Audition de M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes sur la question des chrétiens d'Orient
La séance est ouverte à onze heures cinq.
Merci, Monsieur le Professeur, d'avoir accepté de revenir devant la commission, moins d'un an après votre première audition.
En janvier dernier, vous nous aviez dressé un large et passionnant panorama de la coexistence des religions à travers le monde et du rôle croissant que le fait religieux joue dans les rapports entre les nations comme dans les équilibres politiques internes.
Aujourd'hui, deux semaines après l'attentat contre une église syriaque de Bagdad qui a tué une cinquantaine de personnes, nous avons souhaité vous entendre sur la situation des chrétiens d'Orient. Il semble en effet que ces populations soient de plus en plus tentées par l'exil, y compris lorsqu'elles ne vivent pas dans des pays touchés par une extrême violence comme l'Irak. Elles sont pourtant chez elles en Orient, au même titre que leurs compatriotes musulmans.
Pourriez-vous tout d'abord nous donner un aperçu de la proportion de chrétiens qui vivent dans les différents pays du Proche-Orient, de son évolution et des obédiences auxquelles ils appartiennent ? Avez-vous l'impression que le mouvement de départ de ces populations répond à des décisions prises par les autorités de leur pays d'origine ou plutôt à un sentiment diffus de malaise ? Comment les Églises réagissent-elles à ces départs ? Vers quels pays ces flux sont-ils principalement orientés ?
J'arrête là mes questions, pour vous laisser y répondre et permettre à mes collègues d'aborder d'autres points, mais j'insiste sur la réelle préoccupation que cette situation suscite parmi nous.
C'est un grand honneur pour moi d'être reçu pour la deuxième fois par cette commission.
La situation des chrétiens dans les pays de la zone Afrique du Nord-Moyen-Orient est inquiétante, d'autant plus que les menaces se sont récemment multipliées, accentuant ainsi les raisons qui les poussent au départ.
L'attaque de l'église syriaque catholique, la basilique Notre-Dame du Salut, à Bagdad est à considérer avec beaucoup de sérieux. La France a réagi très vite, le ministre Bernard Kouchner a aussitôt écrit à sa Béatitude Mgr Delly, le Patriarche des Chaldéens d'Irak. Nous avons envoyé très vite un avion pour rapatrier les blessés, une démarche qui s'inscrit dans un programme qui existe depuis 2007 au titre des rapatriements d'urgence et qui a concerné déjà 1 300 personnes. Le ministère de l'immigration a mis à notre disposition les visas nécessaires et les personnes rapatriées ont pu demander le statut de réfugié.
Dans le même temps, la France a saisi le Conseil de sécurité des Nations unies au sein duquel s'est tenu il y a quelques jours un débat qui a donné lieu à une déclaration conjointe à la presse. Les consultations ont pour la première fois été explicitement consacrées à la question des chrétiens d'Orient, inscrite dans une actualité plus large concernant l'Irak et la protection des lieux de culte. Plusieurs orateurs se sont exprimés en ce sens au Conseil de sécurité. Notre représentant permanent, l'Ambassadeur Gérard Araud, a pu faire valoir le sens de cette démarche et notre position qui ne concerne pas uniquement les chrétiens d'Orient mais s'applique à toutes les minorités persécutées de cette région.
Les évènements récents et les départs qu'ils ont entraînés s'inscrivent dans un processus de lent déclin des populations chrétiennes dans les pays du Moyen-Orient. Sur un plan démographique, avant tout : les chrétiens sont environ 20 millions – dont 5 millions de catholiques, le reste relevant des églises orthodoxes autocéphales – sur une population globale de 356 millions d'habitants. La plus grande communauté chrétienne de la région est constituée par les coptes d'Egypte qui seraient entre 6 et 8 millions – il est difficile d'être plus précis en l'absence de données parfaitement fiables – et qui représentent à eux seuls près de la moitié des chrétiens d'Orient. Au Liban, la part des chrétiens – toutes dénominations confondues - a beaucoup diminué et ils ne représentent plus que 38 à 40 % de la population.
