Consultez notre étude 2010 — 2011 sur les sanctions relatives à la présence des députés !

Commission de la défense nationale et des forces armées

Séance du 10 juin 2009 à 11h00

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

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La séance

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Audition de M. Jean de Ponton d'Amécourt, ambassadeur de France en Afghanistan

La séance est ouverte à onze heures.

PermalienPhoto de Guy Teissier

Monsieur l'ambassadeur, notre commission vous a déjà entendu plusieurs fois. D'abord en tant que directeur des affaires stratégiques au ministère de la défense – fonction que vous avez exercée de juillet 2005 à juillet 2007 – à l'occasion de l'examen de projets de loi de finances. Après les tragiques événements d'août dernier, vous avez été entendu conjointement par les commissions des affaires étrangères et de la défense le 17 septembre. Par la suite, nous avons mis en place une mission d'information sur l'évaluation de l'opération militaire française en Afghanistan, menée par MM. Pierre Lellouche et François Lamy, et nous vous savons gré d'avoir contribué à la réussite des déplacements de nos collègues en Afghanistan. On ignore trop souvent combien de telles missions sont compliquées et risquées.

M. Pierre Lellouche, qui est désormais le représentant spécial de la France pour l'Afghanistan et le Pakistan, nous a fait un brillant exposé le 20 mai dernier. Voici une semaine, M. Daniel Jouanneau, ambassadeur de France au Pakistan, nous a présenté son analyse de la situation dans ce pays qui recèle peut-être encore plus de menaces que l'Afghanistan lui-même.

Aujourd'hui, monsieur l'ambassadeur, les informations que vous pourrez notamment nous apporter sur les élections d'août prochain et sur ce qui s'ensuivra nous seront précieuses.

PermalienJean de Ponton d'Amécourt

Je remercie la commission de me recevoir. Il est du devoir d'un ambassadeur nommé dans un pays où l'engagement militaire de la France est si profond de vous exposer notre action sur place. Certes, les parlementaires – et peut-être, plus généralement, l'opinion – ont une connaissance de plus en plus fine de cette action. Néanmoins, si je peux contribuer à éclairer tel ou tel point, j'en serai heureux.

M. Pierre Lellouche vous a déjà fait bénéficier de son excellente connaissance du dossier. Je veux cependant devancer une question souvent posée : quelle est l'utilité de sa mission et la mène-t-il de façon satisfaisante ? En sa présence, je peux confirmer qu'il accomplit un travail remarquable et que sa nomination a été très importante pour nous. M. Richard Holbrooke, avec énergie et talent, a imprimé sa marque sur la politique américaine en Afghanistan et a constitué autour de lui un véritable parlement de représentants spéciaux. Pierre Lellouche est le seul, parmi ceux-ci, à être un homme politique. De par son énergie et sa connaissance du dossier, il est parfaitement à la hauteur du représentant américain.

En 2001, les Américains, suivis par les Britanniques, les Allemands et les Français, sont entrés dans un pays totalement détruit par une guerre qui avait duré 30 ans et qui avait fait 2 millions de morts et 9 millions de réfugiés. Parce qu'ils y avaient rencontré une forte résistance, les Soviétiques avaient dévasté les campagnes. Les moudjahidines, eux, s'en sont pris aux villes, détruisant Kaboul et différentes capitales provinciales d'importance, telles que Herat, Mazar-e-Charif, Djalalabad et Kandahar. Enfin, les talibans se sont employés à détruire les institutions et l'administration. Ils ont chassé les femmes qui exerçaient des fonctions dans le système de santé, dans l'éducation et dans l'administration.

Tout était donc à construire, et cela a été fait. Sous le mandat des Nations-Unies (c'est-à-dire en association avec des pays qui ne font pas partie de l'Alliance, comme l'Inde, la Russie, le Pakistan et l'Iran), nous sommes parvenus à reconstruire des institutions politiques : adoption d'une loi électorale puis d'une Constitution en 2004 ; élection du président la même année puis de l'assemblée nationale – la chambre basse, ou Wolesi Jirga – en 2005. À la tête de la Direction indépendante pour la gouvernance locale, M. Popal contribue aujourd'hui à la mise en place de nouvelles autorités, avec des gouverneurs plus représentatifs que de simples chefs moudjahidines et une administration de meilleure qualité pour les provinces et les districts.

En particulier, la France a participé à la formation de l'administration du Parlement afghan – effort interrompu pour des raisons pratiques mais que nous allons reprendre – et à la formation des juges.

