Selon vous, on trouve 15 % de toxicomanes parmi d'anciens sportifs intensifs. Existe-t-il un rapprochement entre drogue, dopage et toxicomanie ?
D'une manière générale, est-il possible de consommer des drogues illégales sans devenir dépendant ?
Docteur William Lowenstein. Sûrement !
S'agissant de la sanction, je ne souhaite pas que ce que j'ai pu dire apparaisse comme un plaidoyer pour la légalisation. Je suis plutôt favorable à la décriminalisation. Nos débats sont parfois brouillés par le manque de précision : légalisation ne signifie pas libéralisation ; décriminalisation ne signifie pas dépénalisation. Je pense que vous avez invité ou inviterez quelques juristes ou pénalistes éminents pour débattre de ce sujet. D'autres pays ont fort utilement travaillé avec des pénalistes d'expérience, chaque nation ayant ses conventions nationales sans pour autant être en opposition totale avec une certaine évolution.
En ce qui concerne la sanction, comment punir pour retrouver l'efficacité que l'on demande aux soins, à la prévention ou à la réduction des risques et, de façon plus générale, à bien d'autres activités, médicales ou sanitaires ? Vous rappeliez le rôle de la police en matière de prévention : c'est le mouvement dans lequel s'engagent beaucoup de pays, qui essayent de mettre en place des « guidelines » pour que cette répression préventive puisse être efficace.
Il ressort des travaux disponibles -qui restent à évaluer- que si cette répression conserve sa forme actuelle d'interpellation ou de garde à vue, elle n'est qu'un défi de plus dans le parcours de l'adolescent qui n'en tirera rien de constructif mais qui obtiendra ainsi son premier galon de résistant au système. La plupart des gens qui ont travaillé sur le terrain ne sont pas contre la répression mais pour une répression efficace et évaluée, qui puisse être coordonnée par les différents acteurs. Il faut cesser d'opposer l'état sécuritaire à l'état sanitaire dans notre pays, la protection de l'individu et de la société découlant de leur complémentarité.
Je ne suis pas contre la répression mais pour une répression adaptée et protectrice, ce qui n'est pas actuellement le cas, selon moi.
Légaliser suppose une société plus mature que la nôtre. C'est pourquoi je pense que la première étape devrait être celle de la décriminalisation. Celle-ci diminue le rapprochement avec les milieux gris de la petite et moyenne délinquance.
Je ne pense pas que nous soyons aussi cyniques que les Etats-Unis, qui font les comptes de ce qu'ils vont pouvoir économiser en Californie ou ailleurs en médicalisant la prescription de cannabis ou en légalisant sa production et sa vente. Encore une fois, la dépendance au cannabis ne doit pas être minimisée. Avant d'arriver au schéma utopique d'une légalisation responsable, beaucoup de chemin reste à parcourir sur l'information, la répression efficace, l'amélioration des soins et la médicalisation.
Le cannabis serait actuellement responsable de 230 à 250 morts par an du fait des accidents de la voie publique, même si les travaux à ce sujet demandent un surcroît de précision. Il est vrai que, médicalement, on a eu du mal à prendre en considération le poids de cette dépendance. En effet, la dépendance au cannabis, contrairement aux autres, ne tue pas -ou pas encore car, en matière pulmonaire, cardiovasculaire, arthritique, je crains que les mauvaises nouvelles ne soient au rendez-vous dans quelques années.
On a eu beaucoup de mal -sans doute à cause de l'héroïnomanie et du sida- à appréhender la gravité de ce handicap et ce qu'était une désocialisation, une déscolarisation, avec des infections opportunistes gravissimes, des overdoses irréversibles, etc. Médicalement, la médecine a du mal à prendre le handicap au sérieux lorsqu'il n'est pas immédiatement mortel. On a selon moi, de ce fait, sous-estimé la dangerosité du cannabis.
On a cependant progressé grâce au calcul de l'indice addictogène qui représente le nombre de personnes devenues dépendantes par rapport à celles qui sont en contact avec la substance psychoactive. Dans notre pays, grâce à la culture qui est la nôtre, l'alcool, drogue sale, comme disent les neurobiologistes, a un indice addictogène se situant entre 10 et 15 %. On se souvient que les Indiens du Nord de l'Amérique pouvaient être « addicts » en quelques mois à 90 ou 95 %…
Il en va de même, d'après les chiffres, pour le cannabis. Nous serions à un indice addictogène entre 10 et 15 %. D'après le nombre d'hospitalisations et de consultations, je pense que l'on est plus proche des 15 que des 10 %.
