Je vous remercie, Mesdames et Messieurs les Députés, pour la richesse de vos questions, qui tient à la fois à votre souci de précision, et à votre prise de conscience de la gravité de la situation des chrétiens d'Orient.
Monsieur Didier Julia, lorsque je dis que la situation est inquiétante, mon inquiétude porte sur le processus constant d'émigration des chrétiens d'Orient. Je suis d'accord avec vous pour user des qualificatifs les plus forts pour condamner l'odieux attentat perpétré le 31 octobre dernier en l'église Notre-Dame du Salut de Bagdad.
Je vais tenter d'apporter des réponses globales à toutes les questions qui m'ont été posées en les regroupant autour de trois thèmes. Il y a selon moi trois ordres de choses. Le premier concerne la liberté de religion et ce que l'on peut faire du point de vue du droit pour les libertés de conscience et de culte. Le deuxième concerne les mesures de sécurité particulières que l'on doit prendre et ce que l'on doit faire concrètement. Le troisième – et ce sera la réponse à la question de Monsieur Hervé de Charette – concerne la responsabilité particulière de la France à l'égard des chrétiens d'Orient. Comment peut-on reformuler la question des chrétiens d'Orient, pour lesquels notre diplomatie montre un intérêt traditionnel depuis des siècles, en termes nouveaux ? Qu'est-ce que la direction de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes et son pôle religions peuvent proposer pour reformuler la question des chrétiens d'Orient en termes de droits de l'Homme? La laïcité que nous prônons est-elle en contradiction avec l'histoire et la tradition de protection de la France à l'égard des chrétiens qui vivent au Moyen-Orient? Peut-elle être un vecteur de garantie du pluralisme religieux dans ces pays et donc, d'une certaine manière, un mode de protection des chrétiens d'Orient ?
S'agissant de la liberté de conscience, celle-ci comprend trois composantes.
La première est la liberté de croire, de ne pas croire etou de changer de religion. Cette liberté de conscience est inscrite dans la quasi-totalité des constitutions des pays du Moyen-Orient. La France n'a de cesse d'insister sur le sujet au Conseil des droits de l'Homme de l'Organisation des Nations unies, qui siège à Genève. Le point le plus délicat est celui du changement de religion : dans la tradition musulmane, l'apostasie est punie de la peine de mort. Cette sanction visait, au lendemain de la mort de Mahomet, à éviter un retour à une situation préislamique. Mais il s'agit là davantage d'une question de tradition que de droit. La crainte de la conversion au christianisme, assimilée à l'apostasie, justifie aujourd'hui la répression des processus de prosélytisme évangélique intempestif au Maroc, mais aussi en Irak. On assiste dans certains pays du Moyen-Orient à des expulsions de missionnaires chrétiens qui mènent des campagnes de conversion. Au niveau diplomatique, il y a des discussions qui sont menées à l'heure actuelle sur la liberté de changer de religion dans ces pays, mais selon moi il n'y aura pas d'évolutions dans l'immédiat.
La deuxième composante est celle de la liberté de culte, pratiqué de façon ostensible et public. Sur ce point, la situation est contrastée : on constate des blocages dans certains Etats comme l'Arabie saoudite, et à l'inverse, des avancées plus ou moins anciennes au Koweït, au Qatar et dans les Emirats arabes unis. L'octroi des autorisations de construction d'églises reste toutefois parcimonieux dans certains Etats arabo-musulmans.
La troisième composante est celle de la liberté d'établissement, par laquelle on entend la liberté de fonder des associations caritatives, des écoles ou des hôpitaux en lien avec la religion pratiquée. La situation est là encore différenciée.
Mais sur tous ces aspects de la liberté de religion, sachez que dans toutes les négociations, la France insiste sur leur place essentielle en tant que composantes, parmi d'autres, des droits de l'Homme. En raison de leur histoire et de leurs traditions culturelles, les Etats-Unis, quant à eux, soulignent la liberté de religion en tant qu'élément prioritaire au sein des droits de l'Homme.
Quant au deuxième ordre de choses, à savoir les mesures de sécurité immédiates, il s'agit là de faire face à la situation concrète.
