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Mission d’information sur les questions mémorielles

Séance du 15 juillet 2008 à 15h00

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

  • génocide
  • histoire
  • historien
  • historique
  • mémoire

La séance

Source

La mission d'information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Questions mémorielles et liberté d'expression » avec les invités suivants : M. Olivier Cazanave, directeur de la Documentation française, M. Emmanuel Hoog, président de l'Institut national de l'audiovisuel, Mme Christine de Mazières, déléguée générale du Syndicat national de l'Édition, Mme Dominique Missika, historienne, éditrice et productrice d'émission sur France Culture, Me Bruno Ryterband, avocat spécialisé en droit de l'édition et des médias, M. Jacques Semelin, historien et politologue, directeur de recherche au CERI-CNRS, directeur du projet international de l'encyclopédie en ligne sur les violences de masse.

PermalienPhoto de Guy Geoffroy

Avant de commencer nos travaux, je tiens à saluer la mémoire de M. Bronislaw Geremek, décédé accidentellement avant-hier, dimanche 13 juillet. Notre mission d'information l'avait entendu le 24 juin en sa qualité d'historien, certes, mais également en tant que député européen et acteur politique majeur de la Pologne moderne. Le message humaniste qu'il nous a laissé demeurera un moment fort de nos réflexions. Il avait en particulier insisté sur le « défi » que représente la construction d'une histoire européenne, « le dernier grand rêve du XXème siècle », et il avait appelé de ses voeux « la réunification des mémoires » divisées par le Rideau de fer. S'il avait cité Paul Valéry, selon lequel l'Histoire est « le poison le plus nuisible que la chimie de l'intellect humain ait inventé », il avait également déclaré qu'elle pouvait être aussi pour les hommes une manière « d'exister en diversité ».

Après avoir auditionné une douzaine d'historiens et d'intellectuels, nous avons ouvert mardi dernier un cycle de tables rondes afin de déterminer la façon dont nous pourrions formuler des préconisations précises à l'automne prochain. Je rappelle que cette mission a été créée par la conférence des présidents de l'Assemblée nationale à l'initiative de son président, M. Bernard Accoyer – qui vous prie de bien vouloir excuser son absence aujourd'hui. Au cours de la première table ronde sur la recherche historique, nos invités ont expliqué comment travaillent les historiens, quels sont leurs moyens et leurs motivations. Ils ont également évoqué leur rôle social et les difficultés auxquelles ils se heurtent. À cette occasion, nous avons déjà abordé le thème de la liberté d'expression que nous allons maintenant approfondir : les initiatives mémorielles, en effet, ne risquent-elles pas de créer une censure déguisée pour ceux qui concourent à la diffusion des travaux historiques ? Lorsque l'histoire quitte les cénacles de la recherche pour atteindre un public plus large et devenir un enjeu du débat public, l'intervention des politiques est certes inévitable mais sa légitimité n'en est pas moins parfois contestée. Qu'il s'agisse de livres, de produits audiovisuels ou de contenus diffusés sur Internet, existe-t-il un risque de censure, voire, d'autocensure, en raison des lois mémorielles – sachant que celles-ci peuvent conduire devant les tribunaux ? Les polémiques sur l'interprétation des faits historiques sont-elles dommageables en tant que ferment de dissension ou, au contraire, souhaitables comme toute forme de débat ? Enfin, de quelle manière les pouvoirs publics, à travers leurs actions éditoriales, peuvent-ils procéder à des commémorations sans imposer une interprétation historique univoque ? Je précise à ce propos qu'une table ronde spécifique sur le « processus commémoratif » sera organisée le 30 septembre prochain.

Nous sommes heureux, aujourd'hui, d'accueillir les représentants de toutes les professions qui concourent à diffuser les travaux historiques dans le grand public : éditeurs privés et publics, producteurs, sans oublier un de leurs avocats puisque le contentieux est souvent au centre de ces questions. Je vous remercie donc tous pour votre présence.

PermalienBruno Ryterband

Nous sommes confrontés à un double paradoxe : d'une part, le régime de liberté dans lequel nous vivons nous invite à réfléchir sur la censure, d'autre part, loi Gayssot ou non, des décisions de justice sont maintenant rendues en matière historique, alors que le juge, selon une jurisprudence ancienne, n'a pas à se prononcer sur l'histoire comme l'attestent l'arrêt Branly de 1951 mais également, depuis beaucoup plus longtemps, un arrêt de la Cour de Paris du 26 avril 1865 selon lequel, lorsque l'historien « rencontre un point obscur ou diversement raconté par les relations du temps », il doit « rapporter les différentes versions auxquelles il a donné lieu » tout en choisissant « avec impartialité celle qui lui paraît la plus sûre. Si ce point vient à soulever une controverse, ce n'est pas devant les tribunaux qu'elle peut trouver ses juges ». Plusieurs affaires récentes témoignent de ce paradoxe : poursuites engagées par un certain nombre d'associations antiracistes, dans les années quatre-vingt, contre Robert Faurisson et condamnation de ce dernier confirmée par la Cour d'appel en 1983 ; déboutement, en mai 2007, de la demande de Robert Faurisson visant à faire condamner Robert Badinter pour diffamation après que ce dernier l'eut traité de « faussaire de l'histoire » à l'occasion d'une émission d'Arte. Cette dernière affaire témoigne d'une certaine évolution dans le rôle du juge par rapport à l'histoire. En effet, à côté de la jurisprudence selon laquelle le juge doit rester en retrait de l'histoire, il y a le cas où le juge est empêché d'aborder la question de la vérité historique en raison des règles de procédure. Ainsi, dans l'affaire en cause, le juge a débouté le demandeur au bénéfice de la bonne foi de la partie adverse, après avoir du écarter le débat sur la preuve historique parce qu'en matière de diffamation, les règles restrictives de procédure rendent irrecevables la preuve de la vérité pour les faits antérieurs de plus de dix ans à la publication des faits incriminés.

Les choses pourraient cependant évoluer car depuis la décision du 7 novembre 2006 rendue par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'« affaire Noël Mamère contre la France », le rapport de la preuve de la vérité des faits – que la décision a légitimé – permet aujourd'hui d'engager pleinement des débats historiques à l'occasion des contentieux.

PermalienJacques Semelin

Sous la présidence et le haut parrainage de Simone Veil et de Esther Mujawayo, rescapée du génocide rwandais, Sciences-Po a lancé le 3 avril dernier une encyclopédie électronique des violences de masse,www.massviolence.org, projet unique en son genre sur le plan international puisqu'il n'existait pas jusqu'ici de base de données et d'analyse rassemblant l'ensemble des connaissances dont nous disposons sur ces violences – massacres, génocides ou « nettoyages » ethniques. Il s'agit d'une nouvelle publication scientifique en ligne liée, en l'occurrence, à mon travail de chercheur mais à laquelle collaborent des collègues francophones réunis autour d'une même éthique de la connaissance. Certes, nous voulons modestement contribuer à prévenir ce type de crimes mais nous veillons surtout à diffuser le savoir dont nous disposons en la matière. Outre Sciences-Po, le CNRS, la Fondation pour la mémoire de la Shoah et le Mémorial de Caen soutiennent ce projet, de même que le prestigieux Institut de recherche en sciences sociales de Hambourg. Le premier jour de la mise en ligne, 20 000 internautes de 118 pays se sont connectés, y compris en Chine, en Russie et en Afrique.

