Audition de M. Jean-François Mattei, président de la Croix Rouge française sur les objectifs du Millénaire
La séance est ouverte à dix sept heures
Je vous prie d'excuser le président Axel Poniatowski, retardé par d'autres obligations, qui va nous rejoindre.
Mes chers collègues, nous avons la chance de recevoir aujourd'hui M. Jean-François Mattei, qu'il est inutile de présenter. Il vient nous parler de la Croix-Rouge française, institution chère à notre coeur. Je lui laisse tout de suite la parole.
C'est avec beaucoup de plaisir que je reviens à l'Assemblée nationale pour vous rencontrer. En accord avec votre président, je viens en effet vous présenter la Croix-Rouge française, ayant eu l'occasion de constater à plusieurs reprises au cours des six derniers mois qu'elle était assez méconnue, tant de nos gouvernants que des parlementaires.
Presque tout le monde connaît l'emblème de la Croix-Rouge. Les sondages montrent que sa notoriété est supérieure à celle de Coca-Cola. Mais aux questions posées sur son activité, les réponses sont plus hésitantes et évasives… Les gens citent en général l'action d'urgence et de secourisme, ainsi que son action internationale, mais peu parlent de l'action sociale, de l'activité de nos établissements et de notre rôle en matière de formation.
Créée en 1864, cinq ans après la bataille de Solferino, la Croix-Rouge française a depuis conforté sa vocation d'association caritative et humanitaire. Elle compte 50 000 bénévoles, 16 000 salariés, 660 établissements dans les domaines sanitaire, médico-social, social et de la formation avec, 40 instituts de formation aux soins infirmiers – où elle forme 12 % des infirmières et infirmiers de France – et 80 écoles formant aux métiers de l'action sociale – auxiliaires de gérontologie ou de vie sociale, par exemple. Elle est organisée sur le terrain en 950 délégations locales, 100 délégations départementales et 20 délégations régionales. Son budget est de 950 millions d'euros, mais il est très déséquilibré : 850 millions sont destinés aux établissements ; l'action caritative et humanitaire représente 100 millions, dont 40 millions financés sur ressources propres et 60 millions de cofinancements.
M'exprimant devant la Commission des affaires étrangères, je ne m'étendrai pas sur son action sociale. Je me bornerai à souligner que la Croix-Rouge française est l'un des quatre grands acteurs de l'aide alimentaire, qu'elle est probablement le premier pour les textiles et les vêtements, et qu'elle intervient dans quasiment tous les domaines – dont par exemple la lutte contre l'exclusion, contre l'illettrisme ainsi que son action dans les prisons.
Son action internationale repose sur 5 millions de ressources propres, auxquelles s'ajoutent 21 à 22 millions de financements que nous allons chercher auprès d'ECHO – office d'aide humanitaire européen –, de DIPECHO – programme de préparation aux catastrophes d'ECHO –, d'EuropeAid – office européen de coopération –, du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, de la Banque mondiale, d'OCHA – organisme de l'ONU chargé de la coordination des actions humanitaires –, de bailleurs privés, et enfin de l'État, qui apporte 2 millions au titre d'une convention passée avec le ministère des affaires étrangères. On arrive ainsi à 26-27 millions annuels, hors tsunami.
La Croix-Rouge française a un statut original, comme toutes les sociétés Croix-Rouge ou Croissant-Rouge. Ce n'est pas une ONG – organisation non gouvernementale –, contrairement à ce que beaucoup de gens croient, d'ailleurs au ministère des affaires étrangères, la Croix-Rouge a comme interlocuteur la MAAIONG – Mission d'appui à l'action internationale des ONG. Notre statut est issu des Conventions de Genève, lesquelles sont signées par les États. Cela nous donne un double visage : nous sommes auxiliaires des pouvoirs publics français, ce qui nous amène à intervenir localement à la demande du préfet, à l'occasion d'inondations ou d'un grave incendie par exemple, ainsi qu'à la demande du Gouvernement, lors de conflits à l'étranger, pour rapatrier des ressortissants français – comme nous l'avons fait au Liban, en Côte d'Ivoire ou en Géorgie ; et néanmoins, nous sommes une association totalement indépendante, dépourvue de tout parti pris religieux, politique ou philosophique.
