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Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Séance du 27 septembre 2011 à 16h00

Résumé de la séance

Les mots clés de cette séance

  • biologique
  • concept
  • genre
  • sexe
  • théorie

La séance

Source

La séance est ouverte à 16 h 50.

La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l'audition de Mme Florence Rochefort, présidente de l'Institut Émilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le genre et le sexe.

PermalienPhoto de Marie-Jo Zimmermann

Le genre, qui fera au cours de ce mois l'objet de toute une série de conférences organisées par l'Institut Émilie du Châtelet, est une notion qui divise, et sur laquelle je reconnais avoir du mal à me déterminer. Voilà pourquoi j'ai souhaité que la Délégation procède à l'audition de plusieurs spécialistes de la question, comme Mme Florence Rochefort, présidente dudit Institut.

PermalienFlorence Rochefort

Je vous remercie de me donner la parole et de m'offrir ainsi l'opportunité d'éclaircir les termes du débat. Je suis ici en tant que chercheuse au CNRS, spécialiste d'études de genre, et en tant que présidente de l'Institut Émilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le genre et le sexe, créé en 2006 sous l'impulsion de la région Île-de-France. Il s'agit d'une fédération de recherche autonome, qui réunit dix-sept partenaires, des universités et de grands établissements.

Le genre est un concept scientifique – et non une théorie – qui s'est peu à peu imposé dans le monde des sciences humaines et des sciences du vivant. Il est utilisé désormais dans de très nombreux travaux de renommée internationale, dans le titre de nombreux ouvrages et chapitres d'ouvrages ainsi que dans le titre d'instituts comme l'Institut Émilie du Châtelet ou de programmes de recherche ou encore de revues sociologiques.

Le terme de « genre » – gender en anglais – a mis un certain temps à être adopté par la communauté scientifique. La France est en train d'y procéder de façon beaucoup plus apaisée. Paradoxalement, au niveau politique, il est d'un usage relativement usuel dans les commissions onusiennes ou européennes.

Un tel concept renvoie à la notion de différence des sexes entendue comme une construction sociale, historique, culturelle et politique. Il permet de comprendre comment la catégorisation femme-homme, les notions de féminin et de masculin, de féminité et de masculinité se sont élaborées et organisées. Il s'inscrit en continuité avec les études sur les femmes, les women studies, qui sont apparues à partir des années soixante-dix dans le mouvement féministe puis dans le monde universitaire. Aujourd'hui, les études sur les femmes et sur leurs droits sont désormais englobées dans le champ plus large d'« études de genre » qui comprend notamment les masculinités et les sexualités.

Un concept scientifique peut donner lieu à différentes théories dans tout le monde scientifique, d'où plusieurs usages de ce concept, et des résultats scientifiques différents. En l'occurrence, la proposition commune est d'expliquer une construction sociale : comment les sociétés, dont certaines peuvent être très différentes des nôtres d'un point de vue anthropologique, ont organisé, pensé, catégorisé le féminin et le masculin et la différence des sexes. Les women studies travaillaient déjà sur cette proposition, sans utiliser le terme de genre. C'est en ce sens qu'on peut relever une continuité.

Une des premières tâches conceptuelles a été de remplacer la notion de « la femme » qui apparaît par exemple déjà dans nombre de textes historiques par « les femmes ». Ce fut presque une révolution scientifique que de s'interroger sur un groupe, une catégorie, politique, diversifiée et non pas une représentation unique. Cette interrogation s'est vite accompagnée d'une autre réflexion sur les « rapports sociaux de sexe », expression qui permet de montrer qu'il s'agit bien de l'étude d'une relation, et notamment d'une relation de pouvoir, et de souligner que c'est à l'intérieur de cette relation que s'établissent les définitions, les statuts, les rôles attribués aux femmes et aux hommes. C'était aussi une façon de refuser le terme de « condition » qui pouvait sembler fixiste, immuable ou prédestiné.

Les études de genre ont pour objectif de faire apparaître ce qui est souvent invisible et de poser des questions que l'on ne posait pas auparavant, afin de comprendre comment s'est instituée historiquement cette naturalisation qui trame la pensée et l'organisation de la différence des sexes à travers des relations sociales multiples. Elles s'interrogent aussi sur les inégalités puisque dans toutes les sociétés, les rapports sociaux sont hiérarchisés, notamment sur une valence différentielle fémininmasculin. Il fallait essayer de comprendre les différentes formes et modalités de ces rapports et d'analyser comment ils ont pu éventuellement changer.

La distinction entre la femme et l'homme renvoie, dans le sens commun, à la nature, ou ce qui est supposé être la nature. L'utilisation du concept de genre permet de prendre une distance à l'égard de ce puissant préjugé et procède de la volonté de dénaturaliser ces catégories pour mieux les questionner. Quand on dit « dénaturaliser », cela ne signifie pas que l'on nie des aspects biologiques, mais que l'on nie le fait que tout s'explique par ce biais.

Pendant longtemps, la maxime « tota mulier in utero » renvoyait à l'idée que toute la femme était forcément définie par sa naturalité, c'est-à-dire par ses fonctions reproductives. Une telle idée, qui revenait à justifier que la femme n'avait pas accès à un autre statut que celui de la maternité, a déjà été mise en cause dans nombre de querelles philosophiques. C'est dans ce même courant de pensée égalitaire que s'inscrit le concept de genre. Il permet de réfléchir de façon plus efficace et plus scientifique.

Le concept a émergé aux États-Unis, notamment à travers la psychiatrie, dans les années soixante. Il était utilisé pour désigner le « sexe social », qui était ainsi différencié du « sexe biologique » – de la même façon qu'en psychologie, on différencie l'identité individuelle et l'identité sociale.

Le terme de genre s'inspire aussi, tout simplement, de la grammaire qui distingue le genre féminin du genre masculin, et prouve que cette distinction relève d'une convention ; on sait par exemple que, suivant les langues, un objet peut-être féminin ou masculin.

Par ailleurs, on a compris que les définitions du masculin et du féminin pouvaient varier et plus encore celles de la féminité et de la masculinité – au XVIIIe siècle, les hommes nobles portaient une perruque et étaient maquillés et poudrés. On sait que les normes du masculin et du féminin peuvent elles-mêmes évoluer et que certaines sociétés, comme celle des Inuits, ont même une troisième catégorie. De même certaines langues possèdent un genre neutre.

En fait, chaque société développe ses propres approches et ses propres modes de compréhension de la différenciation sexuelle. Cela n'amène pas à nier l'existence de cette différenciation, mais simplement à s'interroger sur la façon dont elle est élaborée symboliquement, philosophiquement et socialement. À partir de cette organisation cognitive, on peut analyser des statuts, des rôles, des normes et comprendre comment elles évoluent et à quels symboles elles sont associées.

