La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l'audition sur le thème de l'accès des femmes aux responsabilités sociales et professionnelles de Mme Bénédicte Bertin-Mourot, co-animatrice de l'Observatoire des dirigeants au CNRS, co-auteure de l'étude « Repenser l'équilibre hommes-femmes dans la ressource managériale et dirigeante » et de Mme Catherine Laval, consultante senior chez Leroy Consultants, groupe BPI et co-auteure de l'étude.
En 2006, dans le cadre d'une recherche sur les ressources managériales et dirigeantes dans les grandes entreprises, vous avez mené une enquête auprès de directeurs de ressources humaines sur la place des femmes dans l'entreprise et l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes.
Nous souhaiterions avoir votre analyse sur la façon dont ces DRH expliquent-ils la faible représentation des femmes dans les niveaux supérieurs de l'entreprise et les principaux points de blocage que vous avez relevés ?
Vous insistez sur le fait qu'une modification de la culture d'entreprise ne se décrète pas du jour en lendemain. Ne pensez-vous pas que c'est seulement en imposant des objectifs quantifiés que la loi permettra d'accélérer la transformation des mentalités ?
Avez-vous d'autres actions à suggérer pour favoriser l'accès des femmes à des postes de responsabilité ?
J'insisterai d'abord sur le fait que le pessimisme ne doit pas l'emporter : le pourcentage des femmes dans les postes de direction augmente peu à peu, même si c'est très lentement. Si notre travail est plutôt centré sur les entreprises du CAC 40, une étude récente montre que, dans les 500 plus grandes entreprises françaises, 13,5 % de femmes siègent dans les COMEX et les CODIR, où elles exercent des responsabilités essentiellement dans la communication et les ressources humaines.
À ce propos, on remarque que les ressources humaines prenant une importance plus grande dans les entreprises – avec les problématiques liées au défi de la diversité et à la gestion des seniors –, la fonction de DRH est de plus en plus valorisée et l'on constate que les hommes s'intéressent de nouveau à ces fonctions.
Ces DRH sont moins responsables « de l'égalité hommes-femmes », que « de la diversité », problématique qui tend à prendre le pas sur la question transversale de l'égalité ! Elle devrait au contraire être prise en compte quand on parle de diversité. Ainsi, des études montrent que les hommes issus de l'immigration parviennent à des postes plus élevés que les femmes qui en sont elles aussi issues. Études et calculs doivent donc systématiquement prendre en compte la dimension transversale de la question des femmes.
Ce glissement de l'« égalité » vers la « diversité » a commencé il y a environ deux ans. Il nous vient des États-Unis, pays où l'on a une approche de la diversité très différente de la nôtre et où l'on parle beaucoup plus facilement de quotas ou de discrimination positive. En France, cela heurte encore les codes et la prégnance de notre modèle culturel traditionnel rend difficile de régler ces questions par la loi.
C'est le principe d'égalité qui nous pose problème : tous les citoyens doivent être traités de la même manière, et en favoriser certains est contraire à ce principe.
En 2006, les quotas de femmes dans les conseils d'administration ont été déclarés inconstitutionnels. C'est pourquoi nous avons adopté de nouvelles dispositions lors de la réforme constitutionnelle de 2008. La Constitution dispose désormais que « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. »
La question est donc de savoir comment nous présenterons à nouveau les dispositions relatives aux conseils d'administration que nous avions votés en 2006: 20 % de femmes dans les conseils d'administration, ce n'est pas la révolution, surtout comparés aux 40 % en Norvège !
La culture de chaque pays entre en ligne de compte. Dans les pays scandinaves, le congé de maternité et le congé de paternité sont des leviers fantastiques pour la parité. La politique familiale et sociale en Norvège permet au couple de gérer leur carrière, le père pouvant prendre le relais auprès des enfants après le congé de maternité de la mère. Ce pays a une législation très favorable, la France en est aux balbutiements.
En Norvège, les pères peuvent prendre dix-huit mois de congé de paternité tout en touchant 90 % de leur salaire. En France, le congé de paternité dure onze jours et les hommes ne touchent pas de salaire, mais des indemnités journalières plafonnées. Les cadres subissent donc une perte importante car leur rémunération est au-dessus du plafond de la sécurité sociale.
