Audition de M. Fouad Siniora, ancien président du Conseil libanais
La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.
Je souhaite la bienvenue à M. Fouad Siniora, ancien président du Conseil libanais, que je remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Point n'est besoin de rappeler l'étroitesse des liens humains, historiques, culturels et politiques qui existent entre le Liban et la France, ni les grandes étapes d'une éminente carrière politique qui vous a conduit, monsieur le Premier ministre, à occuper diverses fonctions ministérielles depuis 1992 avant de devenir président du Conseil des ministres entre juillet 2005 et novembre 2009. Cette période a été particulièrement délicate pour le Liban ; le pays a été au bord d'une nouvelle guerre civile au printemps 2008, la crise ayant finalement été résolue grâce à l'accord de Doha.
Membre du Courant du futur et très proche collaborateur du président du Conseil assassiné Rafic Hariri, vous avez néanmoins toujours été à la tête de gouvernements d'union nationale comprenant des membres du Hezbollah - ce qui constituait une première en juillet 2005. C'est le fils de Rafic Hariri, M. Saad Hariri, qui vous a succédé en novembre 2009 après la victoire électorale de la Coalition du 14-Mars aux élections législatives de juin 2009. Mais ce nouveau gouvernement d'union nationale n'aura duré qu'un peu plus d'une année. Il a démissionné le 13 janvier dernier, à la suite du retrait des ministres de l'opposition. M. Najib Mikati, désigné nouveau président du Conseil le 25 janvier avec les voix de la coalition pro-syrienne « du 8-Mars » et une partie de celles du groupe du parti de M. Walid Joumblatt, n'est pas encore parvenu à former un gouvernement.
Nous sommes heureux de vous recevoir aujourd'hui afin que vous nous donniez votre sentiment sur les perspectives d'évolution de la situation politique libanaise et sur les événements de plus en plus dramatiques que connaît la Syrie, pays voisin, à la fois grand frère et co-parrain de fait du Liban. Vous nous direz aussi votre analyse de l'impact de ces événements sur la vie politique libanaise.
C'est un plaisir et un honneur pour moi de m'adresser à vous et de répondre à vos questions sur le Liban et le Moyen-Orient mais aussi sur le Printemps arabe dont le souffle traverse la région. C'est de ce bouleversement et de ses implications que je vous entretiendrai pour commencer, au moment où des régimes qui ont gouverné pendant des décennies d'une main de fer s'écroulent d'un seul coup alors que s'effondrent les murs de silence et de peur qu'ils avaient érigés. Des populations hier terrifiées par leurs dirigeants les terrifient à leur tour. Ce mouvement met fin à « l'exception arabe », ce troc par lequel des populations avaient renoncé à leur liberté pour prix de la stabilité.
En Occident, le Printemps arabe a entièrement remis en cause le concept selon lequel les dirigeants du monde arabe se diviseraient entre « modérés » et « non modérés » en fonction de leur position à l'égard d'Israël. Cette terminologie a résonné de manière négative au sein des populations arabes, les dirigeants dits « modérés » en venant à être considérés comme des marionnettes aux mains de l'Occident, ce qui faisait le jeu des extrémistes. Or, il n'y a pas des dirigeants arabes « modérés » et « non modérés » mais des dirigeants légitimes et des dirigeants illégitimes. La légitimité vient du peuple et s'exprime par des mécanismes démocratiques ; après le Printemps arabe, elle sera nécessairement synonyme de modération. On a bien vu que les courageux jeunes gens et jeunes femmes qui manifestaient place Tahrir, au Caire, ne s'exprimaient pas contre l'Occident et qu'ils ne se sont pas particulièrement fait les avocats d'un Islam politique. Ce qu'ils voulaient, c'était faire entendre leur voix, participer à la quête commune de progrès et de développement pour vivre dans la dignité, sans étiquette politique revendiquée. Aussi, il est important que l'Occident ne répète pas ses erreurs passées ; il ne doit pas s'essayer à affronter les islamistes qui, à ce jour, ont envoyé des signaux montrant leur intérêt pour un modèle de société islamique ouverte et tolérante plutôt que pour un modèle à l'iranienne.