Autre point majeur : le rétablissement de la situation sécuritaire. L'Alliance est actuellement déployée dans l'ensemble du pays mais elle est plus ou moins présente selon les zones. C'est pourquoi les Américains vont répartir les nouveaux effectifs – 21 000 hommes dont 17 000 combattants – principalement dans l'est et le sud. Une brigade entière, avec notamment des hélicoptères et de artillerie lourde, sera déployée dans le Helmand ainsi qu'une unité de marines d'importance équivalente dans la province de Kandahar. Les Américains prennent également le relais des Italiens dans les provinces de l'ouest, Farah et Nimroz.

Après les émeutes de 2006, consécutives à l'incident du « camion fou » américain, la situation sécuritaire a connu une dégradation considérable en 2007. Les choses se sont stabilisées en 2008, puis aggravées de nouveau en 2009. L'évolution est cependant contrastée. À Kaboul, la situation est bien contrôlée après les événements dramatiques de 2008 (attentat contre l'hôtel Serena, attentat consécutif à la tentative d'assassinat du président lors de la fête nationale en avril 2008, attentat contre l'ambassade de l'Inde, qui a fait 60 morts et 150 blessés, attentat contre le ministère de l'information). En 2009, le groupe Haqqani a tenté un attentat similaire à celui qu'il avait perpétré à Bombay, mais les terroristes ont été neutralisés. En contrepartie de cette sécurisation, le centre de Kaboul finit par ressembler à la « zone verte » de Bagdad.

Dans le reste du pays, les situations sont diverses. À l'exception de la province de Kunduz et d'une province limitrophe de celle d'Herat, où trafic de drogue et infiltrations iraniennes prédominent, le Nord est à peu près tenu. En revanche, on constate une augmentation très préoccupante des incidents dans le Sud, l'Est et l'Ouest, en particulier dans des provinces proches de Kaboul, celles de Wardak et du Logar. L'accroissement du nombre des incidents est de 25 à 30 % par rapport à l'année précédente. On déplore une dizaine d'attentats-suicides par mois et de très nombreux enlèvements.

Pourtant, il est clair que l'insurrection armée n'a absolument aucune possibilité de contrôler le pays. Elle peut investir telle ou telle ville ponctuellement, mais la police, l'armée afghanes et les forces de l'Alliance sont à même de se déployer et de les déloger assez rapidement. La capacité de nuisance de l'insurrection reste toutefois considérable.

En matière de gouvernance, un travail important a été accompli pour essayer de créer une administration locale, pour disposer de juges sur place et pour constituer une police. Celle-ci compte environ 80 000 hommes et n'est malheureusement pas de très grande qualité, contrairement à l'armée, dont les effectifs passeront de 80 000 à 120 000 hommes. Nous soutenons fortement le nouveau ministre de l'intérieur, M. Atmar. La France a engagé trois projets en matière de police. Dans un cadre européen, 150 gendarmes français – et probablement 150 autres membres des gendarmeries européennes – formeront la gendarmerie afghane destinée , en ce qui concerne les unités formées et encadrées par nos forces, à se déployer dans les quatre districts où nous opérons, en Kapisa et en Surobi. Leur méthode s'inspirera de celle de nos OMLT (Operational Mentoring Liaison Teams) qui encadrent l'armée afghane au combat.

Cet aspect est essentiel. Il faut se rappeler que le schéma opérationnel de l'Alliance est clear (éliminer les forces de l'insurrection), hold (mettre en place une police et une justice afin que les personnes se sentent protégées) et build.

Sur ce dernier point, qui est celui du développement, le travail accompli est considérable. Une grande partie des infrastructures du pays a été reconstruite. Le nombre d'enfants scolarisés s'élève à 7 millions (dont près de la moitié de jeunes filles), alors que 80 % de la population est analphabète. Par ailleurs, 80 % de la population a aujourd'hui accès à des soins. On a aussi reconstruit les administrations. Une liaison électrique est en cours d'achèvement entre l'Ouzbékistan et Kaboul. Un grand réseau routier en forme d'anneau assure la connexion entre les grandes villes afghanes et de nombreuses routes reliant Kaboul aux principales capitales provinciales ont été rétablies.

Cela reste néanmoins insuffisant. La tâche était très lourde et elle n'a pas toujours été accomplie avec efficacité. La corruption, en Afghanistan comme dans toute la région, est considérable. La population, notamment rurale, a toutes les raisons de se plaindre : il n'y a toujours pas de route pour aller au village, pas de puits, pas de système d'irrigation, le dispensaire le plus proche est souvent à une journée de distance, l'école n'est pas toujours accessible… Cela signifie-t-il que le gouvernement actuel et la communauté internationale qui le soutient ont perdu leur légitimité ? Les sondages montrent que ce n'est pas le cas.