La situation la plus dramatique et la plus urgente est celles des chrétiens d'Irak, qui étaient estimés entre 800 000 et 1 million avant la chute de Saddam Hussein et qui ne seraient plus maintenant qu'autour de 300 000 à 400 000. La moitié des chrétiens est partie en sept ans seulement et la lente érosion s'y accélère de façon spectaculaire et dramatique ; les chrétiens – et leurs églises – sont devenus en tant que tels les cibles directes des terroristes d'Al Qaïda et c'est là un fait nouveau. La position de la France, maintes fois exprimée, n'est pas de prendre parti pour les chrétiens parce qu'ils sont chrétiens mais de défendre toutes les minorités confessionnelles discriminées. C'est l'évolution brutale de la situation qui justifie notre implication pour venir en aide aux chrétiens d'Irak.
En Syrie, aujourd'hui, les chrétiens seraient entre 5 et 10 % d'une population totale de 22 millions. En Jordanie, ils représentent environ 3 à 4 % de la population. Le départ des chrétiens de Palestine, qui ne dépassent pas 2 %, nous inquiète beaucoup. Dans les États du Golfe, on dénombre plus de 3,5 millions de chrétiens mais il s'agit pour la plupart d'immigrants économiques : travailleurs philippins, chrétiens syro-libanais et cadres occidentaux, européens ou américains.
Globalement, on peut affirmer que la question des chrétiens d'Orient ne se réduit pas à l'aménagement de leur présence mais, de plus en plus, à leur effacement progressif et désormais accéléré de cette région.
La première raison de cette émigration était plutôt d'origine économique ; elle s'est ensuite accélérée en raison d'un climat général marqué par la montée de l'islamisme et peu favorable aux chrétiens, qui a conduit à une absence de perspectives d'avenir pour des minorités qui ne voient pas quelle peut être leur place dans cette région. La troisième raison a trait aux mécanismes de participation ; hormis dans quelques pays où des quotas ont été mis en place comme au Liban, ou même en Irak où les chrétiens disposent de cinq députés au Parlement, la situation est généralement caractérisée par l'absence de mécanismes d'association et de participation au pouvoir. Dans la plupart des pays de la zone, les chrétiens dépendent, pour leur statut et pour la place qu'on réserve à leur communauté dans le partage du pouvoir, de la situation politique et du bon vouloir du Prince. Leur existence n'est souvent pas mentionnée dans les Constitutions, plus ou moins teintées d'islam, de ces pays et, dans les faits, leur présence est oubliée et s'efface avec le temps.
Je vous remercie. Nous avons beaucoup de demandes d'interventions auxquelles je vous propose de répondre globalement ; je vous poserai la première question.
On voit bien que ces attentats constituent un processus d'intimidation à l'encontre des chrétiens d'Orient. Je voudrais connaître votre sentiment sur l'évolution à moyen terme de cette situation : Quelles vont être les positions – peut être même divergentes – des autorités politiques de ces différents pays ? Vont-elles manifester leur volonté de retenir les populations chrétiennes sur leur sol ou bien laisser faire au risque d'accélérer l'exode en cours ?