Cette indépendance, cette liberté d'action, nous les devons à notre appartenance à une fédération, la Fédération internationale Croix-Rouge et Croissant-Rouge. Celle-ci regroupe 186 sociétés nationales, dont les dernières créées sont celles du Timor oriental et celle du Monténégro. Le Kosovo a fait une demande pour en créer une. L'ONU comptant 192 membres, quasiment tous, donc, ont une société Croix-Rouge ou Croissant-Rouge.
La Fédération, installée à Genève, est gérée par un conseil d'administration, auquel j'ai la chance d'avoir été élu par l'assemblée générale mondiale. Notre responsabilité est d'évaluer les sociétés nationales, afin de veiller à ce que leur fonctionnement soit conforme à nos principes et à nos missions, de coordonner les opérations en cas de catastrophe naturelle, de définir les orientations stratégiques et d'organiser la vie du mouvement, lequel réunit dans le monde 100 millions de bénévoles.
De nombreux États s'appuient fortement sur leur société Croix-Rouge ou Croissant-Rouge pour relayer leur politique de coopération ou de développement. Certains Etats scandinaves notamment, n'ont pas de ministre de la coopération, et la ligne budgétaire de celle-ci est confiée en gestion à la Croix-Rouge : la Croix-Rouge norvégienne, par exemple, est l'acteur de coopération du gouvernement norvégien. D'autres sociétés nationales sont des opérateurs de développement : c'est ainsi que la Croix-Rouge canadienne vient de recevoir du gouvernement canadien 20 millions d'euros pour lutter contre le paludisme en Afrique noire.
Beaucoup d'États veillent à assurer un budget pérenne d'intervention à leur société nationale, réellement reconnue comme un auxiliaire des pouvoirs publics. Entrent dans cette catégorie, outre les pays déjà cités, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Japon entre autres.
D'autres agissent d'une manière un peu plus indirecte, mais néanmoins très attentive. En Espagne, la Croix-Rouge est bien financée parce que l'État a créé une loterie nationale dont le produit lui est affecté. En Turquie, la source thermale donnée par le gouvernement turc au Croissant-Rouge lui rapporte tout l'argent nécessaire. En Islande, les trois cinquièmes du revenu des jeux vont à la Croix-Rouge – et les deux autres cinquièmes aux activités sportives.
Mais la Croix-Rouge française, je suis au regret de vous le dire, est l'une des plus mal, sinon la plus mal lotie de toutes les sociétés Croix-Rouge occidentales à cet égard. Nous n'avons aucun financement pérenne de l'État. Nous obtenons parfois des financements, aléatoires et incomplets, sur des projets, une fois qu'ils ont été validés par des commissions successives.
En matière de coopération, on pense à nous de temps en temps, mais pas du tout comme on le devrait. Premier exemple : trois mois avant la libération de Mme Ingrid Betancourt, j'avais programmé une visite en Colombie, où la Croix-Rouge française travaille depuis vingt ans ; mon homologue colombien m'ayant informé qu'il m'avait obtenu, sans que je l'aie demandé, un rendez-vous avec le président Uribe, j'ai demandé aux autorités françaises des éléments de langage, mais je n'ai eu aucune réponse ! Néanmoins ma visite, que j'ai préparée sur place avec l'ambassadeur de France, s'est extrêmement bien passée. Deuxième exemple : lors des cyclones en Haïti, j'ai appris dans le journal que notre ministre Alain Joyandet s'était rendu sur place ; dans le compte rendu fait par la cellule de crise, on citait diverses associations humanitaires actives et présentes dans le pays, mais on ne mentionnait absolument pas de la Croix-Rouge française, alors qu'elle a une mission là-bas depuis vingt ans et qu'elle a renforcé ses équipes au moment de la catastrophe ! Troisième exemple : pour la constitution du Centre de crise par le ministère des affaires étrangères, il a fallu que je revienne à la charge plusieurs fois pour que la Croix-Rouge ne soit pas oubliée. Enfin, quatrième exemple, vous-mêmes l'avez oubliée à l'occasion de vos travaux sur les OMD – Objectifs du millénaire pour le développement – fixés par l'ONU, alors que nous sommes dans ce champ un acteur majeur. Sachant bien qu'il ne s'agissait pas de votre part de mépris ou d'une volonté de nous marginaliser, j'en ai conclu qu'il était nécessaire d'expliquer davantage ce que nous faisons, et c'est ce à quoi je vais maintenant m'employer devant vous.
