COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L'ÉDUCATION
Mercredi 30 novembre 2011
La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.
(Présidence de M. Jacques Grosperrin, secrétaire de la Commission)
La Commission des affaires culturelles et de l'éducation procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Toubon, sur la fiscalité des biens et services culturels numériques.
Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jacques Toubon, que le Président de la République a chargé, mission hautement diplomatique, d'expliquer à nos partenaires européens les positions de la France en matière de fiscalité des biens et services culturels, dans la perspective de mettre fin aux distorsions actuelles. S'agissant de fiscalité du livre numérique ou de la presse en ligne, les demandes répétées des secteurs concernés et des parlementaires français se heurtent de manière récurrente aux contraintes liées aux règles communautaires.
Cette audition est d'autant plus bienvenue que plusieurs éléments dans l'actualité laissent espérer prochainement des évolutions positives. Le Président de la République a confirmé dans son discours d'Avignon du 18 novembre que le livre numérique bénéficierait bien de la TVA à taux réduit. Par ailleurs, le Parlement européen a voté le 17 novembre une résolution appelant la Commission à prendre l'initiative sur ce sujet. Enfin, les enjeux fiscaux du numérique, de la dématérialisation, de la localisation des sociétés assujetties sont désormais pris en compte dans la réflexion sur la composante culturelle du modèle européen de civilisation.
Nous souhaiterions, monsieur le ministre, que vous fassiez le point sur le déroulement de votre mission, les échéances et les perspectives.
Avant de vous laisser la parole, deux questions. Dans le contexte économique et financier que nous connaissons, quel est l'impact des initiatives françaises auprès de la Commission européenne ? Où en est-on exactement des procédures engagées ou envisagées à l'encontre de la France ?
Je vous remercie de m'accueillir. Je suis heureux que mon audition, qui a dû être reportée à plusieurs reprises en raison de la charge de travail de votre Commission, puisse avoir lieu aujourd'hui. Nous sommes en effet à un moment-charnière. Si je traiterai ce matin plus particulièrement de l'application du taux réduit de TVA aux services en ligne donnant accès à des livres numériques, il va de soi que beaucoup d'aspects se retrouvent pour l'ensemble des biens et services culturels.
La mission dont je suis chargé depuis maintenant près d'un an trouve son origine dans une initiative parlementaire. C'est en effet dans la loi de finances pour 2011 qu'il a été décidé qu'à compter du 1er janvier 2012 s'appliquerait au livre numérique en ligne le même taux réduit de TVA que celui applicable au livre papier – alors 5,5 %. Au même moment où le Président de la République me confiait la tâche que vous évoquiez, les éditeurs d'ouvrages comme les éditeurs de presse, en France et en Europe, commençaient d'adopter une attitude novatrice, prospective, courageuse, extrêmement porteuse du point de vue tant culturel qu'industriel, très éloignée de la frilosité et du conservatisme dont firent preuve, hélas, il y a une dizaine d'années les éditeurs et producteurs de musique lors de l'apparition du MP3 et de l'iPod. Ils considèrent que les nouvelles formes de consommations et les nouveaux marchés doivent les inciter à une attitude positive.
L'application du taux réduit de TVA au livre numérique n'a pas de sens à soi seul. Elle s'inscrit dans une perspective européenne plus large. Les pays européens se résigneront-ils en ce domaine à n'être que des marchés de consommateurs de matériels et de contenus, importés de pays comme les Etats-Unis, le Japon, la Corée, Taïwan ou la Chine, comme ils le sont devenus pour la musique et risquent de le devenir pour d'autres biens et services culturels ? Ou bien, comme la France le souhaite, seront-ils des acteurs d'importance sur ces marchés émergents, déterminants à la fois pour l'économie numérique, l'un des piliers de la croissance future, et pour la diversité culturelle ?
Doit-il, peut-il exister en Europe une industrie capable de fabriquer et des services capables seuls de diffuser en ligne des livres, mais aussi des titres de presse, des films, des vidéos, des jeux vidéo, de la musique, sur le territoire européen et à l'exportation ? La France et un certain nombre d'autres pays répondent clairement par l'affirmative. Si je soulignais tout à l'heure la dimension européenne de cette question, touchant à la fois à la politique industrielle et à la politique culturelle, ce n'est pas pour faire porter la responsabilité à d'autres mais bien parce qu'elle concerne le marché intérieur, la concurrence, le commerce extérieur, la fiscalité indirecte, tous domaines dans lesquels une grande partie des règles ont été fixées et une grande partie des politiques se définissent au niveau communautaire. Les premiers textes en matière d'harmonisation de la TVA en Europe remontent au début des années 70. La directive sur le commerce électronique date de 2000, celle sur l'harmonisation des droits d'auteur et droits voisins dans la société de l'information de 2001 – celle-ci transposant au niveau communautaire les principales obligations internationales découlant des deux traités sur le sujet adoptés en 1996 par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.
C'est dans ce cadre général que nous devons chercher les leviers pour développer l'industrie et les services européens que nous appelons de nos voeux. Et là se sont conjuguées la volonté des industriels et celle des éditeurs, notamment des trois grands groupes d'édition intégrés français. Il faut rappeler qu'on trouve huit groupes européens parmi les dix premiers groupes d'édition d'ouvrages dans le monde qui représentent un chiffre d'affaires de quelque 21 milliards de dollars, montant à rapporter à celui de Google et d'Apple, qui s'élève respectivement à 25 et 35 milliards de dollars. Ces montants montrent d'ailleurs bien qu'il y a un problème lorsque les « diffuseurs » ont pris une telle importance par rapport à ceux qui détiennent ce qu'on appelle, par anglicisme, « les contenus ».
