courants de pensée, les principales religions, des représentants des sciences sociales mais le Conseil national du sida est en fait composé de fort peu de spécialistes du VIH, bien que son président soit l'un des découvreurs du virus. Cette instance consultative qui représente la société civile émet régulièrement une série d'avis.
Nous nous sommes intéressés à la toxicomanie, un des principaux modes de transmission du VIH au début de l'épidémie, 30 à 40 % des patients ayant alors été contaminés par injection intraveineuse.
Dans ce domaine, l'épidémie de VIH a beaucoup contribué à remettre en question les politiques publiques de prise en charge des patients toxicomanes ainsi que la politique de lutte contre la toxicomanie. La réduction des risques est en effet née de l'épidémie de VIH, avec l'utilisation de seringues en vente libre et de traitements substitutifs par voie orale.
Par ailleurs, l'ensemble du dispositif de prise en charge de la toxicomanie a été réorganisé grâce à la création des fameux Centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues (CAARUD) et des Centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA).
En matière de VIH et de toxicomanie, la politique a porté ses fruits. On peut même dire que c'est sur les différents modes de contamination que les effets de la politique publique ont été les plus efficaces. On considère en effet aujourd'hui que moins de 5 % des nouvelles contaminations sont intervenues par voie intraveineuse. On a également découvert que les usagers de drogue pouvaient se soigner et prendre soin de leur santé comme les autres et parfois bien intégrer les messages que nous leur transmettions. Ceci nous a d'ailleurs amenés à ne plus parler de « toxicomanes » mais d'« usagers de drogues ».
Pourquoi le Conseil national du sida s'est-il emparé de nouveau, en 2010, de la question de la toxicomanie ?
Il existe, au-delà du risque de VIH, d'autres risques infectieux, notamment celui des hépatiques C et B, qui restent très importants. On considère aujourd'hui qu'un toxicomane par voie veineuse a de forts risques d'être contaminé et que 60 % le sont par le VHC, ce qui est considérable ! Beaucoup de personnes, au ministère, considéraient l'affaire de la toxicomanie réglée ce qui, au sein du Conseil national du sida, ne nous semblait pas être le cas.
La déclaration de Vienne, rédigée lors du XVIIIème congrès mondial du sida et signée par de très nombreuses personnalités du monde entier, fait le point sur les enjeux de la politique répressive en matière de toxicomanies face à la politique de soins. Nous constatons, bon an mal, an au regard de politiques mondiales plutôt répressives, une réelle augmentation de la consommation mondiale ainsi qu'une baisse des prix de la cocaïne et de l'héroïne qui rend ces substances plus facilement accessibles. La déclaration de Vienne, portée par un certain nombre d'organismes mondiaux, nous a décidés à émettre un avis, 2010 étant en outre le quarantième anniversaire de la loi sur la lutte contre les toxicomanies. Cette loi n'a pas évolué alors que d'autres, en matière de santé publique, sortent aujourd'hui tous les trois à quatre ans.
Nous avons auditionné toute une série de personnalités. Les auditions n'étant pas publiques, les gens peuvent s'exprimer très librement Nous avons entendu des personnes de toutes idées et de tous courants politiques, de manière à représenter l'ensemble de la société, ce qui constitue une de nos marques de fabrique.
L'actualité étant brûlante après que Mme Bachelot eut parlé de centres d'injection supervisée, nous n'avons pas désiré rendre d'avis sur ce sujet, considérant que ceci ne relevait pas de notre travail. Nous avons donc privilégié d'emblée une approche systémique, refusant de considérer la question de la réduction des risques par le petit bout la lorgnette.
On compte 250.000 toxicomanes en France. Le risque qu'ils soient contaminés par le VIH est dix-huit fois supérieur à celui encouru par la population générale. La précarité sociale est très forte dans cette population ; dans les CSAPA, 50 % des patients bénéficient de la couverture maladie universelle (CMU), qui constitue un marqueur fort de précarité. Le nombre de personnes contaminées par le VIH est d'environ 6.000, 90 % de celles atteintes par le VIH étant également porteuses du VHC.
Nous avons cependant souligné un certain nombre de points forts de la politique de réduction des risques depuis le début de l'épidémie. Celle-ci a en effet été efficace en matière de nombre de décès par overdoses ou de nombre de contaminations par le VIH, permettant de passer de 33 % à moins de 5 %. Aujourd'hui, 130.000 personnes sont sous traitement substitutif en France, dont 80 % sous buprénorphine, pour un dispositif de soins évalué à 300 M€.
Nous avons par ailleurs interrogé les points faibles de la réduction des risques : en termes de couverture d'offre de soins, vingt-six départements n'ont pas de CAARUD, deux sont sans CAARUD ni CSAPA. Il existe en outre une véritable problématique dans les prisons, où la politique de réduction des risques ne semble pas voir le jour -et ce n'est pas l'utilisation de l'eau de Javel qui permet de réduire les risques ! Aujourd'hui, 1 % de la population carcérale est atteinte par le VIH -ce qui est considérable- 3 % par le VHB et 7 % par le VHC.
La drogue circulant en prison, en l'absence d'accès aux programmes d'échange de seringues, les prisonniers ont recours à des moyens artisanaux utilisés dans des conditions d'hygiène difficiles. C'est ce qui a amené le Conseil national du sida à émettre, il y a un an et demi environ, un avis sur l'utilisation des programmes d'échange de seringues en prison. On peut aisément le trouver sur le site du Conseil national du sida.
Autre point faible : l'absence de programme, que l'on trouve dans d'autres pays européens, en matière de diversification de l'accès aux dispositifs. Les centres d'injection supervisée font partie du panel d'accès aux soins et favorisent, grâce aux contacts avec les soignants, la réintégration des usagers de drogue dans le circuit sanitaire. Cette politique de réduction des risques permet de tendre la main à un certain nombre de personnes et surtout -j'insiste car on n'en parle pas assez- de diminuer les dommages sociaux liés à la toxicomanie tout en diminuant la violence et la délinquance, comme l'ont bien montré les expérimentations et l'expertise de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).
Certains pays vont jusqu'à utiliser l'héroïne en programme médicalisé. La palette d'outils de la prévention correspond aujourd'hui plus ou moins à des publics jeunes, difficiles, en difficulté et ne peut donc être qu'une politique sectorielle.
Nous avons essayé de comparer les bénéfices de la politique de réduction des risques et de la politique répressive correspondant à l'axe de la déclaration de Vienne. Depuis la loi de 1970, on assiste à une augmentation de la consommation de drogues, dont l'usage représente aujourd'hui 86 % des interpellations. Le coût économique calculé par les économistes de la santé en 1995 était de 600 M€ ; depuis qu'on a augmenté les interpellations, on est probablement passé à 700 ou 800 M€. Nous avons donc souligné que l'on pouvait peut-être envisager une réévaluation du dispositif répressif policier, judiciaire et douanier.
Il faut, de même, régulièrement évaluer les politiques de réduction des risques pour pouvoir les réorienter, prendre ce qui est bon et changer les dispositifs. Nous avons donc dit en conclusion de notre avis qu'il fallait probablement retrouver un équilibre et non simplement réaliser des évaluations du dispositif de soins mais également des autres dispositifs pour la bonne utilisation des deniers publics. Nous avons encouragé l'ouverture d'une réflexion sur la révision de la loi de 1970 afin de la moderniser et mieux répondre aux besoins du XXIème siècle en matière de toxicomanie.