La Croix-Rouge française est dans le « top 5 » des 186 sociétés Croix Rouge, non pas en termes de financements, car nous avons peu d'argent, mais en raison de notre savoir-faire et de notre réactivité, qui nous conduisent à être aujourd'hui présents dans trente-six pays – après fermeture de missions dans des pays touchés par le tsunami.
Pour quels motifs sommes-nous présents ?
Ce peut être pour raison de guerre. C'est dans ce cas le CICR – Comité international de la Croix-Rouge – qui a vocation à intervenir, mais nous apportons notre contribution sous son drapeau s'il a besoin de nous. Nous intervenons également après les conflits : dans le sud du Liban, où nous sommes arrivés au lendemain du cessez-le feu, nous travaillons à améliorer les conditions de vie dans les sites sinistrés.
Ce peut être aussi pour cause de catastrophe. Dans ce cas, l'action est coordonnée par la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. C'est ainsi que lors du tsunami, la Croix-Rouge française s'est vu affecter une mission médicale au Sri Lanka et une mission d'alimentation en eau potable en Indonésie, à chaque fois dans une région précise.
Le plus important, ce sont les collaborations bilatérales avec nos sociétés soeurs. Nous sommes ainsi présents dans quasiment tous les pays d'Afrique noire francophones mais aussi anglophones, afin de mettre en oeuvre les programmes décidés en commun, notamment pour lutter contre le sida et contre la famine, pour faire progresser l'accès à l'eau potable et pour soutenir le développement. Avec ce mode d'intervention, nous n'encourons pas le reproche de néo-colonialisme que certains adressent parfois aux ONG : par exemple, si nous allons au Niger, c'est à la demande de la Croix-Rouge nigérienne, qui signe avec nous une convention, bénéficiant de la validation du gouvernement nigérien.
La Fédération ayant en outre un statut d'observateur à l'ONU, nous avons une activité diplomatique importante, à tel point que, de longue tradition, un diplomate du Quai d'Orsay est détaché à la Croix-Rouge. A l'occasion de tous mes déplacements, j'entre en contact avec le gouvernement, le Premier ministre ou le chef de l'État. La diplomatie humanitaire est une activité de plus en plus importante à la Fédération de la Croix-Rouge.
Dans quels domaines intervenons-nous ?
Le premier, c'est celui de la santé. J'ai relancé dès mon arrivée un grand programme, qui a été intitulé « Initiative santé » et qui comporte plusieurs axes : la lutte contre le sida, le paludisme, la tuberculose et d'autres infections ; le développement de centres de santé, ces pays souffrant de désertification médicale, d'autant plus dramatiquement que beaucoup de médecins émigrent chez nous et que le personnel infirmier préfère souvent ne pas quitter la capitale ; la formation du personnel soignant car, ayant en France quarante instituts de formation aux soins infirmiers, nous avons bien entendu établi, notamment avec l'Agence française de développement, des programmes de coopération dans ce domaine – nous sommes en train de reprendre tout le programme d'enseignement paramédical du Burundi, nous avons ouvert une école d'aides-soignants à Tétouan, au Maroc, nous faisons de même au Mali et au Congo – ; enfin, la santé communautaire, les bénévoles de la Croix-rouge ayant vocation à mener une action d'éducation, de prévention et d'accompagnement dans les villages.
Le deuxième, c'est l'eau et l'assainissement. Nous faisons des forages, nous creusons des puits, nous distribuons et développons l'alimentation en eau potable, nous construisons des latrines.
Le troisième, c'est l'alimentation et la nutrition. Nous intervenons actuellement au Niger en urgence, parce que la récolte de la saison passée a été épuisée avant l'arrivée de la nouvelle. Mais nous ne pouvons pas nous en tenir là : nous nous installons dans les villages pour développer le maraîchage, villageois ou familial, la monoculture produisant beaucoup de méfaits ; nous créons des banques de semences, nous établissons des petits programmes d'irrigation, nous développons le microcrédit.
Le quatrième, c'est la reconstruction et la réhabilitation. Après les cyclones en Jamaïque, nous avons été sollicités par la Croix-Rouge jamaïcaine car nous avons mis au point un système original d'accrochage des toits aux fondations. Après le tsunami, nous avons construit 5000 maisons et 2000 dispensaires, écoles et autres bâtiments.