Nous défendons aujourd'hui l'application du taux réduit de TVA au livre numérique mais aussi la régulation du marché. Le Parlement français a voté le principe d'un prix unique du livre numérique fixé par l'éditeur comme il existe, depuis la loi Lang, un prix unique pour le livre papier – la disposition est entrée en vigueur début novembre. Au travers de l'agenda numérique dont est chargée Mme Neelie Kroes, commissaire chargée de la société numérique, est recherché le perfectionnement du marché intérieur dans ces domaines, notamment par l'adaptation de toutes les règles relatives au droit de propriété intellectuelle. C'est un champ dont s'occupe également le commissaire au marché intérieur, Michel Barnier, dans la mesure où c'est lui qui est chargé de ce qui touche au droit d'auteur.
Le Président de la République a confirmé le 18 novembre dernier qu'à compter du 1er janvier 2012, le taux réduit de TVA – soit, tel qu'aujourd'hui envisagé, 7 % – s'appliquerait au livre numérique, afin qu'il n'y ait pas de distorsion de concurrence avec le livre papier, auquel s'applique déjà le taux réduit.
Nous avons entrepris des démarches auprès de la Commission européenne, du Parlement européen et des États membres pour que soit révisée la directive sur la TVA, dont l'annexe III énumérant les biens et services auxquels peut s'appliquer le taux réduit ne mentionne pas les services en ligne, quelle qu'en soit la nature. Ceux-ci sont, depuis 2000, dans tous les pays taxés au taux normal. La révision de la directive s'impose pour que la règle en vigueur dans notre pays à compter du 1er janvier 2012 ne contrevienne pas à la réglementation communautaire.
Au Parlement européen, il existe une majorité favorable à l'application du taux réduit, comme en témoignent l'adoption récente par sa commission des affaires économiques et monétaires du rapport de M. David Casa sur l'évolution de la TVA et celle, il y a une semaine, d'une résolution prise à l'initiative d'une députée européenne française, Marielle Gallo. Au-delà du livre numérique, le Parlement européen estime nécessaire, d'une manière générale, une fiscalité favorable dans le domaine culturel.
La majorité des États membres sont en revanche, eux, plus « conservateurs » sur le sujet. La Commission européenne a expressément soulevé en décembre dernier la question de la divergence entre le taux appliqué aux produits physiques et celui appliqué aux services en ligne. Vingt-quatre pays sur vingt-sept appliquent un taux réduit pour le livre et la presse papier, mais un taux normal pour le livre et la presse en ligne. La majorité d'entre eux souhaite que rien ne change. Tout d'abord, plusieurs pays, au premier rang desquels l'Allemagne, défendent l'idée d'un taux unique de TVA, fixé à un niveau intermédiaire entre les actuels taux normaux et taux réduits. Ensuite, dans la conjoncture actuelle, toute mesure ayant pour effet de diminuer une recette fiscale paraît contradictoire avec l'impératif de réduire les déficits.
D'autres États ont toutefois une attitude plus nuancée, certains étant même déjà favorables à l'idée d'un taux réduit de TVA sur le livre numérique. C'est le cas de l'Espagne dont le gouvernement socialiste avait, dès 2010, pris position en ce sens. Il semble acquis que cette position ne changera pas avec la nouvelle majorité de droite issue des récentes élections. Celle-ci serait, en revanche, défavorable à un prix unique du livre.
La Suède, qui n'a institué un taux réduit de TVA sur le livre papier qu'en 2001 mais a constaté une forte augmentation des achats de livres dans les années qui ont suivi, soutient elle aussi le projet d'un taux réduit de TVA sur le livre numérique. Son Parlement s'est déjà prononcé en ce sens et son gouvernement est prêt à suivre.
Les Pays-Bas, pays tenu pour vertueux sur le plan budgétaire, ont récemment fait savoir par l'intermédiaire de leur secrétaire d'État aux finances au commissaire européen chargé de la fiscalité, M. Algirdas Semeta, qu'ils étaient eux aussi en faveur du taux réduit.
La République tchèque a, pour sa part, fait savoir qu'elle n'y était pas favorable car sa politique fiscale nationale actuelle allait plutôt dans le sens d'une augmentation des taux, mais que dans le cas d'une initiative de la Commission dans ce sens, elle s'abstiendrait car elle percevait tout l'intérêt économique de la mesure.
Les positions des membres de la Commission sont très diverses. Plusieurs commissaires, notamment Mme Kroes, M. Barnier, Mme Vassiliou, commissaire à la culture, sont favorables à la mesure et l'ont fait savoir publiquement. D'autres au contraire, comme M. Semeta ou bien encore le commissaire aux affaires économiques, Olli Rehn, sont extrêmement réservés, voire franchement hostiles.
Le collège de la Commission devrait adopter le 7 décembre la communication clôturant la consultation lancée auprès des États membres sur le livre vert en vue de l'établissement, en 2015, du régime définitif de TVA, qui s'est achevée le 31 mai. La Commission traitera à cette occasion tous les aspects du régime définitif de TVA à cet horizon. Le principe dit du pays de consommation du service, où que soit établi le prestataire, se substituera au régime dérogatoire en vigueur depuis vingt ans qui permet d'appliquer la TVA du pays d'origine, c'est-à-dire où est implanté l'entreprise qui rend le service. Des mesures de lissage ont été prévues pour une mise en oeuvre définitive de ce principe en 2018.