Pendant très longtemps, le Liban a été la seule démocratie du Moyen-Orient, mais cette ouverture lui a coûté très cher : notre pays, quatre décennies durant, a payé le prix des conflits entre les Américains et les Soviétiques, les Arabes et les Israéliens, les Syriens et les Irakiens, les Américains et les Iraniens, les Iraniens et les Arabes…Tout cela s'est traduit par une guerre civile qui a commencé en 1975, six invasions israéliennes depuis lors et une multitude de chocs et d'assassinats visant à ébranler les fondements du Liban souverain, resté malgré tout fermement établi même s'il a été considérablement affaibli.
Un Printemps libanais avait éclos en 2005, au point que certains observateurs estiment que le Printemps arabe n'est pas né en Tunisie en 2011 mais au Liban cette année-là, quand, horrifiés par l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri, l'homme à qui l'on doit la reconstruction du pays après la guerre civile, des centaines de milliers de Libanais de toutes confessions et de toutes origines ont défilé dans les rues de Beyrouth pour exiger le retrait des troupes syriennes, la liberté, la justice et la souveraineté nationale. Las ! Le Printemps libanais n'a duré qu'un moment, les forces réactionnaires usant de tous moyens, dont la force des armes, pour reprendre le pouvoir politique, au prétexte, toujours, de combattre Israël.
Ce retour de balancier a à nouveau exposé le Liban aux néfastes influences qui traversent la région mais aussi transformé une nation modèle en matière d'ouverture et d'intégration en un État paralysé, où les tensions sont permanentes. En effet, la République islamique d'Iran exerce une influence grandissante dans le monde arabe où, profitant du vide créé par le retrait de l'Égypte de la scène arabe depuis les années 1980, il s'est introduit en brandissant le drapeau de l'Islam et de la cause palestinienne. L'Iran a attisé les tensions sectaires au Liban, à Gaza et en Irak, créant des troubles en prétextant de la cause palestinienne. Ses objectifs réels sont tout autres : exporter la révolution islamique et se poser en grande puissance nucléaire régionale. L'ironie mauvaise de l'histoire, c'est que les dirigeants de la République islamique prétendent être au côté des révolutionnaires du monde arabe alors qu'ils persécutent férocement les démocrates en Iran. D'évidence, l'Iran n'est pas un modèle de démocratie, de progrès et de développement économique pour les démocraties émergentes dans le monde arabe.
L'Occident a un rôle de premier plan à jouer dans la recherche urgente d'une solution globale au conflit entre Israël et les pays arabes, car il faut éviter une prise en otage par les extrémistes des deux bords. La déclaration du « guide suprême » iranien, affirmant que les bouleversements politiques du monde arabe signalaient « une irréversible défaite » pour les États-Unis et « un éveil islamique » au Moyen-Orient, se passe de commentaires. L'Occident, notamment la France et les Etats-Unis, ont une responsabilité éminente : faire appliquer l'Initiative de paix arabe, qui promet une paix globale et durable à Israël et aux États arabes en échange de la reconnaissance d'un État palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem Est comme capitale. Même des anciens officiers israéliens de haut rang – dont d'anciens chefs des services de sécurité – ont admis, en présentant une nouvelle initiative de paix, que la paix ne sera pas atteinte par des opérations militaires !
Le premier sondage librement mené en Egypte, publié juste avant l'exécution de Ben Laden, doit être entendu comme un message très clair à Israël et au monde occidental : 54% des personnes interrogées se sont déclarées favorables à l'annulation du traité de paix avec Israël signé à Camp David, 36% seulement souhaitant son maintien, et 69 % ont exprimé leur défiance à l'égard du Président Obama, dont le discours du Caire avait pourtant été très apprécié. Ces sondages reflètent le fossé entre Israël et l'Occident d'une part, l'opinion publique arabe d'autre part ; si la prise de conscience ne se fait pas qu'un accord de paix équitable et durable doit être trouvé, le problème ne fera qu'empirer.