Le cinquième, c'est la prévention, la réduction des risques de catastrophe et le renforcement des capacités de réaction. Nous venons ainsi de signer avec la Croix-Rouge birmane une convention pour cinq ans, avec l'aval du gouvernement birman : nous étions là depuis deux ans, à cause du tsunami, et après le cyclone Nargis on s'est tourné vers nous pour que nous formions la population tout le long du littoral.
Le sixième, très original, à tel point que Michel Barnier l'avait repris dans son rapport à la Commission européenne, c'est la mise en place de plateformes d'intervention régionale, où nous installons du matériel prêt à être acheminé dans la zone. Nous en avons créé trois, la PIROI – plateforme d'intervention régionale de l'Océan indien – à Saint-Denis de la Réunion, qui comporte plusieurs antennes, la PIRAC – plateforme d'intervention régionale Amérique – Caraïbes –, implantée à la Guadeloupe, avec des antennes en Martinique et en Guyane, et la PIROPS – plateforme d'intervention régionale pour l'Océan Pacifique sud –, que nous avons installée il y a dix-huit mois à Nouméa, en collaboration avec les Néo-Zélandais et les Australiens qui couvrent une autre partie de la zone.
Enfin, nous sommes prêts pour les urgences, telles que celles auxquelles nous avons dû faire face en Haïti, au Cachemire, lors du passage de Katrina, lors du tremblement de terre de Djakarta ou à la suite de tsunami.
Toutes ces actions, sans exception, s'inscrivent dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD).
OMD 1, réduire l'extrême pauvreté et la faim : nous y contribuons bien sûr par notre action en matière d'alimentation et de nutrition.
OMD 4, réduire la mortalité des enfants de moins de cinq ans : nous y contribuons bien entendu par notre action dans les domaines de la santé, de l'eau et de l'alimentation.
OMD 5, améliorer la santé maternelle : c'est l'un des aspects de notre action en matière sanitaire.
OMD 6, combattre le VIH-sida, le paludisme et d'autres maladies infectieuses : nous avons créé quinze CTA – centres de traitement ambulatoire –, dont cinq ont déjà été transférés au gouvernement du pays, après formation des équipes ; et nous sommes l'un des acteurs majeurs de la lutte contre le sida, y compris en garantissant l'accès aux antirétroviraux.
OMD 7, assurer un environnement durable : nous contribuons particulièrement aux actions permettant l'accès à l'eau et de l'accès au logement.
En huit ans, tsunami inclus, la Croix-Rouge française a dépensé 251 millions d'euros pour ses interventions internationales. Moins de 20 sont venus directement du Gouvernement français. En 2009, nous espérons atteindre 32 millions, auxquels s'ajoutera la dernière tranche « tsunami », de 12 millions.
En revanche, nous sommes assez fiers d'être le premier destinataire de fonds ECHO, devant la Croix-Rouge espagnole et la Croix-Rouge danoise, qui sont particulièrement dynamiques. C'est la conséquence de l'évaluation très favorable qui est faite de notre action.
Mais nous rencontrons des difficultés nouvelles.
Sans revenir sur l'état du budget de la politique française de coopération, je voudrais insister sur le fait que la France, à mes yeux, a beaucoup trop investi dans le multilatéral, au détriment du bilatéral. Partout où nous allons, les ambassades n'ont pas d'argent. Lorsque nous sommes allés en Birmanie avec 60 000 euros pour un projet de reconstruction d'une école détruite par le tsunami, l'ambassadeur a souhaité les inscrire en annexe du bilan de la France. J'ai naturellement accepté car nous ne demandons que cela ! D'une façon générale, rien n'empêche les pouvoirs publics français de faire valoir les 251 millions d'euros que nous dépensons à l'international. Nos volontaires ne demandent pas mieux que de se substituer à nos coopérants, dont le départ a des conséquences dramatiques – j'ai vu partir le dernier pédiatre de la maternité de Nouakchott... Mais encore faut-il qu'on nous le demande et qu'on nous donne un peu de moyens.
La première fois que j'ai rencontré Jean-Michel Severino, directeur général de l'AFD – Agence française du développement. –, la santé n'était pas encore considérée comme un élément indiscutable du développement. Elle en est pourtant un préalable absolu : comment des gens malades pourraient-ils travailler ? Désormais, la santé est bien reconnue comme un objectif ; nous avons commencé à travailler avec l'AFD. Certes, comparées à certains investissements de travaux publics, nos demandes sont fort modestes sur le plan financier, mais encore faut-il y répondre.
