Commission d'enquête sur la situation de l'industrie ferroviaire française : production de matériels roulants « voyageurs » et fret
La séance est ouverte à seize heures quarante-cinq.
Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Jean-Claude Volot, et ses collaborateurs. M. Volot a été nommé en avril 2010 à la tête d'une nouvelle institution, la Médiation des relations inter-entreprises industrielles et de la sous-traitance. Dans son intégralité, cette appellation n'est pas sans relation avec la raison d'être de cette commission d'enquête. En effet, lorsque cette institution fut créée, M. Estrosi, alors ministre de l'industrie, souhaitait qu'elle devienne « le pivot de la rénovation des relations donneurs d'ordres–sous-traitants », afin de faire prévaloir une logique partenariale au lieu du traditionnel face-à-face « dominants-dominés ».
M. Volot n'est pas fonctionnaire : il est d'abord un chef d'entreprise, qui préside à ce titre l'Agence pour la création d'entreprises (APCE). Il a également été le collaborateur le plus direct du Médiateur du crédit, M. René Ricol, devenu Commissaire général à l'investissement, autre institution également créée en 2010. À ce propos, quelles relations pratiques, ces institutions entretiennent-elles pour l'examen de certains dossiers complexes ? Nous serions intéressés par des exemples concrets, en particulier dans le secteur qui relève de cette commission d'enquête.
Plus généralement, notre commission d'enquête, qui cherche à dégager des pistes pour assurer l'avenir de notre industrie ferroviaire, se demande si celle-ci ne pourrait pas constituer un bon cas d'école pour l'établissement d'une relation nouvelle de partenariat entre « petits » et « grands », dans un esprit de solidarité de filière.
La filière ferroviaire, précisément, figure parmi les onze filières stratégiques identifiées à l'issue des États généraux de l'industrie. Elle a comme telle été dotée d'un comité stratégique. Y a-t-il lieu de se féliciter des premiers travaux de celui-ci ? Plus généralement, la création de comités de cette nature traduit-elle un retour de l'État dans le pilotage de secteurs industriels clés ? Pour rendre celui de la filière ferroviaire efficace, ne conviendrait-il pas que la SNCF, grand donneur d'ordres, soit rappelée à ses responsabilités par les pouvoirs publics, s'agissant de ses activités de fret et de l'indispensable modernisation de son parc de wagons ?
Notre souci d'une action publique efficace nous conduit également à nous interroger sur le travail des médiateurs régionaux, placés sous votre autorité. Pouvez-vous nous donner des exemples de leurs interventions en Nord-Pas-de-Calais et en Picardie, régions qui comptent le plus grand nombre d'entreprises du secteur ferroviaire ?
Par ailleurs, la structuration de la filière peut-elle bénéficier de la contribution du Fonds stratégique d'investissement (FSI) ou de la banque publique Oséo, qui a précisément la mission d'accompagner l'innovation, la croissance et les partenariats des PME-PMI ?
Enfin, à titre personnel, je dois dire, monsieur le médiateur, que j'ai été assez surpris par la réponse que vous avez faite, dans un entretien donné aux Échos le 8 décembre dernier, à une question portant sur le rejet de certains dossiers . Je vous cite : « La médiation n'intervient que lorsque le donneur d'ordres se trouve dans l'illégalité. Par exemple, lorsqu'un grand industriel pousse ses sous-traitants à partir à l'étranger, parce que lui-même délocalise, je considère que cela ne constitue pas un cas de médiation, car produire à l'étranger est un libre choix d'entreprise. Par ailleurs, certaines sociétés commencent à nous considérer comme leur agent commercial. Or, ce n'est pas notre rôle. Nous, nous aidons simplement à recréer le lien. » Est-ce là l'amorce de relations plus équilibrées entre les donneurs d'ordres et leurs sous-traitants ? Dans le secteur ferroviaire, certains d'entre eux ont été prévenus que l'on subordonnait désormais l'obtention d'un contrat ou la poursuite d'une activité à leur installation auprès du site de production d'un constructeur installé à l'étranger, voire à la délégation d'une partie de la sous-traitance à une entreprise à bas coût située à l'étranger.
(M. Jean-Claude Volot prête serment.)