Cette analyse est indissociable d'un questionnement sur les formes de hiérarchisation. Car on sait – notamment avec les travaux de Françoise Héritier – que, dans les sociétés « primitives », à partir de l'observation des différences sexuées, s'est élaborée une association entre des qualités et des formes qui s'est traduite par une hiérarchisation fondée sur le fait que les femmes ne maîtrisaient pas leurs flux, et qu'en même temps les sociétés tentent de s'approprier leur pouvoir de donner naissance aux enfants, en particulier à des hommes ; cette double articulation entre infériorisation et fascination marque depuis longtemps les rapports de genre.

Il s'agit alors de comprendre comment cette hiérarchisation fonctionne, dans ses implicites, dans ses effets, dans ses formes de pouvoir. Le « féminin et le masculin » sont aussi des outils qui trament les relations de pouvoir. Quand on veut déprécier une personne ou une catégorie, on la féminise. Le langage porte cette dépréciation.

Le genre permet de s'interroger sur des inégalités croisées. De plus en plus souvent, on implique dans les études de genre un questionnement sur les « intersections » entre différents types de hiérarchisation ou d'appartenance de classes, religieuses, raciales, etc. Ainsi, ce système de pensée de genre ne fonctionne pas seul, mais en lien avec d'autres contextes.

On s'interroge également sur les transmissions : qu'est-ce qui se transmet de génération en génération, de culture en culture ? Qu'est-ce qui se transforme ? Quels sont les moments de rupture ? L'histoire prend toute son importante dans cette recherche.

Mais cette recherche est forcément pluridisciplinaire. L'une des vocations de l'Institut Émilie du Châtelet est précisément de favoriser le dialogue entre les disciplines. Le concept de genre permet non seulement de confronter la façon dont les sociétés élaborent une différence, mais aussi la façon dont les différentes disciplines analysent ce processus. En effet, chaque discipline a sa façon de mettre l'accent sur tel ou tel phénomène : l'anthropologie voit plutôt des invariants et des grandes lignes de fond ; l'histoire souligne plutôt des ruptures et des contradictions ; les sciences du vivant, qui elles aussi ont leur histoire, ont varié dans leur approche de la physiologie et des différences biologiques et elles peuvent dialoguer, au travers d'études interdisciplinaires, avec la philosophie ou la sociologie.

Il importe de s'interroger également sur les hommes – ce que l'histoire des femmes ne permettait pas suffisamment. Or les hommes sont pris eux aussi dans ce système symbolique, ils peuvent aussi en être victimes. Ainsi, toute une catégorie de travaux s'intéresse au masculin ou à l'histoire des hommes et des masculinités.

Le sexe comme caractéristique biologique, mais aussi les sexualités sont des sujets majeurs dans les études de genre ; là encore, les travaux anthropologiques, historiques, philosophiques, peuvent confronter leur éclairage pour comprendre non seulement les relations entre les femmes et les hommes mais aussi plus généralement les rapports sexués, c'est-à-dire liés aux connaissances et aux représentations rattachées au « sexe » et aux sexualités, et à la façon dont les sociétés norment les sexualités.

Récemment, des polémiques sont parties du débat entre sexe et genre. Depuis de nombreuses années, notamment à travers l'histoire, on s'aperçoit que cette catégorie de « sexe », au sens scientifique et médical, est aussi conditionnée par un contexte historique et social. Thomas Laqueur a montré que du Moyen Âge au XVIIIe siècle, on considérait que les femmes et les hommes relevaient d'une même morphologie sexuelle : les femmes étaient des hommes « manqués », dont les organes génitaux n'avaient pas réussi à se développer, ce qui les rendait inférieures mais d'une « nature » identique. Au XVIIIe siècle, ce schéma bascule vers l'idée d'une différence irréductible, la médecine considérant qu'il s'agit vraiment de deux natures différentes. Ainsi, la hiérarchisation plusmoins a cédé le pas à une différenciation complète qui a figé les femmes dans leurs caractéristiques sexuées : tout s'expliquait par celles-ci.

L'histoire des sciences nous apprend donc que c'est à certains moments, dans des contextes particuliers et à un certain stade d'élaboration du savoir scientifique qu'émergent ou se peaufinent ces théories de la différenciation et de la différence des sexes.

Où en est-on aujourd'hui ? Un débat récurrent agite le monde scientifique et les médias autour de l'inné et de l'acquis, dans le monde des sciences du vivant et dans les sciences humaines. Les études sur le genre insistent sur la construction sociale de cette problématique de la différence. Catherine Vidal, neurobiologiste, insiste beaucoup sur les différentes avancées de la neurobiologie et de l'observation du cerveau pour réfuter les idées de sexuation des cerveaux (Mars et Vénus). Elle démontre brillamment qu'il y autant de différence entre des cerveaux observés entre des groupes de même sexe que ce qu'on a voulu démontrer à partir de groupes de femmes et d'homme et que la plasticité du cerveau permet des évolutions et des adaptations constantes au milieu extérieur ; en bref que le cerveau n'a pas de sexe et que les hormones sexuelles n'agissent pas sur le cerveau.

Il ne s'agit pas de nier une différence biologique ou sexuelle, c'est-à-dire d'organes sexuels reproducteurs, mais de se défier de ce qu'on déduit des conséquences que ces organes reproducteurs ont sur les individus. L'histoire de la science montre tant d'exemples de résultats tout à fait biaisés par les préjugés sur la différence des sexes pris comme hypothèse intangible.

Nous avons hérité d'une conception où la physiologie déterminait l'individu et d'ailleurs, il existe encore des écoles scientifiques qui produisent ce type de connaissances. Le débat se développe autour des protocoles d'enquête scientifique, et la façon dont ils influent sur la différenciation des comportements ou des rôles, compte tenu de la culture de genre des individus. Il faut savoir que certains médecins ont justifié le fait que les femmes ne devaient pas voter par leurs hormones ! Les arguments scientifiques ne sont pas plus neutres, ni dégagés des préjugés de la société qui les produit. Les études de genre permettent d'insister sur le contexte dans lequel sont élaborées ces théories.

L'autre point fort du débat touche à l'homosexualité. Les différents types de sexualité sont de plus en plus admis comme relevant d'un choix privé d'orientation sexuelle. Certaines revendications du mouvement gay et lesbien (mariage, homoparentalité notamment) sont en voie d'acceptation et de banalisation dans le monde occidental. L'homosexualité n'est plus diabolisée, ni considérée comme anormale mais comme participant à la diversité des sexualités. Les études de genre contribuent largement à la remise en question de l'idée de normalité et d'anormalité et étudient les discriminations liées aux orientations sexuelles. Les sexualités sont devenues un sujet d'étude historique et sociologique.