Pour ce qui est de la divergence entre les taux de TVA applicables aux produits physiques et aux produits en ligne, question expressément soulevée par la Commission en décembre dernier, celle-ci a l'intention d'ouvrir le débat, sans toutefois se prononcer elle-même explicitement en faveur de l'application du taux réduit aux services en ligne, c'est-à-dire leur inscription à l'annexe III de la directive, comme la France le demande. Cela étant, le simple fait d'ouvrir le débat créera une nouvelle donne politique. Pourront notamment plus facilement s'exprimer les pays franchement favorables à l'application du taux réduit et ceux qui sont prêts à l'entendre pour des raisons économiques.
Vous m'interrogerez sûrement sur la procédure que la Commission pourrait intenter à l'encontre de la France à compter de janvier 2012. Il n'est pas avéré que le régime qui sera alors applicable en France soit en contradiction formelle avec la directive TVA car le principe de neutralité fiscale, déjà appliqué à plusieurs reprises et encore tout récemment invoqué par la Cour de justice européenne dans le jugement Rank du 10 novembre 2011, veut qu'à biens identiques, s'applique une fiscalité identique. Si la Commission mettait notre pays en demeure, la discussion devrait pouvoir s'engager sur cette base. La jurisprudence porte certes pour l'instant sur des biens physiques identiques, alors qu'il s'agirait en l'espèce d'un côté d'un bien physique, d'un autre côté d'un service immatériel. Mais la jurisprudence souligne qu'il convient de se placer du point de vue du consommateur. Qu'un ouvrage soit lu sur papier ou sur tablette importe peu. S'il s'agit du même ouvrage, l'acte de consommation est identique et sa taxation ne saurait être différente. Il est tout à fait possible d'exciper de cette jurisprudence. L'affaire n'est donc pas du tout perdue d'avance sur le plan juridique.
Sur le plan économique, toute la question est de savoir si les pays européens se contentent d'être des consommateurs de biens et de services culturels ou s'ils ont l'ambition d'en produire eux aussi. Nous avons fourni plusieurs études sur le sujet à la Commission européenne, notamment une, réalisée à notre demande, par le service du contrôle général économique et financier du ministère des finances. Comme on l'a vu pour la musique, ce n'est que lorsqu'on dispose de matériels simples et confortables d'utilisation que les marchés prennent leur essor. La période de Noël 2011, où de nouvelles liseuses vont être mises sur le marché, notamment la Kindle d'Amazon et la Kobo de la FNAC, sera à cet égard déterminante. L'exemple de la Grande-Bretagne est parlant : la Kindle y est en service puis avril 2010 et le livre numérique y représente déjà 6 % à 7 % du marché total – sa pénétration est de 10 % aux Etats-Unis. Dès lors que nos industriels, convaincus du bien-fondé d'investir ce marché, appelé à se développer car c'est là que se trouveront les nouveaux lecteurs, ne manifestent aucune frilosité, la question est de savoir comment le mieux répondre aux attentes des consommateurs. Comme en attestent divers sondages, dont l'un réalisé par l'IFOP en 2010, ceux-ci escomptent que le prix du livre en ligne soit de 30 à 40 % inférieur à celui du livre papier.
Or, les études économiques le démontrent, avec une TVA à 19,6 %, le livre numérique ne peut pas être moins cher que le livre papier. En revanche, avec un taux réduit – qu'il soit de 5,5 % ou, comme envisagé désormais, de 7 % – qui permet une économie de quelque 13 ou 14 %, il devient possible de proposer des services en ligne français et européens à la fois satisfaisants pour les consommateurs en matière de prix et rentables pour les entreprises. Cela permettrait de préserver la diversité culturelle tout en assurant un développement économique sain du secteur. Si nous n'y réussissons pas, les livres, la presse, la vidéo seront diffusés par Google, Apple, Amazon…
À ceux qui m'objectent que ce n'est pas la TVA qui fait la différence et qu'elle ne peut pas être un levier, je réponds qu'Amazon s'est battu durant un an avec l'assemblée législative de Californie à Sacramento (California State Assembly) pour que celle-ci n'augmente pas la taxe sur les ventes, équivalant aux États-Unis de la TVA, pour les services en ligne. Depuis 1998, en vertu de l'Internet Freedom Act, les entreprises de l'internet bénéficient outre-Atlantique d'une fiscalité très avantageuse, la taxe sur les ventes, dont le taux est fixé par les États, variant de 0 à 7 %. Amazon a ainsi pu économiser sept milliards de dollars par rapport à des entreprises européennes comparables. Finalement, l'État de Californie en faillite recherchant par tous moyens de nouvelles recettes, l'assemblée législative a voté une augmentation de la taxe sur les ventes de services en ligne, mais le lobbying d'Amazon a fait que la mesure n'entrera en vigueur qu'en septembre 2012. Et comme on sera alors en pleine campagne présidentielle, il y a fort à parier qu'elle ne sera jamais appliquée, quel que soit le vainqueur de l'élection. Si Amazon a agi ainsi, c'est qu'il y avait une bonne raison. Pourquoi nous, Français et Européens, ne le ferions-nous pas ?
(Présidence de Mme Michèle Tabarot, présidente de la Commission)
Nous vous remercions du combat permanent qui a été le vôtre au service du livre, papier ou numérique.
Où en est aujourd'hui le marché du livre numérique ? Il démarrait lentement. Monte-t-il en puissance ?