Je reviens tout d'abord sur les termes que vous avez employés pour décrire l'attentat contre l'église Notre Dame du Salut à Bagdad : ce n'est pas inquiétant, c'est monstrueux ! C'est scandaleux ! Imaginez un instant la réaction qu'aurait provoqué un attentat de cette ampleur s'il s'était déroulé dans une synagogue ou dans une mosquée en France ! D'autant plus que c'est la 15ème église chrétienne qui est ainsi visée et que cela ne se déroule pas qu'à Bagdad ; même au Kurdistan où une partie de la population chrétienne est allée chercher refuge, elle commence à être persécutée. J'ai reçu récemment des journalistes français de retour d'Irak et leur témoignage m'a conduit à formuler des propositions dans un rapport que je vais déposer cet après-midi auprès du Premier Ministre : faire inscrire la liberté religieuse dans la Constitution irakienne ; les cinq députés et le ministre – des droits de l'Homme – issus de la communauté chrétienne n'ont aucun pouvoir ; il faudrait sécuriser les abords des églises ; alors que les patriarches ne pensent qu'à transiger, les dominicains de l'hôpital Saint-Joseph nous appellent à l'aide, ils ont besoin de notre aide. Je présente un certain nombre de modalités concrètes mais je voudrais avoir votre avis sur la réaction du Gouvernement.
La menace de l'exclusion des chrétiens d'Orient constitue à mes yeux un danger pour l'équilibre géopolitique régional. Quelles sont, selon vous, les raisons de ce communautarisme qui exclut l'autre ? Pourquoi les pays voisins de l'Irak ne réagissent-ils pas plus fermement à ce phénomène ? Comment l'opinion publique non chrétienne le perçoit-elle ? Les pays occidentaux peuvent-ils intervenir pour soutenir les chrétiens sans les compromettre ? La seule voie n'est-elle pas pour eux de le faire au nom de la défense des droits de l'Homme et du maintien de l'équilibre régional ?
Je suis très inquiète du devenir de la pratique des religions chrétiennes en Orient. Les attentats ont un effet dévastateur et ils attirent l'attention du reste du monde, même si les réactions extérieures demeurent inférieures à ce que l'on pourrait attendre, mais on assiste aussi, plus discrètement, à l'assèchement des pratiques religieuses. J'ai observé ce phénomène en Turquie, où sont réfugiés de nombreux chrétiens orientaux ; ils y revivifient la pratique des religions chrétiennes, mais se heurtent à l'impossibilité de former les cadres religieux. Les séminaires sont en effet interdits en Turquie. La conjonction de ce phénomène et du développement de la violence contre les chrétiens ne va-t-elle pas conduire à leur disparition de la région ?
Selon vous, la conception musulmane du pouvoir politique ne constitue-t-elle pas un frein à la participation des chrétiens à l'exercice de ce pouvoir ?
Le général Aoun vient de nous faire part de sa conception du rôle que les chrétiens devraient jouer au Liban, rôle qui apparaît plus culturel que politique. Qu'est-ce que les non-chrétiens pensent de cette conception ?
Le long déclin des chrétiens d'Orient n'est-il pas aussi la conséquence de facteurs démographiques et économiques ?
La récente intervention du pape en faveur du respect des chrétiens d'Orient a-t-elle eu un écho dans la région ? Cette dernière connaît-elle un phénomène de conversion des chrétiens, comparable à ce qui s'est passé dans l'histoire ? En d'autres termes, ce choix est-il perçu comme une alternative au départ ?
Après l'affreux attentat contre l'église syriaque de Bagdad, l'ayatollah Sistani a parlé de « frères chrétiens » dans un message de condoléances : comment peut-on interpréter cette formule ?
Les symboles de la religion chrétienne, comme les cimetières, sont-ils l'objet d'attaques ? Les carrières des chrétiens sont-elles entravées, dans la fonction publique en particulier ?
L'implication croissante des islamistes dans l'exercice du pouvoir explique-t-elle le développement d'une véritable volonté d'exclusion ?
Je suis étonné de votre étonnement ! Voici un siècle que le fondamentalisme musulman monte en puissance, et la volonté d'exclusion lui est consubstantielle ! Nous assistons à une guerre de religion, attisée par un certain nombre de bévues occidentales, au premier rang desquelles l'intervention américaine en Irak présentée par le Président Bush comme résultant d'un ordre divin, et la diffusion du discours néo-conservateur. Il est évident que si l'on n'en revient pas à une lecture plus rationnelle des messages religieux, les guerres de religion vont enflammer le monde entier.