J'espère vous avoir apporté quelques éléments de clarification. Je plaiderais plutôt pour une dédramatisation du débat, même si la question du genre n'est pas si simple à comprendre. Il n'est pas anormal qu'elle suscite des interrogations, des doutes, voire des craintes.

PermalienPhoto de Marie-Jo Zimmermann

J'ai été très surprise de la violence des polémiques qui sont nées autour de certains manuels scolaires. Ayant été moi-même professeure, j'ai toujours fait confiance aux enseignants qui sont à même d'apprécier le contenu d'un ouvrage et de diffuser un message aux élèves.

PermalienFlorence Rochefort

Je crois que ces polémiques sont parties d'une mauvaise interprétation des extraits des manuels incriminés.

On peut lire par exemple que : « l'identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique » ou que : « l'orientation sexuelle, les choix d'orientation sexuelle font partie de la sphère privée ». Certains y ont vu l'idée que l'on pouvait encourager à choisir l'homosexualité !

Or le manuel traite du programme scientifique sur la reproduction, sur la façon dont on détermine les femmes et les hommes, et l'homosexualité n'est plus un tabou, c'est même une question dont il faut parler notamment parce qu'on a à déplorer le suicide de jeunes homosexuels. Pourquoi ne pas provoquer le débat pour dire que ce n'est pas une détermination biologique mais une détermination privée ? Et montrer que les rôles sexués sont déterminés par la société ; les programmes d'histoire et de lettres peuvent aussi le démontrer suffisamment.

Dans un des chapitres, on peut lire aussi que certains hommes ne sont pas tout à fait XY et certaines femmes pas tout à fait XX. Faut-il s'en choquer ? C'est un fait avéré par de récentes découvertes scientifiques (un colloque de l'IEC a traité de cette question en juin).

Certains ont fait une interprétation dramatisée du contenu de ces articles. Pourtant le premier communiqué de l'enseignement catholique soulignait : « Nous sommes choqués, mais il n'y a pas matière à dramatiser ».

Que certaines personnes de l'enseignement catholique aient pu être choquées ou gênées par l'usage de ces manuels, on peut le concevoir. Mais de là à en demander l'interdiction pour tous les élèves ! Il convient de prendre en compte plusieurs éléments : d'abord, chaque établissement choisit ses manuels et, de ce fait, aucun manuel précis n'est obligatoire ; ensuite, les manuels incriminés ne contiennent aucune contre-vérité scientifique condamnable ; enfin, comme vous l'avez fait remarquer, c'est à l'enseignant de commenter ce qu'il trouve dans les livres.

PermalienFlorence Rochefort

Je pense que cette formation a débuté. Elle existait en tout cas dans des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Mais vous soulevez une bonne question, il est urgent de restituer ce qui a pu être élaboré dans la communauté scientifique sur le genre à la communauté enseignante ou à la formation pour adulte.

L'institut Émilie du Châtelet a précisément pour vocation la valorisation de la recherche. Il met sur son site internet toute une série de conférences et de manifestations scientifiques filmées, qui peuvent être d'un usage relativement aisé pour que les enseignants se familiarisent avec les études de genre. Mais il y a encore fort à faire.

Les éditions Belin, pour leur part, ont publié un manuel, dont on a parlé dans la presse, qui s'intitule « La place des femmes dans l'histoire. Une histoire mixte ». C'est Mnémosyne, association de promotion pour l'histoire des femmes et du genre – à laquelle j'appartiens également – qui en a eu l'idée : elle souhaitait offrir aux enseignants un outil leur permettant d'intégrer à chaque intitulé du programme scolaire les apports de l'histoire des femmes et du genre.

Je précise que ce n'est pas un « contre manuel », mais un outil à destination des enseignants, qui a reçu une subvention de la région Île-de-France. Plusieurs régions l'ont acheté et le diffusent gratuitement dans des lycées.

Il a fallu dix ans pour l'élaborer – trouver des soutiens, réunir une équipe importante, faire en sorte que le récit historique rentre dans les grilles des programmes, lesquels, entre-temps, avaient pu changer. Mais ce fut une expérience très enrichissante, portée par une association dont la raison d'être est de valoriser les acquis de la recherche et de les mettre à disposition de tout un chacun, en particulier de la communauté enseignante.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Comme vous l'avez bien dit tout à l'heure, le sujet est complexe, ce qui implique un discours nuancé ; il faut en effet se méfier du réductionnisme.

Pour ma part, j'ai signé la lettre adressée au ministre de l'Education nationale en toute connaissance de cause, et non pour des raisons de politique politicienne. Je l'ai fait parce que je voyais dans certaines formules, dans certains passages, un déni de réalité. À l'inverse, j'ai refusé de m'associer à un second courrier publié sous forme de tribune par la presse, parce qu'il reflétait une certaine forme de rejet de l'homosexualité, ce qui ne me semblait pas acceptable.

Que la femme et l'homme ne puissent pas s'expliquer uniquement par des critères biologiques et physiques, j'en suis tout à fait d'accord, et le concept de genre a beaucoup à nous apporter. Mais il ne faut pas aller jusqu'à dénier ces mêmes différences entre les femmes et les hommes.

Il faudrait être en dehors des réalités pour considérer les êtres humains comme des animaux uniquement fondés sur des critères physiques. Reste que certaines formules, relevées dans différents ouvrages étaient, elles aussi, en dehors de la réalité.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Je ne les ai pas en tête.

Le concept de genre me convient parfaitement, à la condition sine qua non que l'on ne dénie pas la réalité de critères physiques incontestables.

PermalienFlorence Rochefort

Il conviendrait sans doute de réfléchir aux formules qui ont pu prêter à ce type d'interprétation.

Mais les chapitres incriminés présentent les organes génitaux et l'appareil reproducteur de la femme et de l'homme, que les élèves doivent connaître pour le bac et il n'y a pas là de déni de l'anatomie femelle ou mâle, côté humain. Certes, et c'était nouveau, conformément à une recommandation, au lieu de se contenter d'expliquer la reproduction avec des planches anatomiques à partir des gamètes, les auteurs ont essayé de montrer que ce système était englobé dans une société. Peut-être les formules étaient-elles ambiguës ? Peut-être aussi ont-elles été sorties de leur contexte ?

Il s'agit simplement de rappeler cette phrase de Simone de Beauvoir selon laquelle on ne naît pas femme, mais on le devient. Elle signifie que nous naissons avec un sexe, mais que nous ne sommes pas pour autant femelle ou mâle ; on est caractérisé XX ou XY, et on devient un individu sexué avec toute la symbolique qui va autour par l'apprentissage, l'éducation, l'insertion sociale.