Les nouvelles institutions que sont la Médiation du crédit, le Commissariat général à l'investissement et la Médiation des relations interentreprises industrielles et de la sous-traitance – qui regroupent des hommes de bonne volonté souvent issus, comme René Ricol et moi-même, du monde économique et social – sont présentes sur tous les fronts. Les connexions horizontales entre elles fonctionnent très bien. René Ricol m'a du reste demandé d'être le président du comité consultatif « industrie et financement » du Grand emprunt. Nous nous réunissons d'ailleurs régulièrement pour définir nos orientations en matière de financement des entreprises comme en matière industrielle.
S'agissant du secteur ferroviaire, dès octobre 2008, René Ricol et moi-même sommes intervenus auprès des banques, au nom de la Médiation du crédit, en faveur d'entreprises touchées par la crise. En revanche, la Médiation des relations interentreprises n'a traité que peu de cas concernant ce secteur, mais les résultats ont été satisfaisants. Les situations s'enveniment souvent parce que les parties ne communiquent que par courriels et lettres recommandées, voire par avocats interposés. Il suffit en général de les convaincre de s'asseoir autour de la même table pour les amener à discuter, et c'est ainsi que, pour l'ensemble de nos interventions, notre taux de succès atteint 88 % !
Les travaux des États généraux de l'industrie ont été positifs. Nous intervenons dans les douze filières. À la demande de Jean-François Dehecq, vice-président de la Conférence nationale de l'industrie, nous donnons notre avis sur tous les sujets. Nous travaillons notamment à la création de médiations de filière, regroupant des sages qui, issus de chacune d'entre elles, seront à même de trancher les différends. Nous souhaitons favoriser l'émergence d'une culture de la médiation dans un pays où domine celle du conflit, non seulement dans les relations sociales mais également dans les relations entre entreprises. Il faut savoir régler les litiges à l'intérieur d'une profession. C'est possible, comme le prouve l'action entreprise au début des années quatre-vingt, à la suite des deux premières grandes crises pétrolières, dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP)– action qu'il serait au reste grand temps de relancer.
Dans le cadre du Commissariat général à l'investissement, l'État a décidé de consacrer 69 millions d'euros à la création de plateformes collaboratives de PME, au sein des douze filières. Si l'on ajoute la contribution des régions et des entreprises, le projet bénéficiera au total de quelque 200 millions d'euros : c'est la première fois qu'autant d'argent est consacré en France à une telle finalité. D'ailleurs, la caractéristique de la filière ferroviaire étant d'être éparse, la rassembler autour de projets communs ne peut que lui être bénéfique.
Le niveau de communication est bon, même s'il peut être amélioré.
Avec les États généraux et le Grand emprunt favorisant les industries du futur, nous assistons, en effet, au retour de la politique industrielle de l'État. En tant que chef d'entreprise, j'ai toujours déploré que celui-ci ait abandonné sa responsabilité en la matière au milieu des années soixante-dix. Je n'ai rien contre les régions mais je pense qu'il aurait dû continuer d'imprimer sa marque dans ce domaine, sans préjudice pour l'action des collectivités car l'économie est de la responsabilité commune. À l'évidence, quand on a partagé les rôles, on s'est lourdement trompé.
Je le répète : en tant que « vieux jacobin », je me félicite du retour en force de l'État en matière de politique industrielle, et qu'il revienne ainsi à la tradition qui fut toujours la sienne. Pourquoi a-t-il tourné le dos à des siècles de culture économique, sous des prétextes idéologiques d'autonomie régionale qui m'ont toujours fait rire et enrager à la fois ? Dans un pays de taille somme toute modeste, les régions n'ont pas les moyens d'impulser des politiques économiques ambitieuses. L'enquête que j'ai conduite pour le Gouvernement l'année dernière dans dix d'entre elles – dont la vôtre, monsieur le président –, en tant que commissaire à la réindustrialisation, montre combien l'absence de l'État a, depuis trente ans, été dommageable à notre industrie.
Faut-il rappeler la SNCF à ses missions ? Je n'en suis pas convaincu car on doit lui laisser toutes ses chances de réussite en tant qu'entreprise de transport. Les liens très anciens qu'elle entretient avec l'État, avec le monde politique et avec les collectivités territoriales ne lui facilitent pas la tâche. Laissons-la respirer !
L'action des médiateurs régionaux est efficace. L'un des deux grands objectifs de la Médiation, cette année, est d'améliorer la qualité et l'efficacité de leur intervention ainsi que de celle des médiateurs délégués nationaux, grâce, notamment, à des plans de formation élaborés par Mme Françoise Odolant et par M. Bertrand Rouzier, ici présents, et tous deux spécialistes des achats que j'ai tenu à faire venir à la Médiation.