Il faut préciser que si le nombre de femmes augmente dans les conseils d'administration – elles sont plus nombreuses dans les entreprises du CAC 40 qu'il y a deux ans –, ce sont en revanche souvent les mêmes qui cumulent des mandats, ce qui ne va pas vraiment dans le sens de la diversité.
Notre étude montre que ces femmes n'ont que peu créé d'effet d'entraînement : elles restent des figures de femmes ayant réussi, mais qui se sont construites dans un monde d'hommes et souhaitent avant tout que leur investissement et leurs compétences soient reconnus. Ce sont encore trop souvent des pionnières qui n'ont pu réussir qu'au prix d'un comportement professionnel coulé dans le moule du modèle de réussite masculine. Cela a pour conséquence, qu'en l'absence de modèle féminin auquel elles pourraient s'identifier, les jeunes femmes cadres rencontrent des difficultés à se projeter dans l'avenir en se construisant une identité de dirigeante.
De plus, les femmes ne font que rarement partie de grands réseaux professionnels formels ou informels alors que ceux-ci sont des facilitateurs voire des accélérateurs de carrière non négligeables. Les études menées par l'organisation américaine Catalyst accréditent le fait que cette absence de réseau des cadres féminins est un phénomène assez général dans les pays occidentaux et constitue une explication non négligeable de la persistance du « plafond de verre ».
Les femmes issues des grandes écoles aspirent à une vie professionnelle aussi riche voire davantage que celle de leur époux. Mais progressivement, elles sont découragées. La division traditionnelle persistante des tâches au sein de la famille et la difficile compatibilité vie familiale et professionnelle sont autant de freins à l'accès des femmes aux postes de direction. S' y ajoute le fait, que dans les grandes entreprises les sources d'inégalités sont exacerbées. En particulier, la culture du « temps de travail » y est défavorable aux femmes ainsi que les dispositifs de gestion de carrière.
Cependant, s'agissant des pères, mon étude sur les managers, réalisée avec le cabinet Équilibres et intitulée « Comment concilier vie professionnelle et vie familiale ? », révèle un énorme écart entre les trente-quarante ans et les quarante-cinq-soixante ans. Pour les femmes, la même différence doit exister.
Les comportements des jeunes pères vont certainement être un levier de transformation en matière d'égalité entre les hommes et les femmes.
Il existe un autre écart avec les moins de trente ans. Un chef d'entreprise de quarante-cinq ans voulant embaucher de jeunes ingénieurs sortant de l'école m'a fait part de son désarroi face au rapport au travail de ces jeunes gens qui, avant même de savoir en quoi consiste le poste, commencent par poser des questions sur leurs droits, leurs congés, leur temps libre, etc.
En termes d'équilibre, on est certainement à une époque charnière, avec une double évolution : d'une part, les aspirations nouvelles des jeunes pères, d'autre part, le rattrapage du niveau d'études par les femmes dont les aspirations en termes de carrière se rapprochent en conséquence de celles des hommes. Notre étude sur la ressource managériale et dirigeante fait apparaître une corrélation entre le niveau de diplôme des femmes et la projection dans la carrière, notamment dans les grandes entreprises. Il reste, comme l'ont montré certaines interviews que l'on a conduites, que les chasseurs de tête prennent encore faiblement en compte cette question dans leurs cahiers des charges alors que la féminisation de l'encadrement supérieur passe aussi par les recrutements externes.
Cette étude nous a amenées à la conclusion que tout ce qui serait fait dans les entreprises pour les femmes servirait aux hommes. Cela commence à se confirmer dans les faits.
Aujourd'hui en France, les jeunes cadres, hommes et femmes, ont des conditions de vie insupportables, subissent un stress extrêmement important avec quarante à cinquante heures de travail par semaine, des délais très serrés sans aucun respect pour leur vie personnelle. Lorsque j'enseignais en IUFM, j'ai vu arriver en nombre des gens ayant quitté le privé pour devenir professeur, dans l'espoir d'un meilleur rythme de vie. Les jeunes femmes cadres finissent par décrocher car elles n'ont plus le droit de compter leur temps et doivent rester aux réunions du soir si elles veulent progresser. D'autres pays, comme les pays scandinaves et le Canada le refusent.