S'il n'y a plus que 2 % de chrétiens en Palestine, la responsabilité n'en revient-elle pas aussi à Israël ? En revanche, j'observe que l'Iran est le pays de la région qui protège le mieux les chrétiens ; il ne faut donc pas le diaboliser.
Ne faut-il pas distinguer les pays à dominante sunnite des pays majoritairement chiite ? La situation actuelle démontre que Samuel Huntington avait raison de parler du « choc des civilisations », qui dépasse d'ailleurs le Proche-Orient. Dans les années 1960 et 1970, les chrétiens de cette région se sont, sous l'influence de l'idéologie pan-arabe, coalisés avec le pouvoir en place : ne paient-ils pas aujourd'hui le prix de cette alliance ?
Quelque temps avant le déclenchement de la deuxième guerre du Golfe, l'ambassadeur de France à Bagdad prédisait que la chute de Saddam Hussein entraînerait la fin des chrétiens dans le pays. Je tiens à rappeler le rôle joué alors par M. Tarek Aziz, le ministre chrétien des affaires étrangères de Saddam Hussein. Pensez-vous que la montée en puissance des chiites au sein du pouvoir irakien ait des conséquences négatives pour les chrétiens ?
On s'interroge vraiment sur les progrès qu'a permis la guerre en Irak lorsqu'on observe la dégradation de la situation des chrétiens dans le pays ! Au-delà des seuls chrétiens, comment peut-on espérer la liberté de culte et le respect des droits de l'Homme dans un système où religions et Etat sont mêlés aussi étroitement ? Sans séparation véritable de l'Eglise et de l'Etat, le communautarisme triomphe.
J'ai la certitude que le monde devra supporter pendant encore longtemps les conséquences de la politique conduite par George Bush. Je pense que l'on ne peut pas parler de l'islam d'une manière générale et qu'il faut toujours distinguer chiisme et sunnisme : quel est votre avis sur ce point ?
La France est traditionnellement la protectrice des chrétiens en Orient ce qui contribue à sa crédibilité dans la région. Si elle y renonce, cela affaiblira d'autant votre capacité à entretenir des relations privilégiées avec les États musulmans. Je pense qu'elle doit agir, et pas se contenter de déclarations et de larmes. Par exemple, notre pays ne doit pas permettre que M. Tarek Aziz soit exécuté, après le rôle difficile qu'il a joué sous le régime de Saddam Hussein et alors qu'il a longtemps été le partenaire de la France. Le Vatican doit intervenir, discrètement, en sa faveur, mais la France doit aussi tenter quelque chose.
Je vous remercie, Mesdames et Messieurs les Députés, pour la richesse de vos questions, qui tient à la fois à votre souci de précision, et à votre prise de conscience de la gravité de la situation des chrétiens d'Orient.
Monsieur Didier Julia, lorsque je dis que la situation est inquiétante, mon inquiétude porte sur le processus constant d'émigration des chrétiens d'Orient. Je suis d'accord avec vous pour user des qualificatifs les plus forts pour condamner l'odieux attentat perpétré le 31 octobre dernier en l'église Notre-Dame du Salut de Bagdad.
Je vais tenter d'apporter des réponses globales à toutes les questions qui m'ont été posées en les regroupant autour de trois thèmes. Il y a selon moi trois ordres de choses. Le premier concerne la liberté de religion et ce que l'on peut faire du point de vue du droit pour les libertés de conscience et de culte. Le deuxième concerne les mesures de sécurité particulières que l'on doit prendre et ce que l'on doit faire concrètement. Le troisième – et ce sera la réponse à la question de Monsieur Hervé de Charette – concerne la responsabilité particulière de la France à l'égard des chrétiens d'Orient. Comment peut-on reformuler la question des chrétiens d'Orient, pour lesquels notre diplomatie montre un intérêt traditionnel depuis des siècles, en termes nouveaux ? Qu'est-ce que la direction de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes et son pôle religions peuvent proposer pour reformuler la question des chrétiens d'Orient en termes de droits de l'Homme? La laïcité que nous prônons est-elle en contradiction avec l'histoire et la tradition de protection de la France à l'égard des chrétiens qui vivent au Moyen-Orient? Peut-elle être un vecteur de garantie du pluralisme religieux dans ces pays et donc, d'une certaine manière, un mode de protection des chrétiens d'Orient ?