Quelle est votre position sur le taux de TVA applicable au livre papier ? A-t-on à tout prix besoin d'abaisser celui applicable au livre numérique ? Ce dernier ne peut-il faire son chemin tout seul ? Vous imaginez aisément qu'on nous demande de défendre le livre papier avec autant de vigueur que nous défendons le livre numérique.
Si la France ne parvient pas à convaincre ses partenaires européens, ce qui serait certes fort dommage mais n'est pas impossible puisque beaucoup de pays hésitent encore, même si un mouvement inverse se dessine, que risquons-nous ?
Nous sommes persuadés qu'on lira demain autant de livres sur tablette que de livres papier. Comment l'équilibre entre les deux sera-t-il assuré ?
Avant d'en venir à l'objet de la présente audition, permettez-moi, madame la présidente, une remarque relative au fonctionnement interne de notre Commission. Le groupe SRC s'étonne que soit inscrit à l'ordre du jour de nos travaux du 7 décembre l'examen du rapport d'information en conclusion de la mission d'information sur la formation initiale et les modalités de recrutement des enseignants. Notre Commission avait en effet décidé en juillet dernier de ne pas publier le rapport de cette mission présidée par M. Grosperrin et lorsque les travaux avaient été relancés, sur la base de nouvelles auditions de personnes auditionnées antérieurement, nous avions déjà dit notre incompréhension.
Après la décision de la Commission dans le sens que vous indiquez en juillet, il a été décidé de relancer les auditions afin de pouvoir publier le rapport. Notre collègue Jacques Grosperrin a repris son travail, pensant d'ailleurs utile que certains membres de votre groupe qui n'avaient pas assisté aux premières auditions puissent assister à la seconde série. Il présentera mercredi prochain le résultat de ses travaux devant la Commission. Chacun prendra ses responsabilités lors du vote.
Nous vous avons écouté, monsieur Toubon, avec beaucoup d'intérêt et avons apprécié votre présentation didactique.
Votre mission a trait à la modernisation de la fiscalité des biens et services culturels dans le contexte de la révolution numérique. Pour notre part, nous restons dubitatifs devant une stratégie du yo-yo qui conduit d'un côté, à appliquer au livre numérique le même taux réduit de TVA que celui applicable au livre papier – lorsque la décision a été prise, ce taux était de 5,5 % –, et d'un autre côté, pour les raisons que l'on sait, à relever dans le quatrième projet de loi de finances rectificative pour 2011, en cours d'examen, le taux réduit de TVA à 7 %, si bien que le livre numérique supportera finalement, comme le livre papier, une TVA de 7 %.
En matière de fiscalité culturelle, il n'y a pas que la TVA. Il faut compter aussi avec la taxe sur le chiffre d'affaires. À cet égard, que pensez-vous de l'emblématique taxe Google s'appliquant à tous les opérateurs de même type qui n'ont pas leur siège social en France et cherchent à s'implanter en Europe là où la fiscalité leur est la plus favorable ?
Il existe en France de nombreuses niches fiscales et crédits d'impôt au profit du secteur culturel. Quel regard portent nos partenaires européens, la Commission et le Parlement européens sur ces dispositifs très franco-français ?
Comment la Commission européenne voit-elle les mesures que nous prenons ou avons prises dans le domaine des médias et de la culture ? Il n'est pas sûr que ce soit d'un très bon oeil. Je pense à la procédure engagée contre la France au sujet de la taxe instituée sur les fournisseurs d'accès Internet (FAI) et opérateurs de télécommunications pour compenser les pertes de recettes consécutives à la suppression de la publicité après 20 heures sur les antennes de France Télévisions, et qui devrait aboutir à l'abolition de cette taxe à la fin de l'année prochaine. La Commission a de même demandé à la France de revenir sur l'octroi de trois chaînes bonus aux opérateurs historiques privés de télévision.
De même, n'est-il pas dangereux que le surplus de 70 millions d'euros issu de la taxe sur les services de télévision soit reversé au budget général de l'État, les ressources du Centre national du cinéma (CNC) ayant été plafonnées à 700 millions d'euros dans le projet de loi de finances pour 2012 ? Ne joue-t-on pas aux apprentis sorciers en prenant le risque que la Commission européenne, une nouvelle fois, demande l'abolition d'une telle mesure ?
Tout cela ne risque-t-il pas de brouiller votre travail en faveur d'une harmonisation fiscale au bénéfice du financement de la création culturelle et de gêner votre démarche ou celle du ministre de la culture ?
Les parlementaires, les professionnels et les citoyens peuvent légitimement avoir le sentiment que la construction européenne constitue un carcan pour les nations, porte atteinte à leur souveraineté et va à l'encontre de l'idée d'Europe même. La complexité des démarches que vous décrivez conforte, hélas, ce sentiment, pourtant gros de dangers. Il serait urgent de réformer la gouvernance européenne et de transformer le projet européen.
Vous avez évoqué le principe de neutralité fiscale retenu par la jurisprudence. Pensez-vous possible que la Commission européenne renonce à ouvrir une procédure d'infraction à l'encontre de la France après l'application du taux de TVA réduit au livre numérique à compter du 1er janvier 2012 ?
La fiscalité qui permet aujourd'hui de faire vivre l'exception culturelle française devrait pouvoir concerner d'autres types d'oeuvres numériques – vidéo, musique… Lors de l'examen de la loi de finances pour 2012, le Sénat a voté l'application du taux de TVA « super-réduit » de 2,1 % à la presse en ligne. Qu'en pensez-vous ? Quelles initiatives pourrions-nous, à votre avis, prendre pour pousser Bruxelles sur tous ces sujets ?