Autre difficulté : les grands bailleurs internationaux comme le Fonds mondial ou la Banque mondiale, désormais, financent directement les États, à charge pour ces derniers d'effectuer des reversements aux organismes qui travaillent chez eux. Le Niger a ainsi reçu du Fonds mondial 25 millions pour la lutte contre le sida, mais notre centre de traitement ambulatoire doit néanmoins prélever sur les ressources propres de la Croix-Rouge pour acheter les médicaments car il ne voit rien venir ! Au demeurant, les gouvernants ignorent que la France est le premier contributeur européen et le deuxième contributeur mondial du Fonds mondial.
Il se pose donc un vrai problème de visibilité, de lisibilité et de crédibilité de notre action. Il faudrait d'une part, sans bien sûr supprimer l'action multilatérale, la rééquilibrer au profit de l'action bilatérale, et d'autre part permettre à certaines grandes associations comme celle que j'ai l'honneur de présider de bénéficier directement de financements des bailleurs internationaux.
D'une façon générale, partout les diplomates déplorent l'effacement de la France. Certes la Croix-Rouge est indépendante, et elle est en droit de refuser de faire quelque chose qui ne correspondrait pas à son éthique. En revanche, pour tout ce qui touche à la coopération et au développement ou à l'urgence, il faut nous utiliser ! La Croix-Rouge française, c'est la France. Nous sommes souvent déjà sur place, il faut potentialiser nos moyens.
A mon avis, la spécificité des ONG est en train d'évoluer. Le foisonnement des ONG est un phénomène essentiellement français, qui s'est produit dans un contexte où la Croix-Rouge avait laissé passer le train de l'histoire. Force est de reconnaître qu'au moment du Biafra, elle n'a pas eu les bons réflexes. Les ONG ont comblé un vide, elles ont fait des choses formidables. Le problème, c'est que la plupart d'entre elles ont désormais un budget qui, de plus en plus, repose sur des fonds publics – fonds d'État, fonds de bailleurs européens et internationaux –, lesquels sont associés à des thématiques particulières. Leur action n'est donc plus du tout « non gouvernementale » au sens premier. En outre, elles ne peuvent plus s'installer dans un pays sans demander l'autorisation de personne : l'association Médecins sans frontières vient de se faire renvoyer du Niger parce qu'elle ne suivait pas le protocole de lutte contre la malnutrition du ministère de la santé nigérien. La dépendance par rapport aux pouvoirs politiques locaux est donc croissante. Or de ce point de vue, la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge possède un avantage.
Enfin, l'humanitaire est sans doute le meilleur moyen de nouer de nouveaux liens, qui pourront ensuite se prolonger par d'autres formes de relations. Je l'ai bien compris lorsque je me suis rendu dans les régions touchées par le tsunami, où j'ai été frappé de constater que les intervenants les plus actifs étaient Singapour, Hong-Kong, la Malaisie, la Corée, le Japon : on sentait bien qu'on était dans un espace géopolitique asiatique. De même, quand je suis arrivé au Liban le lendemain du cessez-le-feu, il y avait déjà, installés dans un grand hôtel resté debout, des représentants du Qatar, du Koweït, des Émirats arabes unis et de l'Arabie saoudite.
On voit donc aujourd'hui se développer la tentation de l'humanitaire d'État. On le comprend car l'action humanitaire a bonne presse, l'opinion publique l'apprécie. Mais on ne peut pas durablement confondre l'intervention politique, voire militaire et l'intervention humanitaire, l'intervention d'État et l'intervention individuelle. Je ne verrais donc que des avantages à ce que l'État pense qu'il a à sa disposition un auxiliaire des pouvoirs publics, capable d'intervenir pour le compte de la France et qui ne demande qu'à servir.
Merci beaucoup pour cet exposé très utile. Laissez-moi vous dire tout le plaisir que nous avons à vous retrouver dans ces murs.
Vous aurez sans doute compris, chers collègues, que l'idée de cette audition est venue d'un courrier que j'ai reçu du président de la Croix-Rouge à la suite de la journée organisée sur les Objectifs du millénaire pour le développement, à laquelle il s'étonnait de ne pas avoir été convié.
