Déjà, les langues se délient. Laurent Petitgirard, président de la SACEM, déclare après avoir enfin concédé que votre dispositif ne réglera pas la question : « A titre personnel, ce qui n'engage donc pas la SACEM, je pense que nous arriverons à une nouvelle forme de licence où les utilisateurs, moyennant une majoration de leur abonnement à laquelle aura participé le fournisseur d'accès, auront accès à des fichiers fournis par l'ensemble des producteurs avec des fichiers sains et normés, assurant une parfaite traçabilité des ayants droit ». La SACEM est déjà dans l'après, comme bien d'autres ; les artistes, eux, ne s'y sont pas préparés en suivant vos nobles recommandations et risquent ainsi de subir cette transition plutôt que d'en être les acteurs vigilants.
Vous auriez dû vous préoccuper de cela, madame la ministre, plutôt que de créer un Meccano hasardeux et inefficace qui ne leur sera d'aucun secours mais qui, par contre, suspend une véritable épée de Damoclès au-dessus de la tête de nos concitoyens.
La CNIL, l'ARCEP, l'INRIA, l'ACSEL, la FFT, la Commission européenne, le Parlement européen, le CGTI, et j'en oublie : tous, pour une raison ou pour une autre, ont relevé les innombrables problèmes que pose votre texte. Et pour cause !
Je tiens à rappeler, en préalable, que ce projet de loi ne pourra techniquement être mis en oeuvre dès qu'il sera voté. Vous le savez, selon l'ARCEP, pour 2,5 à 3 millions de foyers situés dans des zones non dégroupées, il n'est pas possible aujourd'hui de couper l'abonnement Internet sans interrompre en même temps la connexion au téléphone et à la télévision de ceux qui ont choisi une offre triple play. Les plus gros opérateurs pensent pouvoir lever ces obstacles techniques en y consacrant plusieurs millions d'euros, dans un délai de 18 mois minimum.
Malgré nos demandes répétées, nous n'avons d'ailleurs, à cette heure, toujours pas de réponse à une question simple : qui prendra en charge les coûts d'investissement nécessaires pour adapter les réseaux aux exigences de la loi ? Ils sont estimés par le rapport du CGTI – organisme qui dépend de Bercy – à « un montant minimal » de 70 millions d'euros sur trois ans.
Or le Conseil constitutionnel a clairement posé dans une décision du 18 décembre 2000 que, « s'il est loisible au législateur, dans le respect des libertés constitutionnellement garanties, d'imposer aux opérateurs de réseaux de télécommunication de mettre en place et de faire fonctionner les dispositifs techniques permettant les interceptions justifiées par les nécessités de la sécurité publique, le concours ainsi apporté à la sauvegarde de l'ordre public, dans l'intérêt général de la population, est étranger à l'exploitation des réseaux de télécommunication ; que les dépenses en résultant ne sauraient dès lors, en raison de leur nature, incomber directement aux opérateurs. »
Les dispositions de votre texte correspondent totalement à ce cas de figure. C'est d'autant plus ennuyeux que vous n'avez budgété pour 2009 que 6,7 millions !
Vous nous brandissez en réponse les accords dits « historiques » de l'Élysée, qui non seulement sont largement contestés aujourd'hui mais qui, de surcroît, n'ont pas, j'en suis désolé pour vous, valeur constitutionnelle.
Je ne reviendrai naturellement pas sur tous les arguments que nous avons développés en séance, mais, puisque je défends ici l'exception d'irrecevabilité, je ne puis tout de même faire autrement que vous mettre en garde une dernière fois, madame la ministre, contre les conséquences funestes de votre texte.
Nous rappelons notre inquiétude de voir confier la prise de sanction que constitue la suspension d'un abonnement à Internet à une autorité administrative. La compétence exclusive du juge pour toute mesure visant la protection ou la restriction de libertés individuelles est un principe rappelé à maintes reprises par le Conseil constitutionnel. S'agissant de mesures entraînant une restriction des libertés individuelles pour se connecter à l'Internet, de plus en plus indispensable à la vie quotidienne de chacun, celles-ci sont suffisamment sensibles pour que le prononcé vienne du juge et non d'une autorité administrative.
