La commission a examiné le rapport d'étape de la mission d'information sur la neutralité de l'internet et des réseaux (Mmes Corinne Erhel, présidente, et Laure de La Raudière, rapporteure).
La mission d'information relative à la neutralité de l'internet et des réseaux a été constituée le 29 septembre 2010. Lors de l'examen de la proposition de loi relative à la lutte contre la fracture numérique, en décembre 2009, nous avions demandé un rapport au Gouvernement concernant la neutralité des réseaux, qui nous a été remis fin juillet 2010. Parallèlement, l'ARCEP a conduit des travaux sur le même sujet et a rendu un rapport fin septembre. Il est apparu nécessaire que la Commission des affaires économiques puisse approfondir certains des sujets abordés, afin d'étudier l'opportunité d'adopter des mesures législatives ou réglementaires. Par ailleurs, je vous rappelle que la Commission des lois et la Commission des affaires culturelles conduisent actuellement une mission d'information commune sur la protection des droits de l'individu dans la révolution numérique. Les travaux de notre mission d'information ont été centrés sur les problèmes de réseau, les questions liées aux contenus relevant de la mission commune que je viens de citer.
Nous avons déjà auditionné plus de cents personnes, représentant quatre-vingts acteurs différents. J'insiste sur le fait que l'internet constitue un enjeu social, économique et industriel fondamental. La neutralité des réseaux étant un sujet très technique, nous avons souhaité prendre le temps nécessaire à la compréhension du fonctionnement d'internet et des relations entre les acteurs, très nombreux.
La question de la neutralité est celle de l'avenir d'internet. Nous considérons qu'internet constitue un bien essentiel. En effet, c'est à la fois une plate-forme unique de distribution de services mais aussi, et surtout, un espace public mondial de discussion, d'échanges, caractérisé par une réelle liberté d'expression. À cet égard, protéger la neutralité de l'internet, c'est également veiller à son caractère universel et à la simplicité de son utilisation par l'ensemble des citoyens.
Force est de constater qu'aujourd'hui, la presse et les forums sociaux s'en sont grandement fait l'écho, l'internet est à un tournant technique et économique, ce qui ne manque pas de susciter des inquiétudes parmi les différents acteurs. Ainsi, au cours de nos auditions, les questions liées à la protection de la neutralité de l'internet et aux circuits de financement du réseau ont fréquemment été abordées. Après une phase d'expansion, il semble que nous soyons parvenus à une stabilisation du marché l'accès à l'internet : les opérateurs recrutent de moins en moins de nouveaux abonnés et le marché est peut-être proche de la saturation, bien que l'on constate parallèlement un accroissement très rapide du trafic, dû notamment à la vidéo en ligne. La période récente se caractérise également par la rapidité de l'innovation et par des conflits portant sur la répartition de la chaîne de valeur. Ainsi, aux États-Unis, des différends opposent les cablo-opérateurs aux fournisseurs de contenu et, en France, les opérateurs Cogent et Orange. Il faut également rappeler que les acteurs de l'internet – opérateurs d'accès, opérateurs de transit, content delivery networks (CDN), fournisseurs de contenu – doivent pouvoir continuer à innover. Le pouvoir de décision appartenant à chaque État membre paraît limité au regard de la dimension planétaire du réseau.
Pour protéger la neutralité, nous nous sommes fixé un objectif de non-discrimination entre les informations transmises, tant à l'égard de la source, du destinataire que du contenu, et de protection de la capacité des différents acteurs à innover, développer leurs applications et financer leurs réseaux.
Je vais décrire le fonctionnement de l'internet de façon schématique en présentant chacun des acteurs du réseau. Je vous invite à vous reporter au schéma qui vous a été distribué.
L'internaute est branché au « nuage » de l'internet par le biais des fournisseurs d'accès à internet (FAI). Ces derniers sont ceux que nous connaissons le mieux puisqu'il s'agit des grands opérateurs commerciaux (SFR, France Telecom, Free) soumis au code des postes et des communications électroniques.
À l'opposé, on trouve les fournisseurs de contenus (Google, Facebook, Dailymotion, etc.) hébergés sur des serveurs. Ces contenus sont aujourd'hui majoritairement localisés aux États-Unis.
Pour assurer la qualité de service, les fournisseurs de contenus font appel à des « Content Delivery Network » (CDN) ; il n'existe pas de traduction française pour ce terme qui désigne les entreprises qui copient temporairement les contenus les plus populaires sur des serveurs plus proches des internautes. Un fournisseur de contenu comme Google a des serveurs sur les cinq continents, dans de très nombreux pays, afin de fournir aux internautes une grande qualité de service possible. Un des très grands CDN, qui ne nous est pas familier, est l'entreprise américaine Akamai, implantée en Europe et qui représenterait selon certaines sources 20 % de notre trafic internet.