Que pensez-vous de la décision du Gouvernement de relever le taux réduit de TVA de 5,5 % à 7 % ? Quelles peuvent en être les conséquences dans le domaine culturel sachant que ce nouveau taux s'appliquera au livre, papier ou numérique, au cinéma, à la télévision payante… ?
Quel est le marché du livre numérique en Europe ? On estime aujourd'hui que dans tous les pays, à l'exception de la Grande-Bretagne, il représente moins de 1 % de l'ensemble du chiffre d'affaires de l'édition de livres papier. Cela étant, il en était de même aux Etats-Unis il y a trois ans. Tout comme l'arrivée de l'iPod a fait exploser la musique en ligne, c'est la diffusion des liseuses qui fera évoluer la situation du livre numérique. Noël 2011 sera une étape-clé. On estime qu'en France, le marché du livre numérique pourrait représenter 3 % fin 2012 et 6 ou 7 % fin 2013. Quoi qu'il en soit, ce marché, qui sera celui des usages nouveaux, est de la première importance. C'est d'ailleurs bien pourquoi notre travail n'est pas anecdotique. Nous travaillons pour la plate-forme du futur.
Pour ce qui est du relèvement du taux réduit de TVA de 5,5 % à 7 % sur le livre papier, no comment. N'étant plus ni ministre ni député, je n'ai pas à faire connaître mon avis sur le sujet, qui relève de la décision politique, celle du Gouvernement et du Parlement. Ce que je défends, moi, c'est l'application au livre numérique du taux réduit de TVA tel qu'il existe pour le livre papier là où il existe, par exemple 4 % en Italie, 6 % en Espagne ou bien encore 10 % en Allemagne.
Faire bénéficier le livre numérique du taux réduit, ce n'est pas seulement éviter la distorsion avec le livre papier, c'est aussi éviter une concurrence déloyale entre entreprises américaines et européennes. Là où les secondes s'acquittent d'une TVA au taux compris entre 25 % au Danemark et 15 % au Luxembourg, les premières, elles, qui nous fournissent leurs services, bénéficient depuis 1998 d'un avantage exorbitant puisqu'aux Etats-Unis, la taxe sur les ventes est au maximum de 7 % et même parfois nulle. Je le répète, cela a représenté sept milliards de dollars d'économies pour Amazon sur douze ans. De surcroît, ces sociétés américaines – Apple avec iTunes, Amazon avec Kindle, Microsoft avec Skype… – ont choisi en Europe de s'implanter au Luxembourg, pays qui non seulement a le taux normal de TVA le plus faible de toute l'Union mais de surcroît semble avoir conclu des « arrangements » pour qu'elles y bénéficient d'un taux de TVA de moitié inférieur au taux normal. Il est significatif que la première décision prise par Microsoft après avoir racheté Skype, entreprise estonienne, ait été d'installer son siège social au Luxembourg. Le Luxembourg considérerait – je parle au conditionnel car les investigations diligentées par la Commission européenne, à la demande de la France, n'ont pas encore abouti – qu'un service en ligne est constitué pour moitié d'un service électronique, lequel est taxé au taux normal de TVA, soit dans ce pays 15 %, et pour moitié de propriété intellectuelle, laquelle ne supporte aucune taxe, d'où un taux total intermédiaire divisé par deux.
Nous visons à neutraliser au moins en partie ce désavantage compétitif. Loin de moi l'idée de nier la puissance d'innovation de l'industrie informatique américaine avec ses dizaines de milliers de chercheurs qui à Cupertino, Mountain View ou ailleurs en Californie, inventent chaque jour de nouveaux algorithmes, de nouveaux logiciels, de nouvelles applications ! De même, qui nierait que le marché américano-canadien représente un atout considérable pour le lancement de n'importe quel nouveau produit en ligne ? Cela n'empêche pas de souhaiter restaurer une certaine équité dans la concurrence avec, à la fois, des mesures fiscales et des mesures de régulation de type prix unique interdisant aux services en ligne de brader les livres.
Pour ce qui est du contentieux, je ne peux guère en dire plus que tout à l'heure. Comme pour le prix unique du livre, nous plaiderons que l'application du taux de TVA réduit au livre numérique ne constitue pas une aide d'État et que cela ne fausse pas la concurrence. La France cherche à montrer une voie en Europe. Il est vrai que l'appartenance à l'Union européenne entraîne certaines contraintes, madame Amiable, mais elle offre aussi une formidable opportunité avec l'espace économique européen. Si nous cherchons à harmoniser les taux de TVA, c'est pour exporter. L'édition française a un marché de droits fourni, qui permet à notre pays de pouvoir jouer sa partie.
Dans ce domaine des services culturels reposant sur la mise en oeuvre de technologies puissantes par des entreprises générant des chiffres d'affaires colossaux et s'adressant à un nombre considérable de consommateurs, appelé à s'accroître encore, sur internet, il faut viser simultanément les objectifs d'exception culturelle, de préservation de la diversité culturelle et de bonne santé de l'économie culturelle avec ses différentes filières – livre, presse, film… – et ses deux secteurs, physique et dématérialisé. Ce troisième objectif, économique, est indispensable pour atteindre les deux premiers.
Je milite sur le point précis du livre numérique afin de créer une brèche dans le mur de la directive de 2000 disposant que les services en ligne, quels qu'ils soient, sont assujettis au taux normal de TVA. Je m'efforce de faire comprendre qu'au-delà des objectifs culturels, l'intérêt économique bien compris lui-même exige de prévoir certaines exceptions. Mais ce n'est là qu'un premier temps. Le livre n'est pas seul concerné, le sont aussi la vidéo ou encore le cinéma, qui bénéficie déjà du taux réduit pour l'exploitation en salles. Mon raisonnement pour le livre numérique, comme le vôtre pour la presse en ligne, peuvent parfaitement valoir pour d'autres services en ligne.