Notre deuxième grand objectif est la création d'un corps national de médiateurs compétents, issus des anciennes DRIRE (directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement) et des DIRECCTE (directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) – le profil type étant plutôt celui des ingénieurs des Mines connaissant bien le territoire. D'anciens juges et présidents de tribunaux de commerce nous ont également rejoints dans toutes les régions pour aider nos médiateurs. Nous sommes tous bénévoles – c'est du reste à titre bénévole aussi que ces anciens juges exerçaient. La Médiation ne coûte donc pas cher !
Le Fonds stratégique d'investissement et Oséo remplissent bien leurs différentes missions. J'ignore si le FSI est déjà intervenu dans le secteur ferroviaire, mais il semble prêt à le faire en cas de nécessité. Peut-être aurait-il fallu créer ou faudra-t-il créer, sur le modèle du FMEA – Fonds de modernisation des équipementiers automobiles –, un FMEF, à savoir un Fonds de modernisation des équipementiers ferroviaires, doté de 100 à 200 millions d'euros : l'idée est à creuser.
S'agissant de mes propos dans Les Échos, que vous avez cités, sur les difficultés à empêcher les délocalisations, je tiens à rappeler qu'il n'existe, à l'heure actuelle, aucune disposition législative permettant de contrer les pressions exercées par les donneurs d'ordres sur les fournisseurs pour les inciter à délocaliser. Nous nous efforçons toutefois de faire comprendre aux donneurs d'ordres que la délocalisation de leurs fournisseurs n'est pas toujours la meilleure solution. C'est en tout cas la mort assurée pour ceux des fournisseurs qui suivent à l'étranger un donneur d'ordres qui est leur seul ou quasi exclusif client, comme j'ai pu l'observer depuis vingt-cinq ou trente ans, quel que soit le secteur considéré.
Il en va autrement dans les cas de portage à l'international des entreprises, comme « Pacte PME International » en assure la mise en oeuvre dans de nombreux secteurs. Il est, en effet, des métiers où il peut être nécessaire, pour se développer, non pas tant de délocaliser que de se localiser. Si, en tant qu'industriel du secteur aéronautique, je me suis installé en Floride, c'est pour traiter directement avec les compagnies aériennes d'Amérique du Nord, d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud. Nous avons également un établissement en Chine pour toucher la clientèle asiatique. Cela nous a permis d'accompagner Airbus en travaillant au plus près de ses clients. Tout cela a des effets très bénéfiques : études, prototypes, mises au point et structures commerciales sont gérés de Toulouse mais cette unité toulousaine ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui sans nos unités américaine et asiatique. Ce serait donc une erreur de tirer à boulets rouges sur les délocalisations en ignorant l'élément de localisation qu'elles peuvent comporter et qui contribue à consolider le site français.
Dans le secteur ferroviaire, Faiveley pourrait servir de modèle : cette magnifique entreprise réalise l'essentiel de sa production et de ses études en France, et près de 90 % de son chiffre d'affaires à l'exportation. La filière a tout intérêt à développer ces pratiques de portage à l'international. Dans le secteur de l'aéronautique, je pourrai aussi citer une très belle entreprise comme Zodiac.
Comme l'a montré le rapport que notre Médiation a rendu au Gouvernement à la fin du mois d'août, il n'existe en France, je le répète, aucune disposition législative visant à lutter contre les délocalisations, même forcées. En revanche, si un donneur d'ordres rompt unilatéralement ses relations commerciales avec un sous-traitant en raison du refus de ce dernier de délocaliser, il y a faute et nous intervenons. Ce cas fait partie des trente-six défauts relationnels que nous avons relevés et qui constituent autant d'entorses à la loi. Je dois noter que nous avons peu de réclamations en provenance du secteur ferroviaire : règne-t-il dans ce métier une totale omerta ou les relations y sont-elles entièrement satisfaisantes ? Je serais étonné que cette deuxième hypothèse soit la bonne : ce serait un cas unique !
Chacune des auditions confirme l'absence, en France, d'entreprises de taille intermédiaire (ETI): nous souffrons d'un défaut de « massification » car il n'existe, ou presque, que de très petites entreprises de sous-traitants face à de grands groupes.