Ces manuels ont introduit l'idée que le biologique s'insère dans des rapports sociaux plus complexes, et notamment à travers la question du transsexualisme et du transgenre. C'est en effet à partir de l'étude du transsexualisme que le concept de genre a été élaboré et c'est un fait social déterminant pour comprendre la complexité des constructions sociales du féminin et du masculin.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Avec Simone de Beauvoir, on est dans la philosophie. Dire qu'on ne naît pas femme mais qu'on le devient n'est pas autre chose que la transposition à la femme de la philosophie existentialiste. Cela ne me dérange en rien. En revanche, ce qui me dérange, c'est le retour au scientisme. Quand on est dans le domaine des idées, on n'est pas dans le domaine des faits. Quand on est dans le domaine des sciences humaines, on n'est pas dans le domaine des sciences de la nature. A fortiori, quand on est dans le domaine philosophique, on n'est pas dans le domaine scientifique. Je sais bien qu'il n'y a pas de barrières étanches entre toutes ces disciplines. Reste que les sciences de la nature ne sont pas de la philosophie. Il ne faut pas qu'une théorie, quelle qu'elle soit, repose sur un déni de réalité. Sinon, ce n'est plus une théorie, c'est une utopie.

PermalienFlorence Rochefort

Le désaccord porte sur l'idée qu'il y aurait déni de réalité. Personnellement, je n'en perçois pas. Je vois plutôt là une manière de présenter certains faits scientifiques tout en s'interrogeant sur leur signification et sur la façon dont ils s'inscrivent dans la société.

Mais prenez l'exemple du concept de nature. Peut-on affirmer qu'il y a une nature biologique et une nature philosophique, ou une nature telle que le conçoit le christianisme ? Il s'agit, là encore, d'une interprétation de faits biologiques. On est toujours dans une interprétation. Que l'on puisse décrire un mécanisme reproducteur et, en même temps, suggérer à des élèves que ce processus n'a pas des conséquences sociales simplistes me semble intelligent.

PermalienFlorence Rochefort

Je vous suggère d'auditionner un biologiste ou un professeur des sciences de la vie et de la Terre (SVT) et de lui demander ce qui lui semble choquant.

PermalienFlorence Rochefort

En classe de première. C'est un des grands chapitres du programme de SVT, sur la reproduction.

PermalienPhoto de Danielle Bousquet

J'ai été stupéfaite de constater que Guenhaël Huet avait signé ce texte. Mais maintenant, je comprends mieux pourquoi.

Je constate par ailleurs que tout le travail de la Délégation tourne autour du concept de genre : valorisation du masculin et dévalorisation du féminin, inégalités vécues au quotidien, etc.

Enfin, je suis persuadée, moi aussi, que cette polémique est en rapport avec le débat qui s'est développé autour de certaines revendications des homosexuels (mariage, homoparentalité, etc.) C'est ce débat qui a amené certains collègues de l'UMP à monter au créneau. Pourtant, le concept de genre ne se limite pas à de telles questions.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Je ne ferais pas partie de la Délégation si je rejetais ce concept de genre. Simplement, un certain équilibre de présentation me semble nécessaire.

PermalienFlorence Rochefort

Si vous avez senti un déséquilibre, c'est peut-être parce que, immédiatement après avoir expliqué certaines différences biologiques, on a mis en avant leur manque de pertinence au niveau social. Mais c'est ainsi que nos sociétés fonctionnent. Et c'est grâce à cela que les femmes ont acquis des libertés qui leur permettent de ne pas être des reproductrices, ou des mères, ou des mères potentielles 24 heures sur 24.

Les théories que Judith Butler développe dans son essai Trouble dans le genre ont profondément renouvelé les façons de poser ces questions. Ses propositions philosophiques sur la construction des normes de la féminité et de la masculinité, à travers des codes et des performances, sont très intéressantes. Elles encouragent à comprendre comment les individus se construisent, jouent avec les codes notamment vestimentaires, avec le maquillage, les cheveux, les signes extérieurs et théâtralisés de féminité et de masculinité. Notre travail est de comprendre comment les sociétés produisent à la fois des normes, des contre normes, des marges, etc. et comment l'identité sexuée est une construction sociale et individuelle.

Une autre proposition, considérée par les adversaires du genre comme plus sulfureuse, est aussi intellectuellement très stimulante : ne pas considérer l'homosexualité comme une déviation ou une marginalité, mais comme une potentialité humaine au même titre que l'hétérosexualité. Ce n'est pas si révolutionnaire, si l'on veut bien considérer les apports de la psychanalyse depuis le début du XXe siècle, mais il s'agit de remettre en cause le point de vue dominant de l'hétérosexualité dans la formation des savoirs. C'est en écho à une transformation profonde de nos sociétés qui provoquent des craintes et des résistances.

Une des craintes provoquées par les études de genre est l'idée qu'on irait vers une indifférenciation des sexes. Tout prouve le contraire dans la mesure où notre société continue à survaloriser la masculinité et la féminité. On ne doit pas négliger l'effet d'une surinterprétation politicienne du débat, au moins de la part de certains. Lorsque l'on étudie les manuels, on est un peu étonné. Cela semble du procès d'intention !

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Je souhaite réfléchir sur les sujets dont vous avez parlé, comme l'homoparentalité, l'homosexualité ou le mariage homosexuel, sans pour autant dénier la réalité. On peut très bien aborder ces problèmes sans dire qu'il n'y a pas de différence biologique entre les femmes et les hommes.

PermalienFlorence Rochefort

Aucun manuel ne proclame cela.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Pour ma part, je ne cherche pas de tels débats. C'est bien pourquoi j'ai refusé de signer un deuxième texte, qui nous aurait fait franchir un degré supplémentaire. Mais il est bien clair que certains de mes collègues voulaient aller plus loin et, d'une certaine façon, pousser l'avantage.

PermalienFlorence Rochefort

Du côté de la recherche, les études se poursuivent sur les questions de sexe et genre. Priscille Touraille dans le numéro récent du Journal des anthropologues (juin 2011) a publié un article intéressant où elle pointe les ambiguïtés de langage à propos de sexe et genre. Elle insiste sur les efforts que les spécialistes du genre devraient faire pour réintroduire le terme de « sexe », entendu comme une donnée biologique. Ainsi, il y aurait d'un côté « le sexe » et de l'autre côté « les sexes ». Le genre permettant d'interroger les deux notions. Elle insiste sur la différence qu'il y a entre « avoir un sexe » et « être un sexe ». N'a-t-on pas entendu souvent que les femmes « étaient » le deuxième sexe ? On disait même « le sexe » pour désigner les femmes.