Monsieur le président, avant que je donne la parole à ceux de mes collègues qui souhaitent vous interroger, pourriez-vous nous préciser, d'une part, le détail de vos ressources et, d'autre part, la répartition géographique de vos interventions ?
Sur nos 950 millions d'euros de budget, 850 proviennent des prix de journée de nos établissements. Cela peut paraître énorme, mais c'est ce qui nous « plombe » : la Croix-Rouge est un colosse aux pieds d'argile, l'État ne paie pas tout ce qu'il nous doit, il nous a manqué 14 millions l'année dernière.
Nous avons 40 millions de ressources propres. Parmi celles-ci, la quête nationale plafonne à 4 millions. Nous avons aussi de grands partenariats, notamment avec La Poste : le timbre nous rapporte 3 millions. Les dons et legs nous apportent 8 à 10 millions, ce qui est à la fois beaucoup et pas du tout assez, et qu'on peut comparer aux 30 millions reçus par la Conférence des évêques de l'Église catholique. Nous pratiquons les appels à dons et les mailings sur des projets particuliers. Nous avons également diverses activités génératrices de revenus : lorsque nous faisons des postes de secours, ils sont payés par les municipalités ou les associations organisatrices.
A ces 40 millions, s'ajoutent 60 millions de cofinancements extrêmement variés. Les services déconcentrés de l'État apportent leur participation, par exemple, pour la réalisation de centres d'hébergement d'urgence. Il existe aussi des opérations de mécénat : j'ai ainsi signé avec Nestlé un contrat de mécénat pour la création d'espaces « Bébé Maman », centres d'accueil des mamans en situation de précarité destinés à les aider à élever leur bébé ; nous sommes en train de nouer un partenariat avec Danone sur la nutrition ; nous en avons un avec la Française des jeux pour l'opération de fin d'année « Tous en fête ». Nous avons également des partenariats plus solides, notamment au niveau international : au Gabon, Total nous paie le fonctionnement de deux unités de lutte contre le sida, et en échange nous soignons ses salariés ; un accord similaire a été conclu au Congo.
Bref, les ressources sont diverses, mais nous n'avons pas de budget pérenne sur lequel fonder sereinement un plan d'action.
Pour répondre à votre deuxième question, nous sommes dans des pays où, souvent, on nous a demandé de rester après des catastrophes. La répartition entre les sociétés nationales se fait selon les zones d'influence, et particulièrement en fonction de la langue : en Amérique centrale, c'est surtout la Croix-Rouge espagnole qui intervient ; en Afrique francophone, la Croix-Rouge française a une priorité, qu'elle partage néanmoins avec ses homologues suisse, belge et canadienne. Cela ne nous empêche pas d'être présents au Yémen, par exemple, pour les programmes d'assainissement et d'alimentation en eau potable. D'une façon générale, nous intervenons là où nous pensons pouvoir être le plus efficaces.
Comment voyez-vous l'avenir de cette grande et belle maison qu'est la Croix-Rouge, que vous dirigez avec tant d'enthousiasme ?
Comment pensez-vous que vont évoluer les problématiques de la santé et de la faim dans le monde ?
Quelles sont vos relations avec les ONG ? Comment s'opère la répartition des interventions entre vous ? Qui vous appelle, de qui recevez-vous les ordres ?
La Croix-Rouge française est une association ; n'aurait-elle pas avantage à se transformer en fondation ?
Enfin, vous participez à la lutte contre les mines antipersonnel, à laquelle je suis très attaché. Avez-vous une action d'assistance aux victimes ?
Je veux témoigner de la réactivité de la Croix-Rouge lors du tsunami. Je lui suis reconnaissante d'avoir permis à la ville de Sens, en dépit des lenteurs du Quai d'Orsay, de monter avec elle un partenariat pour reconstruire un village en Indonésie.
J'ai mesuré à cette occasion combien il était difficile, lors d'une catastrophe, d'aller au-delà de la collecte de dons et de s'engager dans un projet concret. Et j'ai acquis la conviction qu'il est indispensable de s'appuyer sur la Croix-Rouge, son savoir-faire, ses implantations et son réseau dans le monde entier. Je souhaiterais, Monsieur le président de la Commission, que nous réfléchissions aux propositions que nous pourrions faire en ce sens.