L'une de vos trois missions consiste à aider les PME à sauvegarder leur indépendance stratégique. Est-ce possible quand l'objectif est, en même temps, de leur permettre de devenir des entreprises de taille intermédiaire ?
Vous avez salué le retour de la politique industrielle de l'État. Pour ma part, je considère que l'État doit être stratège mais laisser l'initiative aux autres acteurs.
Pensez-vous que le FSI puisse être utile à l'industrie ferroviaire ? Si oui, comment ?
S'agissant de la stratégie à l'exportation, l'absence d'entreprises de taille intermédiaire ne fait-elle pas peser sur l'industrie ferroviaire européenne un risque de perte de ses savoir-faire et de pillage de ses brevets, le tissu industriel n'étant pas suffisamment robuste ?
Le manque d'entreprises de taille intermédiaire affecte tous les secteurs d'activité. Durant douze ans, je me suis penché, avec mes étudiants de la Sorbonne, sur la théorie des organisations : nous nous sommes aperçus que notre économie était beaucoup trop structurée en sous-traitants si bien que, lorsque nos trente-quatre grands groupes industriels partent à l'étranger, ils laissent derrière eux des PME en situation difficile – du reste, des milliers de sous-traitants ont disparu depuis vingt ans. Cette structuration économique de la France remonte à l'Ancien régime.
Voulez-vous dire que les sous-traitants sont trop atomisés et souffrent de leur manque de polyvalence ?
Notre industrie se partage entre quelques grandes entreprises et une multitude de sous-traitants, et cette généralisation de la sous-traitance a été organisée par les premières afin de répondre à leurs besoins. Tel n'est pas le cas en Allemagne, où les entreprises de taille intermédiaire en sont à la troisième génération – elles sont nées après la guerre. Ces « Mittelstand » fabriquent des produits ou des services finis vendables sur catalogue et directement exportables. Nos entreprises, elles, ne font pas de recherche et développement parce qu'elles sont trop petites et, comme elles sont trop petites, elles ne peuvent pas exporter !
Les plateformes collaboratives ont été créées pour sortir de ce cercle infernal. René Ricol et moi-même nous sommes beaucoup battus avec M. Estrosi pour que l'argent du Grand emprunt destiné à l'industrie ne fonde pas ! D'ailleurs, je me demande si les moyens qu'on a mis dans l'industrie en affirmant qu'elle est au coeur des préoccupations sont suffisants. La somme de 69 millions d'euros, que j'ai évoquée, doit aider les PME à se fédérer sur des projets communs.
Quant à concilier collaboration et indépendance, les plateformes collaboratives ne visent pas à atteindre à un maximum, mais à un optimum. Lorsque, dans le cadre des pôles de compétitivité, on agglomère des PME autour du projet d'un grand leader, les capacités de R&D, de financement ou d'autofinancement et d'endettement de ces PME sont orientées vers le projet global défini par ce leader, ce qui, évidemment, hypothèque lourdement leur indépendance stratégique. Au contraire, dans le cas d'un pôle où, en l'absence de grand leader, la répartition entre PME et ETI est assez équilibrée. L'indépendance stratégique est ainsi mieux assurée. À mes yeux, pour une PME, cette indépendance stratégique est garantie si elle ne réalise pas plus de 15 % de son chiffre d'affaires avec le même client. Les drames que nous rencontrons, notamment dans le secteur ferroviaire, concernent des entreprises dont le taux de dépendance est considérable. La délocalisation de la sous-traitance par la « mère nourricière » les met en très grave difficulté.
Ce problème ne peut être résolu que sur le long terme, soit sur une durée plus longue que le temps politique. La Fédération nationale des industries mécaniques et le Centre technique des industries mécaniques (CETIM) ont constitué un groupement d'intérêt économique (GIE) pour réaliser le projet ACAMAS d'analyse stratégique au service des PME, un projet qui produit ses premiers résultats au bout de huit ans : sur les 650 entreprises bénéficiaires, la moitié se sont mises à la R&D et à l'exportation ! Mais, je le répète, il aura fallu huit ans pour obtenir ce résultat. La mutation en cours, qui sera longue, s'opérera à partir des plateformes collaboratives. Dans le Tarn, sur vingt entreprises ayant répondu, en 1989 et 1990, également dans le cadre d'un GIE, à des appels d'offres d'Airbus, il n'en reste que treize aujourd'hui, parce que plusieurs ont fusionné, mais leur effectif global a augmenté de 40 %. Autrement dit, elles ont grossi mais on ne le mesure que vingt ans après.