La Commission européenne n'a pas d'attitude idéologique et n'est pas par principe hostile à la France. Dès lors que nous avons démontré que la consommation était élastique par rapport aux prix et que l'application du taux réduit de TVA induisait une baisse des prix – nous lui avons fourni des études sur ces points –, elle peut l'entendre. Pour le cinéma, il y aura débat sur la territorialité des aides, l'affaire est d'importance, mais la discussion est possible. Je suis de ceux qui ont toujours pensé que c'est de l'intérieur du système communautaire, auquel nous avons délégué une partie de nos compétences, que nous pouvons le mieux parvenir à nos objectifs. Pour être le plus efficace, il faut utiliser les mêmes concepts que la Commission, et d'une manière générale les institutions communautaires. Si on plaide l'enclave culturelle dans la législation fiscale, on n'a aucune chance d'aboutir : l'Europe en effet ne veut pas de ces exceptions. Si on démontre en revanche que l'Agenda 2020 du développement économique de l'Union repose en en grande partie sur l'essor de l'économie numérique, et que celui-ci passe par l'émergence d'acteurs européens à même de disséminer les oeuvres culturelles et artistiques à partir de plates-formes européennes, la Commission peut l'entendre et on a des chances de succès.
Sur le plan fiscal, des questions franco-françaises se doublent parfois d'une question franco-européenne. Chacun sait que pour la TVA sur les offres de triple play proposées par les opérateurs de télécommunications, que nous avons réduite au début de l'année à la suite de la décision de la Commission européenne, le curseur peut être placé en différents endroits, selon la recette qu'on escompte.
De la même façon, monsieur Bloche, il faut bien entendu préserver avec soin le principe de mutualisation s'agissant du CNC. Cela n'empêche pas de rationaliser, comme vient de le proposer le Gouvernement, certaines mesures dont les rendements pouvaient être excessifs.
Madame Amiable, la presse papier est assujettie au taux « super-réduit » de TVA de 2,1 %. Le Sénat propose d'y assujettir également la presse en ligne. La situation économique est la même que pour le livre, encore plus dégradée puisque Google ou Apple proposent des applications risquant de faire perdre à la presse une grande partie de sa valeur marchande. Des journaux comme le New York Times ou le Wall Street Journal ont mis en place certaines solutions. En France, un groupe de journaux français a refusé les propositions qui avaient été faites. Mais il est clair qu'en cette affaire, une fiscalité favorable est déterminante, pour la presse en ligne comme pour la presse papier. Il appartiendra au Parlement de se prononcer.
Madame la présidente, les questions posées montrent que nous sommes au coeur d'un vaste chantier débordant de beaucoup le sujet de la TVA applicable au livre numérique. Votre Commission ne doit pas hésiter à prendre le problème à bras-le-corps et à le traiter globalement. Après s'être longtemps focalisé sur la musique, on s'aperçoit aujourd'hui qu'est aussi concerné tout le reste du champ culturel. La France est extrêmement bien placée pour être en cette affaire le défenseur de la tradition, de l'exception et de la diversité culturelles, tout en étant capable d'avancer vers l'avenir. Ce que nous faisons aujourd'hui pour le livre numérique en ligne n'est qu'un exemple de ce qui serait nécessaire plus globalement.
Alors que 700 000 emplois nets ont été créés en quinze ans dans le numérique, 450 000 de plus le seront d'ici à 2015. Autant dire que le développement de ce secteur est notre meilleur atout pour stimuler la croissance et l'emploi. Beaucoup de questions se posent aujourd'hui concernant sa fiscalité, qu'il s'agisse des opérateurs ou des utilisateurs. La Fédération française des télécoms se plaignait dans une tribune du 16 novembre d'une surfiscalité de 25 % qui nuit à la compétitivité des opérateurs et les empêche d'investir, notamment dans les réseaux à très haut débit. La Fédération rappelle dans cette tribune toutes les taxes instituées depuis 2008, celle sur les services de télévision qui alimente le compte de soutien aux industries de programme (COSIP) dont les ressources ont augmenté de 50 % en trois ans, celle sur les FAI et opérateurs de télécommunications qui visait à compenser le manque à gagner publicitaire de France Télévisions, l'imposition forfaitaire instituée sur les entreprises de réseaux en contrepartie de la suppression de la taxe professionnelle, sans parler des avatars de la TVA sur les offres triple play. Quel est votre avis sur ces différents sujets ?
La commissaire Neelie Kroes a récemment répété que la TVA à taux réduit sur les e-books était illégale. Ne se trouve-t-on donc pas dans une impasse avec le texte voté au Parlement français ?
Les opérateurs s'interrogent sur les taxes affectées comme celle alimentant le COSIP ou encore celle rémunérant, au bénéfice des ayants droit, la copie privée. Quel est votre avis sur ce sujet-là également ?
