Je vous souhaite la bienvenue.
Notre mission porte sur les espoirs dont sont porteuses les procédures d'externalisation que lance le ministère de la Défense en ce qui concerne un certain nombre de ses domaines d'attribution, mais aussi sur leurs limites. Dans ce cadre, il nous a paru intéressant de vous entendre sur le sujet de la restauration.
L'entreprise familiale et indépendante que j'ai créée il y a 30 ans et que je dirige travaille sur l'ensemble du territoire. Pour autant, nous sommes des provinciaux et nous ne sommes guère accoutumés à l'exercice que vous nous proposez aujourd'hui.
Je suis accompagné de Dominique Raut, avec lequel je travaille depuis près de 25 ans, qui suit plus particulièrement les grands comptes : la Défense, qui nous intéresse aujourd'hui, mais aussi La Poste et France Télécom, qui sont assez représentatives dans ce domaine. Nous employons 2 500 personnes, mais nous travaillons aussi avec 2 500 employés de nos clients : dans une municipalité, il peut arriver que nous ayons un salarié et 20 employés de la commune. En l'espèce, 13 salariés de l'armée – un civil et 12 militaires – travaillent au quotidien à nos côtés.
Je vous rassure : nous vous recevons aujourd'hui à Paris, à l'Assemblée nationale, mais nous sommes aussi des provinciaux, puisque mon collègue Bernard Cazeneuve est élu de Basse-Normandie et moi-même d'Auvergne.
Pouvez-vous préciser dans quel cadre vous travaillez déjà avec des personnels de l'armée ?
Dans les cinq lots de l'appel d'offres pour le projet d'externalisation de la fonction Restauration – Hôtellerie – Loisirs, dit «RHL 1», de la Défense, nous avons fait le choix de ne postuler que pour le Sud-Ouest. Cette démarche prudente était pleinement justifiée car, en dépit du grand professionnalisme de l'économat des armées, nous avons été confrontés à une très grande complexité et à de nombreux reports.
Le système qui a été instauré le 10 janvier dernier marque une véritable rupture avec ce qui se faisait jusqu'ici. L'externalisation n'est toutefois pas une nouveauté absolue dans l'armée, avec laquelle nous avons l'habitude de travailler, car des activités ont déjà été sous-traitées ponctuellement depuis une dizaine d'années. Dans le cadre de délégations de service public (DSP) ou de contrats de prestation de service de trois ou cinq ans, nous assurons ainsi la restauration collective à la 11e base de soutien du matériel de Montauban, à la caserne d'état-major de Toulouse et dans un certain nombre d'autres établissements. Nous intervenons également à la DGA à Saclay, au centre d'études du CEA à Gramat, ainsi que, dans le cadre d'une DSP de huit ans, au service hydrographique et océanographique de la marine à Brest.
Bien évidemment, RHL 1, qui marque les véritables débuts de l'externalisation, est un projet d'une tout autre ampleur.
RHL 1 pose un cahier des charges très strict et normalise la prestation de restauration, ce qui présente des avantages par rapport à la diversité des habitudes alimentaires des marchés que nous remportions jusqu'ici ponctuellement.
Nous avons répondu à un cahier des charges qui normalise la prestation alimentaire et qui présente surtout la particularité de prévoir que des personnels militaires seront mis à la disposition des entreprises privées prestataires de services pendant la durée du marché, soit de trois à cinq ans. Nous avons été très sensibles à cet aspect lié aux ressources humaines et nous avons prévu une organisation du personnel adaptée. Les agents de la Défense travaillent au quotidien avec nos propres personnels et il peut même arriver que les premiers encadrent les seconds, c'est notamment le cas de certains chefs de cuisine.
Sur 60 personnes concernées, nous en avons nous-mêmes embauché 47. Dans la mesure où l'on se dirigeait vers la sous-traitance, les chefs de corps ne disposaient plus d'un budget suffisant pour recruter et la qualité de la prestation s'en ressentait. Lorsque nous avons été choisis, notre service de ressources humaines a pris le temps de rencontrer tous les militaires qui étaient éventuellement prêts à nous rejoindre et 13 l'ont fait. Ainsi, à Pau, le responsable du site est un militaire et le chef de production est un civil : la prestation est externalisée, le militaire passe sous notre responsabilité fonctionnelle, nous avons réussi le mariage…
J'avais cru comprendre que, lorsqu'il y avait externalisation, les textes de 2009 et 2010 permettaient au ministère de la Défense de mettre à la disposition des entreprises les personnels, notamment civils, qui travaillaient dans les fonctions antérieures, à charge pour lui de rembourser aux entreprises la différence salariale. Mais ces personnels conservent un statut militaire.