L'élimination de Ben Laden est un succès pour les États-Unis, pour le monde occidental, pour le monde arabe et pour l'humanité. Pour autant, il serait naïf de croire que cette mort signifie la fin du terrorisme. En plus des opérations militaires ciblées, une offensive diplomatique d'envergure est indispensable pour mettre fin à l'un des grands prétextes utilisés par Ben Laden et ses acolytes, qui se servent des souffrances du peuple palestinien comme outil de propagande. L'Occident ne doit pas laisser passer l'occasion historique qui lui est donnée. La France doit convaincre ses alliés qu'il faut tirer parti de la récente réconciliation inter-palestinienne pour traiter des problèmes de la région afin d'aboutir à une paix réelle et juste.
Je vous remercie pour cet exposé très éclairant. Pouvez-vous nous dire quels blocages empêchent la formation d'un gouvernement au Liban ? La démission du Gouvernement Hariri ayant été déclenché par un nouveau désaccord relatif au Tribunal spécial pour le Liban, pouvez-nous préciser les demandes de l'opposition à ce sujet ? De nombreuses rumeurs laissent entendre que le Tribunal spécial mettrait en cause des membres du Hezbollah dans la mort de Rafic Hariri. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Que pensez-vous de la répression qui s'exerce en Syrie et quelles en sont les répercussions sur la société libanaise ? Par ailleurs, que pensez-vous de l'accord passé entre le Fatah et le Hamas ? Quelles conditions permettraient, selon vous, de créer dans un délai raisonnable un État palestinien indépendant ?
Vous avez plaidé en faveur de la non-ingérence dans les affaires intérieures des États arabes. Comment, alors, l'Europe et la France en particulier peuvent-elles intervenir, notamment pour ce qui concerne la Syrie ? Quel impact pourrait avoir sur la vie politique libanaise la déstabilisation, voire la destitution, du président syrien? Quelles sont vos relations avec le gouvernement israélien ? Enfin, qu'en est-il du désarmement du Hezbollah ?
Pouvez-vous nous en dire plus sur la situation des chrétiens au Liban, ces chrétiens si maltraités au Moyen-Orient ?
Le renversement du gouvernement libanais a eu lieu sous la pression des armes, en dépit des promesses faites par les différents partis, dont le Hezbollah et ses alliés, lors de la signature de l'accord de Doha, qui interdit le recours aux armes pour régler les différends internes et exclut tout blocage institutionnel. Ces belles promesses n'ont pas été tenues et une sorte de coup d'État a eu lieu, plusieurs députés transfuges se ralliant à un autre parti au mépris de leurs électeurs. Ceux qui ont ainsi retourné leur veste rendent impossible la formation d'un nouveau gouvernement, car ils ont sous-estimé les difficultés qui les attendaient : une nouvelle majorité théorique s'est formée, à cela près que chaque composante a son propre programme et que les partis ne s'accordent pas sur la répartition des portefeuilles ministériels.
Entre temps, les bouleversements intervenus en Tunisie, en Égypte, en Libye et maintenant en Syrie ont radicalement modifié le paysage politique dans le monde arabe et les renégats sont plus que jamais incapables de constituer un gouvernement. Surtout, la Syrie est réticente à l'idée de voir se former pour l'instant un nouveau gouvernement au Liban, car elle n'est pas certaine que ce gouvernement irait dans son sens et dans celui du Hezbollah. D'autre part, la formation d'un gouvernement libanais télécommandé par le Hezbollah ne serait pas sans répercussion, au-delà du Liban, sur le monde arabe et le monde occidental. Une certaine circonspection se fait donc sentir et même si des promesses répétées laissent entendre qu'un gouvernement sera formé rapidement, tout pousse à croire qu'il n'en sera rien. Selon moi, M. Najib Mikati, le Premier ministre désigné, devrait constituer un gouvernement de technocrates chargé de gérer les affaires courantes sans s'attaquer aux questions épineuses, en attendant que le calme revienne dans le pays et que la situation politique dans la région soit moins confuse. Avec un gouvernement technique, le Liban s'éviterait bien des soucis ; mais cette solution n'ayant pas reçu l'aval du Hezbollah, lié par l'accord qu'il a passé avec le général Aoun, je doute que M. Mikati soit en mesure de former un cabinet dans un avenir proche.