Alors que les opérateurs dénoncent une fiscalité trop lourde qui nuit à leurs investissements, les utilisateurs, eux, déplorent un certain vide numérique. Trente-cinq pour cent des foyers français ne disposent toujours pas d'une offre triple play, laquelle exige un débit supérieur à 3 Mbits, ce qui ne les empêche pas de devoir s'acquitter d'une TVA qui a été majorée sur la partie télévision de l'offre. Beaucoup de zones rurales n'ont toujours pas accès au haut débit, sans même parler du très haut débit, ce qui peut rendre difficile le télétravail et en tout cas rompt la continuité entre le bureau et le domicile. Comment aider les opérateurs, confrontés à la multiplication des taxes ? Comment faudrait-il réaffecter ces dernières ? Je rappelle qu'il existe dans notre pays 14 taxes spécifiques au champ culturel et 48 mesures fiscales incitatives également spécifiques.
Le ministre chargé de l'économie numérique, Éric Besson, a présenté ce matin même le plan France Numérique 2020. Beaucoup de mesures ont été annoncées concernant les réseaux, la fiscalité,… La question de la taxe dite Google a été renvoyée au niveau européen. Pourrions-nous en savoir un peu plus ?
Je vous remercie de vos propos courageux. Vous l'avez vous-même souligné, il n'est pas évident, en période de fort déficit, de défendre une baisse de TVA. Cela est pourtant parfois nécessaire. À défaut de vous entendre s'agissant des nourritures intellectuelles, puisse le Gouvernement vous avoir entendu au moins s'agissant des nourritures terrestres ! Je comprends bien que vous ne souhaitiez pas répondre sur le sujet du relèvement du taux réduit de TVA mais vous pourriez tout de même nous éclairer. Pourquoi le taux réduit devrait-il être le même pour le livre et pour la restauration ?
Pour ce qui est des taux de TVA respectifs sur le livre papier et le livre numérique, vous êtes-vous concerté avec tous les membres du Gouvernement ? En effet, une ministre déclarait récemment que la presse en ligne n'était pas assimilable à la presse imprimée, que sa nature et son fonctionnement étaient différents dans la mesure où elle était constituée d'un flux de données… Avez-vous totalement convaincu qu'il existe une continuité entre la presse physique et la presse en ligne et qu'elles doivent être traitées de la même façon ?
J'ai bien entendu vos propos sur les grands groupes américains qui bénéficient déjà aux Etats-Unis d'une fiscalité très inférieure à celle en vigueur en Europe de manière générale et qui, de surcroît, s'implantent sur notre continent dans les pays à la fiscalité la plus avantageuse. Tout cela va bien au-delà de la question du niveau de la TVA. Ces sociétés ont un impact sur l'offre de services. Les sommes en jeu sont considérables. Les sociétés françaises qui éditent des services en ligne sont comme prisonnières de ces groupes, dont les prélèvements sont très élevés. Comment appréhendez-vous ce problème et quelle réponse vous paraît envisageable ?
Je salue votre compétence sur tous ces sujets ainsi que l'enthousiasme et l'énergie que vous mettez à les traiter.
Une fois n'est pas coutume, je partage l'avis de notre collègue Marie-Hélène Amiable sur ce que peuvent ressentir nos concitoyens vis-à-vis de la construction européenne. Alors qu'il existe de très fortes tensions sur la zone euro, préoccupantes pour les citoyens et les États, il peut surprendre que la Commission européenne s'intéresse à des sujets pouvant apparaître comme plus futiles. Je ne m'étendrai pas sur le sujet, notre débat ne portant pas aujourd'hui sur zone de libre-échange et zone de souveraineté. C'est en d'autres lieux qu'il faudrait en débattre.
Divers sondages, avez-vous dit, montrent que la population attend que les produits numériques coûtent moins cher que les produits physiques. L'édition papier et l'édition numérique reposent sur des modèles économiques très différents, et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, il ne va pas de soi que le livre numérique soit moins cher que le livre papier. On oublie trop souvent dans l'univers numérique le travail de recherche-développement mené en amont qui exige un investissement colossal, lequel doit bien à un moment être amorti. Comment combattre cette idée fausse, notamment parmi les jeunes générations, selon laquelle sur internet tout devrait être gratuit, au motif qu'il n'y aurait aucun coût dans l'univers virtuel, alors qu'au contraire ils y sont élevés, parfois même supérieurs à ceux des médias traditionnels, du fait des dépenses de recherche-développement ? On gagnerait à faire oeuvre de pédagogie sur ce point.
La Poste propose aujourd'hui un service de portage de produits culturels par les facteurs pour le compte de bibliothèques ou médiathèques, ces facteurs allant être demain équipés de terminaux intelligents. Voyez-vous un problème au développement de ce service vis-à-vis de la réglementation européenne ? Quelle fiscalité devrait s'appliquer à ce type de services ?
Dans la lettre de mission qu'il vous a adressée en décembre 2010, le Président de la République formule le souhait d'aller vers une plus grande convergence fiscale entre les États membres de l'Union. Il suggère une modernisation de ce pan du droit communautaire afin de mieux tenir compte des nouveaux supports de diffusion des oeuvres. Dans ce vaste chantier, vous avez consulté nos partenaires européens pour tenter de parvenir à un compromis. Où en êtes-vous de ces consultations avec les États membres ? Quelle est la position de la Commission européenne sur cette harmonisation ?
Madame Irles, vous ne nous aviez pas encore rejoints mais j'ai exposé au début de mon intervention les positions des différents États membres et de la Commission européenne. Je le redis, une majorité d'États membres demeure défavorable au taux réduit mais plusieurs d'entre eux commencent à changer d'attitude. Pour ce qui est de la Commission, certains commissaires soutiennent la position française, mais le commissaire à la fiscalité, bien que n'étant pas insensible à certains aspects, est hostile à l'application du taux réduit de TVA au livre numérique, pour des raisons à la fois budgétaires et de législation fiscale. Ce n'est que le 7 décembre prochain, après la publication de la communication sur le livre vert, que nous connaîtrons la position définitive de la Commission. Le débat sera ouvert sur le plan politique.