En conclusion, pour en revenir à notre question initiale, il me semble que la polémique autour des manuels est une mauvaise polémique, qui fait du tort à l'ensemble de celles et ceux qui veulent réfléchir et refuser les inégalités.

PermalienFlorence Rochefort

Je vous remercie d'autant plus pour ce dialogue cordial autour du concept de genre.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Un dernier mot très bref. Au moment où a éclaté cette polémique, le professeur Axel Kahn s'est exprimé sur les ondes. Il y a indiqué que l'être humain ne pouvait se réduire à des considérations biologiques. Je suis tout à fait d'accord avec lui. Je dis simplement qu'il n'est de l'intérêt de personne, et surtout pas des femmes, d'essayer de nier les différences biologiques. On ne gagne jamais rien au déni de réalité. C'est en ce sens que j'ai souhaité réagir. Il faut se garder de certaines dérives.

PermalienFlorence Rochefort

Je parlerai plutôt de surinterprétation, dans un contexte de peur face à des changements qui sont en train de s'opérer.

La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l'audition de la Professeure Virginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales, déléguée à l'égalité des étudiantes et étudiants à la Conférence des Grandes Écoles.

PermalienPhoto de Marie-Jo Zimmermann

Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur la question du genre en recevant Mme Virginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales.

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

Le débat sur la notion de genre est une tradition ténue en France. Les chercheurs français ont préféré consacrer leurs travaux au féminisme et à l'égalité femmes-hommes. Toutefois quelques chercheurs se sont emparés du sujet, parmi lesquels on peut citer Christine Delphy et Marie-Hélène Bourcier. Dans les pays anglo-saxons, en revanche, dès les années 1950 mais surtout dans les années 1970, la question du genre a fait l'objet d'une littérature très abondante et des dissensions sont apparues, notamment aux États-Unis et en Angleterre.

Il existe de nombreuses façons d'être féministe et de penser les questions d'égalité et de genre. La pratique des gender studies est ancrée dans la culture anglo-saxonne, particulièrement la culture américaine. Les travaux de Judith Butler sont désormais bien connus en France, même s'ils sont encore très dérangeants et assez peu diffusés. Elle n'a été traduite en français que tardivement, par une petite maison d'édition. Nous avions, en France, une conception plus traditionnelle de l'égalité.

Il existe donc plusieurs façons d'être féministe et de penser l'égalité et le genre, qui chacune recouvre une conception politique différente de la société. Cela déplairait à mes amis et collègues de m'entendre dire cela, mais je ne pense pas que nous, chercheurs, ayons trouvé la vérité sur la question du genre. Pour moi, un chercheur est aussi un citoyen, ou une citoyenne, et de ce fait il n'est pas toujours parfaitement neutre – et lorsqu'il l'est, sa neutralité est illusoire.

Je suis donc une chercheuse engagée, même si mon engagement n'a rien de politique. Car travailler sur la question du genre ne se fait pas par hasard : c'est déjà une forme d'engagement. Je suis responsable d'une chaire sur le genre dans une Business school : je vous assure que dans une école de management, les élèves qui étudient la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ne sont pas les mêmes que ceux qui étudient les fusions-acquisitions. Les études de genre et celles sur l'égalité femmes-hommes recouvrent deux conceptions politico-sociales différentes. Je travaille sur le genre et c'est une chose que j'assume totalement.

Je me félicite du débat qui a eu lieu sur les études de genre, après la polémique qu'elles ont suscitée, mais je ne suis pas d'accord avec les chercheurs qui prétendent qu'en tant que scientifiques ils connaissent la vérité – qui n'a rien à voir avec le débat qui, lui, est politique. Cette dichotomie entre les politiques et les scientifiques, sorte de « mur de Berlin », me paraît illusoire et pas très honnête. Je signerais encore la tribune s'il le fallait, mais avec une petite nuance. Il existe des féministes dans les terres d'Islam, mais leur féminisme est très traditionnaliste. Doit-on rejeter les féministes d'Iran, d'Arabie Saoudite, du Maroc, aux confins de la civilisation ? Nous, chercheurs sur le genre, nous pourrions accepter cette forme de féminisme si notre position n'était pas politique. Mais nous la condamnons, ce qui prouve que notre position est également politique.

La vérité est très complexe et je ne prétends connaître que ma propre vérité. Une chose doit être claire : ce débat épistémologique et intellectuel doit vous aider à comprendre les positions des uns et des autres.

Il existe une vision essentialiste, liée à la nature de ce que nous sommes, qui s'intéresse au sexe et non au genre. Cette vision sexuée des problématiques nous amène à regarder l'individu par rapport à son âge, sa race, son sexe. Selon que vous êtes une femme ou un homme, vous serez éduqué(e) différemment et vous serez assimilé(e) à ce que la biologie a fait de vous et enfermé(e) dans un modèle auquel vous devrez correspondre.

Certains courants de pensée prônant l'égalité femmes-hommes admettent qu'il peut y avoir égalité dans la différence. C'est le cas du féminisme espagnol ou du féminisme libéral, qui sont relativement traditionnels. Ces courants de pensée, auxquels je n'adhère pas, admettent que les femmes et les hommes, biologiquement différents, se complètent et peuvent donc être égaux dans la différence : l'homme est alors le symbole de l'autorité tandis que la femme se consacre au soin, au care.

D'autres courants féministes ont considéré cette forme de féminisme comme un véritable enfermement en arguant que cette prétendue égalité confère au papa l'autorité, l'espace public, et qu'elle limite la maman au soin et à l'espace domestique. Pour certains auteurs, dont Christine Delphy, il ne s'agit pas d'une égalité dans la différence mais d'une forme de hiérarchie, puisque certains ont accès à des domaines auxquels d'autres n'ont pas accès.

Les féministes qui ont adopté une vision « genrée » de l'histoire – dont je fais partie – entendent déconstruire le concept de sexe pour aller vers celui de genre et dépasser la dichotomie femmes-hommes, cette « ultra-naturalisation » qui enferme chacun d'entre nous dans sa performance de sexe : je suis une fille, je dois me comporter comme une fille et subir certaines discriminations puisque les femmes et les hommes sont complémentaires. Les féministes qui travaillent sur les théories de genre refusent d'enfermer les personnes dans une telle hiérarchie.

Les théories de genre ont pour objectif de « désessentialiser », de « dénaturaliser », de « débiologiser » cette conception de la société qui consiste à voir un individu en tant que femme ou en tant qu'homme. La question ne se pose plus en termes de sexe biologique. Cette dénaturalisation des rapports sociaux va faciliter l'action politique puisqu'elle s'adresse à des individus à qui il est permis de préférer le care ou les ressources humaines. Sur le plan professionnel, cette vision genrée ouvre de nombreuses portes. Mais tous les courants féministes ne pensent pas ainsi. Je parle en tant que chercheuse qui travaille sur les théories de genre et nullement au nom des chercheurs qui travaillent sur les théories féministes ou sur l'égalité femmes-hommes.