Ce qu'il faut souligner, c'est l'extrême prudence de la population. Dans certaines zones, l'administration est présente jusqu'à 16 heures, puis arrivent, Kalachnikov sur le dos, des jeunes religieux qui ressemblent aux paysans locaux. Ils se proposent de rendre la justice. Or, après trente ans de guerre, les litiges sont nombreux : beaucoup de personnes ont été victimes de violences, se sont fait voler leur terre, leur maison… C'est la charia qui est alors appliquée, non sans efficacité : les gens savent très bien ce qu'ils risquent s'ils ne s'exécutent pas et préfèrent rester en vie ! Ce n'est pas qu'ils aiment les talibans – ils en gardent un très mauvais souvenir –, mais, dans leur esprit, tant qu'il n'est pas certain que le gouvernement et ses alliés l'emporteront, mieux vaut rester prudent. En tout cas, ils n'informent pas les alliés des mouvements des talibans, si bien qu'il est difficile d'opérer dans certaines zones.

M. Karzaï, qui est un remarquable manoeuvrier sur le plan politique, est bien parti pour emporter l'élection présidentielle. Notre principale préoccupation est de nous assurer que cette élection se déroulera de la façon la plus démocratique possible. L'Union européenne enverra 120 personnes pour assurer la préparation technique des Afghans et 50 observateurs. Cela peut paraître insuffisant pour les 7 000 points de vote d'un pays qui compte 30 millions d'habitants et dont la superficie dépasse celle de la France, mais cet encadrement est sans précédent dans un pays en guerre et il permettra un minimum d'objectivité.

Si M. Karzaï est élu, il se peut que la fraude électorale soit telle que l'on se retrouve dans une situation de type ukrainien, où une partie importante de la population conteste le résultat du scrutin. Par ailleurs, le président Karzaï, aussi intelligent et charmeur soit-il, est de l'avis général un très mauvais manageur. Les Américains insistent pour qu'il s'adjoigne un secrétaire général. À la demande de MM. Bernard Kouchner et Pierre Lellouche, le professeur Guy Carcassonne se rendra prochainement à Kaboul pour assister le président dans sa réflexion sur une telle nomination - ou sur celle d'un Premier ministre, moyennant une modification de la Constitution. On imagine mal, en effet, que le président Karzaï puisse continuer à gouverner de la même manière pendant cinq ans.

L'année 2010 sera critique. Pachtoune lui-même, le président Karzaï a beaucoup utilisé le thème de la réconciliation nationale afin de s'assurer de l'appui de son électorat naturel. Mais cette réconciliation passe par cinq ou six canaux, selon la représentation que peuvent avoir les talibans. Les élections législatives seront l'occasion ou jamais de faire accepter la Constitution à ceux-ci. S'ils obtiennent 60 ou 100 députés, ils réclameront le partage du pouvoir et des modifications institutionnelles. L'Afghanistan sera alors très différent de celui que nous connaissons, mais il sera peut-être plus pacifique. Nous devons nous y préparer. Notons d'ailleurs que, comme les États-Unis, la France a retenu l'année 2011 pour établir le bilan de son action.

PermalienPhoto de Guy Teissier

Si les talibans obtiennent de façon pacifique, comme vous en formulez l'hypothèse, des modifications de la Constitution et certaines mesures, comme la fermeture des écoles de filles, que deviendra notre objectif ?

PermalienJean de Ponton d'Amécourt

La réponse de la communauté internationale à la situation en Afghanistan passe par trois actions : l'afghanisation, c'est-à-dire la prise en main par les Afghans de leur défense, de leur police et de leur administration ; la « civilisation », c'est-à-dire l'amélioration de la gouvernance et le développement économique et social, qui suppose la protection des femmes ; enfin, la réconciliation. On ne peut renoncer à aucun de ces trois objectifs.

Nous ne saurions accepter qu'Al-Qaïda remette la main sur un État qui lui servirait de base pour des actions terroristes dans le reste du monde. Nous devons en second lieu éviter que les talibans reprennent le pouvoir. Nous devons en troisième lieu faire respecter les droits de l'homme et prioritairement, en l'espèce, ceux de la femme.

La communauté internationale devra donc veiller à ce que l'hypothèse que vous évoquez ne se réalise pas. La représentation nationale est composée d'un tiers de femmes, une femme est gouverneur, les femmes éduquées ont une action militante importante. Il ne faut pas croire qu'elles se résignent à l'oppression !

PermalienPhoto de Guy Teissier

Permettez-moi de citer à ce sujet un excellent livre, Syngué sabour d'Atiq Rahimi.

PermalienJean de Ponton d'Amécourt

C'est en effet un très beau livre, tout comme Terre et cendres.