C'est exactement cela, ils sont sous notre autorité fonctionnelle : nous ne faisons pas les fiches de paye mais nous assurons la gestion quotidienne, par exemple l'établissement des plannings.
Pour être plus précis, dans le Sud-Ouest, nous gérons les deux mess d'officiers de Cursol et Nansouty à Bordeaux, la caserne d'état-major de Xaintrailles et le régiment de parachutistes de Pau. Nous gérons même une boutique où l'on vend des bérets et d'autres objets. Nous avons donc pris effectivement l'intégralité de la fonction. Nous avons embauché un barman, un cuisinier et un réceptionniste pour Nansouty ; un responsable d'hôtellerie, deux réceptionnistes, un serveur et un barman à Cursol ; un responsable de site, un chef de production, un cuisinier et un magasinier à Pau. Seul le chef de production est un civil, tous les autres sont des militaires.
Comment s'est passée la discussion avec les personnels lorsque vous êtes allés à leur rencontre pour leur proposer de travailler avec vous ?
Nous avons fait un exposé devant l'ensemble des présents, puis nous avons reçu chacun individuellement, pendant environ une heure. Nous avons échangé sur ce qui motivait la personne à rejoindre cette organisation et sur sa compétence-métier.
Nous assurons également la feuille de présence sur les sites ainsi que, une fois par an, la notation des militaires.
Sur le plan culturel et psychologique, l'intégration au sein votre entreprise à partir du statut précédent s'est-elle effectuée en douceur ?
Les choses se sont très bien passées, d'une part parce que nous avons trouvé du personnel de qualité sur le plan humain et professionnel – ce sont des gens déterminés et qui aiment leur métier – ; d'autre part parce que nous nous sommes efforcés, au moment de la transition, de ne pas mettre les agents en difficulté. Pour cela, nous avons tenu chaque semaine une réunion pour traiter toutes les questions liées à la nouvelle organisation. En fait, nous nous retrouvons autour de la compétence et de la volonté de bien faire les choses.
L'externalisation a-t-elle eu un effet de déflation important sur les effectifs nécessaires pour accomplir la totalité des missions qui sont désormais les vôtres ?
À La Poste, l'économie a été d'environ 25 %, mais, outre que les contraintes militaires ne sont pas exactement les mêmes, il est difficile de faire un bilan pour la Défense car cette nouvelle organisation n'est effective que depuis le 10 janvier dernier. Je rappelle d'ailleurs que, dans la discussion avec l'Économat des armées, il était prévu de commencer le 29 novembre, que nous avions déjà embauché les 47 civils auprès de Pôle emploi et que ce report a été très compliqué à gérer.
Je voulais aussi souligner qu'un certain nombre de personnes qui avaient été mises à notre disposition par le ministère de la Défense nous rejoignent au moment où elles quittent l'armée. Ainsi, le responsable du site de Pau est un ancien militaire qui avait été mis à notre disposition dans un premier temps et qui est désormais salarié de notre entreprise. Au total, dans notre entreprise nous comptons environ une centaine d'anciens militaires, par exemple le directeur des infrastructures informatiques a été marin sur un dragueur de mines, le responsable de la maintenance de la région sud-ouest est un ancien capitaine du génie, le chef de la cuisine centrale de Blagnac, où l'on prépare 18 000 repas, est un ancien marin.
L'Économat des armées et les officiers supérieurs que nous avons rencontrés étaient très attachés à ce que la greffe des personnels mis à disposition par le ministère de la Défense prenne et tel a été le cas autour du métier. Peut-être certains militaires ont-ils même le sentiment d'être mieux considérés chez nous qu'ils ne l'étaient au sein d'un régiment où ils exerçaient le métier de restaurateurs. Nous avons d'ailleurs déjà vécu cela à La Poste, où une filiale particulière s'occupait de la restauration : nous gérons maintenant une vingtaine de sites, nous avons récupéré le personnel et tout se passe bien.
Pouvez-vous comparer les effectifs qui vous sont nécessaires pour exercer les tâches qui sont désormais les vôtres au terme de l'appel d'offres, et ceux dont l'armée avait besoin pour le faire en régie ?
Par ailleurs, comment vous, responsables d'une entreprise privée, dont la compétence et le savoir-faire sont reconnus, parvenez-vous à faire aussi bien et même vraisemblablement mieux, tout en faisant des économies, ce qui est l'objectif premier d'une externalisation ?