Qu'est-ce qui différencie le sexe et le genre ? Le sexe est biologique, naturel, tandis que le genre est une construction sociale et culturelle. Le premier est inné, il relève de l'essence ; le second est acquis et relève de la conscience. Le sexe est indiscutable, le genre est plus questionnable.

Cette acception non essentialiste du sexe permet de questionner le féminin et le masculin et de remettre en cause les attributs et les rôles qui leur sont traditionnellement accolés. Si je m'adresse à un individu, ce n'est pas forcément avec la kyrielle de qualificatifs qui accompagnent le fait qu'il soit une femme ou un homme. La femme est intuitive, elle a un sixième sens, elle est diplomate et elle adore le soin : confions-lui la communication ou les ressources humaines. Dans une société sexuée, chaque individu doit performer le genre, c'est-à-dire correspondre à ce que l'on attend de lui.

Les théories de genre brouillent ces catégories en admettant qu'il existe des individus de sexe masculin qui aiment le développement durable, ont envie d'aller chercher leurs enfants à l'école, et que tous les hommes ne sont pas forcément traders à Wall Street. Vous comprenez bien que la vision genrée de la société correspond à une conception politique différente.

Avec son livre intitulé « Trouble dans le genre », Judith Butler nous permet de franchir une barrière supplémentaire car la vision biologique, qui implique une répartition traditionnelle des rôles, induit la prédominance de l'hétérosexualité : papa et maman, homme et femme, se complètent et sont égaux dans leur différence. Ce féminisme classique – que, contrairement à d'autres chercheurs, je ne rejette pas – repose sur une vision biologique de la société. Dans une célèbre université de Barcelone, les femmes ont organisé un colloque qui a eu un grand retentissement sur le thème du Work-life balance, à savoir comment apprendre à conjuguer vie privée et vie professionnelle. Je me devais d'évoquer devant vous ces différents courants.

L'égalité dans la différence repose sur une norme, celle de l'hétérosexualité. Les auteures comme Judith Butler, Christine Delphy et Marie-Hélène Bourcier ont cassé ces codes en considérant l'individu au-delà de son « hétéro-normativité ». Il n'est donc plus nécessaire qu'il y ait complémentarité entre les femmes et les hommes. Conséquemment, l'homosexualité, féminine ou masculine, est parfaitement acceptée, voire contenue dans les théories genrées. Cela explique pourquoi cette question a suscité une telle polémique. En France, nous sommes encore timides sur cette question, mais Judith Butler va encore plus loin en acceptant la transsexualité : je performe le genre, mais celui que je choisis.

Cette conception a des conséquences concrètes. Je me rends souvent à Cambridge et à Londres pour y enseigner. J'ai souvent vu dans les rues des jeunes distribuer des prospectus sur l'homoparentalité et des publicités proposant des kits d'ovocytes aux populations lesbienne et gay et aux transsexuels. C'est une nouvelle conception de la société. Il n'y a donc pas d'innocence dans la théorie du genre.

Cette conception remet naturellement en question la notion de parentalité. En outre, si nous adoptons une approche totalement genrée, ce qui suppose que nous ne nous intéressons plus du tout au fait qu'une personne soit une fille ou un garçon, il devient totalement absurde de défendre les quotas. D'ailleurs Judith Butler était favorable aux quotas il y a vingt ans, mais ce n'est plus vrai aujourd'hui car pour elle il n'existe que des individus.

Tout cela montre que les bonnes intentions sont parfois contrariées par la réalité. Je suis pour ma part totalement schizophrène, étant à la fois totalement en accord avec les théories de Judith Butler et très favorable aux quotas, mais j'assume mes contradictions.

Ces théories intellectuelles et ces représentations scientifiques sous-tendent des visions différentes de la société et ont donc des conséquences sur celle-ci. Le débat n'est pas politiquement neutre.

PermalienPhoto de Danielle Bousquet

Je suis très attirée par l'approche « genrée » de la réalité sociale, mais je n'étais jamais allée aussi loin. Peut-on réellement tirer un trait sur la réalité biologique ?

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

La position de Judith Butler est parfaitement cohérente : le fait de dépasser la vision sexuée de la femme et de l'homme, du féminin et du masculin, trouble les catégories de genre puisque l'on peut naître femme et devenir homme, voire changer de sexe. Mais entendons-nous bien, pour Judith Butler la transsexualité est un cas d'école, ce n'est nullement un objectif.

PermalienPhoto de Danielle Bousquet

C'est un raisonnement intellectuel, car la transsexualité est un phénomène marginal.

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

C'est vrai, mais la conception de Judith Butler n'est pas neutre sur le plan social puisqu'en acceptant la transsexualité, elle ne s'intéresse qu'à l'individu au sens le plus strict possible. Elle supprime la norme hétérosexuelle, ce qui ouvre la porte à toutes les sexualités. Si nous adoptons cette vision « débiologisée » de la société, nous ne pouvons refuser aux homosexuels, femmes ou hommes , le droit d'avoir des enfants.

Si l'égalité dans la différence, prônée par le féminisme espagnol, recouvre la volonté de conserver intacte la cellule familiale, les études de genre, en particulier les travaux de Christine Delphy, de Marie-Hélène Bourcier ou de Judith Butler, vont jusqu'à ne plus parler de sexe.

PermalienPhoto de Danielle Bousquet

La réflexion bioéthique est également impactée par ces recherches car on peut imaginer qu'un jour les hommes pourront être mères. Dès lors que l'on admet que le masculin est une construction sociale, on peut envisager de la déconstruire, au risque de faire apparaître la théorie du genre comme l'aboutissement logique de notre société. Ce serait extrêmement dangereux car nous pourrions être tentés de la rejeter en bloc.

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

Si certains n'avaient pas eu cette idée en tête, la récente polémique n'aurait pas eu lieu.

PermalienPhoto de Danielle Bousquet

Laisser entendre que la théorie du genre est l'aboutissement logique de notre société est diabolique car cela pourrait nous amener àrevenir, en réaction, à une vision très classique du féminisme.

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

Je suis très proche des théories de Christine Delphy et de Judith Butler, et il est hors de question pour moi de m'exiler en Espagne...

La vision essentialiste sous-tend une hétéro-normativité que bousculent les théories du genre. Personne ne peut ignorer cela. Les recherches bioéthiques visant à permettre aux hommes de porter des enfants impliquent des bouleversements dont personne ne sait jusqu'où ils iront.