Monsieur Tardy, la dissémination des oeuvres culturelles et artistiques par le biais de plates-formes sur les réseaux, internet pour l'essentiel, fait se déplacer la valeur de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, créent, détiennent ou diffusent les oeuvres vers ceux qui possèdent ces plates-formes et font fonctionner les réseaux. Ce déplacement a été spectaculaire pour la musique depuis dix ans. Il risque d'être le même pour le cinéma, le livre, la vidéo, la télévision… si nous ne faisons rien. Tout le problème est donc, c'était le coeur du rapport Zelnik « Création et internet » remis au ministre de la culture et dont j'étais l'un des trois coauteurs, de parvenir à financer la création et la diffusion, assurer l'accès de tous à toutes les oeuvres – il y va de la démocratisation de la culture et de la diversité culturelle – alors que sont en train de se créer des positions dominantes au profit de certaines plates-formes et services. L'une des solutions consiste à capter une partie des revenus résultant de ce déplacement de la valeur – c'est ce qui a été fait avec la taxe dite Google. C'est d'autant plus nécessaire que ces grandes sociétés en position dominante bénéficient, où qu'elles soient implantées, d'un statut fiscal extrêmement avantageux qui a incontestablement favorisé leur développement. Je ne reviens pas sur le combat d'Amazon pour que la taxe sur les ventes ne soit pas augmentée en Californie. J'ai fait la démonstration pour la TVA mais il en va de même pour les impôts directs. La fiscalité est donc bien un levier d'action et les formes appliquées en France ainsi que dans d'autres pays européens ne sont ni spoliatrices ni handicapantes. Il faut maintenant réfléchir pour aller plus loin. Lorsqu'au G 8 ou au G 20, le Président de la République parle d'un « internet civilisé », il pense bien entendu à la lutte contre la cybercriminalité et à la préservation d'intérêts supérieurs, politiques ou militaires, mais disant cela, il formule aussi le voeu qu'une régulation d'internet permette d'éviter que ne se créent des positions dominantes et que la valeur ne change totalement de mains.
L'Autorité européenne de la concurrence a commencé d'enquêter sur Google. Son homologue française a rendu au printemps dernier un rapport montrant qu'il y avait lieu de s'interroger sur le respect du droit de la concurrence par Google s'agissant de la publicité en ligne. C'est dans ce contexte que nous devons réfléchir à une fiscalité ne visant pas simplement à « prendre l'argent où il est », comme certains avaient coutume de dire autrefois, mais à nous donner un coup d'avance. Dans ce contexte de bouleversement radical des modèles, comment garantir le financement de la création et l'accès de tous à toutes les oeuvres ? Sur ce point, je ne crois pas qu'on puisse faire de procès au Gouvernement français.
Comment financer les investissements considérables nécessaires pour les infrastructures des réseaux à très haut débit ? C'est une excellente question, mais un autre débat.
Monsieur Berdoati, si nous ne sommes pas capables de fournir des services en ligne au prix que souhaitent les consommateurs, nous connaîtrons pour les livres et la vidéo les mêmes phénomènes de piratage que ceux auxquels on a assisté pour la musique, cela a d'ailleurs commencé pour la vidéo. Inciter au développement du livre numérique par le biais d'une TVA réduite est en quelque sorte un pendant du développement de l'offre légale de musique en ligne.
Monsieur Reiss, je ne connais pas le service de portage de La Poste dont vous parlez. Les entreprises postales, qu'il s'agisse des opérateurs historiques ou des nouveaux acteurs, sont incitées à développer des services de nature très variée. Tel que vous le décrivez, et au premier abord, je ne pense pas que ce service enfreigne la réglementation communautaire. Une expertise plus approfondie serait toutefois nécessaire.
En conclusion, il faut trouver un équilibre satisfaisant entre nos objectifs de politique culturelle et de politique industrielle. Pour permettre l'émergence de grands groupes français et européens suffisamment rentables, la taxation actuelle des groupes américains est une voie indispensable, parallèlement à des mesures de régulation de type prix unique. Si dans dix-huit mois, le marché s'est structuré autour de quelques grands acteurs internationaux, comme cela s'est passé pour la musique, il ne sera plus possible pour les acteurs européens d'y entrer. Pour éviter cet écueil, c'est au départ qu'il faut garantir que le marché sera ouvert. C'est d'ailleurs dans cette perspective que je fais valoir auprès de la Commission européenne que je défends, moi, la liberté de la concurrence et la liberté de circulation des biens, c'est-à-dire les objectifs mêmes de la politique économique de l'Union européenne. Je ne défends pas je ne sais quel conservatisme des acteurs culturels français, mais une économie leur permettant de continuer à fournir des oeuvres culturelles et artistiques aussi diverses que le souhaitent les consommateurs, tout en étant rentables sur le plan économique. Des dizaines de milliers d'emplois sont en jeu. Ces emplois ne sont pas voués à demeure comme aujourd'hui concentrés en Californie. Ce n'est pas à nous de payer indirectement les salaires des ingénieurs de Palo Alto, Mountain View ou Cupertino ! Je veux que nous puissions faire vivre des entreprises européennes de même type implantées à Bruxelles, Paris, Milan ou Barcelone.
Je vous remercie, monsieur le ministre. Nous sommes très sensibles à votre engagement.
La séance est levée à onze heures quinze.