La gestion des carrières est tout à fait défavorable aux femmes. De nombreux chercheurs soulignent que les modes de gestion de carrière sont « producteurs de différences » dans la mesure où les systèmes d'évaluation des entreprises sont la plupart du temps élaborés à partir d'une logique de progression masculine. Ainsi, les hauts potentiels sont souvent repérés au sein des entreprises dans la tranche d'âge de 30-35 ans alors que c'est justement dans cette période que les femmes peuvent être les moins disponibles pour leur carrière en raison des maternités et de la présence d'enfants en bas âge... Il faudrait donc changer les âges de détection des hauts potentiels dans les entreprises. D'ailleurs, les jeunes hommes expriment, eux aussi, des demandes quant à leur investissement temps.
Pour l'évaluation des performances, la culture du présentéisme domine aujourd'hui dans la plupart des grandes entreprises françaises. Or ces horaires très longs de présence au bureau seraient une des causes du découragement de nombre de cadres mères de famille. Les problématiques des hommes et des femmes de la jeune génération se rejoignant, il faudrait trouver des leviers qui satisfassent aux aspirations de tous dans les grandes entreprises : une gestion plus individualisée et moins linéaire des carrières, des critères d'évaluation fondés avant tout sur les résultats et moins sur le présentéisme, la revalorisation des filières d'expertise face à la survalorisation de la filière managériale, une autre approche de la mobilité géographique, etc.
On peut légiférer sur la diversité, en intégrant systématiquement la dimension transversale des femmes que j'ai précédemment évoquée.
Je vous rappelle que la deuxième loi sur les trente-cinq heures comportait un alinéa sur la conciliation vie familiale – vie professionnelle !
De ce point de vue, le temps partiel a plutôt joué contre les femmes. Les modèles collectifs, le code des entreprises empêche de manager une équipe dans le cadre d'un quatre-cinquième de temps – même s'il y a des contre-exemples. Les femmes craignent de voir leur carrière compromise si elles font le choix d'un temps partiel. Les freins viennent aussi d'elles : elles s'autocensurent.
Quelles mesures pourrait-on prendre pour favoriser ce que vous appelez « le changement des âges de détection des hauts potentiels » ?
Sur l'égalité hommes-femmes, j'avais interviewé les responsables de PSA, où il a introduit non pas la parité ou la discrimination positive, mais la proportionnalité. L'idée était astucieuse : s'il y avait 10 % de candidates pour une promotion, il fallait que 10 % de femmes soient sélectionnées.
C'était une volonté politique de l'entreprise qui, dès 2002, a appliqué la loi de 2001 sur l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. PSA est l'entreprise qui l'a le mieux appliquée.
Le problème est que cela n'est pas entré dans les moeurs, mais dépend de la bonne volonté des chefs d'entreprise. Il faudrait s'inspirer de législations récentes, comme celle qui a été adoptée en Espagne.
Il faut aussi envisager des incitations ! À cet égard, le rôle de l'État pourrait être bien plus important. Or, manifestement, il n'y a plus aucune politique d'aide à la conciliation de la vie professionnelle et familiale. Pourtant, des expérimentations pourraient être menées dans les collectivités. Un projet extraordinaire, intitulé « Temps Dem, le temps Des Enfants à la Maison », pour la garde des enfants, à la maison, à des horaires décalés a été lancé il y a cinq ans dans l'agglomération de Poitiers mais les familles vont l'abandonner car, faute d'aides, cela leur coûte trop cher.
Des incitations positives peuvent être trouvées en direction des sociétés qui y sont favorables, des collectivités, du parapublic, des associations et des entreprises publiques.
Les solutions à trouver ne sont pas les mêmes selon que l'on veut favoriser la conciliation vie professionnelle - vie personnelle ou que l'on cherche les moyens de briser le plafond de verre qui existe dans bon nombre de grandes entreprises.
Le jour où les hommes se mettront vraiment à la conciliation, les femmes comme les hommes qui prendront un jour de congé dans la semaine ou qui travailleront à temps choisi ne seront plus pénalisés. Aujourd'hui, un homme qui choisit un quatre-cinquième de temps pour garder son enfant est très mal vu !
À tel point que certains cadres à haut potentiel dont le travail était trop prenant ont changé d'entreprise – mais aucun n'a pris un quatre-cinquième de temps…
J'ajoute que la crise peut provoquer un retour en arrière terrible pour les femmes : selon des études réalisées aux États-Unis, un grand nombre de femmes « retournent » à la maison !
Le gouvernement actuel y incite fortement les femmes, pour faire baisser les chiffres du chômage ! J'ai violemment critiqué la semaine de quatre jours car les femmes sont obligées de prendre leurs mercredis. Le Gouvernement se désengage dans plusieurs domaines, à commencer par la maternelle.