Le départ des grands permet l'émergence de nouvelles industries : dans dix ans, des ETI et des PME performantes vendront et exporteront des produits et des services finis. La multitude des projets dans le cadre du Grand emprunt révèle la grande créativité de la France, que vérifie, par ailleurs, l'inventaire national des sujets d'étude que ce même Grand emprunt a permis, pour la première fois, de dresser. Il nous faut, en attendant, traverser une période difficile, durant laquelle les industries traditionnelles sont en perte relative de vitesse. Toutefois, selon les travaux de la direction générale de la compétitivité, de l'industrie et des services (DGCIS), il est faux de parler de la désindustrialisation de la France : il faudrait plutôt évoquer une mutation industrielle. La production industrielle globale de notre pays n'a jamais cessé d'augmenter, grâce à un accroissement de la productivité de 30 % en dix ans, par le biais d'une automatisation de la production qui a, évidemment, conduit à une baisse équivalente des effectifs. Les secteurs qui voient leurs parts de marché augmenter sont le ferroviaire, l'aéronautique et le spatial, la pharmacie, les machines d'usage général, les machines agricoles et le matériel médico-chirurgical. Les secteurs qui chutent sont le mobilier, les métaux non ferreux, l'automobile, les produits textiles, les ordinateurs de bureau, l'habillement et le cuir. La courbe en euros constants n'est pas moins ascendante.
Il faut accompagner le plus intelligemment possible cette mutation industrielle afin de garantir le meilleur équilibre social et territorial. Les implantations des industries du futur n'obéissent plus aux règles du passé, quand un élu influent pouvait encore attirer un industriel dans sa circonscription, notamment par le jeu de ses relations. Ce temps est désormais fini et les élus, notamment ruraux, sont confrontés à la fermeture de leurs usines. Les industries s'implantent aujourd'hui le long des grands axes structurants – autoroutes, TGV, lignes aériennes –, le plus souvent dans des zones urbaines bénéficiant, de surcroît, de l'Internet à haut débit. Les élus qui n'ont pas anticipé cette évolution ne peuvent que difficilement convaincre des entreprises de rester chez eux.
Après ma nomination, je souhaitais me rendre dans les deux régions françaises les plus industrielles en dehors de l'Île-de-France : le Nord-Pas-de-Calais et Rhône-Alpes. Ma première visite m'a conduit chez vous, monsieur le président : dans le Nord-Pas-de-Calais. Les sous-traitants du ferroviaire m'ont fait part d'un déficit de communication, qu'il s'agisse du court terme – ils reçoivent des commandes à trois semaines –, du moyen terme – ils ignorent les programmes de trains à deux ans, voire à cinq ans, alors que ceux-ci sont établis à dix ans –, ou du long terme – ils ne reçoivent aucune indication sur les trains du futur, qu'il s'agisse des matériaux, des modes de propulsion ou des programmes électroniques. J'ai été surpris parce que cela fait longtemps que l'ensemble du secteur aéronautique se réunit régulièrement – quatre fois par an – pour échanger des informations sur ce qui va se produire comme évolutions à court, moyen et long termes.
La Médiation a demandé à la Fédération des industries ferroviaires (FIF) les raisons d'une telle inorganisation, d'autant que l'incertitude, qui naît du manque de visibilité, nuit aux investissements. Le premier contact a été plutôt rugueux. J'ai rencontré son président, le sénateur Louis Nègre, très actif dans la filière : celle-ci, depuis, a commencé à s'organiser à une vitesse incroyable.
De fait, la filière, qui était pensée à partir d'Alstom, a été fragilisée non seulement par la crise, mais aussi, et plus profondément, par la politique non pas du « tout TGV » mais du « trop TGV », qui a conduit à l'abandon des autres formes de transport. Or le vrai patron d'une filière industrielle est celui qui est en contact avec l'usager ou le client : en l'espèce, la SNCF, la RATP, Veolia, la Régie des transports de Marseille et les autres transporteurs. Ce sont eux, en effet, qui savent ce que seront les transports du futur. Il ne saurait donc être question de les exclure de l'organisation de la filière !