Ce site a pour but de produire des connaissances fiables qui soient utiles non seulement aux étudiants mais également aux politiques, aux juristes, aux ONG et aux différents experts. Quatre années de travail ont été nécessaires à sa réalisation.

Nous avons voulu éviter le terme de « génocide » car si sa pertinence juridique ne fait aucun doute, il fait aussi l'objet de nombreuses tentatives d'instrumentalisation militantes, communautaires, activistes ; à cela s'ajoute que les chercheurs en sciences sociales ne s'entendent pas sur une définition commune ; la notion de « violence de masse » nous a donc semblé plus neutre et plus générale. Nous avons également été confrontés à la question très délicate de la « hiérarchisation des massacres » dans le cadre désormais bien connu de la concurrence victimaire des mémoires. C'est un problème d'autant plus grave que le nombre des victimes suscite souvent des controverses. Nous avons essayé de résoudre ces difficultés à travers une approche géographique de chaque cas.

Le comité de pilotage de ce projet ne s'est jamais interrogé sur l'incidence des lois mémorielles sur la recherche. S'il n'est évidemment pas question de nier la Shoah ou le génocide des Arméniens, il n'est pas exclu qu'à l'avenir des débats aient lieu à partir de nouvelles expériences historiques mais notre projet n'a pas pour but de dire ce qu'il faut ou faudra penser : il vise à favoriser le débat autour de tous les travaux scientifiques. Au fond, nous voulons remplir un « service public universel » auprès du plus grand nombre.

Enfin, ce projet met en jeu la notion de « mémoire » puisqu'il est fondé sur le souvenir des morts. Loin de juger pour condamner, il s'agit avant tout pour nous de comprendre afin d'oeuvrer à la pacification des mémoires. Michel de Certeau n'écrivait-il pas : « L'écriture historique vise à calmer les morts qui hantent le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires » ?

PermalienOlivier Cazanave

Les lois formulant une vérité d'État officielle contre laquelle il est impossible d'aller, le risque d'autocensure est grand pour les historiens et les éditeurs, sauf à verser dans la pensée unique obligatoire. La sagesse voudrait pourtant que la mémoire fasse l'objet de débats ouverts et contradictoires. La liberté d'expression et la mémoire se nourrissent l'une l'autre !

PermalienPhoto de Christian Vanneste

La censure peut certes s'appuyer sur des lois mais elle est extrêmement rare. En est-il en revanche de même s'agissant de l'autocensure ? En effet, dès lors qu'il existe un discours officiel sur l'histoire, n'y a-t-il pas une histoire officielle et cette dernière n'implique-t-elle pas de facto l'autocensure de ceux qui n'y adhèrent pas ? Enfin, la rétention de l'information ne touche-t-elle pas autant l'historien que l'éditeur ?

PermalienDominique Missika

Si l'histoire officielle n'existe pas, nous disposons néanmoins d'une histoire « aboutie » dans plusieurs domaines, ce qui n'empêche nullement les historiens de briser le politiquement correct. Robert Paxton n'a-t-il pas montré que le gouvernement de Vichy avait non seulement obéi à l'occupant mais qu'il avait devancé ses désirs sur un certain nombre de points ? Le discours est donc libre et la langue de bois n'a pas lieu d'être. Imaginons qu'un parlementaire, en revanche, tienne à ce que la croisade contre les Albigeois soit qualifiée de crime contre l'humanité. Un « historien » qui s'efforcerait de défendre un tel point de vue tendrait par exemple à faire condamner l'action de Blanche de Castille et de Simon de Montfort mais cela n'en resterait pas moins une aberration : outre que cette « thèse » serait historiquement insoutenable, elle témoignerait de cette maladie qu'est l'anachronisme, laquelle affecte toujours les mauvais historiens et les mauvaises publications.

Je ne nierai pas l'évidence : les éditeurs veulent vendre leurs livres. J'ai moi-même édité chez Robert Laffont Les Tabous de l'histoire de Marc Ferro en sachant que la polémique et la controverse sont parfois nécessaires au succès éditorial. Nous n'avons donc pas peur de la censure même si l'affaire Pétré-Grenouilleau a montré qu'elle était un réel danger. S'en prémunir passe par le maintien de la distinction entre l'histoire et la mémoire dont Marc Bloch a dit que la première vise à expliquer et la seconde à se souvenir.

Par ailleurs, je déteste la formule encombrante et stéréotypée de « devoir de mémoire » : cette injonction moralisatrice brouille les esprits. Avec M. Emmanuel Hoog, j'ai travaillé à l'enregistrement de 110 témoignages de déportés et de fils de déportés ; j'ai également produit pour La Chaîne Histoire et France Culture les procès Touvier, Barbie et Papon. Je sais donc combien il importe d'être à l'écoute des associations et de tous ceux qui ont souffert mais je sais aussi que face à un surcroît potentiel de pathos, seul le travail scientifique permet de répondre aux exigences légitimes des victimes.

PermalienPhoto de Catherine Coutelle

Robert Paxton est un bel exemple d'historien étranger travaillant sur un sujet national français. Est-ce en raison des difficultés éprouvées par les chercheurs français en la matière ? L'autocensure est-elle en cause ? Est-ce le fait des éditeurs ? Enfin, la formule « devoir d'histoire » me semble préférable à celle de « devoir de mémoire ».

PermalienJacques Semelin

C'est en l'occurrence un historien étranger qui a en effet apporté un regard nouveau sur notre histoire mais cela ne s'explique pas tant par une question d'autocensure que par un contexte général : les historiens sont tributaires de leur époque et des catégories nationales de la mémoire en vigueur. Envisage-t-on aujourd'hui que des historiens croates, serbes et bosniaques puissent écrire ensemble une histoire de l'ex-Yougoslavie ? Non ! Cela pourrait en revanche échoir à un historien d'une autre nationalité.

Enfin, comme Dominique Missika, je n'apprécie guère la notion de « devoir de mémoire » et je lui préfère, à l'instar de Paul Ricoeur, celle de « travail de mémoire ».