L'étude assez poussée que j'ai réalisée pour la Fédération du Crédit agricole sur les femmes de la quarantaine, cadres supérieurs devant passer cadres dirigeants, a révélé un énorme écart en termes de carrière et de rémunération, car passer cadre dirigeant suppose un surinvestissement et des dépenses très importantes en garde à domicile.
Lors de la convention sur l'égalité hommes-femmes, Xavier Bertrand avait annoncé que la loi sur l'égalité salariale entre les hommes et les femmes s'appliquerait avec un an d'avance, soit le 31 décembre. Or nous ne savons toujours pas quand sera examiné le texte qui doit instaurer des pénalités. J'interrogerai le nouveau ministre du travail sur ce point. En 2006, j'ai été critiquée pour avoir dit haut et fort que si les pénalités n'étaient pas incluses dans le texte, on perdrait trois ans. C'est fait ! Nous devons donc remettre l'ouvrage sur le métier.
Cette loi serait une très bonne base. Ne pourriez-vous pas, avant 2009, demander leurs rapports aux entreprises ?
Notre Délégation peut faire part au MEDEF ou à l'Observatoire de la parité de son intention de faire un bilan en préparation de la nouvelle loi.
L'Observatoire de la parentalité en entreprise – je fais théoriquement partie de son comité d'orientation – a été récemment inauguré par Xavier Bertrand, mais il s'est réuni une seule fois !
Cela relève du service des droits des femmes et de la direction générale du travail.
Si on arrive à gérer cela, on peut ensuite gérer la carrière des femmes. En revanche, le problème de la conciliation vie professionnelle-vie familiale se pose toujours.
La charte de l'Observatoire de la parentalité est sortie en juin, mais il ne se passe rien !
Il n'y a que des chercheuses qui travaillent sur la question de l'égalité hommes-femmes. C'est un sujet de femmes.
Il y a du travail ! (Sourires.)
J'avoue humblement m'être abstenue en 2001 sur la loi relative à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Devenue présidente de la Délégation aux droits des femmes en 2002, mon premier rapport a porté sur l'application de cette loi. Dans la foulée, le Sénat a rendu en 2004 un rapport faisant apparaître que 72 % des entreprises ne connaissaient pas la loi !
Il est vrai aussi que les entreprises n'arrivent plus à suivre les législations qui modifient en permanence le code du travail. Il faut donc plutôt un changement de mentalité, et je crois vraiment aux politiques d'incitation.
Effectivement, l'incitation est une des clés. Dans le cadre de nos auditions, les cadres d'entreprise ont souligné la nécessité de faire de la pédagogie sur la loi.
Dans le cadre des trente-cinq heures, j'attribue le manque de discussion sur la conciliation des temps à l'absence de femmes déléguées syndicales.
Le groupe Danone réfléchit depuis longtemps à la place des femmes et il a plutôt avancé sur la question. Il y avait 20 % de femmes cadres dans le groupe en 1990. Elles représentent près du double aujourd'hui soit 3 200 sur 8 000 managers dans le monde. Plusieurs raisons expliquent un regain d'intérêt récent sur la question de la place des femmes dans la ressource managériale et dirigeante chez Danone. La principale raison justifiant cette préoccupation est liée à la proximité avec les consommateurs. Au-delà du fait que c'est un sujet à la mode, c'est un réel enjeu pour le groupe : les gens qui achètent leurs produits sont en majorité des femmes.
Michel Bauer et moi-même l'avons créé en 1985, puis Catherine Laval nous a rejoints. Avec des financements d'entreprise et des partenariats, nous avons travaillé pendant vingt-cinq ans sur les dirigeants de haut niveau dans les grandes entreprises, mais nous n'avons pas vu les choses bouger et, finalement, l'Observatoire s'est un peu mis en sommeil de lui-même.
Nous avons travaillé sur le mode de production des élites dirigeantes d'entreprise, notamment sur les élites administratives et sur l'ENA. Nous vous communiquerons ces études.
En son temps, la DATAR avait des programmes « Temps et territoires » et a aidé quatre territoires pilotes, dont Poitiers. Ainsi, avec l'aide de chercheurs, l'association TEMPO Territorial a organisé nombre de « mardis du temps à Poitiers » – le temps des pères, le temps de la nuit…