Il faut également mentionner les opérateurs de transit, qui assurent la connectivité internationale entre les fournisseurs de contenus et les fournisseurs d'accès à internet. Les lieux où se fait l'interface entre ces acteurs sont appelés points d'interconnexion.
À la base, le modèle économique d'internet est fondé sur des échanges gratuits de trafics au niveau de l'interconnexion : l'internaute paye son accès à internet ; les fournisseurs de contenu payent également leur raccordement à la bande passante ; les FAI et les fournisseurs de contenus payent au volume transmis les opérateurs de transit ; mais en revanche, entre les opérateurs de transit ou entre FAI, on s'échange gratuitement le trafic. Mais le trafic est devenu de plus en plus asymétrique, du fait du développement des flux vidéo notamment, ce qui n'est pas sans poser problème.
Peut-être manque-t-il dans votre présentation la mention de tous ceux qui fournissent en amont les contenus ? Comment cela s'articule-t-il avec les serveurs ? Chaque producteur de contenus dispose-t-il de son propre serveur ?
Non, il y a aussi des hébergeurs mais nous avons souhaité simplifier la présentation car il y a vraiment de nombreux types d'acteurs. Le rapport final entrera bien entendu davantage dans les détails. Je profite de cette remarque de François Brottes pour plaider en faveur d'une sensibilisation de l'ensemble de notre commission à la connaissance des acteurs d'internet. C'est essentiel, compte tenu des enjeux économiques de ce secteur.
Qui fait de l'argent ? Qui en fait moins ? Qui doit-on taxer ? La régulation de ce secteur suppose qu'on puisse bien identifier la position exacte de chaque acteur.
Je partage votre point de vue sur la nécessaire clarification du rôle de chacun des acteurs : ce sera l'un des objectifs majeurs des travaux qu'il nous reste à mener.
Pour revenir sur les enjeux liés à la neutralité des réseaux, il faut tout d'abord de protéger l'universalité de l'accès à internet : il importe que ne se crée pas un fossé entre un de base et un internet haut de gamme. Ensuite, il faut continuer de permettre le développement de l'innovation à chaque niveau du système, qu'il s'agisse des contenus ou des réseaux. Il faut également maintenir les équilibres économiques, en garantissant l'accès au réseau de l'internaute à un prix raisonnable, en permettant aux fournisseurs de contenus ou de services en ligne de bénéficier d'une bonne qualité de service : accès facile et rapide, temps de latence minimal. Il faut enfin réfléchir aux moyens donnés aux fournisseurs d'accès de résoudre une équation économique difficile, entre d'un côté des prix d'abonnement auprès des usagers qui pour l'instant n'augmentent pas et d'un autre coté l'absence actuelle de rémunération du côté des fournisseurs de contenus et des opérateurs de transit alors qu'ils font face à des besoins d'investissement croissants.
La mission s'est concentrée sur les enjeux techniques sous-jacents à ces évolutions économiques, avec comme objectif de faire en sorte de conserver « la magie d'internet » en permettant un accès non discriminatoire aux réseaux pour les abonnés et les fournisseurs de contenus. Nous allons désormais vous présenter les objectifs précis qu'il nous semble qu'il faille poursuivre et les moyens juridiques que nous envisageons pour les atteindre.
Au regard des enjeux actuels de l'internet, il nous apparaît fondamental d'empêcher un certain nombre de dérives.
Il s'agit tout d'abord de la question du filtrage d'un site précis par un opérateur dans le but de décongestionner le réseau : une telle opération doit être prohibée car ce site serait alors très défavorisé par rapport à ses concurrents. Les opérateurs doivent être capables de réaliser des opérations de gestion de trafic en toute transparence et sans porter atteinte aux intérêts des fournisseurs de contenu ; à titre d'exemple la société Amazon considère qu'une dégradation de 100 millisecondes du temps de transit pour avoir l'information correspond à une perte de 1 % de chiffre d'affaires. Le filtrage ciblé serait contraire aux règles de concurrence et au principe de non discrimination de l'accès à internet.
Le second point concerne la qualité de l'accès à internet qui doit toujours être suffisante et ne doit pas être dégradé pour mieux vendre des services gérés. Il est évident que si l'on rempli des tuyaux de dimension constante avec plus de services gérés, il n'y aura plus suffisamment de place pour l'internet. Il est souhaitable de développer les services gérés, mais à condition de ne pas dégrader la qualité de l'internet public.