PermalienPhoto de François-Michel Gonnot

Votre intervention, monsieur l'ambassadeur, me semble en décalage avec celles de MM. Lellouche et Jouanneau. J'apprends avec surprise que nos forces sont en Afghanistan pour rétablir la paix. Alors que je croyais que leur mission était d'éviter que l'État ne tombe entre les mains d'Al-Qaïda et des talibans, vous nous expliquez qu'il faut se réconcilier, qu'il faut accepter l'idée qu'il pourrait y avoir une centaine de talibans au parlement, qu'il faudra bien faire des concessions, quitte à renoncer en partie aux droits de l'homme… Peut-être n'avez-vous pas eu le temps nécessaire pour développer toutes les nuances de votre analyse. Il n'empêche : pourquoi sommes-nous en Afghanistan ? Pour combien de temps ? Quel est l'aboutissement de tout cela ? On ne peut exposer la vie de milliers de soldats français en faisant valoir que l'objectif est la réconciliation nationale avant même que l'on ait gagné la guerre !

PermalienPhoto de Nicolas Dhuicq

Les Occidentaux n'entretiennent-ils pas l'illusion d'une nation afghane là où il n'existerait qu'un ensemble culturel et non un État comme le nôtre, dont l'histoire s'étend sur 1 500 ans ?

Les Américains – bien naïfs en politique étrangère, sauf lorsqu'il s'agit de défendre leurs intérêts – nous suggèrent qu'il pourrait y avoir de bons et de mauvais talibans. C'est faire entrer le loup dans la bergerie : on voit mal les talibans abandonner les buts de guerre qu'ils se sont assignés !

Je voudrais aussi que l'on essaie de se placer du point de vue de la Russie, qui a perdu de nombreux combattants en Afghanistan et qui a un retour d'expérience important, analysé notamment dans le livre The Bear went over the mountain. Sur place, j'ai été frappé par le développement considérable de la base de Kandahar. Je peux comprendre, sous cet aspect, le sentiment d'encerclement des autorités russes. Ne pensez-vous pas que les Américains, en dépit des dénégations de leur président, souhaitent établir là une base stratégique permanente ? Par ailleurs, quels sont les objectifs et les actions de la Russie en Afghanistan aujourd'hui ?

PermalienJean de Ponton d'Amécourt

Monsieur Gonnot, vous avez interprété mes propos de manière subjective et je ne souscris pas à votre présentation des choses.

Il n'existe pas de « bons » talibans ou de talibans « modérés » : les talibans sont par définition des extrémistes islamiques. Toutefois, les Pachtounes constituent 40 % de la population afghane, soit quelque 12 millions de personnes. Ils sont implantés essentiellement dans le sud du pays, 24 millions de Pachtounes résidant de l'autre côté de la frontière, au Pakistan.

On ne peut espérer stabiliser durablement la situation en Afghanistan sans tenir compte du fait que les Pachtounes sont l'ethnie majoritaire et qu'ils ont toujours gouverné le pays. D'ailleurs, le président Karzaï et une grande partie de ses ministres sont pachtounes. Or, si tous les Pachtounes ne sont pas des talibans, tous les talibans, à de rares exceptions près, sont pachtounes. D'ailleurs, la zone d'insurrection est située sur le territoire pachtoune.

Parmi ceux qui se sont engagés dans les rangs des talibans, certains sont disposés à accepter les institutions dans leur fonctionnement actuel, statut des femmes inclus. La résolution définitive du conflit passera nécessairement par une « paix des braves », sur le modèle algérien, qui permettra d'inclure cette mouvance prête à accepter les institutions. Quant aux autres, il faut continuer à les combattre, de façon à être en position de force pour les élections. C'est pourquoi l'évolution de la situation militaire en 2009 et 2010 sera si importante.

Je ne pense donc pas que ma position soit naïve ; tout au plus ai-je dû la résumer. Quoi qu'il en soit, il s'agit d'un sujet complexe, sur lequel nous n'avons aucune maîtrise : la réconciliation nationale est une affaire entre Afghans.

Par ailleurs, d'autres intérêts sont en jeu, à commencer par ceux des États voisins : l'Iran, le Pakistan, le Tadjikistan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan. Rassurez-vous, ils n'éprouvent aucune tendresse pour les talibans. Par conséquent, le processus de réconciliation nationale sera soigneusement surveillé et contrôlé par la communauté internationale. Aboutira-t-il ? Je l'ignore, mais les élections constituent assurément une opportunité.

Monsieur Dhuicq, les Russes disposent d'une expérience tragique de la guerre en Afghanistan. Vers la fin du conflit, ils ont adapté leur dispositif avec efficacité, et une grande partie de la théorie de la contre-insurrection développée par les Américains découle directement de l'étude de la stratégie russe. La Russie a bien évidemment intérêt à la stabilisation de l'Afghanistan.