Mon groupe parlementaire, le plus important de l'opposition, est résolument favorable à une réforme en Syrie. L'ensemble du monde arabe a besoin qu'une démocratie réelle s'instaure dans ce pays, mais le Liban, singulièrement, aurait tout à gagner de l'avènement de la démocratie chez son voisin pour relever les défis politiques auxquels il se trouve confronté. Alors que ma formation politique a souligné qu'il fallait éviter toute intervention dans les affaires internes du pays, nous avons été accusés d'ingérence. Cette allégation est mensongère. Nous-mêmes ne voudrions pas que des forces étrangères se mêlent de nos affaires ; pourquoi donnerions-nous des verges pour nous faire fouetter ? On a prétendu que nous aurions envoyé vers la Syrie des navires chargés d'armes, ou que nous financerions des factions syriennes ; mais ces accusations, inventées de toutes pièces, ont dû être retirées. Nous souhaitons que les aspirations du peuple syrien soient satisfaites mais, je le répète, nous ne voulons en aucun cas nous ingérer dans les affaires syriennes. Notre espoir est que les relations entre la Syrie et le Liban soient les meilleures, et pour cela fondées sur le respect réciproque.
Nous nous félicitons de la réconciliation intervenue entre le Hamas et le Fatah, tout en notant un curieux paradoxe. Jusqu'à présent, les Israéliens expliquaient qu'ils ne pouvaient négocier faute d'interlocuteur palestinien. Maintenant, ils ne veulent plus parler à personne, au motif que l'un des membres de la nouvelle coalition ne leur plaît pas - autrement dit, quoi qu'il se passe, rien ne va jamais ! Pour notre part, nous pensons que la réconciliation inter-palestinienne contribuera à l'instauration d'une paix globale, durable et viable au Moyen-Orient. Les soulèvements en cours dans plusieurs pays arabes et l'avènement de la démocratie qui en résultera donnent une occasion inestimable d'appliquer le plan de paix global dont les contours sont bien connus. L'exécution de Ben Laden est une opportunité supplémentaire ; un contexte politique particulier s'est noué dont les États-Unis, l'Europe et notamment la France doivent se saisir. Ne pas le faire serait une erreur grave, car le statu quo pousserait les mouvements révolutionnaires arabes en cours vers l'extrémisme.
Au cours des événements qui se sont déroulés récemment dans le monde arabe, la France a toujours été fidèle aux valeurs de la démocratie, de l'ouverture, de la tolérance, de la justice et de l'indépendance des États arabes. Nous savons que, telle qu'en elle-même, elle ne tombera pas dans le piège du double langage, ne songera pas à se mêler des affaires intérieures d'un pays ou d'un autre et qu'elle marquera son attachement à la très noble cause de la réforme dans le monde arabe.
Le Tribunal spécial pour le Liban a un rôle capital à jouer. Depuis trente ans, au Liban, une longue série de personnalités ont été assassinées : deux présidents de la République, trois Premiers ministres, nombre de députés et de ministres, des directeurs de journaux, des religieux… Jamais les assassins n'ont été identifiés, si bien que le Liban est devenu, au fil du temps, une terre d'impunité. Cette situation intolérable nous a conduits à demander la constitution d'un Tribunal international spécial, non par vengeance mais pour mettre un terme à une impunité qui n'a que trop duré. Cette mission a été confiée à la communauté internationale et nous espérons qu'elle parviendra à mettre en accusation les responsables de ces assassinats. Des rumeurs courent sur les personnes qui seraient mises en accusation : des membres du Hezbollah ? Des Syriens ? D'autres ? Je ne me perdrai pas en conjectures, car j'ai toute confiance dans le jugement du Tribunal, auquel a été confié le soin de déterminer la vérité. Nous voulons la justice, et rien que la justice.
Vous m'avez interrogé sur notre position relative au désarmement du Hezbollah. Que vous dire à ce propos sinon que, comme dans toute démocratie, c'est à l'État libanais que revient le monopole de la détention des armes, et à l'armée régulière celui de son usage ? L'État libanais a subi plusieurs tentatives de déstabilisation. Au lieu d'être dirigées contre Israël, les armes ont été tournées contre des populations civiles désarmées, ce qui est inacceptable. Grâce au Hezbollah, nous le reconnaissons, Israël a mis fin, dans le passé, à l'occupation de certains territoires libanais. Mais la situation ayant beaucoup évolué depuis l'an 2000, il est maintenant indispensable que les armes soient exclusivement aux mains des autorités légitimes de l'État, à qui il revient d'obtenir l'entière libération des territoires encore occupés par Israël au Liban – les fermes de Chebaa et la partie septentrionale du village de Ghajar.