S'agissant de la liberté de conscience, celle-ci comprend trois composantes.
La première est la liberté de croire, de ne pas croire etou de changer de religion. Cette liberté de conscience est inscrite dans la quasi-totalité des constitutions des pays du Moyen-Orient. La France n'a de cesse d'insister sur le sujet au Conseil des droits de l'Homme de l'Organisation des Nations unies, qui siège à Genève. Le point le plus délicat est celui du changement de religion : dans la tradition musulmane, l'apostasie est punie de la peine de mort. Cette sanction visait, au lendemain de la mort de Mahomet, à éviter un retour à une situation préislamique. Mais il s'agit là davantage d'une question de tradition que de droit. La crainte de la conversion au christianisme, assimilée à l'apostasie, justifie aujourd'hui la répression des processus de prosélytisme évangélique intempestif au Maroc, mais aussi en Irak. On assiste dans certains pays du Moyen-Orient à des expulsions de missionnaires chrétiens qui mènent des campagnes de conversion. Au niveau diplomatique, il y a des discussions qui sont menées à l'heure actuelle sur la liberté de changer de religion dans ces pays, mais selon moi il n'y aura pas d'évolutions dans l'immédiat.
La deuxième composante est celle de la liberté de culte, pratiqué de façon ostensible et public. Sur ce point, la situation est contrastée : on constate des blocages dans certains Etats comme l'Arabie saoudite, et à l'inverse, des avancées plus ou moins anciennes au Koweït, au Qatar et dans les Emirats arabes unis. L'octroi des autorisations de construction d'églises reste toutefois parcimonieux dans certains Etats arabo-musulmans.
La troisième composante est celle de la liberté d'établissement, par laquelle on entend la liberté de fonder des associations caritatives, des écoles ou des hôpitaux en lien avec la religion pratiquée. La situation est là encore différenciée.
Mais sur tous ces aspects de la liberté de religion, sachez que dans toutes les négociations, la France insiste sur leur place essentielle en tant que composantes, parmi d'autres, des droits de l'Homme. En raison de leur histoire et de leurs traditions culturelles, les Etats-Unis, quant à eux, soulignent la liberté de religion en tant qu'élément prioritaire au sein des droits de l'Homme.
Quant au deuxième ordre de choses, à savoir les mesures de sécurité immédiates, il s'agit là de faire face à la situation concrète.
Concernant la sécurité des chrétiens d'Orient, il va de soi que des mesures immédiates sont nécessaires, mais elles resteront insuffisantes pour garantir un apaisement à long terme. Lors des discussions au sein du Conseil de sécurité, notre représentant, Gérard Araud, a indiqué que la sécurisation des lieux de culte, sur laquelle la déclaration du Conseil insiste beaucoup, ne garantit pas forcément l'accalmie et la protection des chrétiens sur le long terme. On constate ainsi que le deuxième attentat commis la semaine dernière a visé directement les domiciles privés des chrétiens d'Irak.
C'est pour cette raison que notre représentant a rappelé que la France, qui condamne évidemment ces agressions, s'inquiétait, au-delà de ces situations, du risque d'uniformisation de sociétés pourtant très diversifiées depuis leurs origines. Il a insisté sur le maintien de la diversité et du pluralisme, qui résulte de la présence même de chrétiens dans la région. Les chrétiens sont aujourd'hui victimes d'un processus d'islamisation expressément voulu par les groupes terroristes tels qu'Al Qaïda, qui les a explicitement ciblés.