À la suite de l'élection de Barack Obama et des nouvelles relations bilatérales établies par l'administration démocrate, les Russes ont de toute évidence la volonté de participer davantage à l'action de la communauté internationale en Afghanistan – ce qui s'est d'ailleurs traduit par la récente visite du ministre russe des affaires étrangères, M. Sergueï Lavrov.

Cela étant, leurs moyens demeurent limités et leurs relations avec l'Alliance, et en particulier avec les Américains, sont complexes. Je ne sais pas encore très bien comment cette volonté nouvelle se concrétisera. Un accord prévoyant des consultations politico-stratégiques a d'ores et déjà été signé entre les Afghans et les Russes. Enfin, ces derniers ont participé à la conférence de La Celle Saint-Cloud : il leur paraît en effet important de participer à une solution régionale du conflit.

En tout état de cause, ils n'ont aucune envie que les talibans ou l'insurrection islamique prennent le pouvoir en Afghanistan !

PermalienPhoto de Christophe Guilloteau

Monsieur l'ambassadeur, le trafic de drogue, qui assure la subsistance de nombreux talibans, est-il toujours aussi actif en Afghanistan ?

PermalienPhoto de Françoise Olivier-Coupeau

Quelle est l'image des soldats français en Afghanistan ? Vous avez dit, monsieur l'ambassadeur, que la population subissait une telle pression de la part des talibans qu'elle avait peur d'informer nos soldats de leurs mouvements. Pourtant, les Américains et les Français n'obéissent pas aux mêmes règles d'engagement, les Américains ayant – c'est le moins que l'on puisse dire – moins de scrupules à provoquer des dommages collatéraux. Quelles sont les répercussions sur l'image de nos soldats ? Ceux-ci sont-ils toujours les bienvenus ou font-ils figure d'armée d'occupation ?

Par ailleurs, vous avez la réputation d'être un homme de culture et, en particulier, d'être un grand amateur de poésie. Y a-t-il encore des artistes, des écrivains, des poètes en Afghanistan ou ont-ils tous fui le pays ?

PermalienJean de Ponton d'Amécourt

S'agissant de la différence des règles d'engagement entre les Français et les Américains, vous avez parfaitement raison, madame Olivier-Coupeau. C'est d'ailleurs pourquoi le général McKiernan a été remplacé par le général McChrystal, ancien commandant des forces spéciales, dont on peut penser qu'il aura une plus grande autorité sur celles-ci que son prédécesseur.

Les Américains ont compris que les dommages collatéraux leur causaient un grave préjudice. Un incident est récemment survenu à Farah : la police et l'armée afghanes se sont fait accrocher dans un village par deux cents insurgés. Ils ont appelé l'Alliance au secours. Les forces spéciales américaines, qui étaient les seuls disponibles dans la région, sont intervenues, et ont demandé un soutien aérien. On a recensé quelque soixante-dix morts. Certes, une partie des victimes sont le fait des talibans, mais l'essentiel est le fait des tirs aériens. L'ambassadeur américain, le général Eikenberry, s'en est excusé publiquement – ainsi que Mme Clinton –, et il s'est rendu sur place avec le président Karzaï afin d'exprimer les regrets des États-Unis. C'est insuffisant, bien entendu, mais cela dénote un changement d'attitude.

Les frappes aériennes touchant des populations civiles ont eu un effet très négatif dans un pays où les liens de famille sont fondamentaux. Cela dit, à l'échelon national, les Afghans ne font pas une grande différence entre les Américains et les Français, même s'ils savent que les situations varient suivant les régions et les nationalités des soldats qui y opèrent.

Pour autant, les forces de l'Alliance ne sont pas considérées comme des troupes d'occupation. Les sondages réalisés régulièrement par des instituts indépendants montrent que le gouvernement afghan et les Alliés bénéficient toujours d'une forte légitimité – même si les opinions favorables tendent à diminuer, puisqu'elles sont passées sous la barre des 60 %. Au quotidien, on n'observe pas de phénomène de rejet, ni même de mouvements d'humeur – hormis les attaques des talibans ! Il m'arrive souvent de me promener dans la rue, et je n'ai jamais été victime de gestes hostiles.

Monsieur Guilloteau, les rapports des Nations-Unies qui concluent à la réduction de la production de drogue en Afghanistan et à l'augmentation du nombre de provinces débarrassées du pavot, sont sujets à caution. Il faut tenir compte du fait que la production du pays s'élevait en 2008 à 7 000 tonnes d'opium, alors que le marché mondial représente 4 000 tonnes. La culture de l'opium étant concentrée dans le Sud, notamment dans la province du Helmand, qui fournit 85 % à 90 % de la production nationale, elle-même représentant 90 % de la production mondiale, il n'est pas difficile pour l'insurrection, qui est très étroitement liée au narcotrafic, de réduire la production, en bon monopoliste. Sinon, l'opium perdrait de sa valeur et les populations seraient incitées à cultiver du blé. Il convient donc d'être prudent.