Celle-ci a perdu des pans entiers de son activité du seul fait qu'elle était mal organisée. La SNCF, notamment, n'a jamais pu occuper la place qui aurait dû être la sienne parce qu'elle a toujours suscité des réactions irrationnelles. Nous avons expliqué à la FIF que le territoire français devait devenir le territoire d'expérimentation de tous les modes de transport, sur rail ou sur pneus. Tout ne se réduit pas au TGV ! Trop souvent la France fait des choix exclusifs en faveur d'un produit de haut niveau – je pense notamment à l'EPR dans le nucléaire civil –, ce qui la conduit à négliger des marchés plus traditionnels dont s'empare la concurrence étrangère.
Nous avons également dû expliquer à la FIF qu'elle devait faire toute leur place à des acteurs étrangers, comme Bombardier ou Siemens, qui conçoivent et produisent en France. Si, par exemple, c'est Siemens qui remporte le marché des transports publics du Grand Paris, il ne travaillera qu'avec des équipementiers et des sous-traitants français – il l'a écrit noir sur blanc. Une filière doit avoir l'intelligence – ou la malice – de laisser entrer des équipementiers étrangers – je pense à Bosch – qui travaillent déjà sur le territoire national.
Par ailleurs, certains sont lancés dans des projets sans doute trop grands pour eux : je pense en particulier à Lohr, une magnifique société mais très atteinte par la crise, que j'ai expertisée il y a un an et demi à la demande de René Ricol et d'Henri Lachmann. Sur les quatre axes d'activité de l'entreprise, deux sont de trop, compte tenu de sa taille. Lohr, en dépit de la réduction de ses perspectives de commandes, n'a pas reçu le soutien des entreprises nationales de transport. Alstom aurait pu intervenir. Si l'entreprise doit rester dans le « giron alsacien », les solutions ne peuvent toutefois plus être uniquement françaises puisque celles-ci ont jusqu'à présent fait défaut. Quant à Arbel Fauvet Rail (AFR) et aux Ateliers bretons de réalisations ferroviaires (ABRF), ces entreprises sont en situation difficile du fait qu'elles sont trop liées aux constructeurs français ; elles n'ont pas misé suffisamment sur l'exportation.
Pour résumer, j'insisterai sur le fait que ce sont les acteurs du rail au contact de l'usager et avec le client qui déterminent ce que seront les trains du futur. Quant à l'idée d'intégrer dans la filière française des constructeurs et équipementiers d'origine étrangère, elle commence à faire son chemin. Le revirement en matière d'organisation est spectaculaire. Nous aiderons la filière à poursuivre dans cette voie et je pense que le FSI saura l'aider en cas de besoin. Il est particulièrement remarquable que l'ensemble du secteur ait signé la charte régissant les relations entre donneurs d'ordre et PME, ce qui montre que tous ont compris la nécessité de s'agglomérer. Le préambule de cette charte est révélateur de l'état d'esprit dans lequel se trouve aujourd'hui la filière ferroviaire. C'est un motif d'espoir.
Voici ce préambule :
« Contexte : Sur la base de constats datant de novembre 2008, dans le cadre de la Médiation du crédit aux entreprises, l'État a souhaité remédier aux difficultés rencontrées dans les relations entre “les grand donneurs d'ordres et les PME”.
La réflexion a permis d'aboutir à la signature d'une charte, “Charte de la Médiation du Crédit et de la CDAF, l'Association des Acheteurs de France, régissant les relations entre grands donneurs d'ordre et PME”, annexée au présent document (et ci-après mentionnée comme “la Charte”).
Il est à noter que la Charte a été en particulier signée par les acteurs suivants, en relation avec l'activité ferroviaire : SNCF, RFF, RATP, ALSTOM, Veolia, Faiveley, SNR Roulements.
La mise en place, à l'initiative du Ministère de l'Industrie, de la filière ferroviaire en tant que telle et de son comité stratégique (CS2F), faisant suite aux États Généraux de l'Industrie (EGI), s'est accompagnée d'une identification des sujets clefs à aborder. Le renforcement des bases et de la cohésion de la filière est l'un de ces sujets, qui passe notamment par la mise en oeuvre des pratiques énoncées dans la Charte entre grands clients et fournisseurs au sein de la filière ferroviaire.