Ainsi, à long terme, la sécurité des chrétiens d'Orient n'est pas en soi un objectif suffisant. Leur maintien dans cette région repose avant tout sur leur participation sociétale. Or, celle-ci souffre aujourd'hui de grandes difficultés. Alors même que l'on a établi le fédéralisme en Irak pour améliorer la participation de tous, certaines provinces, notamment au Sud et à Bagdad, se sont vidées de leur population chrétienne, partie vers le Nord.
Aujourd'hui, les chrétiens d'Irak ont fuit Bagdad et Bassora, tandis que Mossoul a vu s'enfuir plus de 30% de ces chrétiens. Ils émigrent vers les pays voisins, puis vers l'Amérique du Nord, en passant par l'Europe. Certains passent par la France mais la grande majorité transite par la Suède. Une fois installés sur le continent américain, ces émigrés créent des églises. Il y a plus de chrétiens orientaux dans certaines villes du Chili ou du Canada qu'à Bethléem ou Nazareth.
Les conclusions du synode d'octobre dernier, qui réunissait les patriarches du Moyen-Orient et les responsables des grandes églises chrétiennes, offrent la meilleure description globale de cette situation. Celle-ci est particulièrement préoccupante. Les conclusions du synode évoquent notamment la question de l'émigration économique, mais abordent également le sentiment diffus de mal-être qui frappe les chrétiens d'Orient et, surtout, l'absence de perspectives qui leur sont offertes dans la région.
Il est intéressant de noter que l'avant-projet de conclusions de ce synode comportait une mention de la notion de laïcité positive comme solution possible pour permettre la coexistence entre les différentes communautés, en proposant des paliers de laïcisation qui favoriseraient la participation des chrétiens à la vie de la société. Toutefois, le terme n'a pas été retenu dans le document final à la demande expresse de certains pères synodaux, qui craignaient que l'emploi du terme « laïcité » ne soit interprété par les musulmans comme une amorce de sécularisation des sociétés, ce qui pourrait irriter certaines factions de l'islam. Dès lors, ils ont demandé que le mot soit retiré pour ne pas accroître encore les risques pesant sur les populations chrétiennes et les assimilant à l'Occident.
Cet élément est, selon moi, très révélateur de la faiblesse des marges de manoeuvre dont nous disposons aujourd'hui. Les mesures de sécurité ne suffisent pas à garantir la protection des chrétiens d'Orient, elles doivent s'accompagner de mesures permettant d'accroître leur participation politique, économique et sociale qui sont essentielles. Plus on permettra aux chrétiens de s'associer au pouvoir, plus leur situation s'améliorera. Toutefois, notre possibilité d'action dans ce domaine reste très limitée.
D'où un certain paradoxe : comme vous l'avez mentionné, dans certains pays comme la Syrie, on peut construire des églises mais c'était aussi le cas en Irak sous Saddam Hussein. En Syrie aujourd'hui, les chrétiens sont dans la même situation que dans l'Irak d'autrefois. Il est en revanche dramatique de constater, dans l'Irak démocratique d'aujourd'hui, la perte d'influence des chrétiens et la menace physique dont ils sont victimes. Cela n'était pas le cas auparavant et cela nous amène à la question de notre rapport aux pouvoirs en place dans la région.
Le premier constat à faire est qu'à l'évidence, les attentats contre les chrétiens sont très mal vécus par les régimes politiques de la région, ne serait-ce que par l'image très dégradée qu'ils donnent de l'islam. L'Egypte est par exemple extrêmement embarrassée lorsque les coptes sont visés par des violences ; M. Maliki, le premier ministre irakien, s'est de même rendu sur place après les attentats pour dire que toute la population irakienne était affectée par ces violences et que personne n'entendait s'en prendre aux chrétiens.