En persistant dans la voie que vous avez choisie, vous êtes en décalage avec le contexte européen. Je vous rappelle l'adoption par 573 voix contre 74 – soit par 88 % des suffrages – de l'amendement n° 138 présenté par Guy Bono et Daniel Cohn-Bendit et visant à ce qu'aucune restriction aux droits fondamentaux et aux libertés des utilisateurs de services de communication au public en ligne ne puisse être imposée sans une décision préalable de l'autorité judiciaire ; je rappelle l'adoption du rapport Lambrinidis, qui reconnaît l'accès à Internet comme un droit fondamental, tout particulièrement dans l'accès à l'éducation ; je rappelle les avis successifs de la Commission européenne, qui reste très réticente à l'idée de laisser à un organe administratif un tel pouvoir de suspension, en soulignant très justement que « la réalité de l'utilisation actuelle d'Internet dépasse largement l'accès aux contenus ».
Au-delà, je regrette vivement que nous n'ayons pas, en plus de quarante heures, obtenu de réponses précises aux très nombreuses questions que nous avons posées. Non seulement le texte demeure flou et imprécis mais, de surcroît, les débats n'auront pas permis d'éclairer le silence de la loi.
Quelles sociétés vont être ainsi chargées de la collecte des adresses IP incriminées, préalable à la saisine de la HADOPI, et avec quelles garanties techniques ? Silence. Quels seront les moyens de sécurisation prétendument absolue que la HADOPI sera amenée à labelliser ? Selon quels critères ce label sera-t-il accordé ? Silence. Quand, aujourd'hui, nombre d'entreprises emploient à plein temps des experts pour sécuriser leur réseau sans obtenir pour autant une sécurité totale, supposer que l'ensemble des particuliers y parviendra est absurde.
Selon quels critères la HADOPI va-t-elle ou non envoyer un mail d'avertissement, puis une recommandation ? Selon quels critères choisira-t-elle entre la sanction et l'injonction ? Selon quels critères proposera-t-elle une transaction plutôt qu'une sanction ? Nous ne le savons toujours pas. Vous nous appelez, madame la ministre, à faire confiance à la Haute Autorité qui, seule, décidera de ces critères, arbitrairement et de manière aléatoire, faute ne serait-ce que d'un cadre préalablement défini par le législateur. Ce n'est pas acceptable et c'est surtout contraire au principe d'égalité des citoyens devant la loi.
Par ailleurs, sur des points essentiels et relevant de notre compétence, le texte renvoie à des décrets. Ainsi, c'est par décret que seront déterminées les conditions dans lesquelles les sanctions pourront faire l'objet d'un sursis à exécution mais aussi la procédure de labellisation des outils techniques censés sécuriser nos ordinateurs, base même du nouveau délit – créé par cette loi – de « manquement à l'obligation de surveillance » qui, soit dit au passage, ne répond en rien aux exigences posées par le Conseil constitutionnel d'une « définition claire et précise » des infractions. C'est encore par décret que devront être définies les règles applicables à la procédure et à l'instruction des dossiers devant le collège de la commission de protection des droits de la Haute Autorité.
Nous ne pouvons décemment pas dire que nous avons légiféré, chers collègues ! En effet, le silence de cette loi est porteur en l'occurrence de trop de menaces et d'incertitudes – oserai-je dire de dissimulations ? Vous avez essayé, madame la ministre, de nous rassurer, notamment au moment où nous débattions du grave problème posé par votre choix de couper l'accès à Internet à nombre de nos concitoyens, en nous expliquant que les sanctions seraient prises après réflexion, discussions, mails, lettres et échanges téléphoniques avec les internautes – c'est en tout cas la maigre justification trouvée pour conserver toutes leurs coordonnées téléphoniques dans les fichiers ; bref, vous nous avez assuré que vous feriez du cas par cas.
Sauf que, dans le même temps, vous nous avez répété, ô combien de fois, vos objectifs. Je vous cite : « Nous partons d'une hypothèse de fonctionnement de 10 000 courriels d'avertissement par jour, 3 000 lettres recommandées par jour et 1 000 décisions de suspension par jour ». Ce dispositif est donc bien un dispositif de masse et, comme vous l'avez dit en séance le 30 mars : « bien sûr, le système sera complètement automatisé ». Automatisation et examen au cas par cas ne vont pas ensemble, madame la ministre, c'est le moins que l'on puisse dire !