Il ne nous semble également pas souhaitable que les opérateurs puissent bloquer des applications qui fonctionnent bien sur internet, pour les vendre aux consommateurs sous forme de services gérés. À titre d'exemple, Skype, qui est un service de voix sur IP, est actuellement bloqué sur les services mobiles afin de préserver le modèle économique des opérateurs mobile fondé sur la voix. On peut imaginer d'autres services à valeur ajoutée se développant sur l'internet et étant « bridés » par des opérateurs souhaitant les commercialiser sous forme de services gérés. Or nous ne savons pas aujourd'hui où va se situer l'innovation de demain, sur les services gérés ou sur internet. Il faut donc que les deux modèles puissent exister en parallèle et que l'on dispose d'un environnement réglementaire qui permette l'épanouissement de l'innovation aux deux niveaux.
Je termine la présentation des enjeux en disant qu'à notre sens, les opérateurs doivent pouvoir déterminer librement leur politique commerciale, dans le respect évidemment du cadre réglementaire existant, et proposer différentes qualités de service dès lors qu'est assurée une qualité suffisante et que l'accès à ces différents niveaux de qualité de service n'est pas discriminatoire.
J'en viens aux recommandations. Nous avons choisi de présenter à la fois les premières propositions de la mission et les interrogations qui demeurent. Il nous est en effet apparu nécessaire d'avoir un retour de nos interlocuteurs sur les différentes propositions ; nous avons par ailleurs des interrogations qui demeurent, notamment sur le modèle économique, pour lequel nous avons recueilli des informations contradictoires sur le besoin de financement des opérateurs réseau.
La première recommandation de la mission consiste à définir dans la loi le principe de neutralité à partir des objectifs définis précédemment, comme l'absence de filtrage, hors mesures techniques ou mesures obligatoires prononcées par un juge, garantie d'une qualité de service suffisante sur internet, l'absence de mesures ciblées de dégradation de la qualité de service, l'accès non discriminatoire aux différents niveaux de qualité de service et la garantie de conditions techniques et tarifaires d'interconnexion équitables. Il convient également de proposer dans la loi les moyens de garantir l'application de ces principes, et vous trouverez sur ce point des propositions détaillées dans notre document de synthèse.
La mission s'interroge par ailleurs sur l'opportunité de confier à l'ARCEP le pouvoir de contrôler la proportionnalité des mesures techniques de filtrage mise en oeuvre suite à une décision judiciaire, afin d'éviter toute mesure de surblocage lorsque l'on effectue des filtrages. Il en va de même en ce qui concerne l'opportunité de confier à cette autorité le pouvoir de fixer les conditions tarifaires de l'interconnexion, soit à travers un prix plafond pour garantir l'accès au réseau à un prix raisonnable des fournisseurs de contenu et des intermédiaires techniques, soit à travers un prix plancher afin que les injecteurs de trafic contribuent à l'investissement dans les réseaux. On voit bien en effet qu'il y a différents modèles économiques pour cette interconnexion, soit du peering public gratuit, soit du peering privé payant, soit de l'achat de transit. Cette question de l'encadrement tarifaire de l'interconnexion mérite d'être éclaircie. Enfin la mission s'interroge sur l'opportunité de prendre des mesures législatives spécifiques afin d'assurer un accès non discriminatoire aux moyens techniques permettant de fournir de la qualité de service, et en particulier aux services gérés.
J'insiste sur l'attention que nous avons portée, dans le cadre de cette mission, à la question de savoir comment se réalise concrètement l'interconnexion afin de mieux en appréhender les enjeux, à la fois économiques et en terme d'accès, ce dont la presse s'est récemment fait l'écho.
Toujours parmi les interrogations de la mission, je signale l'utilité d'adapter le secret des correspondances afin de mieux garantir la privauté des communications électroniques. Il s'agit d'une question très importante puisqu'elle intéresse tous les citoyens.
La question du développement d'offres d'accès à internet sans services gérés, c'est-à-dire d'offres plus basiques, se pose également. Nous sollicitons les professionnels sur cette question et sur les différentes solutions envisageables. Il est souhaitable que les consommateurs aient le choix entre différentes formules.
La mission souhaite également que soit ouvert le débat sur les avantages et inconvénients liés au développement de différentes classes de service sur l'internet public, c'est-à-dire du traitement différencié sur l'internet public entre les mails, les vidéos ou encore le search.
Enfin dernier point qui nous paraît fondamental et qui a été soulevé par François Brottes, il s'agit d'évaluer le partage exact de la valeur ajoutée entre les différentes catégories d'acteurs, son évolution probable sous l'effet de la mutation de leurs modèles économiques et la manière dont elle serait modifiée par la mise en oeuvre des mesures préconisées dans ce document au regard du principe de la neutralité de l'internet. La mission souhaite affiner son analyse sur ce sujet et nous demandons pour cela aux acteurs que nous avons entendus de nous transmettre des informations détaillées permettant de mieux documenter cette question.