De façon plus surprenante, en ce qui concerne l'usage, l'abus et la dépendance de cocaïne, on retrouve des chiffres de 15 à 17 %, d'où la difficulté des messages, 95 % des personnes pouvant toucher à la cocaïne sans devenir dépendantes. L'indice addictogène grimpe avec les deux leaders incontestables que sont le tabac et l'héroïne, quasiment proches de 60 %. Un jeune fume une cigarette : il a 60 % de probabilités de fumer les mêmes quarante ans après ! Un adolescent qui découvre les opiacés et l'héroïne a 60 % de probabilités de devenir dépendant.
Les indices addictogènes les plus élevés doivent nous inciter à développer des politiques anti-usage permettant d'empêcher la rencontre avec la substance à haut indice addictogène. Les trois substances précitées -alcool, cocaïne et cannabis- sont à indice addictogène plus bas. Aux Etats-Unis, où la consommation de cocaïne est extraordinairement répandue, on est à environ 15 % de dépendance.
Cela dit, l'indice addictogène n'est pas le seul facteur. Existe-t-il des consommations de drogues illicites sans dépendance ? Oui, bien sûr ! Cela nous pose d'ailleurs d'énormes problèmes de prévention vis-à-vis des personnes qui consomment dans un cadre festif ou vis-à-vis des personnes dépendantes qui connaissent bien les dangers de l'addiction qu'ils subissent.
C'est pourquoi on essaye de cibler les messages. Il ne peut évidemment pas y avoir de prévention globale ou de politique globale. « Dire non à la drogue », « La drogue, c'est de la merde ! » ou « Ne fermons pas les yeux » fait certainement le bonheur de quelques agences publicitaires mais n'a vraisemblablement aucun impact, tant la situation, en termes de santé publique, est hétérogène.
Il n'existe pas de médicament efficace, ce qui ne facilite pas les pronostics. Nous disposons de quelques médicaments pour traiter les abus et la dépendance à la cocaïne mais ils ne font pas consensus et sont encore moins officiels. C'est cette recherche -il en va de même pour le cannabis- qu'il faut essayer de promouvoir.
Autre inégalité liée à la « mémoire du plaisir » -le « découplage sérotonine-noradrénergie » : toutes les substances ne sont pas égales entre elles face aux risques de rechutes. Pour l'alcool ou les opiacés, ce risque existe toute au long de la vie de l'individu. Il n'en va pas de même pour les addictions au cannabis ou à la cocaïne qui, lorsqu'elles sont correctement traitées, peuvent définitivement disparaître.
Quant aux femmes, je craignais de me retrouver face à un féminisme exacerbé me reprochant de les stigmatiser alors que l'absence de spécificité de genre, en matière de dépendance, constitue plutôt un handicap pour elles. En second lieu, je craignais de ne pas trouver suffisamment de travaux spécifiques sur le sujet. Or, à ma grande surprise, il en existe beaucoup, notamment en Amérique du Nord mais aussi dans les pays scandinaves ainsi qu'en Australie ou en Nouvelle-Zélande.
Si nous continuons, notamment pour les jeunes femmes, à tolérer la prescription de pilules contraceptives en association avec l'usage de tabac et de cannabis, il est à mes yeux certains que l'infarctus va devenir une maladie féminine. En France, la pilule contraceptive est un acquis extraordinaire ; parmi celles microdosées, peu sont remboursées par la Sécurité sociale mais la triste trilogie cannabis-tabac-pilule constitue un risque à la puissance trois !
Cela mit à part, il est extrêmement difficile de faire passer un message spécifique en direction des femmes en dehors de la grossesse. Vous avez tous relevé la difficulté que l'on a eue pour apposer une petite étiquette sur les bouteilles de vin et d'alcool afin de prévenir la femme enceinte que l'alcool qu'elle ingère passe directement, à travers le placenta, dans le cerveau du bébé. C'est peut-être la seule tolérance zéro, dans ma pratique, que je soutiens à 100 %. Cela a été difficile, alors même qu'il existait environ 3.000 syndromes d'alcoolisation foetale répertoriés en France.