Oui, la santé est l'un des éléments d'une stratégie d'influence, dans laquelle la Croix-Rouge doit bien entendu s'inscrire. Oui, nous avons trop privilégié le multilatéral au détriment du bilatéral. Nous travaillons « pour le roi de Prusse », ou pour une technocratie internationale, alors que les Chinois ou les Américains affichent leur politique.
Cependant, monsieur le ministre, nous devons utiliser aussi d'autres canaux que l'action publique. Nous devrions nous inspirer de ce que font les Américains, qui démultiplient leurs stratégies d'influence avec des fondations. Peut-être la Croix-Rouge devrait-elle en être une. Peut-être pourrait-elle aussi, comme en Angleterre ou en Turquie, bénéficier à titre de « juste cause » d'un retour de la politique des jeux : au moment où nous réfléchissons avec le Gouvernement à la modification de cette politique, c'est une idée que je vous soumets.
Chers collègues, je vous rappelle que l'une des toutes prochaines missions d'information que nous allons créer sera consacrée à la problématique aide bilatérale – aide multilatérale. Votre audition, monsieur le ministre, confirme l'intérêt du sujet.
Monsieur le ministre, j'ai appris avec étonnement, en tant qu'ambassadrice des OMD dans cette maison, que vous n'aviez pas été invité à la journée qui leur a été consacrée. Je vous prie d'accepter mes plus sincères excuses.
En tant que rapporteure pour avis de l'aide publique au développement, j'aimerais que vous nous précisiez quelles sont, au sein de votre action et de votre budget, la part de l'action humanitaire d'urgence et celle de l'aide au développement, laquelle est peu connue de l'opinion publique.
Par ailleurs, ne pensez-vous pas que la France devrait intégrer, peut-être en annexe, dans son budget d'aide publique au développement – où ne figurent actuellement que les crédits d'État – ce qui est apporté par la Croix-Rouge, par les ONG, ainsi que par la coopération décentralisée ?
Je suis pleinement d'accord avec vous sur le fait que l'aide multilatérale pose des problèmes de lisibilité et d'efficacité, de même que sur la priorité à donner à la santé : je dis comme vous, et j'ai eu plaisir à l'entendre, que l'on ne fait pas travailler des gens malades et que l'on n'instruit pas des enfants moribonds.
Nous avons beaucoup parlé de l'action de la Croix-Rouge à l'étranger, mais pourriez-vous faire un rapide bilan de son action en France ?
Pourriez-vous nous indiquer la répartition des sociétés nationales entre Croix-Rouge et Croissant-Rouge ?
Enfin, pouvez-vous nous dire comment les parlementaires peuvent être utiles à la Croix-Rouge ?
Monsieur Schneider, la Croix-Rouge du Bas-Rhin étant d'une efficacité extraordinaire, je comprends que le sujet vous tienne à coeur. Lorsque je suis arrivé, j'ai trouvé une Croix-Rouge merveilleuse, mais qui n'avait pas pris le tournant de la modernité. Depuis quatre ans, avec une équipe directoriale renouvelée, j'ai entrepris de reconstruire la maison, ce qui passait notamment par de nouveaux statuts, un nouveau règlement intérieur, une décentralisation et une informatisation. Si je me représente en juin et si l'on me fait à nouveau confiance, j'espère pouvoir faire en sorte que dans quatre ans, elle soit de nouveau capable de relever des défis qu'elle n'était plus en mesure d'affronter.
Le drame de la faim est sans doute le plus insupportable, surtout quand il touche les enfants – car un enfant qui a faim ne comprend pas pourquoi on ne peut pas lui donner à manger. Nous nous y attaquons à bras-le-corps dans divers pays, notamment au Niger, mais tout ne dépend pas de nous. Malheureusement, entrent en jeu des choix politiques, des spéculations, des détournements.