Les Américains et les Anglais ont déployé des efforts peu coordonnés pour s'attaquer à la racine du mal, la culture de la drogue, et ils ont échoué. Il n'y a de véritable engagement ni de la part du gouvernement afghan, qui a conscience de l'impopularité d'une telle politique, ni de la communauté internationale, en raison des moyens considérables que cela supposerait. On considère, à tort, la culture du pavot comme un problème secondaire. Or, elle a des conséquences directes sur la consommation de drogue dans la région – qui absorbe 70 % de la production afghane – et en Europe, et elle permet de financer l'insurrection.

Il faut donc résoudre ce problème. La France joue son rôle – peut-être de manière insuffisante : nous participons ainsi à la formation et à l'armement des équipes opérationnelles du ministère de la lutte contre les stupéfiants et nous allons construire cette année l'aile de l'Académie de police destinée à la formation de policiers spécialisés dans la lutte contre la drogue. Nous assurerons cette formation par la suite.

Quant à l'activité artistique en Afghanistan, madame Olivier-Coupeau, une grande partie des artistes afghans ont émigré, à l'instar d'Atiq Rahimi ou de Barmak Akram, le réalisateur de L'Enfant de Kaboul. Trois disciplines sont toutefois restées relativement vivaces et d'ailleurs nous les encourageons.

Il s'agit en premier lieu de la poésie. Le sujet de Syngué sabour avait été suggéré à Atiq Rahimi par la mort d'une grande poétesse d'Herat, battue à mort par son mari. L'Afghanistan possède une grande tradition poétique, à la fois en pachto et en dari. Je m'efforce, ainsi que les Indiens, d'organiser des récitals de poésie. J'en avais programmé un le 19 août dernier, que j'ai décidé de maintenir symboliquement, en dépit de la perte de nos hommes, pour montrer que nous devions, quoi qu'il advienne, encourager la survie de la culture et sa libre expression.

La musique, que l'Afghanistan a en commun avec la ville de Lucknow, capitale de l'Uttar Pradesh, en Inde, est également très vivante. Elle est souvent pratiquée dans les deux pays par de mêmes familles de musiciens, qui vivent dans les quartiers des musiciens, à Kaboul, Lucknow ou Delhi. Alors qu'ils avaient été particulièrement maltraités par les talibans, un grand nombre de musiciens sont revenus en Afghanistan. Ils se rattachent à une très belle et très ancienne tradition, qui a donné naissance, après sa diffusion dans le monde arabe, au cante jondo espagnol.

Enfin, la France soutient le cinéma afghan, dont L'Enfant de Kaboul est un bon spécimen : Atiq Rahimi a tiré un film de son livre Terre et cendres, et nous avons financé, avec les Allemands, un projet des ateliers Varan, qui visait à former durant deux ans des équipes capables de réaliser et de produire des documentaires sur le thème des enfants. Des films remarquables ont été présentés au dernier festival de Cannes.

PermalienPhoto de Gilbert Le Bris

Aborder l'Orient compliqué avec des idées simples » : voilà ce qu'avait conseillé, en substance, un grand homme.

Monsieur l'ambassadeur, quelles pourraient être, selon vous, ces idées simples : « C'est là que se joue l'avenir du monde » ? Ou bien : « On ne peut pas permettre à Al-Qaïda de disposer d'un État » ? Ou encore : « Il s'agit d'un conflit grâce auquel l'Occident pourra établir une tête de pont au coeur d'une région instable et en lisière d'une zone de croissance économique » ?

Par ailleurs, quel rôle peuvent jouer les grands voisins que sont l'Iran et le Pakistan ?

PermalienPhoto de Françoise Hostalier

Monsieur l'ambassadeur, on dit souvent que les insurgés ne peuvent pas prendre le pouvoir et qu'ils ne disposent que d'une capacité de nuisance. Peut-on imaginer que des talibans jouant le jeu des élections puissent transformer l'Afghanistan en un pays comme l'Iran, où la paix intérieure serait assurée, mais qui serait menaçant pour la communauté internationale ?

Par ailleurs, les États-Unis vont considérablement renforcer leurs effectifs militaires et civils. Ne risquent-ils pas de continuer à dominer le reste de la coalition, dans la mesure où les chaînes de commandement nous échappent, même si quelques postes subalternes nous sont accordés ?

Qu'en est-il de la présence politique et militaire de l'Union européenne ? On a l'impression qu'il n'y a pas de pilote dans l'avion : au mieux, nous servons de supplétifs, au pire, nous brouillons les cartes. Notre présence serait-elle contre-productive ?