PermalienEmmanuel Hoog

Nous n'avons jamais connu une capacité de production mémorielle aussi puissante, notamment grâce aux nouvelles technologies. Le concept de mémoire « explose » dès lors que tout peut être conservé et que la société vit avec angoisse l'éventualité d'une perte. Un médiéviste qui veut reconstituer l'histoire de Paris au XIIIème siècle ne dispose que de quelques traces mais l'historien qui voudra raconter l'histoire de la Ville Lumière au XXIème siècle disposera de quantités de documents – le rapport est d'environ de un à un million. Comment, en outre, médiatiser la rencontre entre l'offre mémorielle et les internautes, en particulier les plus jeunes ? Par ailleurs, il est notable que la censure fonctionne à travers les moteurs de recherches en fonction de la possibilité ou non, pour un responsable de site, d'acheter des mots clés qui référenceront prioritairement ou non telle ou telle information : le marché impose sa loi. Enfin, si nous connaissons les labels de certification qui régissent le savoir et les conventions dans la société, il n'en est absolument pas de même sur Internet. Comment, dès lors, organiser la hiérarchie des connaissances et des références ? Quelle autorité légitimera tel ou tel savoir ?

PermalienPhoto de Guy Geoffroy

Renoncer au terme de « génocide » pour lui substituer celui de « violence de masse » ne constitue-t-il pas déjà une autocensure ? Par ailleurs, la décision cadre du conseil européen d'avril 2007 visant à sanctionner le racisme et la xénophobie accroît-elle le risque d'une « gayssotisation » de l'histoire à l'échelon européen ?

PermalienJacques Semelin

Depuis des années, j'ai l'impression de manipuler de la dynamite et mon principal souci est d'éviter quelle m'explose à la figure. J'ai utilisé la notion de génocide dans mes travaux personnels mais sa situation, entre norme et analyse ou droit et histoire, la rend problématique. C'est donc par précaution que nous ne l'avons pas intégrée dans le titre du site, même si elle figure à de nombreuses reprises en son sein.

En outre, hors l'habituelle évaluation des contributions, nous donnons à nos auteurs un certain nombre de recommandations méthodologiques très précises dont le respect conditionne la publication. Ce site, par ailleurs, s'inscrit dans le cadre juridique de l'autorisation de publication dont le directeur de Sciences-Po, M. Richard Descoings, est l'administrateur.

Enfin, si la directive européenne n'a à ce jour suscité aucune difficulté particulière, nous ne pouvons savoir en l'état s'il en sera de même à l'avenir.

PermalienBruno Ryterband

Outre qu'il importe de ne pas confondre les normes déclaratives – lois de 2001 et de 2005 – et législatives – loi Gayssot –, il ne me semble pas pertinent d'évoquer une « gayssotisation » sur le plan européen ou français. Cette loi dispose que seront punis ceux qui auront contesté l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels que définis par le tribunal militaire international de Nuremberg. Il s'agit en l'occurrence d'une définition très restrictive de ces crimes qui s'inscrit dans le cadre des difficultés juridiques spécifiques de la France à un moment donné de son histoire : comment, en effet, condamner juridiquement les fameux « 60 mots » de la phrase raciste et négationniste de Robert Faurisson selon lesquels « les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide des Juifs forment un seul et même mensonge qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l'État d'Israël d'une part et le sionisme international d'autre part, et les principales victimes le peuple allemand, mais non pas ses dirigeants, et le peuple palestinien tout entier » ? Le politique, en l'occurrence, a respecté la réserve des juges et est intervenu afin de sanctionner des propos racistes sous le couvert de considérations apparemment historiques. La « décision Mamère » et une distinction aisée entre l'histoire et l'incitation à la haine raciale interdisent me semble-t-il de craindre une éventuelle « gayssotisation ».

La directive de l'Union européenne consacrée à la lutte contre le racisme constitue quant à elle une norme satisfaisante permettant de protéger la mémoire.

J'ai par ailleurs été très sensible à l'argumentation de M. Hoog. Le « devoir de mémoire » ne relève pas seulement de la conservation des données historiques : il concerne également la nécessaire hiérarchisation des événements et le respect de la vérité historique. L'essentiel est de déterminer les valeurs essentielles et donc constitutionnelles que nous souhaitons défendre sur un plan national, européen et mondial.

PermalienPhoto de George Pau-Langevin

Il est intéressant de noter que, selon les historiens ou les journalistes, notre société ne brime en rien la recherche et les publications : M. Vanneste n'a donc plus lieu de craindre quoi que ce soit sur ce plan-là. Néanmoins, la masse des informations et des opinions, aujourd'hui considérable, doit en effet nous inciter à déterminer des critères afin de séparer le bon grain de l'ivraie, ce qui implique la mise en place de normes et d'une hiérarchisation. L'essentiel, au demeurant, est d'exposer clairement notre idéal social – au besoin par la loi – qui, en l'occurrence, condamne fermement le racisme, le sexisme et l'homophobie. Il en va de même s'agissant de l'Europe : un certain nombre d'opinions n'ont pas droit de cité dans la nomenclature européenne des valeurs – je pense notamment à tout ce qui pourrait relever de la discrimination. Ne sont-ce pas les lois, les normes et les commémorations qui permettent de mieux cerner tout cela ? Faute de leur appui, comment procéder ?

PermalienPhoto de Alain Néri

Il ne faut pas confondre l'histoire – qui doit être écrite par les historiens, non par les politiques– et la mémoire. En la matière, je crains une utilisation communautariste passionnelle et abusive de l'histoire : génocides arménien, ukrainien… Et demain ? Chaque souffrance est certes respectable mais au train où nous allons, pourquoi ne pas nous interroger sur le génocide des Gaulois par les Romains ? C'est certes à partir de nos valeurs communes humanistes que nous devons juger certains faits mais toute la difficulté est de savoir quand la loi doit y contribuer. Par ailleurs, les médias attisent parfois les passions en fonction des modes en vigueur : pendant longtemps, ce fut ainsi le silence sur les souffrances endurées par les Palestiniens dans les camps ; que dire des actes commis pendant l'Inquisition ? C'est parce que les nouvelles technologies concourent également à faire prendre pour argent comptant un certain nombre d'aberrations que les différents spécialistes que nous avons auditionnés doivent nous aider à y voir un peu plus clair !

Enfin, les Américains sont à l'origine du procès de Nuremberg mais que se passe-t-il, aujourd'hui, à Guantanamo ? Des personnes sont détenues au secret, sans aucun droit et parfois, de plus, dans des prisons secrètes au coeur même de la vieille Europe. Tout cela doit aussi nous interpeller.

PermalienJacques Semelin

C'est précisément parce qu'on trouve n'importe quoi sur Internet que nous avons voulu lancer notre projet. Nous l'avons fait au nom d'une certaine responsabilité éthique et scientifique.

Des auteurs pensent, comme vous l'avez indiqué, monsieur Néri, que les Gaulois ont été victimes d'un génocide de la part des Romains. Des livres ont déjà été publiés à ce sujet. Il nous faut analyser et hiérarchiser ce type d'approche.