PermalienPhoto de Jean-Luc Pérat

J'ai l'impression, madame, que vous êtes dans une bulle alors que nous, membres de la Délégation, sommes sur le terrain pour promouvoir l'égalité entre hommes et femmes. Il me semble que vous philosophez beaucoup et qu'il faudra plusieurs décennies pour en arriver au stade que vous décrivez.

Je respecte vos travaux et la théorie du genre me séduit en ce qu'elle met en avant l'individu, mais les élus que nous sommes doivent être concrets. Quelles pistes pouvez-vous nous proposer pour faire avancer les choses ? Je suppose que vos étudiantes et vos étudiants vous font par de leurs préoccupations. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

Je vous rappelle, monsieur le député, que c'est en tant que chercheuse sur les questions de genre que j'ai été invitée, non sur ce qu'il convient de faire. Je vais donc descendre de ma bulle pour vous répondre concrètement. Je suis plutôt favorable à une action radicale et contraignante. Toutes les études empiriques que nous avons réalisées montrent qu'il n'existe pas d'égalité naturelle et qu'à chaque fois que nous avons attendu que les choses s'arrangent à la génération suivante, nous nous sommes trompés. Qu'il s'agisse des inégalités salariales, de la présence des femmes dans les conseils d'administration, du nombre de femmes au Parlement, l'évolution n'est jamais linéaire et nous ne sommes pas à l'abri de légers retours en arrière.

Je suis très favorable à l'objectif de parité qui a été imposé pour assurer la présence de femmes dans les conseils d'administration, mais il faut l'assortir de lourdes sanctions. Vous savez très bien que l'UMP et le PS paient d'importantes sommes d'argent pour s'excuser de ne pas présenter suffisamment de femmes lors des élections nationales – et encore il ne s'agit que de données quantitatives. Mais, curieusement, pour les élections européennes, l'incitation fonctionne. Ce qui prouve qu'une contrainte forte peut inverser la donne.

Il faut imaginer d'autres sanctions que le paiement d'une amende. On sait que le PS paie 800 000 euros, l'UMP 2 millions d'euros. Pour des organisations de cette importance, ce sont des sommes dérisoires ! Il faut, dès les prochaines élections législatives, que les listes qui ne comprennent pas 50 % de femmes ne puissent tout simplement pas être déposées.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Ce n'est possible que dans un système proportionnel.

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

Je n'en suis pas sûre…

De même, les entreprises qui ne respectent pas les quotas d'égalité salariale ne reçoivent qu'une vague incitation. Il est vrai que ces questions d'inégalité salariale sont d'une réelle complexité car si l'on situe les inégalités salariales à proprement parler autour de 25 %, les inégalités de rémunération – primes, voiture de fonction, téléphone portable, et tous les avantages liés à l'entreprise – atteignent près de 40 %, sachant que plus on se rapproche du haut de la hiérarchie, plus la part des rémunérations indirectes est importante. En outre, les entreprises mettent en avant la difficulté de définir la notion de « compétences égales ».

La Charte pour l'égalité hommes-femmes est pleine de bonnes intentions. L'entreprise Eurocopter, filiale d'EADS, a signé cette charte. Elle affiche son label sur tous ses murs, mais c'est uniquement pour séduire les femmes et les inviter à intégrer le groupe. Ce label ne garantit rien et il faut que l'AFNOR le redéfinisse et fasse passer les entreprises sous des fourches caudines beaucoup plus contraignantes. Je ne dis pas que le label n'est pas de bonne qualité, mais pour l'obtenir les entreprises doivent simplement s'engager à en satisfaire les critères. De plus, le système endogène nuit à l'efficacité du dispositif car c'est l'AFNOR, qui a instauré le label, qui explique aux entreprises ce qu'il leur faut faire pour l'obtenir, pour la modique somme de 2 000 euros par jour.

La question des quotas en politique doit être réfléchie. Quant aux quotas dans les conseils d'administration, ils permettent d'atteindre 50 % de femmes, mais il semble aujourd'hui que les femmes françaises n'aient pas les compétences suffisantes pour être administratrices : elles ne font pas d'études, elles n'ont pas de réseau, pas de compétences, elles ne parlent pas anglais… Selon une étude récente, entre 30 et 60 % d'étrangères devraient devenir administratrices dans les grands groupes français. Je n'ai rien contre l'internationalisation, mais alors que nous avons la chance historique de voir les femmes casser le plafond de verre, nous leur expliquons qu'elles ne sont ni américaines, ni anglaises, ni indiennes ! Les femmes françaises vont être confrontées à un deuxième plafond de verre auquel elles n'avaient pas songé, à savoir une concurrence étrangère effrénée.

PermalienPhoto de Marie-Jo Zimmermann

C'est un mal français car en politique on ne trouve pas non plus de femmes compétentes. C'est effrayant !

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

J'ai travaillé avec beaucoup de grands patrons. Je les ai souvent entendus dire que s'ils ne s'entourent pas de femmes, c'est qu'ils n'en trouvent pas. Demain, les femmes qui participeront aux conseils d'administrations seront majoritairement des administratrices étrangères ou des héritières. « Au-delà de l'atout familial, il y a l'atout politique » disait en 1987 Bertin-Mourot. Mais cet atout s'est amenuisé car les secteurs financiers et économiques ont de moins en moins besoin du politique. Demain, une femme qui a fait l'ENA puis travaillé dans un cabinet ministériel sera beaucoup moins intéressante pour l'entreprise. Il faut prévenir ce phénomène dès maintenant.

La Conférence des grandes écoles vient de signer une charte sur l'égalité entre les étudiants et les étudiantes. Cela n'a pas été simple. Heureusement, grâce à l'intervention de Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la cohésion sociale et des solidarités, le président a été contraint de l'accepter. Cette charte comprend des objectifs obligatoires – une matinée de sensibilisation à la question du genre, la rédaction dans le rapport de stage d'une note sur l'égalité femmes-hommes dans l'entreprise – ainsi que des objectifs optionnels. Même dans le milieu étudiant, réputé peu conservateur, il a été difficile de faire accepter ces contraintes.

À la Conférence des grandes écoles, nous avons beaucoup travaillé sur la relation entre les femmes et les sciences. L'inégalité professionnelle est due en partie à l'orientation très majoritairement littéraire des jeunes filles, qui ont tendance à choisir systématiquement des secteurs moins porteurs. Cela dit, il apparaît que dès qu'un secteur se féminise, il devient de fait moins rémunérateur. Certaines professions changent en termes de représentation – je pense au juge aux affaires familiales. C'est une question subtile que Françoise Vouillot a très bien analysée dans ses travaux sur les orientations professionnelles. Parmi les écoles de management et les écoles d'ingénieurs regroupées au sein de la Conférence des grandes écoles, beaucoup font en sorte de recruter des filles. Mais c'est en amont qu'il faut agir car déjà à l'école maternelle, on ne traite pas les garçons et les filles de la même façon. Nous sommes toujours dans ce que Judith Butler nomme la performance de genre : sois un garçon mon garçon, sois une fille ma fille. Performe ton genre, sois celui ou celle que l'on dit que tu es.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Vous témoignez de votre engagement, madame, avec la sincérité qui accompagne tout engagement, mais la vérité scientifique exige d'un universitaire qu'il s'en tienne à une méthode.