Concernant la sécurité des chrétiens d'Orient, il va de soi que des mesures immédiates sont nécessaires, mais elles resteront insuffisantes pour garantir un apaisement à long terme. Lors des discussions au sein du Conseil de sécurité, notre représentant, Gérard Araud, a indiqué que la sécurisation des lieux de culte, sur laquelle la déclaration du Conseil insiste beaucoup, ne garantit pas forcément l'accalmie et la protection des chrétiens sur le long terme. On constate ainsi que le deuxième attentat commis la semaine dernière a visé directement les domiciles privés des chrétiens d'Irak.
C'est pour cette raison que notre représentant a rappelé que la France, qui condamne évidemment ces agressions, s'inquiétait, au-delà de ces situations, du risque d'uniformisation de sociétés pourtant très diversifiées depuis leurs origines. Il a insisté sur le maintien de la diversité et du pluralisme, qui résulte de la présence même de chrétiens dans la région. Les chrétiens sont aujourd'hui victimes d'un processus d'islamisation expressément voulu par les groupes terroristes tels qu'Al Qaïda, qui les a explicitement ciblés.
Ainsi, à long terme, la sécurité des chrétiens d'Orient n'est pas en soi un objectif suffisant. Leur maintien dans cette région repose avant tout sur leur participation sociétale. Or, celle-ci souffre aujourd'hui de grandes difficultés. Alors même que l'on a établi le fédéralisme en Irak pour améliorer la participation de tous, certaines provinces, notamment au Sud et à Bagdad, se sont vidées de leur population chrétienne, partie vers le Nord.
Aujourd'hui, les chrétiens d'Irak ont fuit Bagdad et Bassora, tandis que Mossoul a vu s'enfuir plus de 30% de ces chrétiens. Ils émigrent vers les pays voisins, puis vers l'Amérique du Nord, en passant par l'Europe. Certains passent par la France mais la grande majorité transite par la Suède. Une fois installés sur le continent américain, ces émigrés créent des églises. Il y a plus de chrétiens orientaux dans certaines villes du Chili ou du Canada qu'à Bethléem ou Nazareth.
Les conclusions du synode d'octobre dernier, qui réunissait les patriarches du Moyen-Orient et les responsables des grandes églises chrétiennes, offrent la meilleure description globale de cette situation. Celle-ci est particulièrement préoccupante. Les conclusions du synode évoquent notamment la question de l'émigration économique, mais abordent également le sentiment diffus de mal-être qui frappe les chrétiens d'Orient et, surtout, l'absence de perspectives qui leur sont offertes dans la région.
Il est intéressant de noter que l'avant-projet de conclusions de ce synode comportait une mention de la notion de laïcité positive comme solution possible pour permettre la coexistence entre les différentes communautés, en proposant des paliers de laïcisation qui favoriseraient la participation des chrétiens à la vie de la société. Toutefois, le terme n'a pas été retenu dans le document final à la demande expresse de certains pères synodaux, qui craignaient que l'emploi du terme « laïcité » ne soit interprété par les musulmans comme une amorce de sécularisation des sociétés, ce qui pourrait irriter certaines factions de l'islam. Dès lors, ils ont demandé que le mot soit retiré pour ne pas accroître encore les risques pesant sur les populations chrétiennes et les assimilant à l'Occident.
Cet élément est, selon moi, très révélateur de la faiblesse des marges de manoeuvre dont nous disposons aujourd'hui. Les mesures de sécurité ne suffisent pas à garantir la protection des chrétiens d'Orient, elles doivent s'accompagner de mesures permettant d'accroître leur participation politique, économique et sociale qui sont essentielles. Plus on permettra aux chrétiens de s'associer au pouvoir, plus leur situation s'améliorera. Toutefois, notre possibilité d'action dans ce domaine reste très limitée.
D'où un certain paradoxe : comme vous l'avez mentionné, dans certains pays comme la Syrie, on peut construire des églises mais c'était aussi le cas en Irak sous Saddam Hussein. En Syrie aujourd'hui, les chrétiens sont dans la même situation que dans l'Irak d'autrefois. Il est en revanche dramatique de constater, dans l'Irak démocratique d'aujourd'hui, la perte d'influence des chrétiens et la menace physique dont ils sont victimes. Cela n'était pas le cas auparavant et cela nous amène à la question de notre rapport aux pouvoirs en place dans la région.