Encore s'agissait-il de la femme sous son aspect social et médical le plus facile, celui de la femme enceinte. La médecine s'intéresse à la spécificité de genre essentiellement lors de la grossesse et lors de la ménopause. Il y a beaucoup à faire pour que la médecine académique soit un peu moins « machiste ».
En matière d'alcool, la surface corporelle féminine étant généralement moins grande que la surface corporelle masculine, la masse graisseuse différente et l'équipement enzymatique du foie beaucoup moins performant, la femme va développer, à peu près une dizaine d'années avant l'homme, pour les mêmes doses d'alcool, une cirrhose, des polynévrites, des atteintes périphériques des membres supérieurs et inférieurs, etc. Ces spécificités de genre me permettent de faire le lien avec le retard de culture qui existe en médecine de première ligne.
Les addictions peuvent être supervisées par trois pôles, un pôle hospitalo-universitaire qui fera de la science, un pôle de médecine de ville et un pôle médico-social. Or, le pôle de médecine de ville est fondamental. C'est celui qui a complètement modifié l'évolution du traitement des addictions aux opiacés.
Sans ce repérage, ce dépistage, cette culture précise en addictologie, on perd une occasion de prévention que les Suédois ont bien cernée.
Les Etats-Unis, dans l'évolution des modèles, en dehors du pragmatisme économique, regardent de près l'évolution suédoise, qui est très exigeante en matière de prévention et de dépistage. Les Suédois ont investi massivement dans la prévention ; pour le moment, dans beaucoup de pays, l'efficacité de la prévention est impossible à évaluer. On ne sait qu'une chose : plus tôt on la réalise, plus elle a de chances de laisser une trace. Plus tôt on tient aux enfants un certain type de discours en matière de protection du patrimoine santé -y compris s'agissant des substances psychoactives- plus ce discours a de chances de les marquer. C'est ce qu'essayent d'organiser les Suédois.
Un modèle est parfois cité en exemple par le président de la MILDT, celui de la sécurité routière. Je me suis toujours interrogé sur le fait de savoir comment ce modèle répressif avait pu sauver des vies. En fait, on est typiquement, avec ces voitures qui ont tué jusqu'à 10.000 personnes par an et fait 100.000 blessés par an, dans une démarche de réduction des risques que l'on voudrait voir adaptée aux addictions, avec une part de répression et de prévention -ceintures de sécurité, ABS, contrôles techniques, amélioration de l'outil…
On n'a pas interdit la voiture, on n'a pas mis en prison les présidents de Renault ou de PSA : on a fait une politique pragmatique de réduction des risques dans laquelle la répression a trouvé sa juste place. Comment s'inspirer de cette réalité, le mythe d'une société sans drogue étant selon moi un mythe d'échange politique mais non un mythe pragmatique médicalement parlant ? Comment obtenir l'efficacité -certes insuffisante- que l'on constate en matière de sécurité routière, dont les mesures combinent à la fois sécurité publique et sécurité individuelle ?
Concernant le dopage sportif, une étude nationale a été conduite en 1999 à la demande Mme Marie-George Buffet. Il s'agissait d'une étude rétrospective, ce qui en diminue la valeur mais d'autres recherches sont en train de confirmer ces résultats. Un échantillon de 1.111 personnes a été questionné dans les centres de soins pour toxicomanes et les centres d'alcoologie -qui ont maintenant fusionné, ce qui est une très bonne chose.
On a en effet retrouvé le chiffre que vous citez chez des personnes suivies pour leur alcoolo-dépendance ou leur toxicomanie ayant pratiqué le sport de façon intensive à un niveau national ou régional, en amateurs ou en tant que marathoniens ou triathlètes, ces derniers faisant également énormément de sport.
A notre grand étonnement, il s'agit d'une minorité de personnes, comme si le sport intensif avait permis de bloquer les choses. Mais, même si celui-ci permet de calmer l'hyperactivité, chez l'enfant par exemple, il ne résout rien, surtout le jour où l'on arrête à cause d'une non-sélection ou pour une blessure. C'est alors que les individus sont les plus vulnérables. Voilà pourquoi j'avais proposé à Jean-François Lamour d'accompagner les anciens sportifs de haut niveau durant l'année suivant leur arrêt, leur blessure ou leur non-sélection, afin d'éviter que ces personnes, qui nous ont fait rêver, ne deviennent dépendantes à l'alcool ou à d'autres substances.