La Fédération des Industries Ferroviaires (FIF), qui assure la présidence du Comité de Pilotage de la filière, a décidé de promouvoir les principes de la Charte auprès de ses membres et plus largement au sein de l'ensemble de la filière ferroviaire, et d'encourager les entreprises de la filière à y adhérer. À ce titre, la FIF sera membre du Comité de Pilotage de la Charte.
Spécificités : Dans l'application de la Charte au sein de la filière ferroviaire, certaines spécificités devront être prises en compte dans son objet ou dans son application. Ces éléments sont explicités ci-après :
Au-delà des “entreprises ayant un gros volume d'achats” (la Charte, préambule) sont concernées au sein de la filière ferroviaire “les entreprises ayant un volume d'achats important au regard de leur taille ou de celle de leur fournisseur”. Dans cet esprit, la notion de “grands Donneurs d'Ordres” est étendue à l'ensemble des “Donneurs d'Ordres”.
Dans l'application de la loi LME (la Charte, Article 1), il est entendu que l'application unilatérale d'une retenue sur facture sans accord préalable du fournisseur est illégale.
La notion de “correspondant PME” (la Charte, Article 9) est à entendre comme “correspondant fournisseur”.
Les donneurs d'ordre de la filière ferroviaire, signataires du présent document, s'engagent à en faire un document de référence dans leurs contrats d'achats vis-à-vis des fournisseurs de la filière. »
La FIF s'est beaucoup investie dans le processus d'élaboration de la charte et le sénateur Louis Nègre s'est montré très actif.
Toutefois, il reste à améliorer la procédure des appels d'offres, qui aboutit trop souvent à choisir le moins-disant. Je demande toujours aux responsables des grandes villes qui n'ont pas fait le choix d'un constructeur français s'ils ont opté pour le moins-disant ou pour le mieux-disant : ils sont le plus souvent très gênés pour me répondre. Il convient de développer dans la culture des décideurs cette notion du mieux-disant –et non pas, bien sûr, de préférence nationale : cela, c'est interdit. Nous nous y attelons. Opter pour le mieux-disant oblige en effet, comme en matière environnementale, à fonder son choix sur des critères bien définis, lesquels écartent d'emblée la tentation du moins-disant. Par ailleurs, l'emploi et la création de richesses sont des questions fondamentales pour le pays et la production de la filière ferroviaire est capitale pour son économie. Je rêve d'une France devenue le laboratoire expérimental de toutes les techniques ferroviaires : nous en avons la capacité ! Il vous appartient à vous, parlementaires, de promouvoir la notion de mieux-disant.
Je suis favorable à ce que l'État retrouve son rôle stratégique en matière industrielle – il doit même fournir encore des efforts –, à condition toutefois que la démarche ne soit pas uniquement verticale mais qu'on prenne également en considération les particularités industrielles des territoires. Ainsi, même si elle peut susciter des espoirs, la mutation industrielle que vous avez évoquée a des répercussions sur l'équilibre économique et social de nombre de ceux-ci et il s'impose de tenir compte de ces difficultés. À ce propos, le corps national de médiateurs est-il organisé uniquement sur une base territoriale ou, dans une certaine mesure, également en fonction des filières ? Le croisement des deux axes est d'autant plus important que certains territoires sont dynamiques dans certaines filières – par exemple le Nord-Pas-de-Calais dans le secteur ferroviaire.
Je suis également membre de la mission d'information sur la compétitivité de l'économie. La comparaison avec l'Allemagne conduit à identifier des critères comme la taille des entreprises, la capacité d'innovation, la diversification des gammes de produits. Prenez-vous en compte ces thèmes dans l'organisation des filières ?
Comme vous l'avez dit, le temps est une donnée essentielle car nous touchons là à des problèmes structurels de l'économie française qui ne sauraient être résolus en quelques mois, ni même en quelques années.
Quelle est la démarche stratégique du FSI en direction de la filière ferroviaire ? Je me suis déjà interrogé sur le sens de ses interventions à propos d'autres filières.
Vous avez évoqué un éventuel FMEF : pensez-vous que des groupes tels qu'Alstom, Bombardier ou Siemens pourraient y contribuer, comme les grands groupes automobiles le font au FMEA, sachant que se poserait bien évidemment la question de la compatibilité d'une telle participation avec la législation européenne ?