Vous m'avez interrogé sur la situation des chrétiens du Liban. Je considère que le respect de la diversité est l'une des valeurs phares de la société libanaise. Notre société est une mosaïque – et chacun conviendra que les couleurs chatoyantes d'une mosaïque sont bien plus plaisantes à l'oeil qu'un bloc monochrome ! On me fera sans doute observer que bien d'autres pays ont des populations diverses, ce qui vrai ; mais dans la société libanaise, aucune couleur de la mosaïque ne l'emporte sur une autre. Nous souhaitons préserver cette ouverture qui implique l'acceptation de l'autre et de son opinion, ce que reflète l'accord de Taëf, signé par les représentants de tous les Libanais. L'unanimité s'est faite pour dire que les plus hautes responsabilités devaient être réparties pour moitié entre les communautés, ce qui figure dans notre Constitution. Nous souhaitons voir respecté et préservé cet esprit d'ouverture qui a fait dire au pape que le Liban constitue « un message de liberté, de respect et de coexistence ». En Irak et en Syrie, certains ont tenté de créer des conflits en polarisant la société sur les questions confessionnelles. Nous condamnons ces pratiques et nous préconisons la tolérance entre les communautés chrétiennes et musulmanes. Nous condamnons absolument les tentatives visant à diviser les sociétés arabes, et avec la plus grande énergie les événements tout récemment intervenus en Égypte ; nous nous félicitons de constater que le gouvernement égyptien est décidé à agir avec la plus grande fermeté pour contrecarrer de tels agissements. En clair, les chrétiens doivent avoir les mêmes droits que les autres.
M. Alain Juppé, le ministre des affaires étrangères français, a rendu hommage au Liban, soulignant que, sans lui, l'adoption de la résolution du Conseil de sécurité relative à la Libye aurait été beaucoup plus compliquée. Au regard des difficultés que connaît la communauté internationale dans son intervention en Libye, quel est à présent le point de vue du Liban à ce sujet ? Par ailleurs, le Printemps arabe signe aussi le réveil dans la péninsule arabique des membres des minorités chiites, qui n'acceptent plus d'être traitées en citoyens de seconde zone. Cette évolution ne risque-t-elle pas de compliquer encore l'insertion du Hezbollah dans la communauté libanaise ?
À ce jour, les réfugiés palestiniens qui vivent dans des camps au Liban ne jouissent pas des mêmes droits que les citoyens libanais au motif que leur présence est « provisoire ». On imagine mal que ces réfugiés puissent retourner un jour en Palestine ; quel sera alors leur avenir ?
Quelle opinion avez-vous des prises de position du général Aoun ? Par ailleurs, l'Iran continue-t-il d'avoir une influence sur la politique intérieure et extérieure du Liban ?
Comment le Liban pourrait-il contribuer à l'accord de paix que nous souhaitons entre Israël et le futur État palestinien ? D'autre part, quel est le retentissement sur le Liban de la situation en Syrie – on entend dire que des réfugiés syriens se pressent aux postes frontières ? Enfin, est-il exact que la minorité chrétienne reste neutre car elle craint de subir les conséquences d'un renversement brutal du parti Baas ?
J'ai eu aujourd'hui même une réunion avec M. Alain Juppé, qui a effectivement rendu hommage au rôle joué par le Liban lors de l'adoption de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies relative à la Libye. Si le Liban s'est prononcé de la sorte, ce n'est pas tant parce que nous sommes en conflit avec le régime libyen au sujet de la disparition - demeurée inexpliquée - de Moussa Sadr en 1979 en Libye, mais parce que nous sommes fermement convaincus qu'une réforme est indispensable dans ce pays. Comme le reste du monde, nous avons été choqués par la violence exercée par un régime en place depuis 42 ans contre la population, et c'est pourquoi nous avons soutenu l'initiative du Conseil de sécurité visant à mettre un terme à cette situation dramatique.