Les problèmes soulevés par M. Hoog au sujet d'Internet sont ceux que nous rencontrons. Au-delà même de la question de la hiérarchisation des recherches, se pose pour nous celle d'exister sur Internet. Dans quelle mesure une base de données comme la nôtre va-t-elle durer ? Comme les technologies évoluent, le ministère de la recherche se propose d'assurer la pérennité d'un certain nombre de sites animés par des chercheurs. C'est une initiative intéressante, qui peut être appuyée par la représentation parlementaire afin de permettre à de tels sites d'exister et de durer.

Mon intervention liminaire a pu faire croire qu'il n'y avait pas de problème, ce qui est faux. J'en citerai un en rapport avec le deuxième thème de la table ronde – le bon usage des controverses –, à savoir la distinction entre histoire et mémoire. Certains faits historiques se sont indéniablement produits. Les sources sont plus ou moins fiables mais on sait qu'ils ont existé. Si on les nie, on se situe dans le cadre du négationnisme. Par exemple, dans notre projet, ce que nous appelons dans notre vocabulaire les « indexes chronologiques », c'est-à-dire les synthèses historiques, indiquent aux lecteurs ce qui, selon nous, s'est passé, ce que nous savons – ou ce que nous ne savons pas. Vient ensuite le problème de l'interprétation des faits, qui peut être source de controverse sur la manière d'analyser les événements et de leur donner des qualifications juridiques.

Prenons le cas des Arméniens. Un travail remarquable a été réalisé sur notre site par M. Raymond Kevorkian, que je considère comme un grand historien. Aucun chercheur turc ne s'est encore exprimé sur notre site. On peut cependant imaginer qu'un chercheur turc reconnaisse la réalité des faits décrits par M. Kevorkian mais considère ceux-ci, non comme un génocide mais comme un crime contre l'humanité, en arguant que cette notion, plus générale que celle de génocide, a été presque mise en avant par la France et l'Angleterre en 1915 à un moment où la notion de génocide n'existait pas, et en demandant d'éviter toute vision rétroactive de l'histoire. C'est un point de vue qui se discute. Si ce type de contribution paraît sur notre site, serons-nous passibles de la loi que vous avez votée ? Je ne le sais pas. Il est vrai que notre projet, dans un espace qui s'appelle « papiers théoriques », a pour but de susciter des controverses et des discussions, sans prendre parti, pour offrir aux lecteurs les principaux courants de pensée sur tel ou tel cas. C'est une question à laquelle je n'ai pas de réponse aujourd'hui. Le cas ne se présente pas mais ne saurait être écarté.

PermalienChristine de Mazières

Je souhaite revenir sur la question de l'absence de références et l'abondance de connaissances offertes sur Internet. L'important est d'avoir des médiateurs. Dans la chaîne du livre, ces derniers sont les auteurs, les éditeurs et les libraires. Leur rôle est devenu primordial car, comme l'a indiqué M. Hoog, les enfants et, en général, les personnes qui ont un esprit critique moins développé peuvent prendre pour argent comptant tout ce qu'ils voient écrit sur le Net. Pour autant, il ne faudrait pas tomber dans l'écueil du label officiel, tentation qui existe souvent, notamment, au ministère de l'éducation nationale, les manuels, d'histoire et autres, étant accusés de tous les maux. Ils sont pourtant le reflet de programmes et le pluralisme qui existe en la matière est une garantie de leur qualité et de leur sérieux. Or les manuels font l'objet de contrôles divers et variés pour débusquer toute forme de discrimination. Dernièrement, les manuels d'économie sont passés devant une commission. Les éditeurs scolaires ont été convoqués par le ministère de l'agriculture afin de vérifier si l'image des animaux était en adéquation avec la norme de la société. Le ministère de l'éducation nationale édicte des listes de livres jeunesse. Nous estimons que cette tentation de « nationalisation » des manuels scolaires est grave. Nous sommes tout à fait conscients de l'importance de la réaffirmation de certaines valeurs et de certaines références face aux possibilités infinies d'Internet où le pire côtoie le meilleur. Mais il est essentiel de préserver le pluralisme de la production dans l'édition et la chaîne du livre. C'est ce pluralisme qui permet un travail professionnel, à opposer au règne du non-professionnel sur Internet, tout le monde pouvant se targuer d'être journaliste, auteur, éditeur, tous les rôles se mélangeant. La valeur ajoutée apportée par le savoir-faire professionnel des métiers que je viens de citer doit être absolument protégée. C'est le rôle notamment du législateur.

PermalienPhoto de Guy Geoffroy

Vous venez, madame de Mazières, de défendre les vertus du pluralisme et de la confrontation des idées par rapport à une vérité officielle qui ne serait pas très éloignée d'une certaine forme de propagande. Comment peut-on s'assurer, par ce pluralisme, de rester dans la controverse positive et le débat d'arguments et de ne pas filer progressivement vers un combat judiciaire ?

PermalienPhoto de Christian Vanneste

Tout le monde est d'accord pour considérer qu'une démocratie repose sur la liberté d'opinions et qu'il faut limiter le moins possible la liberté d'expression, sauf lorsque celle-ci devient dangereuse par les conséquences que le fait de proférer telle ou telle opinion peut avoir.

Cela étant dit, l'histoire n'appartient pas au domaine de l'opinion mais, au moins au niveau de la prétention, à celui de la science et du savoir. D'où mes questions : le savoir a-t-il besoin d'être protégé par la loi ? Cette protection n'est-elle pas un affaiblissement du savoir en question ?

Selon Poper, il n'y a pas de science s'il n'y a pas de falsifiable. En d'autres termes, si l'on interdit de prouver que c'est vrai ou faux, on n'est pas dans le domaine de la science. Or il est des sujets dont il est même interdit de parler.

Même dans le domaine qui concerne la loi Gayssot, sur laquelle nous sommes tous d'accord ici sur le fond, la protection de la loi n'affaiblit-elle pas, d'une certaine manière, la vérité ? Mieux vaudrait peut-être laisser certaines personnes prétendre s'y opposer parce que ce serait, dans le fond, plus démonstratif que de prouver qu'ils ont tort.

PermalienEmmanuel Hoog

Il faut distinguer deux espaces.

Dans celui de la controverse et du débat historique entre gens qui savent ou qui ont un niveau de culture suffisamment grand pour savoir ce qu'ils font et être conscients du niveau d'instrumentalisation de l'histoire, je ne suis pas sûr effectivement que la loi doive protéger l'histoire.