Je partage d'autant plus votre propos sur le mieux-disant que 90 % des commandes passées au secteur ferroviaire seront payées par les contribuables, par région interposée, ou par les usagers, par le biais de la RATP ou de la SNCF. C'est du reste cet aspect de la question qui est à l'origine de la création de la présente commission d'enquête : des responsables de PME avaient fait part de leur étonnement de constater que les contribuables financent le chômage des travailleurs français, compte tenu du transfert de la sous-traitance à l'étranger. Certes, la législation européenne sur les marchés publics interdit d'imposer à un donneur d'ordres qu'il s'adresse pour l'essentiel à des sous-traitants nationaux, mais il est regrettable que, par exemple, une grande entreprise automobile soit obligée d'importer telle pièce d'Irlande, seul pays à la fabriquer. Il conviendrait donc de trouver un juste milieu et de réfléchir à la manière de « passer à travers les gouttes » de la réglementation européenne, pour que l'argent public serve à développer l'économie française.
S'agissant du corps national des médiateurs, il y a bien « croisement », monsieur Grellier, puisque les médiateurs sont à la fois « en région » et « toutes filières ». Ils sont naturellement soutenus par l'équipe nationale mais, en fait, pour nous, tout médiateur est un médiateur national délégué en région. Les grands donneurs d'ordres sont en effet nationaux, européens, voire mondiaux et les discussions du médiateur en région se déroulent ainsi, le plus souvent, à Paris, à Bruxelles ou à Berlin. Nous nous sommes même aperçus que nous avions plus de facilités à négocier avec des clients étrangers qu'avec des Français. Ce paradoxe inouï est révélateur de la mentalité nationale. Si le Français est grégaire à l'étranger, il est, chez lui, d'un individualisme forcené, ce qui le conduit à des comportements parfois absurdes.
Monsieur le président, les élus, qu'ils soient de droite ou de gauche, devraient recourir à des astuces pour orienter les commandes publiques vers les entreprises françaises. Ces astuces, chacun les connaît : pourquoi ne pas les utiliser ? La vente en Chine d'Airbus fait l'objet de marchés de compensation. C'est tous les jours que les grands groupes sont confrontés à cette pratique qualifiée de « marchés offset » !
Je ne suis pas d'accord avec vous. Vous évoquez des marchés entre États ou entreprises phares mais le code des marchés publics, c'est autre chose ! Il ne permet pas aux collectivités territoriales de pratiquer le troc.
Ce qui me chagrine, c'est la domination de Bruxelles en la matière. J'ai le sentiment que, trop souvent, les parlementaires abdiquent devant l'Europe. Ma référence aux « marchés offset » n'a que valeur d'image mais il n'en reste pas moins qu'une ville allemande favorisera toujours Siemens par rapport à Alstom, même si le coût est de 20 % supérieur, en invoquant la notion de mieux-disant. Les élus français doivent revoir certaines de leurs pratiques. Je connais de belles villes, de droite comme de gauche, qui ont choisi des tramways ou des métros qui ne sont pas fabriqués en France, alors même que Siemens réalise en France une part grandissante de sa production ferroviaire – et je ne parle pas d'une grande ville voisine d'Alstom qui a fait le choix d'une production étrangère ! Leur choix repose uniquement sur le moins-disant !
J'ai rencontré récemment le directeur général de Siemens : un éventuel FMEF l'intéresserait, car il permettrait de fédérer la filière, au même titre que les 69 millions d'euros dédiés à l'agglomération des PME en plateformes collaboratives. Il est certain, monsieur Grellier, que la résolution de problèmes structurels demande une durée qui n'est pas celle du temps politique. Mais les États généraux qui ont suscité un engouement considérable parce que nos industriels ont brusquement eu le sentiment de n'être plus « des pelés et des galeux », n'étaient-ils pas une initiative des politiques ? Ma crainte est seulement que les futures échéances électorales n'hypothèquent les efforts entrepris actuellement au sein des filières – je pense notamment à l'action de grands industriels MM. Jean-François Dehecq et d'Yvon Jacob –, dont les effets ne se feront pas sentir avant huit ou dix ans. Le temps politique, qui vous appartient, est déterminant dans le sens où, quelle que soit la couleur des majorités successives, les parlementaires doivent garantir la poursuite des efforts entrepris. Telle sera la responsabilité de la prochaine majorité, quelle qu'elle soit, sinon les efforts retomberont comme un soufflé. La concordance des temps politique et économique pose un grave problème.
La séance est levée à dix-sept heures cinquante.