Nous étions 3 il y a 30 ans et nous sommes aujourd'hui 2 500, ce qui montre que notre métier est en fort développement. Nous avons à coeur que son image de marque reste bonne. C'est un secteur où les marges sont faibles, même pour les plus gros opérateurs mondiaux, qui gagnent de l'argent surtout dans d'autres domaines comme les tickets restaurants. Nous sommes contents quand notre marge atteint 2 %, mais notre professionnalisme dans la structure des menus et l'organisation du travail nous permet d'obtenir des résultats alors que, faute d'avoir créé une filiale chargée de la restauration, l'armée n'avait pas mutualisé les compétences et n'avait pas investi dans les nouveaux matériels et les nouveaux modes de production. Nous gérons aussi la matière première de façon très serrée, tout en achetant, depuis fort longtemps, au niveau local et en restant attachés au principe de la légumerie.
Le cahier des charges comporte-t-il des obligations spécifiques liées à l'organisation de la Défense, comme la nécessité de nourrir des pilotes au milieu de la nuit ?
Pourriez-vous également préciser si le fait de regrouper des personnels sous statuts différents pose des problèmes juridiques et entraîne des différences de rémunération ?
À Pau, le service des repas aux parachutistes peut être décalé à tout moment. Nous avons aussi en permanence en réserve des repas dits de 5e gamme, c'est-à-dire complètement élaborés – plats cuisinés frais ou appertisés – prêts à être emportés en mission.
Gérer des personnels sous statuts différents est notre lot quotidien : nous sommes un patchwork de conventions collectives et, dans l'exercice de notre métier difficile, il peut arriver que le gérant civil du restaurant soit moins bien payé que le cuisinier militaire…
Cela dit, lorsque certains personnels militaires ont quitté l'armée pour rejoindre notre entreprise, nous avons constaté que les écarts de salaires étaient assez faibles et que nous offrions même certains avantages comme l'affiliation à une mutuelle où les primes d'objectifs.
Cela signifie aussi que la Défense rembourse très peu à l'entreprise, ce qui ne peut qu'accroître l'économie réalisée par l'externalisation.
Dans quelles conditions la Défense et l'Économat des armées assurent-ils le suivi et l'évaluation de cette externalisation ?
L'externalisation concerne un grand nombre de domaines mais la restauration est un sujet particulièrement sensible : si 800 militaires mangent mal, cela s'entend à la fin du repas…
Deux représentants des armées assurent pour le compte de l'Économat, un suivi quotidien de la prestation, en vérifiant la conformité au cahier des charges de 350 points qui portent aussi bien sur l'hygiène et la sécurité alimentaires, que sur la qualité de la matière première, les grammages et les prix des plats et sur l'organisation du personnel. Tout ceci est informatisé et nous indique un taux de service mensuel suivi par un plan d'action si le taux de service n'est pas à hauteur des 80 % attendu.
Les représentants de l'économat des armées et René Lancien définissent les grandes orientations au sein d'un comité stratégique, mais le suivi se fait ensuite en région, à partir de contrôles quotidiens, hebdomadaires, trimestriels, semestriels et annuels.
Sur le modèle de ce que nous avons fait à La Poste, un extranet permettra aux responsables de voir l'ensemble des prestations et de faire des commentaires : il est essentiel de se dire les choses pour éviter les incompréhensions. Nous sommes très attachés à un tel mode de fonctionnement, que nous sommes les premiers à avoir adopté et qui nous permet de nous distinguer dans le monde de la restauration collective où la concurrence nous oblige à être efficaces.
Il me reste à vous remercier très sincèrement. La plupart de nos interlocuteurs viennent du ministère de la Défense et il était important que le chef d'une entreprise qui est au coeur de ces procédures d'externalisation nous dise comment il ressent les choses.
Vous avez eu raison de souligner que la restauration collective est un sujet sensible : les élus locaux que nous sommes le savent bien, nous sommes aussi amenés à faire de tels choix pour leurs écoles ou leurs maisons de retraite. La France a en la matière une véritable expertise, qu'il est heureux de mettre à contribution dans le domaine de la défense, même s'il convient de rappeler que la ration de combat continue à relever uniquement de l'Économat des armées.
Même sur ce point, qui ne figure effectivement pas dans le programme d'externalisation, des économies sont sans doute possibles sans nuire à la capacité de mouvement des forces.
Nous sommes satisfaits de la relation que nous avons établie avec l'Économat des armées, qui, se sachant l'objet de la plus grande attention, fait lui-même preuve d'une très grande exigence. Mais il faut être conscient que tout ceci, qui ne date que de trois mois, représente un énorme travail qui doit trouver sa traduction économique. Pour l'heure, compte tenu de la nécessité d'adaptation, nous sommes en déficit, mais le contrat court sur cinq ans et nous avons fait un choix et un pari…