Le premier constat à faire est qu'à l'évidence, les attentats contre les chrétiens sont très mal vécus par les régimes politiques de la région, ne serait-ce que par l'image très dégradée qu'ils donnent de l'islam. L'Egypte est par exemple extrêmement embarrassée lorsque les coptes sont visés par des violences ; M. Maliki, le premier ministre irakien, s'est de même rendu sur place après les attentats pour dire que toute la population irakienne était affectée par ces violences et que personne n'entendait s'en prendre aux chrétiens.
En fait, en matière d'islam et de son rapport avec les autres religions, il y a trois situations, trois types d'islam.
Un islam sociétal, en premier lieu, qui imprègne la vie quotidienne et qui prend de plus en plus de place au détriment des symboles religieux des autres communautés. Il ne faut pas oublier que, historiquement, les chrétiens sont les premiers habitants de cette région, bien avant les musulmans, puisque l'islam n'est arrivé dans cette région, jusqu'alors entièrement chrétienne, qu'à partir de la moitié du 7e siècle. Il y a donc une situation assez paradoxale dans laquelle les habitants originels sont désormais considérés, par leurs compatriotes, comme des étrangers sur leur propre terre et de moins en moins bien acceptés.
En deuxième lieu, il y a la présence d'un islam politique et institutionnel, avec des différences considérables selon les pays. Toutes les Constitutions arabo-musulmanes, sauf la libanaise, qui ne mentionne pas de religion d'Etat, et la syrienne, au terme de laquelle le président de la République doit être musulman, disent que la législation s'inspire en tout ou partie de la charia. Un débat a eu lieu en Irak récemment sur cette question. La liberté et l'égalité de tous les citoyens sont reconnues mais l'article 39 précise qu'il existe des statuts personnels selon les communautés sur lequel on ne peut revenir et donne donc compétence aux tribunaux chariatiques et ecclésiastiques pour traiter des questions matrimoniales (mariage, divorce, héritage). La constitution irakienne reconnaît deux nationalités principales, arabe et kurde, et reconnaît le droit des minorités, mais elle fonde en même temps un Etat d'inspiration musulmane : il existe par exemple un équivalent de notre conseil constitutionnel dont les membres doivent obligatoirement être musulmans car ils doivent être compétent dans le droit de cette religion. Tout cela est donc assez paradoxal. Sur le plan institutionnel, sauf en Irak et au Liban, la représentation chrétienne fluctue au gré de la politique des autorités en place, ainsi actuellement en Egypte, celle-ci est en forte diminution.
Enfin, il y a un troisième niveau, celui de l'islamisme. C'est celui auquel font face les chrétiens d'Irak aujourd'hui. Des cas de figure totalement différents se présentent. Pour des mouvements comme les Frères musulmans, les minorités chrétiennes doivent être agréées et protégées, mais elles ne sauraient prétendre à une pleine participation politique. La version Al Qaïda de l'islam politique est en revanche bien plus grave, puisqu'elle ne propose ni plus ni moins qu'un nettoyage ethnique et communautaire. Il ne faut pas oublier que le nom original d'Al Qaïda est le « Front islamique mondial pour la djihad contre les juifs et les croisés ». Les populations non musulmanes sont donc très clairement ciblées.
S'agissant de la distinction entre Sunnites majoritaires et Chiites minoritaires au sein de l'Islam, il est possible que ces derniers soient plus sensibles à la situation des minorités religieuses. En Iran, pays à majorité chiite, il existe aussi de multiples minorités religieuses, mais il faut faire la part des choses en tenant compte des aspects tactiques et politiques.
Pour revenir sur les propos de M. Hervé de Charrette et sur l'action à entreprendre, certains ont reproché à la France de s'être investie comme elle l'a fait après l'attentat, comme si elle privilégiait les victimes chrétiennes. En fait, dans le cas de l'Irak, la question n'a même pas à être posée : nous sommes intervenus lorsque Saddam Hussein avait gazé les populations kurdes à Halabdja, puis ensuite en faveur des chiites en 1991, victimes de la répression. Ce que nous faisons aujourd'hui pour les chrétiens s'inscrit donc dans le droit fil de notre tradition et ne résulte pas seulement d'un ciblage sur une population victime donnée. Notre laïcité n'est pas un obstacle à une intervention au secours des victimes, quelles qu'elles soient, et honorer la diversité a au contraire toujours été dans notre tradition.