Outre que la situation qui prévaut actuellement en Libye est cause de morts, de souffrances et de destructions, elle aura un impact durable sur l'unité du pays et, si les choses se prolongent, elle compromettra l'évolution du Printemps arabe dans d'autres pays. Nous sommes convaincus que le Conseil de sécurité a pris la bonne décision et nous sommes toujours d'accord avec l'interprétation qui a été faite de la résolution, qui tend à mettre fin, le plus vite possible, à une situation catastrophique.
S'agissant des minorités à Bahreïn et dans d'autres pays du Golfe, nous avons clairement indiqué être favorables à une réforme. Rien ne peut justifier que, où que ce soit, certains soient considérés comme des citoyens de seconde zone ; c'est la position que nous avons toujours défendue. L'ingérence iranienne rend la situation à Bahreïn très délicate, mais il n'empêche qu'une réforme s'impose dans ce pays aussi, qu'il est de la responsabilité de l'État de mettre en oeuvre. Nous ne souhaitons pas le renversement du régime bahreïni ; nous souhaitons une réforme, mais nous savons que la situation est compliquée et qu'il faut en tenir compte.
Nous souhaitons que les relations entre les pays arabes et l'Iran soient les meilleures possible mais, pour cela, l'Iran doit en finir avec ses ingérences et cesser de chercher à exporter la « révolution iranienne ». L'absence de l'Égypte sur la scène politique arabe a créé un vide au moment même où se déroulait la révolution iranienne ; ses instigateurs ont alors entrepris d'exporter leur idéologie au-delà de leurs frontières. Manipulant l'opinion, ils ont argué de la défense des intérêts des Palestiniens et de l'Islam. L'établissement de bonnes relations avec l'Iran suppose la non-ingérence réciproque et le respect mutuel.
Le Liban, qui compte treize camps de réfugiés palestiniens, a payé un très lourd tribut au crime commis en 1948 contre les Palestiniens, contraints à l'émigration. Le Liban, parce qu'il soutient l'idée d'une paix globale au Moyen-Orient, a accueilli à Beyrouth le sommet de la Ligue arabe qui, en 2002, a approuvé l'Initiative de paix arabe. Nous restons attachés à ce plan de paix et nous ferons tout pour qu'il soit mis en oeuvre, conformément aux critères définis par les parties. Nous souhaitons que les Palestiniens puissent revenir sur leur terre, mais quoi qu'il en soit, le Liban ne pourra les naturaliser. Leur nombre est considérable, et notre pays est trop petit ; ce serait remettre en cause le délicat équilibre entre les communautés libanaises auquel nous sommes très attachés et qui est inscrit dans notre Constitution. L'ensemble de la population libanaise est contre une naturalisation massive des Palestiniens.
Cela étant, particulièrement depuis le retrait, en 2005, des troupes syriennes de son territoire, le Liban a multiplié les efforts en faveur des réfugiés palestiniens, faisant de son mieux pour assouplir les relations entre eux et les autorités. J'ai moi-même, lorsque de mon arrivée au pouvoir, cherché à rapprocher les points de vue en créant une Commission pour le dialogue national qui a permis de progresser, bien que les choses aient été rendues très difficiles par l'invasion israélienne et par les attentats terroristes perpétrés contre l'armée libanaise par le Fatah al Islam, dont les membres se sont réfugiés dans le camp de Nahr El Bared. Récemment, le Parlement a adopté une loi qui permet aux réfugiés palestiniens d'exercer certains emplois dans le secteur privé, exception faite des professions réglementées. De grands efforts sont donc réalisés pour favoriser leur intégration dans la société libanaise et, avec la participation de la communauté internationale, nous avons entrepris de reconstruire le camp de Nahr El Bared. Notre groupe parlementaire est très attaché à ce que les Palestiniens du Liban soient traités de manière équitable jusqu'au moment où ils pourront revenir sur leurs terres.