La loi me paraît, en revanche, essentielle, pour ceux qui ne savent pas, notamment lorsque l'accès à l'histoire et au savoir est critiquable et discutable comme sur Internet. Les questions qui font débat à l'heure actuelle sont des crimes ou des génocides d'une mémoire proche, dont ont craint que la transmission ne se perde en même temps que les derniers témoins. Si l'on tape les mots « shoah » ou « génocide » sur un moteur de recherche, est-on vraiment sûr que les cinq premiers sites qui s'afficheront donneront la vérité, si je puis employer ce mot, c'est-à-dire la connaissance juste et honnête, qu'un honnête homme et une honnête femme doivent avoir, et sous une forme compréhensible et accessible à un enfant à partir de onze ans ? On sait que, aujourd'hui, ces moteurs de recherche ne fonctionnent pas selon une logique académique, intellectuelle, civique et citoyenne. Un enfant de douze ans, dont les parents n'ont pas la capacité, la force ou le savoir d'expliquer ce qui s'est passé au cours d'une période donnée, peut poser des questions à son professeur et, éventuellement, à son libraire ou à un documentaliste dans une bibliothèque. Il se trouve alors dans un espace humain, où la controverse, le débat et les termes de l'échange sont connus et organisés. Sur Internet, les termes de la discussion et les modes d'accès au savoir ne sont pas connus, car ils ne sont pas clairs.

Le sujet n'est pas tant d'organiser l'histoire – le travail de l'historien se justifie – que l'accès aux sources du savoir dans un monde numérique où règne la profusion des informations. Nous parlons aujourd'hui entre personnes qui savent. Or, par définition, il va y avoir de plus en plus de gens qui ne savent pas. Il est à espérer qu'il y ait autant de librairies et de bibliothèques qu'aujourd'hui mais rien n'est moins sûr. En revanche, la production aujourd'hui sur papier se lira demain sur Internet. On doit dès lors s'interroger sur la manière de favoriser l'accès à une ressource dont on sait qu'elle dit plus la vérité qu'une autre ?

Je citerai un exemple tiré de mon expérience de responsable d'une entreprise publique, l'INA, qui a beaucoup développé sa présence sur Internet ces dernières années. Devant la photographie du général de Gaulle habillé, pour le discours de Bayeux, en uniforme, des élèves de 4e ont tous prononcé le nom d'Adolf Hitler. C'est à la fois effarant et effrayant. Le savoir n'est pas donné. C'est pourquoi l'accès à celui-ci me paraît central.

PermalienPhoto de Christian Kert

Je me pose des questions sur nos responsabilités respectives dans l'écriture de la loi. Est-ce vous, en tant que responsables d'édition, qui, en courant après l'événement mémoriel, nous poussez à écrire la loi ou bien est-ce nous, législateurs, qui, sous la pression que vous évoquiez tout à l'heure, sommes conduits à écrire la loi contre les lignes éditoriales que vous exprimez ?

PermalienJacques Semelin

Ce ne sont pas les historiens qui vous poussent à faire des lois mémorielles – une pétition intitulée « Liberté pour l'histoire » le prouve – mais plutôt des groupes de victimes qui veulent, avec légitimité, voir leur souffrance reconnue par une loi.

Pour moi, ces lois sont véritablement problématiques. Je voyage souvent à l'étranger et mes collègues américains, par exemple, ne comprennent pas pourquoi la France a produit autant de lois mémorielles ces dernières années. Cette interrogation est partagée par d'autres chercheurs européens.

Il revient aux historiens de faire avancer les connaissances et, parfois, s'ils le peuvent, de trancher des questions historiques. Mais que la loi encadre l'histoire est très problématique. Elle doit instituer des moments mémoriaux, comme le 14 juillet et le 11 novembre pour la France. C'est un autre problème de se prononcer sur l'histoire des autres peuples.

PermalienPhoto de Maxime Gremetz

Qu'entendez-vous par lois mémorielles ? N'y a-t-il pas confusion ? Une loi interdisant les propos négationnistes n'est pas une loi mémorielle.

PermalienDominique Messika

On ne peut pas mettre dans le même seau toutes les lois mémorielles.

PermalienPhoto de Maxime Gremetz

J'entends bien. La loi dont j'ai parlé n'est pas une loi mémorielle. Elle s'appuie sur les valeurs de la République et sur des faits établis. Elle est indiscutable. Si elle n'existait pas, cela signifierait que tout est permis et alors ce sont toutes les lois qui seraient remises en cause.

Je ne vois pas non plus comment on pourrait encadrer l'histoire par une loi. Celle-ci appartient au domaine de la recherche à partir de faits établis et incontestables. C'est l'interprétation de ces faits qui, ensuite, peut donner lieu à controverse. Personne ne conteste que la France ait été un pays colonisateur. Les discussions portent sur l'apport de cette colonisation pour les peuples concernés. La négation par le gouvernement turc du génocide arménien est un fait politique.

Les faits et leur interprétation se mélangent toujours un peu, ce qui complique la tâche des historiens comme de tous ceux qui cherchent à traduire les faits historiques. Si on laisse tout en points d'interrogation, que peut enseigner un professeur d'histoire à ses élèves ? Il devra commencer son cours en disant : « Je vais vous présenter ma version des faits sur tel événement. » Notre mission se penche également – il ne faut pas l'oublier car c'est important – sur la façon dont on enseigne aujourd'hui l'histoire, tout en sachant qu'elle n'est jamais définitive. Elle a également pour tâche de réfléchir sur la manière de commémorer les événements importants pour notre propre histoire. J'ai interrogé, le 14 juillet, des personnes sur la signification de cette journée : ils ne savaient pas, notamment les jeunes. La fête nationale se résumait pour eux au feu d'artifice. Quant à la Révolution française, la prise de la Bastille, ils ne connaissaient pas.

Sans vouloir écrire une histoire officielle de propagande, nous devons réfléchir à l'enseignement de l'histoire et à la commémoration des événements importants.

On écrira sans doute un jour l'histoire de la guerre d'Algérie. Certains historiens redoutent déjà de ne pas pouvoir l'écrire comme ils le voudront. À ce propos, comment peut-on prétendre favoriser la connaissance, l'enseignement et la commémoration de l'histoire et voter une loi interdisant l'accès aux archives nationales avant soixante-quinze ans ? Cela ne doit pas beaucoup aider les historiens.

PermalienPhoto de Guy Geoffroy

Par son intervention, M. Maxime Gremetz nous permet de faire la transition avec la troisième partie de nos réflexions de ce jour, à savoir l'intervention des pouvoirs publics en matière éditoriale.

PermalienBruno Ryterband

L'expérience rapportée par M. Gremetz est terrifiante. Elle rejoint les préoccupations évoquées par M. Hoog et nous renvoie à une approche très simple, voire simpliste et basique, des commémorations. Une hiérarchisation des valeurs comme des événements historiques s'impose. Celle-ci ne peut se faire que par la connaissance, seul moteur de recherche acceptable face à la profusion des données historiques.

La clé me semble être l'enseignement de l'histoire. Je parle, en toutes circonstances, avec humilité, mais encore plus sur ce plan car je n'ai pas de compétence en matière éducative, même si j'ai vécu quelques expériences en ce domaine. Je ne rejette pas les historiens chercheurs dans leurs bibliothèques. Ils sont à la source même de l'information transmise par l'éducation et partie prenante de ce travail.