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

La méthode garantit en effet l'objectivité.

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Je partage certaines de vos conclusions, mais sur certains points vous allez trop loin. Je suis, comme vous, favorable à certaines contraintes pour aller vers plus d'équité entre les femmes et les hommes, mais votre discours me semble quelque peu contradictoire. Vous vous souvenez de ce vieux débat philosophique entre l'athéisme et l'antithéisme : l'athéisme n'a pas de sens car il est vain de nier quelque chose qui n'existe pas, il est donc plus logique d'être « antithéique », c'est-à-dire contre Dieu. Vous faites un peu la même chose en niant quelque chose que vous utilisez. Car en parlant de transsexualité, vous admettez qu'il existe deux sexes différents, ce qui met de côté la théorie du genre. Mais tout engagement contient des limites et des contradictions…

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

Je suis parfaitement d'accord avec vous : la méthodologie garantit la scientificité d'une démarche. Mais si je vous apparais uniquement en tant que personne engagée, j'en suis désolée car mon travail de chercheuse et d'universitaire consiste à dépasser ce cadre-là. Cela dit, j'aurais très bien pu vous expliquer que j'étais parfaitement neutre. Je fais cela très bien… Mais m'adressant à des personnalités politiques, qui vont sur le terrain, il me paraissait normal de dire que la philosophie des sciences entraîne une philosophie politique. J'aurais parlé différemment dans une autre assemblée. Quelle que soit la posture de départ, la méthodologie, comme le disait Durkheim, nous sépare de l'affectif qui pourrait nous lier au sujet d'étude.

La thèse de Judith Butler nous place effectivement dans une contradiction en nous amenant à refuser les quotas et toute intervention politique en faveur de l'égalité. C'est très problématique. C'est pourquoi je pense que nous, chercheurs, nous pouvons étudier l'épistémologie dans toutes les directions, mais à condition de respecter le principe de réalité. C'est une schizophrénie que j'assume parfaitement. Je ne pourrais me contenter de travailler sur le nombre de femmes, à l'Assemblée ou ailleurs. Le débat, même ésotérique et éthéré, nourrit le terrain, qui lui-même nourrit le débat.

J'ai commencé à travailler sur les questions de l'égalité femmes-hommes de manière ultra-empirique et très réaliste. Je n'étais pas du tout dans une bulle à cette époque-là… J'ai travaillé avec Mariette Sineau et Janine Mossuz Lavau sur le vote des femmes avant de considérer que le métier de chercheur consistait à aller plus loin. Mon premier poste au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) consistait à compter les électeurs et à étudier leurs motivations. La bulle est utile, car elle permet de théoriser les données.

Je tenais à vous montrer jusqu'où vont les études menées sur cette question, car elles seront un jour menées en France. Aux États-Unis, les cours de gender studies sont généralisés.

Vous dites que lorsque vous votez une loi, il faut que nos concitoyens soient prêts à l'accepter. Il y a quinze ans, j'aurais été d'accord avec vous, mais après vingt ans de réflexion je pense au contraire que si nous voulons que les choses changent, il faut prendre des mesures radicales. Si nous voulons que dans une génération il y ait beaucoup de femmes médecins et que les femmes occupent les postes de Premier ministre ou de Président de la République, nous devons être très coercitifs.

Une étude récente a posé la question de l'opportunité qu'une femme devienne Présidente de la République : 15 % de l'électorat a répondu définitivement non, refusant de confier l'autorité suprême à une femme.

Aux États-Unis, malgré le racisme américain, Barack Obama a gagné contre Hillary Clinton. C'est pourquoi je pense qu'il faut imposer des modèles à la société. Je vais vous raconter cette anecdote de la petite fille qui regarde la télévision avec ses parents. Voyant Jacques Chirac, alors Président de la République, ses parents lui demandent si elle aimerait occuper ce poste. Savez-vous ce qu'elle leur répond ? C'est impossible, c'est interdit pour les filles !

PermalienPhoto de Marie-Jo Zimmermann

En Finlande, où la Présidente est une femme, le phénomène inverse se produit : les petits garçons pensent que seule une femme peut occuper ce poste.

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

Je crois à la force du modèle, c'est pourquoi je suis très favorable aux quotas. L'argument qui consiste à douter de la compétence des femmes ne tient pas, car tous les hommes sont-ils compétents à leur poste ?

PermalienPhoto de Guénhaël Huet

Je reviens sur la victoire d'Obama. Certes, c'est un homme de couleur, dans une société encore très raciste, mais c'est un homme. Pensez-vous qu'aux États-Unis, où les thèses féministes sont beaucoup plus radicales, une femme pourrait être présidente ?

PermalienVirginie Martin, chercheuse en sciences politiques et sociales

C'est une question complexe car les États-Unis sont un pays immense, marqué par de violents contrastes. Plusieurs mondes séparent la Californie et le Texas. Mais même dans les États les plus ouverts, était-il plus progressiste d'élire un homme de couleur ou une femme ? Les démocrates ont jugé le vote en faveur d'Obama excessivement novateur, plus encore que la candidature d'Hillary Clinton qui représentait une sorte d'oligarchie classique. C'est une question complexe, mais elle n'est pas taboue. Le nombre de femmes qui siègent dans les conseils d'administration aux États-Unis est trois fois plus important qu'en France. Cela dit, les modèles de parfaite égalité hommes-femmes se trouvent en Scandinavie et non aux États-Unis – mais cela pose d'autres problèmes en semant le trouble dans le genre…

Après quarante ans d'études sur ces questions, je constate qu'il ne se passe quasiment rien sur le plan de l'égalité femmes-hommes. Le seul sursaut est dû à la loi sur la parité, mais il a été de courte durée.

PermalienPhoto de Marie-Jo Zimmermann

Aux dernières élections sénatoriales, le nombre de femmes a baissé.

La question du genre m'a perturbée tout au long de l'été, c'est pourquoi j'ai souhaité que la Délégation entende différents points de vue. Je suis d'accord avec vous, madame, nous n'avancerons que si nous bousculons les mentalités. Je vous remercie.

La séance est levée à 19 heures.