Le général Michel Aoun est un acteur de la démocratie libanaise que je respecte à ce titre, même si nous sommes en désaccord sur de nombreux points. Il a sa propre vision des choses et une approche parfois populiste. Il se présente à tort comme le seul défenseur des chrétiens, alors même que la coalition du 14-Mars compte 34 députés chrétiens et la majorité à laquelle il appartient 30 seulement. Il ne peut donc revendiquer le monopole de la défense des chrétiens du Liban. Pourtant, il s'efforce toujours de s'attirer le soutien exclusif de la communauté chrétienne, alors que nous devrions plutôt oeuvrer ensemble pour établir un consensus entre chrétiens et musulmans, en évitant toute exacerbation des différences entre les deux communautés et en s'abstenant des présentations caricaturales dont le général Aoun est coutumier. De plus, il est très obstiné et il insiste pour obtenir certains portefeuilles ministériels alors même que notre Constitution établit les choses de la manière la plus claire : c'est la prérogative du Président de la République et du Premier ministre désigné de proposer un Gouvernement au Parlement, auquel il revient de voter la confiance. Vouloir procéder autrement, comme on le voit aujourd'hui, c'est empiéter sur les prérogatives constitutionnelles du Président et du Premier ministre.
L'influence de l'Iran est très forte sur le Hezbollah, acteur armé de la politique libanaise. Ce parti a le droit de participer à la vie politique libanaise puisqu'il représente une partie de la population. Toutefois, la violence ne mène pas à grand-chose : il faut parfois recourir à la force, mais l'expérience nous a montré que cela ne produit pas les effets escomptés. Nous avons besoin du soutien de la communauté internationale, qui doit répondre aux attentes des pays arabes en démontrant que la diplomatie et le dialogue, contrairement à la force, donnent des résultats. Il ne suffit pas de condamner la violence, il faut faire preuve de volontarisme et montrer que la paix peut être atteinte par une autre voie.
Nous demandons à la France que, fidèle à ses principes, elle fasse progresser les belligérants sur le chemin d'une paix juste et durable au Moyen-Orient. L'influence de l'Iran est réelle, mais l'on note, ces derniers jours, des tensions croissantes dans ce pays. Nous souhaitons le meilleur à la population iranienne. Nous souhaitons que la paix prévale en Iran et qu'elle vaille aussi dans les relations entre l'Iran et le reste du monde. L'Iran n'est pas le seul pays qui représente les musulmans, qui ne devraient pas sembler en conflit permanent avec le reste du monde. Nous voulons vivre en bonne intelligence avec le reste du monde tout en gardant notre identité de musulmans. La politique de la confrontation n'est pas la bonne. L'Iran doit défendre toutes les valeurs démocratiques : la paix, l'ouverture et la tolérance, ces valeurs que nous souhaitons voir s'appliquer partout dans le monde.
Avec la Syrie, nous souhaitons établir des relations de voisinage fondées sur le respect mutuel. La réforme politique est dans l'intérêt de tous les pays arabes, et elle devrait avoir lieu en Syrie aussi. Les relations entre la Syrie et le Liban sont très délicates : alors que le Liban a gagné son indépendance en 1943, il nous aura fallu attendre 2009, soit plus de soixante-cinq ans, pour établir des relations diplomatiques avec notre voisin… Nous souhaitons maintenir de bonnes relations avec lui, mais nous ne pouvons approuver le recours à la violence par le régime syrien contre son peuple. Nous continuons de défendre le dialogue, comme nous l'avons toujours fait. Plus de la moitié de la population de tous les pays arabes est âgée de moins de 25 ans. Cette jeunesse descend dans la rue en exigeant la liberté, la dignité, la justice, une plus grande qualité de vie, de meilleures conditions de travail et plus d'emplois. Pour répondre à ces attentes, la violence ne règlera rien. J'ai entendu dire que les autorités syriennes cherchent à convaincre les chrétiens de Syrie de soutenir le gouvernement en place par la menace, en leur laissant entendre qu'ils se trouveraient dans une situation périlleuse si les islamistes prenaient le pouvoir. Le même langage serait tenu aux Turcs, aux Kurdes et aux Alaouites de Syrie. On tend ainsi à susciter des conflits intercommunautaires alors qu'il faudrait réformer par le dialogue pour instaurer la démocratie, dans l'intérêt de tous.
Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, pour ces réponses précises et franches à des questions dont vous n'avez éludé aucune.
La séance est levée à dix-huit heures trente.