Un effort doit être fait – par le législateur ou d'autres acteurs de la vie citoyenne – sur le terrain de l'enseignement, non pas dans l'élaboration des programmes officiels, au sens où cela a été dénoncé, mais dans la transmission de la controverse au sein de la classe sur le plan historique. J'ai eu le bonheur de participer aux initiatives dites « Initiadroit » mises en place par le barreau de Paris dans des classes de collège. Cela a été une expérience très enrichissante, qui m'a d'ailleurs permis de mesurer l'abyme existant sur le plan des connaissances chez les jeunes générations, sans que j'aie été confronté à des contresens aussi terrifiants que celui rapporté par M. Hoog. Je retiens de cette expérience que, à partir du moment où on apporte la controverse dans la classe, que ce soit par l'intermédiaire du professeur ou par le vecteur d'un intervenant extérieur sous l'égide de l'enseignant, on obtient des résultats très intéressants. Nos efforts – de citoyens, de parents, de personnes engagées – doivent se porter vers l'école pour aider – pardonnez-moi le jeu de mot – à la discrimination, au premier sens du terme, c'est-à-dire permettre, d'une part, de faire le tri de toutes les informations disponibles qu'il est de plus en plus difficile de hiérarchiser, d'autre part, de définir ce qui pourrait constituer les valeurs, c'est-à-dire les événements porteurs de valeurs essentielles.

Je n'ai pas de solution toute faite mais on doit favoriser les interventions des associations dans le milieu scolaire, notamment celles qui travaillent en partenariat avec certains rectorats, en particulier celui de Paris, pour assurer des séances de débat historique, appuyées par des projections de films, sur l'ensemble des discriminations – au sens courant du terme – et des travaux mémoriels. On peut regretter que le soutien apporté à ces associations, comme « Mémoire 2000 » qui oeuvre depuis plus de dix ans et est la plus active dans ce domaine, ne soit pas amplifié. Toute aide pour opérer un tri dans ce qui est admissible ou inadmissible sur Internet passe par un développement de la réflexion critique.

Remarque plus anecdotique mais tout aussi intéressante : les noms de rues sont un hommage tous azimuts à notre histoire. Toutes sortes de personnages, aux actions desquels nous n'adhérons pas nécessairement, sont célébrées par l'apposition d'une plaque de rue. Mon propos peut paraître iconoclaste et de nature à réjouir les éditeurs de plans, mais des actions sont à mener de ce point de vue. Les commémorations s'accompagnent souvent de l'apposition d'une plaque dans certains lieux.

Je relaierai ici une initiative de mon ami Bernard Jouanneau, qui s'est heurtée à un échec. Avocat, il mène le combat judiciaire contre Robert Faurisson depuis le début, a défendu Robert Badinter dans le procès que j'évoquais tout à l'heure et a consacré sa vie à l'histoire et à la lutte contre le racisme. Son idée est, non pas de renommer mais de co-nommer la station de métro Bir-Hakeim à Paris : Vel d'Hiv. Il s'est heurté à mille objections. Il y a beaucoup d'autres chantiers mémoriels mais je livre cette idée car elle me paraît intéressante. Sans que la loi n'ait à se mêler de tels détails, elle peut inciter à une réflexion et à une action régulière sur le plan des symboles puisque la commémoration est, par essence même, symbolique.

Tels sont les apports concrets que je voulais livrer, non pas en tant que juriste, mais en tant que simple citoyen, les deux états n'étant pas incompatibles.

PermalienPhoto de Christian Vanneste

Je m'interroge sur la question de savoir s'il peut exister une interprétation unique. Je distingue deux niveaux. Le premier est celui des faits. Le négationnisme, par exemple, va jusqu'à nier l'existence des chambres à gaz. Le second niveau qui, à mon sens, est véritablement celui de l'histoire, est celui de l'interprétation. Ricoeur a beaucoup insisté sur le fait que l'histoire est une herméneutique, comme toutes les sciences humaines. Celles-ci consistent à donner un sens aux faits, ce qui n'est pas le cas des sciences physiques, par exemple. L'histoire peut – et, à mon avis, doit – offrir une multiplicité de sens possibles. C'est dans la confrontation de ceux-ci que peut naître la vérité. La discussion doit exister.

Maxime Gremetz a parlé du 14 juillet. Est-ce la prise de la Bastille ou la fête de la Fédération, l'année suivante, qui est commémorée ce jour-là ? Selon que c'est l'une ou l'autre, cela donne une signification différente : destruction de l'ancien régime dans le premier cas, unité nationale l'année suivante. Nous sommes là dans le conflit des interprétations, ce qui est le domaine naturel de l'histoire. Mais, comme le dit M. Hoog, un tel débat est très intéressant entre personnes ayant un certain nombre de connaissances et bien informées sur ces sujets. Pour discuter des cas où le mot « génocide » peut être employé, il faut pouvoir se référer aux textes traitant de ce sujet. Dans le cas de la Shoah, il y a bien eu une intention de destruction d'un peuple. En revanche, pour les violences de masse dont vous avez parlé, monsieur Semelin, il peut y avoir discussion. Il y a bien eu meurtre d'un très grand nombre d'Arméniens et d'Ukrainiens mais il n'est pas avéré qu'il y ait eu une intention de détruire totalement un peuple.

La raison pour laquelle le niveau d'information de ceux qui reçoivent la connaissance historique est important – et qui explique que nous ayons mission de consolider la citoyenneté – est que l'histoire n'est pas une science neutre : elle fait passer des valeurs. Le fait de dire que la France est la patrie des droits de l'homme – au lieu de dire, par exemple, qu'elle est l'héritière de Saint-Louis – est un choix politique : cela signifie qu'on a l'intention de former les citoyens dans une certaine direction. Étant convaincu que c'est cette France-là qui doit être le support des générations à venir, il est normal qu'on soit tenté de proposer, dans le petit nombre de pages dans lesquelles sont résumés les grands faits de l'histoire de France pour les élèves, qui sont en général très mal informés, une interprétation unique ou, tout au moins, une interprétation valorisante. Je comprends parfaitement qu'on ait refusé d'accoler le nom de Vel d'Hiv à celui de Bir-Hakeim. C'est mettre l'ombre et la lumière côte à côte. Or, pour former les jeunes, on a plutôt envie de leur offrir beaucoup de lumière et peu d'ombre.

PermalienJacques Semelin

Je suis tout à fait d'accord avec tout ce qui a été dit sur le rôle de l'éducation dans l'approche de l'histoire.

Si, à mon avis, il ne faut pas plus de loi, il faut cependant repenser la question des valeurs et des commémorations et faire évoluer notre cadre d'appréhension de ces dernières. Cela fait partie du rôle de la représentation nationale. Je prends deux exemples.