PermalienJean de Ponton d'Amécourt

Monsieur Le Bris, ce sont nos intérêts nationaux que nous défendons en Afghanistan.

Premièrement, contrairement à ce que l'on croit, la présence française en Afghanistan est ancienne, importante et extrêmement appréciée. Deux lycées, l'un de garçons, l'autre de filles, portent toujours le nom de « lycée français », bien qu'ils soient devenus totalement afghans. Ils comptent chacun 4 500 élèves environ, et sont considérés à travers le pays comme des lycées d'élite. Nous sommes en train de les moderniser, en accord avec le gouvernement afghan.

Les Allemands se trouvent dans la même situation et je m'emploie à ce que nous travaillions de manière conjointe. C'est toutefois difficile, non du fait d'une quelconque mauvaise volonté, mais parce que l'éducation relève en Allemagne des Länder et en France de l'Éducation nationale.

L'Afghanistan comporte un certain nombre de francophones et l'on nous demande d'être présents et actifs.

Deuxièmement, il convient de lutter contre Al-Qaïda.

Troisièmement, nous nous trouvons au coeur d'une zone stratégique, à proximité du Golfe, qui est une source d'approvisionnement pétrolier pour l'ensemble du monde, et des grandes puissances régionales que sont l'Iran et le Pakistan.

La Conférence de la Celle Saint-Cloud, qui s'est tenue à l'initiative de M. Kouchner en décembre 2008, a été un grand succès, dans la mesure où nous avons réussi à réunir tous les voisins de l'Afghanistan – hormis l'Iran, dont le ministre des affaires étrangères a annulé au dernier moment sa participation.

Parmi ces voisins, quels sont les plus présents en Afghanistan ?

Il y a tout d'abord l'Iran, qui mène une politique d'aide et joue un rôle politique important, puisqu'il contrôle une large part de la communauté chiite, par la distribution de subsides et l'exercice d'une influence directe sur un certain nombre de personnes. Il a en outre la mainmise sur une partie des médias du nord du pays. L'Iran est, avec le Pakistan, la Russie et l'Inde, l'un des quatre pays qui possèdent un consulat général dans toutes les grandes villes de l'Afghanistan, avec des effectifs bien plus nombreux que ne le justifient les intérêts locaux.

Son attitude est ambiguë. D'un côté, il ne souhaite pas que les talibans reviennent au pouvoir et, par conséquent, il soutient l'action de la communauté internationale. D'un autre côté, il ne veut pas que les États-Unis, qu'il considère comme son ennemi, soient trop puissants, et il s'emploie à développer des abcès de fixation. Selon nos renseignements, certains services iraniens un peu troubles assurent le passage des talibans et leur fournissent des armes – notamment des engins explosifs improvisés –, en contrepartie de la livraison de drogue, l'Iran étant l'un des principaux destinataires de l'opium et de l'héroïne fabriqués en Afghanistan.

L'attitude du Pakistan est elle aussi ambiguë. Tout comme l'Iran, le Pakistan est présent dans les grandes villes afghanes, possède d'importants services de renseignement et développe une assistance économique, notamment en matière d'immigration ; le président Zardari travaille en liaison étroite avec le gouvernement afghan pour aboutir à une stabilisation du pays. Pourtant, dans le même temps, les services secrets pakistanais – l'ISI – continuent à soutenir l'insurrection. Il existait quelque 400 madrasas au moment de l'indépendance du Pakistan. Elles sont aujourd'hui 20 000, financées essentiellement par les fondations religieuses du Golfe, lesquelles adressent également de l'argent aux insurgés via l'ISI.

L'Inde est extrêmement présente en Afghanistan. Elle possède elle aussi un consulat dans toutes les grandes villes du pays, mais elle dépense de surcroît beaucoup d'argent : elle s'est engagée à la conférence de Paris à verser une aide de 1,2 milliard de dollars, par des canaux exclusivement gouvernementaux et bilatéraux. Il s'agit d'ailleurs d'un sujet sensible dans les relations entre l'Inde et le Pakistan.

Enfin, la présence de la Chine s'explique uniquement par la promotion de ses intérêts économiques : elle a découvert que l'Afghanistan était un grand marché minier. Les Chinois vont ainsi investir 2,5 milliards de dollars dans la mine d'Aynak, dans la province du Logar, qui abriterait le plus vaste gisement de cuivre du monde.

S'agissant, madame Hostalier, du rôle de l'Union européenne, celle-ci est, et de loin, le deuxième contributeur en matière d'aide à l'Afghanistan. Pourtant, comme pour le Pakistan – dont elle était jusqu'à une date récente le premier contributeur pour l'aide civile –, son action passe totalement inaperçue, en raison du fonctionnement bureaucratique des programmes d'aides de la Commission. Celle-ci réalise un travail très utile, mais oublie de le faire savoir !