La mission a mené un travail très complet sur ces sujets éminemment techniques avec le souci de trouver une position d'équilibre entre l'objectif de sauvegarder l'accès universel à l'internet et celui de protéger la capacité des acteurs à investir et innover au bénéfice de ce que la « magie d'internet ».
Je salue le travail accompli par la mission, avec plus de 80 auditions en moins de 4 mois, et la connaissance approfondie qu'ont la présidente et la rapporteure de ce sujet complexe à la fois sur le plan économique et sur le plan technique. Je suis tout à fait d'accord avec votre souci de préserver l'innovation, c'est fondamental. Au titre des questions je souhaiterais savoir à quelle date vous espérez pouvoir présenter le rapport définitif et quels sont les nouveaux pouvoirs que vous entendez déléguer à l'ARCEP.
J'espère que votre réflexion autour de la magie d'internet ne va pas vous conduire à intituler votre rapport « l'internet au pays de candy » ! Je crois en effet que dans le vaste champ d'investigation qui est le vôtre, on ne peut s'abstraire de la réflexion sur la technique et il est notamment nécessaire de combattre l'illusion selon laquelle toute infrastructure permet de gérer la neutralité. La première atteinte à la neutralité c'est de ne pas disposer d'un accès internet. La seconde, c'est de ne bénéficier que d'un accès à faible débit. Certaines applications requièrent le haut débit et, à défaut d'une telle connexion, elles ne sont pas accessibles : c'est un fait.
Une autre approche du principe de neutralité consiste à dire que tout doit être accessible partout et à tout moment. Or, on sait très bien qu'il est parfois nécessaire d'effectuer des actes de gestion technique qui ne sont pas neutres en terme d'accès. Il est nécessaire que cette gestion soit transparente et qu'elle repose sur des règles connues comme c'est le cas pour la gestion du réseau électrique avec une tarification adaptée. Il est également possible de penser que certains services disposent de moyens surdimensionnés par rapport à leurs besoins de diffusion. Il est donc nécessaire de réguler en amont sur des critères techniques les moyens mis à dispositions des différents types de services. Il faut également poser la question des délais de raccordement qui sont à l'heure actuelle souvent trop long et font qu'en cas de déménagement les consommateurs sont privés d'accès durent plusieurs mois. Cela n'est pas normal et constitue une atteinte au principe de neutralité.
Il apparaît enfin nécessaire de mener une réflexion sur le décryptage des factures internet à l'image, là encore, de ce qui a été réalisé pour les factures d'électricité et qui s'est avéré très profitable pour comprendre le rapport coûtprix.
L'ARCEP, qui est chargé de la régulation du secteur, a réalisé un travail approfondi au sujet de la neutralité, dont nous nous sommes inspirés pour élaborer les recommandations qui figurent dans le document de synthèse que nous mettons en consultation. L'indépendance de l'ARCEP est essentielle pour qu'elle puisse conduire correctement les travaux que je viens d'évoquer. Le texte sur le paquet télécoms est actuellement devant le Sénat et plusieurs amendements portent sur ces questions : il convient donc d'être attentif. La Commission européenne travaille également sur la question de la neutralité et publiera prochainement ses préconisations.
Le travail de la mission s'est effectué sans a priori et en étant à l'écoute des problématiques de l'ensemble des personnes auditionnées. Les propositions que nous formulons répondent au double souci de préserver l'universalité d'internet et l'innovation, tout en prenant en considération le modèle économique des différents acteurs. La mission a fait des propositions pour encadrer la gestion de trafic, qui est nécessaire mais doit être transparente et proportionnée. L'ARCEP met d'ailleurs en place un groupe de travail sur ce sujet.
La mission s'est concentrée sur la question de la neutralité. Les problématiques liés à l'accès à internet ont vocation à être abordées dans le rapport d'application de la loi relative à la lutte contre la fracture numérique.
Les problèmes de gestion de trafic sont traités partiellement dans le paquet télécoms, qui comprend des mesures de transparence, et l'ARCEP travaille activement sur ce point. Nous pensons par ailleurs qu'il faut interdire, en dehors de cette gestion technique ou d'une mesure judiciaire, les opérations de filtrage ciblé sur des contenus.
La présentation du rapport définitif devant la Commission des affaires économiques pourrait avoir lieu à la mi-mars. Le décryptage de la facture pourra être conduit dans le cadre de l'étude des modèles économiques des acteurs de l'internet afin de savoir dans le prix de 30 euros que paient aujourd'hui la plupart des consommateurs, quelle est la part de boucle locale, du réseau de collecte, du réseau coeur et de l'interconnexion. Une des questions essentielles porte sur l'évolution des modèles économiques, question qui a donné lieu à des réponses contradictoires de la part des différents acteurs et qui demande donc des investigations complémentaires pour disposer d'informations robustes à présenter à la Commission.
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Information relative à la commission