Nous commémorerons en décembre 2008 le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies réunie au Trocadéro le 10 décembre 1948 et dont l'inspirateur principal a été René Cassin. Or, la veille, le 9 décembre 1948, cette même Assemblée générale des Nations Unies, réunie au Trocadéro, a voté la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Je tente depuis plusieurs mois, à la demande de mes collègues étrangers, de convaincre le ministère des affaires étrangères d'organiser un moment commémoratif, ne serait-ce qu'avec la pose d'une plaque au Trocadéro. L'auteur de la convention, Raphaël Lemkin, n'est pas Français mais il est très important de souligner que ce texte qui est passé assez inaperçu à l'époque a aujourd'hui une valeur universelle et est constitutif des statuts de la Cour pénale internationale. Il faut accepter d'ouvrir notre mémoire à d'autres acteurs ayant oeuvré pour la défense de valeurs universelles.

Mon second exemple concerne la commémoration de la Résistance. J'ai beaucoup travaillé sur la question de la Résistance civile et ai participé à plusieurs débats avec Mme Lucie Aubrac pour sensibiliser à cette question. On célèbre, certes, la grandeur du général de Gaulle et de la Résistance communiste mais nous avons, aujourd'hui, une conception trop victimaire et sacrificielle de la commémoration, en honorant la mémoire de Guy Môquet, le Massif des Glières ou du Vercors. Or l'historiographie la plus récente a montré que la Résistance n'a pu exister que grâce au soutien des populations civiles environnantes. Les maquis n'auraient pas pu se développer sans le silence et le soutien actif des populations alentour. On ne parle pas des héros anonymes et de la résistance des gens ordinaires. En 2000, le Parlement a voté la commémoration des Justes de France pour honorer des individus remarquables, qui considèrent d'ailleurs en général n'avoir fait que leur devoir. C'est très important mais cette commémoration ne tient pas compte du fait que ces personnes n'auraient jamais pu sauver un juif ou une famille s'il n'y avait pas eu, aux alentours, des gens pour les aider, pour apporter plus de nourriture, pour fournir des faux papiers, pour se taire. « Cévennes, terre de refuge, terre de silence » ! C'est un peu limitatif et surtout ce n'est pas représentatif de ce qui s'est passé en France, surtout à partir de l'été 1943 où s'est produit un basculement de l'opinion. Les résistants gaullistes et communistes pourchassés ont été heureux de trouver une porte qui s'ouvrait au bon moment, des jeunes gens pour transporter des messages d'un bout à l'autre du pays, un patron de café qui accepte que son établissement serve de boîte à lettres, une grand-mère qui offre son appartement pour organiser une réunion clandestine. On pourrait multiplier les exemples. Cela fait partie de l'histoire de notre pays et il n'y a aucun moment pour rappeler cela.

Il existe un statut du résistant civil en Belgique. Il n'y en a jamais eu en France. Il est trop tard pour créer de nouveaux statuts mais il serait bon, sans tomber dans l'apologie d'une Résistance nationale mythique – personne ne peut nier qu'il y ait eu des collaborateurs –, d'honorer cette frange importante de la population française qui, à partir de l'été 1943, a contribué à créer un manteau protecteur et complice pour la résistance organisée, donnant beaucoup de poids au mot « fraternité » de la devise nationale. Ne faudrait-il pas unir dans un même souvenir national toutes ces générations et toutes ces professions qui ont donné une autre image à notre pays ?

PermalienPhoto de Catherine Coutelle

Sans vouloir renvoyer le sujet, je rappelle que la commission Kaspi est chargée plus particulièrement des commémorations.

Je veux profiter de la présence de représentants de l'édition pour revenir sur la question de l'enseignement de l'histoire, sans entamer le débat qui aura lieu sur ce sujet la semaine prochaine. Je crois tout à fait possible d'enseigner toutes les questions dans les écoles et dans les lycées à partir du moment où sont institués le débat et la controverse et où le professeur peut montrer des approches et des points de vue différents. Pour avoir fait de la formation d'enseignants, je puis témoigner que la difficulté rencontrée par ces derniers est celle des sources. Comme l'a souligné M. Hoog, nous sommes aujourd'hui submergés d'informations mais essayer de bâtir un cours d'histoire permettant la controverse n'est pas aisé. J'ai essayé de le faire sur Vercingétorix et j'ai eu beaucoup de mal à trouver les différentes interprétations le concernant. Un professeur fera la démarche une, deux ou trois fois, puis abandonnera devant la difficulté.

Une mission de l'INA, de la Documentation française et du monde éditorial dans son ensemble est de mettre à la disposition des enseignants, non pas des produits préfabriqués, mais des outils leur permettant d'installer la controverse dans les classes. Les professeurs doivent faire face aujourd'hui à une concurrence mémorielle qui rend délicat l'abord de certains sujets comme la guerre d'Algérie. Ils doivent avoir à leur disposition des sources diverses et variées leur permettant d'instaurer le débat et de développer la citoyenneté en favorisant l'écoute du point de vue de l'autre.

Enfin, je ne peux pas m'empêcher de signaler une initiative concernant les noms de rue. Une ville s'est amusée à faire une cartographie des noms de rue de femmes. Je vous invite à réaliser celle de Paris : vous ne traverserez pas la capitale, ce qui montre la place des femmes dans l'histoire – « les grands silences de l'histoire », pour citer une partie du titre d'un livre de Michèle Perrot.

PermalienPhoto de Maxime Gremetz

Lors des commémorations dans les cimetières, les noms de femmes sont aussi nombreux que ceux des hommes, mais pas sur les plaques de rue.

PermalienPhoto de Guy Geoffroy

Je proposerai une première synthèse de notre débat.

Vous nous exhortez, et vous n'êtes pas les premiers, à prendre d'infinies précautions quand nous faisons des lois mémorielles. Moins nous en ferons et mieux cela sera. Vous nous demandez de ne pas écrire l'histoire. Ce message, qu'on nous a souvent adressé, est de sagesse.

Nous entendons également un autre message de votre part selon lequel nous avons des responsabilités en matière d'initiative mémorielle. Vous nous poussez à passer de la simple initiative locale ou nationale à la commémoration qui transmet de génération de responsables en génération de responsables l'obligation – et il n'est pas toujours facile de mobiliser autour de cela – de ne pas laisser oublier tel moment de notre histoire.

Comment pouvez-vous nous aider à être plus pertinents dans le choix de nos initiatives mémorielles et la manière de les célébrer ?

PermalienOlivier Cazanave

Pour répondre à la question de Mme Coutelle, je précise qu'il y a une répartition des rôles entre les éditeurs privés et publics, au respect de laquelle veille scrupuleusement une médiatrice de l'édition. Il y a également une répartition des rôles au sein même de l'édition publique, la Documentation française étant le seul éditeur généraliste.