En fait, en matière d'islam et de son rapport avec les autres religions, il y a trois situations, trois types d'islam.
Un islam sociétal, en premier lieu, qui imprègne la vie quotidienne et qui prend de plus en plus de place au détriment des symboles religieux des autres communautés. Il ne faut pas oublier que, historiquement, les chrétiens sont les premiers habitants de cette région, bien avant les musulmans, puisque l'islam n'est arrivé dans cette région, jusqu'alors entièrement chrétienne, qu'à partir de la moitié du 7e siècle. Il y a donc une situation assez paradoxale dans laquelle les habitants originels sont désormais considérés, par leurs compatriotes, comme des étrangers sur leur propre terre et de moins en moins bien acceptés.
En deuxième lieu, il y a la présence d'un islam politique et institutionnel, avec des différences considérables selon les pays. Toutes les Constitutions arabo-musulmanes, sauf la libanaise, qui ne mentionne pas de religion d'Etat, et la syrienne, au terme de laquelle le président de la République doit être musulman, disent que la législation s'inspire en tout ou partie de la charia. Un débat a eu lieu en Irak récemment sur cette question. La liberté et l'égalité de tous les citoyens sont reconnues mais l'article 39 précise qu'il existe des statuts personnels selon les communautés sur lequel on ne peut revenir et donne donc compétence aux tribunaux chariatiques et ecclésiastiques pour traiter des questions matrimoniales (mariage, divorce, héritage). La constitution irakienne reconnaît deux nationalités principales, arabe et kurde, et reconnaît le droit des minorités, mais elle fonde en même temps un Etat d'inspiration musulmane : il existe par exemple un équivalent de notre conseil constitutionnel dont les membres doivent obligatoirement être musulmans car ils doivent être compétent dans le droit de cette religion. Tout cela est donc assez paradoxal. Sur le plan institutionnel, sauf en Irak et au Liban, la représentation chrétienne fluctue au gré de la politique des autorités en place, ainsi actuellement en Egypte, celle-ci est en forte diminution.
Enfin, il y a un troisième niveau, celui de l'islamisme. C'est celui auquel font face les chrétiens d'Irak aujourd'hui. Des cas de figure totalement différents se présentent. Pour des mouvements comme les Frères musulmans, les minorités chrétiennes doivent être agréées et protégées, mais elles ne sauraient prétendre à une pleine participation politique. La version Al Qaïda de l'islam politique est en revanche bien plus grave, puisqu'elle ne propose ni plus ni moins qu'un nettoyage ethnique et communautaire. Il ne faut pas oublier que le nom original d'Al Qaïda est le « Front islamique mondial pour la djihad contre les juifs et les croisés ». Les populations non musulmanes sont donc très clairement ciblées.
S'agissant de la distinction entre Sunnites majoritaires et Chiites minoritaires au sein de l'Islam, il est possible que ces derniers soient plus sensibles à la situation des minorités religieuses. En Iran, pays à majorité chiite, il existe aussi de multiples minorités religieuses, mais il faut faire la part des choses en tenant compte des aspects tactiques et politiques.
Pour revenir sur les propos de M. Hervé de Charrette et sur l'action à entreprendre, certains ont reproché à la France de s'être investie comme elle l'a fait après l'attentat, comme si elle privilégiait les victimes chrétiennes. En fait, dans le cas de l'Irak, la question n'a même pas à être posée : nous sommes intervenus lorsque Saddam Hussein avait gazé les populations kurdes à Halabdja, puis ensuite en faveur des chiites en 1991, victimes de la répression. Ce que nous faisons aujourd'hui pour les chrétiens s'inscrit donc dans le droit fil de notre tradition et ne résulte pas seulement d'un ciblage sur une population victime donnée. Notre laïcité n'est pas un obstacle à une intervention au secours des victimes, quelles qu'elles soient, et honorer la diversité a au contraire toujours été dans notre tradition.
La séance est levée à douze heures cinq.