Par ailleurs, il n'existe aucune coordination entre la Commission et les États-membres, ni entre le représentant de M. Solana et celui de la Commission. Le premier, M. Ettore Francesco Sequi, qui connaît très bien la région, est un homme tout à fait remarquable. Le second, l'Allemand Hansjörg Kretschmer – qui est un de mes amis – est très compétent ; l'image de la Commission est certes aimable mais distante et peu transparente. Il faut impérativement faire pression sur Mme Ferrero-Waldner pour qu'elle accepte de fusionner les deux représentations sous l'autorité de M. Sequi, lorsque le mandat de M. Kretschmer arrivera à son terme.

Enfin, j'avais obtenu, à l'occasion de la présidence française de l'Union européenne, que soit décidée la rédaction d'un livre bleu, faisant l'inventaire de la totalité de l'aide de l'Union européenne, Commission et États-membres inclus. Malheureusement, ce projet n'a pas soulevé l'enthousiasme de la Commission, et les instructions nécessaires n'ont été données que durant la présidence tchèque, laquelle n'a pas été en mesure de transmettre les informations demandées. Il revient donc aux Suédois de le faire. Peut-être qu'un an après l'avoir commandé, nous pourrons obtenir ce document de base, qui nous permettra de rappeler aux États-Unis l'importance de notre action en Afghanistan.

PermalienPhoto de Pierre Forgues

Monsieur l'ambassadeur, faut-il mettre sur le compte d'une sensibilité artistique exacerbée votre description de la situation en Afghanistan, très adoucie par rapport à celle de nos chefs militaires ?

Nous avons reconstruit les routes, les institutions, une armée, une police, une justice et, grâce à nous, 80 % de la population a accès à des soins. Cependant, vous dites que cela n'a guère d'effet sur les populations rurales, qui demeurent réticentes à nous donner des renseignements car elles ne savent pas qui, de l'Alliance ou des talibans, va l'emporter. Qu'au bout de huit ans de guerre, elles continuent à en douter, voilà qui me rend extrêmement perplexe !

Les populations locales donnent-elles, à l'inverse, des renseignements aux talibans ? Le nombre de ceux-ci a-t-il diminué ?

Je rappelle qu'en 2001, la production de drogue en Afghanistan était de 200 tonnes ; elle atteint aujourd'hui 8 000 tonnes, à destination, non seulement de l'Iran, mais aussi du Turkménistan !

Monsieur l'ambassadeur, vous affirmez que les forces de l'Alliance – les soldats français en particulier – ne sont pas considérées comme une armée d'occupation. Au début, cela était certainement vrai : nous avons dû être accueillis comme une armée de libération. Mais après huit années passées sur le terrain, c'est difficile à croire !

PermalienJean de Ponton d'Amécourt

Que vous répondre, monsieur le député, sinon que je ne suis pas d'accord avec vous ? On ne peut nier que nous menions une guerre de contre-insurrection. Sa difficulté est précisément de convaincre les populations locales que les forces régulières soutenues par l'Alliance vont l'emporter et qu'en nous donnant des informations sur les attaques prévisibles de l'insurrection, elles jouent un jeu gagnant et ne risquent pas leur vie.

Le problème, c'est que l'on a mis beaucoup de temps à adopter une doctrine de la contre-insurrection, même si les Français ont très tôt agi en ce sens. D'ailleurs, les Américains reconnaissent que l'armée française a réalisé un travail remarquable en Kapisa et en Surobi, ce qui s'est traduit – exception faite de l'incident du 18 août dernier – par des pertes extrêmement limitées dans nos rangs et par l'expulsion de l'insurrection armée de nos zones de contrôle.

Cependant, rien n'est joué : la situation est actuellement tendue en Kapisa, ce qui est normal puisque nous sommes dans une période propice aux attaques, les talibans, en provenance du Pakistan, profitant de l'été pour se mouvoir facilement à travers le pays.

Quant à réduire le nombre de talibans, c'est impossible : 12 millions de Pachtounes vivent en Afghanistan. Un soldat de l'armée régulière afghane gagne au maximum 150 dollars par mois. Les talibans leur proposant le double, ils ne rencontrent aucun problème de recrutement ! L'Afghanistan est un pays de guerriers : des personnes formées dans les madrasas sont ravies de trouver un emploi leur permettant de servir à la fois Dieu et leurs convictions tout en gagnant 300 dollars par mois.

PermalienPhoto de Guy Teissier

Monsieur l'ambassadeur, nous vous remercions pour votre témoignage.

La séance est levée à douze heures vingt.