Il est un éditeur dont la vocation est de créer les instruments pour les enseignants : le CNDP – le Centre national de la documentation pédagogique. La Documentation française l'a fait à une époque où elle était dirigée par Jean-Louis Crémieux-Brillac et où l'Éducation nationale cherchait des idées nouvelles pour mettre les instruments nécessaires entre les mains des enseignants. Une publication existe toujours, intitulée « Documentation photographique », qui est très utilisée par les professeurs d'histoire et de géographie.

Cela étant, la vocation première de la Documentation française est d'éclairer les questions qui sont en débat, pour un public au-delà du baccalauréat. C'est un travail savant, de recherche. Une orientation à retenir pour l'avenir de cette institution est sans doute de faire également un travail de vulgarisation.

Emmanuel Hoog a dit que l'on trouvait tout et n'importe quoi sur Internet et que le meilleur côtoyait le pire. Les éditeurs, publics et privés, doivent réfléchir à une plus forte présence sur la toile à la fois pour offrir une information de qualité et contrebalancer la baisse des abonnements papier. Nos lecteurs lisent de moins en moins de papier et vont naturellement sur la toile chercher les informations. Les éditeurs sont encore très hésitants et n'ont pas encore une économie du numérique mais, compte tenu de l'évolution des choses, il n'y a pas d'autre avenir.

PermalienChristine de Mazières

Il est très important qu'il n'y ait pas un monopole public des ressources éducatives. En 2001, les éditeurs privés ont créé deux portails d'accès aux ressources numériques éducatives, qui ont maintenant un accès commun WizWiz –www.wizwiz.fr – qui propose énormément de ressources, privées comme publiques, pour les enseignants.

On constate toujours cependant un retard très important du numérique éducatif en France par rapport à d'autres pays. Les raisons en sont des insuffisances dans le domaine du matériel et de la maintenance, de la formation des enseignants au numérique – il y a une absence de stratégie globale en la matière – et, également, de moyens : les crédits sont en diminution. La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a eu pour effet de mutualiser les crédits pour les manuels dans une grande masse d'autres crédits, ce qui a entraîné une réduction très forte des moyens à la fois pour les manuels papier comme pour les expérimentations numériques. Il y a une pénurie de manuels très importante : pour la première fois depuis deux ans, les changements de programme ne sont pas accompagnés d'un renouvellement intégral des manuels. Dans certaines matières, 50 % des élèves seulement disposent des nouveaux manuels. Dans le primaire, qui est maintenant de la compétence des communes, 400 000 enfants n'ont pas du tout de manuel.

Les enseignants demandent de plus en plus à leurs élèves de faire des recherches sur Internet, et cela de plus en plus jeunes. Il est important qu'ils puissent ne pas « tomber » uniquement sur les encyclopédies coopératives car, même si l'on trouve de bonnes choses, leur qualité n'est pas assurée à 100 %.

PermalienEmmanuel Hoog

Il y a peu de choses sur Vercingétorix sur le site public de l'INA –http:www.ina.fr – mais nous avons créé une rubrique « apprendre » qui développe toute une série de propositions, d'une part, pour les professeurs, d'autre part pour les élèves. Cette dimension sera encore plus développée, notamment en partenariat avec l'Éducation nationale, dans la version 2 du site qui sortira au printemps prochain. On peut toujours faire mieux mais cette préoccupation est très présente au sein de l'INA et de ses équipes.

Outre le fait d'arrêter une date ou un moment symbolique à l'occasion d'une fête sous la forme d'un recueillement ou d'une minute de silence pour commémorer un événement, le Parlement peut investir davantage les médias dont il dispose déjà : la chaîne parlementaire et les sites Internet de l'Assemblée nationale et du Sénat. Il existe déjà un certain nombre d'initiatives en matière de commémoration et de mémoire sous la forme de fictions ou de programme. Vous pouvez élargir l'offre. Si c'est une dimension essentielle de la représentation nationale que de se représenter la France et d'envisager son avenir par rapport à son passé, c'est un sujet sur lequel vous avez en tous les cas des moyens, des outils et probablement des forces et des talents. Produire des clés pour l'histoire peut passer par différentes formes. Les médias modernes en témoignent tous les jours.

PermalienPhoto de Maxime Gremetz

Il faut également réfléchir à la manière dont on commémore. J'en ai un peu assez, je l'avoue, d'être obligé d'aller à toutes les cérémonies. C'est mon devoir mais j'observe que cela devient une corvée pour tout le monde. Il faut continuer à s'y soumettre parce que ces événements ont un côté officiel mais il existe des langages multiples pour commémorer. Dans mon département, des jeunes ont pris l'initiative de créer pour le 14 juillet une animation rappelant les événements de cette journée. Il faut inciter des façons nouvelles de se souvenir. Sinon, notre histoire va se perdre.

Sur la Résistance, je partage votre avis. Il ne faut pas oublier les anonymes de la Résistance. Cela étant, il ne faut pas avoir une vue idyllique de celle-ci et oublier que l'immense majorité des Français étaient passifs ou collaborateurs.

Des gens, qui ne sont pas historiens de métier, se sont mis en tête de rechercher tous les résistants d'Amiens et viennent de publier le fruit de leurs recherches. Les résistants représentent très peu de personnes par rapport à la population totale. Je défends la Résistance et je veux qu'on en parle bien parce que cela a été un temps difficile, mais je rejette toute image d'Épinal.

PermalienPhoto de Guy Geoffroy

Maxime Gremetz vient de donner la possibilité à M. Semelin d'avoir le mot de la fin.

PermalienJacques Semelin

Je ne voudrais surtout pas avoir le dernier mot mais je ne peux pas ne pas réagir aux propos de M. Gremetz. Votre affirmation, monsieur le député, contient une part de vérité mais celle-ci est remise en cause par les travaux historiographiques les plus récents, au moins sur la période 1943-1944. Vous ne pouvez pas dire que la majorité de la population était passive ou collaboratrice. J'ai moi-même travaillé sur le sujet. Tout le monde ne pouvait pas être résistant et moi-même je ne sais pas ce que j'aurais fait dans la période. J'ai donc une position de grande modestie à cet égard. Il faut distinguer les niveaux d'engagement. À travers l'étude du courrier de l'époque, on se rend compte que l'opinion est largement anglophile. Elle attend – et cela, d'après les études qui ont été faites, dès l'automne 1940-1941 – le jour où elle sera libérée de l'occupation allemande. Fin 1943-1944, l'essentiel de la population française attend le débarquement. C'est pourquoi, bien que l'on pourrait continuer à en discuter, je nuancerais vos propos.

PermalienPhoto de Maxime Gremetz

Moi qui défends la Résistance, je peux le dire. Je ne tolérerais pas que quelqu'un d'autre le dise.

PermalienPhoto de Guy Geoffroy

Je vous remercie, mesdames, messieurs, de votre contribution. Vous avez réussi l'exploit d'aborder toutes les questions que nous nous étions proposé d'évoquer en tenant la pendule. Ce n'était pas la moindre des difficultés.