À Waterloo, Fabrice Del Dongo a vu des charges de cavalerie et des boulets de canon passer dans tous les sens, sans rien comprendre ; il ne réalisa que plus tard qu'il avait assisté à la fin d'un monde. Depuis quelques mois, les événements s'accélèrent vertigineusement et il faudra aussi du recul pour en prendre la pleine mesure. Les sommets décisifs se succèdent, sans véritablement résoudre les problèmes, tandis que l'hystérie des marchés financiers se déchaîne et que les gouvernements des pays impécunieux sont renversés.
La crise a été un premier test de l'attachement à l'euro. Tous les peuples appelés à s'exprimer, selon divers canaux, sur l'euro, ont voté pour, y compris en Grèce, malgré le prix à payer, en France et en Allemagne. Les marchés financiers, qui ont spéculé contre l'euro, ont manifestement sous-estimé cet attachement. Et le fonctionnement du mécanisme européen de stabilité a été un deuxième test. L'intergouvernemental, autour du socle franco-allemand, a bien fonctionné après le rejet par référendum du traité constitutionnel en France, pays qui en était pourtant à l'origine. En fait, les peuples ont voté contre une Europe technocratique, loin de ses ressortissants.
On entend beaucoup dire que la Chancelière et le Président ne s'entendent pas très bien ; en réalité, le tandem a remarquablement bien fonctionné. L'une et l'autre ont accepté de faire des compromis. L'Allemagne a accepté de sauver la Grèce, ce qu'elle n'aurait pas fait sans l'insistance de la France, qui a des alliés au coeur d'un personnel politique allemand lui-même divisé. Je crois que l'histoire rendra hommage aux deux chefs d'Etat et de gouvernement, qui ont franchi les écueils avec constance. Autres concessions allemandes : le Fonds européen de stabilité financière, le fonctionnement un peu plus laxiste de la Banque centrale européenne – dont, je vous le rappelle, le chef économiste allemand a démissionné. C'est ainsi que le système a pu être sauvé.
Nous entrons en effet dans un monde nouveau et le paysage a déjà changé, qu'il s'agisse des mentalités comme des priorités. Nous sommes la « génération dette ». La dette atteint 90 % du PNB, voire plus en Grèce ou en Italie, soit un niveau de temps de guerre. Or, quand un pays est en guerre, le gouvernement ne recule pas devant la dépense. Nous avons terminé la Première Guerre mondiale comme la Seconde Guerre mondiale avec une dette voisine de 100 % du PIB. L'expérience historique montre que le prix à payer pour en sortir est élevé : dans le premier cas, la déflation, avec son cortège de crises sociales et les soubresauts politiques que l'on sait ; dans le second, l'inflation, à qui l'on trouvait alors quelque vertu, mais qui provoque, ne l'oublions pas, des spoliations. Tout le monde ne paie pas la dette de la même manière. Et c'est aux gouvernements de s'assurer que les sacrifices sont équitablement répartis. Nous sommes à l'aube d'un changement comparable à celui qui s'est produit après la guerre, quand le poids des dépenses publiques dans l'économie est passé de 20 % à 40 ou 45 %. C'était l'époque de la révolution keynésienne, l'argent public coulait à flots. La « génération dette », c'est l'inverse : il va falloir que les comptables des deniers publics se transforment en fourmis. C'est un changement de société que l'on n'a pas encore mesuré.
L'euro est un mécanisme pire que l'étalon-or puisque, faute de pouvoir dévaluer, il faut convaincre les autres de vous laisser en sortir. De plus, rien n'est prévu. La règle d'or est en passe d'être non seulement constitutionnalisée – la sacralisation de règles de ce type, comme le déficit budgétaire au Brésil ou le taux de change en Argentine tient jusqu'au jour où elles craquent brusquement –, mais intégrée dans un traité, un engagement international. Il s'agit là d'un véritable changement de société.
La crise a rallumé la vieille controverse entre monétaristes et keynésiens, mais le contexte est différent. A l'époque de la Grande Dépression, il y avait un excès d'épargne.