Nous n'avions d'ailleurs pas besoin de cette confirmation d'une procédure automatique pour savoir qu'il n'y aura pas de cas par cas. Le simple fait que sept « petites mains », comme vous les appelez, madame la ministre, et sept seulement seront affectées à la HADOPI, montre bien à quel point elle ne pourra faire dans la dentelle. Et cela, sans compter les autres missions qui lui ont été confiées au passage : un rapport annuel sur le développement de l'offre légale, ou encore et ce n'est pas rien, une labellisation des sites d'offres légales sur Internet.
Dès lors et compte tenu du fait que, technologiquement parlant, le risque d'erreur est grand, ce dispositif en devient, après nos débats, d'autant plus dangereux. En effet, le caractère manifestement disproportionné de la sanction encourue par les internautes est aggravé par le fait que ces derniers ne pourront bénéficier des garanties procédurales habituelles. Absence de procédure contradictoire, non-prise en compte de la présomption d'innocence, non-respect du principe de l'imputabilité, possibilité de cumuler sanction administrative, sanction pénale et sanction financière sont, nous le rappelons avec force aujourd'hui, autant d'éléments d'irrecevabilité.
D'abord parce que cette loi met en place une présomption de responsabilité – pour ne pas dire de culpabilité – de l'internaute. Ensuite parce que le choix fait par le Gouvernement de faire peser la charge de la preuve sur l'internaute, combiné à l'absence de droit de recours effectif de la part des titulaires de l'accès recevant des messages d'avertissement par voie électronique, ignore ce qu'on appelle tout simplement le droit à une procédure équitable et les droits de la défense.
Or, dans ce texte, les avertissements ou les recommandations ne sont pas de simples rappels de la loi ou d'innocentes mesures pédagogiques comme vous essayez de nous le faire croire. Le mail d'avertissement est en lui-même une étape qui amène à la sanction future. Il devrait donc, au minimum, pouvoir faire l'objet d'une contestation par l'internaute.
Nous avons défendu nombre d'amendements visant, dans la mesure du possible, à limiter sensiblement les effets néfastes de ce texte, ne serait-ce qu'au regard de notre droit. Las, nous n'avons entendu durant des heures que « défavorable », « défavorable », « défavorable »…
Un exemple, qui concerne le téléchargement illégal via des réseaux publics. Vous répétez à l'envi, madame la ministre, qu'il n'est en aucun cas prévu de suspendre les connexions Internet des collectivités territoriales et des entreprises, et pourtant, suite au rejet de notre amendement proposant de l'écrire plutôt que de le dire, aucune stipulation de cet ordre n'apparaît dans le texte.
Rejet aussi de nos amendements proposant que les dispositions de la loi DADVSI soient abrogées. Vous avez présenté, madame la ministre, votre texte comme un dispositif « essentiellement pédagogique qui a vocation, en pratique, à se substituer aux poursuites pénales actuellement encourues par les internautes qui portent atteinte aux droits des créateurs ».
Et pourtant, le fait est qu'il s'agit bel et bien par cette loi d'établir un double régime de sanctions pour le même délit, avec la circonstance aggravante que le choix de requérir l'une ou l'autre ou les deux dépendra des seuls représentants des ayant droit qui pourront en faire l'usage qu'ils voudront. Rien dans la loi, en effet, ne s'oppose à ce qu'un procès en contrefaçon s'ajoute à la riposte dite graduée. La CNIL s'en était d'ailleurs émue en relevant le pouvoir exorbitant donné aux ayant droit, qui auront le choix, pour qualifier juridiquement les faits, entre le manquement, associé à une sanction administrative, et le délit de contrefaçon, associé à une sanction pénale.
Pire : à cette double peine, vous vous êtes entêtée à en ajouter une troisième – ultime provocation –, en obligeant les internautes à continuer de payer leur abonnement à Internet une fois leur service coupé !