Monsieur Rochebloine, nos relations avec les ONG sont généralement bonnes, même si elles peuvent devenir mauvaises épisodiquement. Nous avons eu ainsi, au moment du tsunami, un différend sérieux avec MSF, qui prétendait que l'action humanitaire se bornait à l'urgence, tandis que je défendais le point de vue inverse : quand on a sauvé quelqu'un de la noyade, j'estime qu'il ne faut pas l'abandonner sur la plage. Je suis partisan, au-delà de l'action d'urgence, d'une action humanitaire durable, qui me paraît en être la suite obligée. La problématique est la même qu'à l'hôpital, où certes on dispense des soins d'urgence, mais où heureusement, on soigne ensuite les gens dans des services spécialisés pour les remettre sur pied ! Pour moi, l'action humanitaire inclut l'urgence mais ne s'arrête pas à l'urgence. Compte tenu des sommes très importantes que nous avons reçues à la suite du tsunami, nous nous sommes engagés dans la durée. Nous allons fermer nos derniers chantiers d'ici à la fin de l'année, à l'exception de deux, l'un en Indonésie, l'autre en Thaïlande. En revanche, nous avons décidé d'aider financièrement vingt ONG de plus petite taille, qui n'avaient pas beaucoup d'argent mais des compétences et de l'expérience, dans le cadre de contrats qui ont été passés au crible par la Cour des comptes. Enfin, parce que j'estime que nous devons nous parler davantage, j'ai créé un espace de rencontre humanitaire sous le parrainage de la fondation Mérieux ; face à l'ampleur des souffrances et des misères, il serait bien stupide de se comporter en concurrents les uns les autres.
Qui donne les ordres ? Pour notre part, nous en recevons de la Fédération internationale installée à Genève, ou bien nous intervenons à la demande de sociétés soeurs. Si nous prenons une initiative, nous les sollicitons. Nous n'allons jamais dans un pays sans être demandés et attendus par la société nationale, ce qui nous permet d'être aiguillés, conseillés. Les équipes sont mixtes : ainsi en Birmanie, les cinq volontaires français travaillent avec quarante Birmans.
La Croix-Rouge française est aujourd'hui une association reconnue d'utilité publique. La question d'en faire une fondation est à l'étude, mais elle n'est pas simple. L'une des éventualités serait de limiter le périmètre de la fondation aux établissements.
En ce qui concerne les mines antipersonnel, nous participons au combat mené par la Fédération.
Madame Fort, je vous remercie de votre témoignage, auquel je n'ai rien à ajouter.
Monsieur Myard, je suis d'accord avec vous mais ne forçons pas le trait. La France doit continuer à faire du multilatéral, mais revenir aussi au bilatéral, qu'il est dramatique d'avoir abandonné. Il faudrait suggérer que dans ce cadre, une convention soit établie avec la Croix-Rouge française, qui est prête à envoyer des volontaires.
Concernant les jeux, je vous invite tous à défendre l'idée que la Croix-Rouge française, qui est bien sûr une juste cause, bénéficie d'un retour. Vous pouvez citer l'exemple espagnol !
Madame Martinez, on parle de plus en plus dans les textes des « organismes de solidarité internationale » – OSI –, appellation qui permet de couvrir à la fois les ONG et le mouvement Croix-Rouge. Quant aux acteurs de l'humanitaire, ils sont au nombre de trois : ONG, mouvement Croix-Rouge et États.
Oui, l'aide humanitaire ne s'arrête pas à l'urgence. C'est pourquoi nous sommes une association d'action humanitaire, qui intervient en urgence mais aussi dans la durée, et nous sommes également des acteurs de l'aide au développement. Quand nous créons des écoles d'infirmières ou des centres de santé, c'est, bien sûr, de l'aide au développement.
S'agissant du budget de l'aide publique au développement, je doute beaucoup que les ONG souhaitent qu'on y adjoigne leurs propres actions. En revanche, la Croix-Rouge étant auxiliaire des pouvoirs publics, si des rapports plus étroits étaient établis avec elle, il n'y aurait naturellement aucun inconvénient à ce que l'État se prévale de l'action humanitaire qu'elle accomplit – bien sûr en toute impartialité politique.
Monsieur Lecou, je n'ai pas parlé de l'action de la Croix-Rouge en France parce que je me trouve devant la Commission des affaires étrangères, mais nous intervenons, comme disent les Britanniques, « all over the world, round the corner », partout dans le monde et au coin de la rue. Sur les 100 millions que représente notre budget hors établissements, un petit tiers va à l'international, le reste va à l'action métropolitaine et ultramarine.
Merci, monsieur le président. Cette audition aura été très utile, et nous prenons bonne note de vos suggestions. Nous ne manquerons pas de venir vous voir dans le cadre de la mission dont j'ai parlé, et nous comptons bien vous rencontrer régulièrement. Nous ne vous oublierons pas.
La séance est levée à dix-huit heures vingt-cinq.