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Intervention de Luc Vigneron

Réunion du 17 janvier 2012 à 16h45
Commission des affaires européennes

Luc Vigneron, Président de Thales :

Je vous remercie de m'avoir invité pour échanger avec votre Commission sur nos enjeux européens.

Je les aborderai du point de vue de Thales à travers trois thèmes concernant nos activités, la défense et la sécurité, l'aérospatial et le transport, et enfin le thème transversal de la recherche et de l'innovation.

Le groupe Thales, dont les racines françaises sont fortes, est un groupe européen. Thales compte 68 000 salariés dont 50 % en France et 80 % en Europe. Nous exportons dans 150 pays. Par ordre décroissant de commandes, nous vendons d'abord en France, puis au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Allemagne, aux institutions internationales (telles que l'Union européenne et l'OTAN – qui représente 600 millions d'euros annuels de commandes sur 13 milliards), en Italie, et enfin, hors d'Europe, en Australie et en Chine. L'Inde est venue compléter cette liste en 2011, du fait du contrat d'exportation de mises à niveau du Mirage 2000 dans ce pays.

Notre action dans ces pays s'accompagne en général d'une présence industrielle. Ainsi aux Etats-Unis, nous avons conclu une joint venture avec Raytheon dans la défense aérienne et les radars. C'est l'alliance franco-américaine dans la défense la plus significative.

En Europe, trois axes de présence industrielle transfrontalière très significatifs nous ont permis d'avancer dans la voie de la rationalisation de la dépense en commun. Il s'agit de l'axe franco-britannique, dans le domaine des sonars, avec Thales Underwater Systems, de l'axe entre la France et les Pays-Bas dans le domaine des radars de défense aérienne, avec Thales Air Systems en France et Thales Nederland, sociétés capables d'offrir aux marchés internationaux des radars de défense aérienne sans qu'il y ait la moindre redondance entre les deux pays, et enfin l'axe franco-italien, dans le domaine spatial, puisque Thales Alenia Space, où les compétences sont très bien réparties et complémentaires entre France et Italie, est l'un des grands acteurs du spatial européen.

Ces alliances ont été très efficaces dans notre histoire pour le développement de coopérations bilatérales.

Je ne peux aussi que partager totalement les recommandations du rapport de juin 2011 de MM. Jérôme Lambert et Jacques Myard. Plusieurs morceaux choisis me plaisent particulièrement : bien sûr, l'Europe doit « disposer d'une politique industrielle forte » ; bien sûr, sur un marché de plus en plus global, il faut « favoriser l'émergence de champions européens » ; la protection de « l'intérêt économique européen » devrait être en effet l'un des objectifs du régulateur ; les financements européens « devraient être dirigés en priorité sur les secteurs stratégiques » – la société Thales est très présente sur ce type de secteurs ; enfin, nous sommes tout à fait conscients que, « en ce qui concerne la défense, accorder l'automaticité d'accès » à nos marchés publics à des industriels non européens « sans liberté donnée aux autorités adjudicatrices d'écarter ceux-ci constitue une grave menace pour la pérennité de ce secteur » et, par voie de conséquence, pour notre défense. Je suis de ce fait très content que l'Assemblée nationale et le Sénat aient introduit, à l'occasion de la transcription de la directive européenne dans le droit français, la possibilité de permettre aux autorités adjucatrices de prendre en compte la sécurité d'approvisionnement comme l'un des éléments de leurs décisions.

Nos marchés de défense et de sécurité correspondent à peu près à 60 % de notre activité, l'aérospatial et le transport représentant les 40 % restants. Nous constatons que les grandes puissances, celles qui ont des ambitions à l'échelle mondiale, investissent dans ces industries. C'est vrai pour les Etats-Unis mais aussi pour la Chine ou la Russie, l'Inde, voire désormais le Brésil : en 2011 ce pays a fait évoluer sa législation pour réserver l'accès en tant que contractant de premier rang à ses marchés publics de défense à des sociétés aux capitaux majoritairement brésiliens. Les marchés de défense et de sécurité sont donc traités de manière spécifique par les gouvernements. L'Europe a du reste pris conscience depuis longtemps de cette situation, Airbus et la conquête spatiale le montrent. Thales participe à ces programmes européens, à travers les équipements d'avionique et les satellites.

Pour cette raison, nous comprenons d'autant moins les interrogations sur la pertinence de ces modèles, même si l'environnement budgétaire a changé. Ces modèles ont fait leurs preuves ; il faut les maintenir. Nous entendons parfois au niveau européen que notre industrie aérospatiale et de défense ne serait pas assez compétitive. La directive sur les marchés publics de défense et de sécurité viendrait – en théorie – pallier cette compétitivité insuffisante en accroissant la compétition en Europe notamment par l'ouverture des marchés à des concurrents non européens. La réalité industrielle montre cependant que, avec ses forces et ses faiblesses, notre industrie est encore capable d'exporter fortement. Ainsi, selon les années, Thales exporte entre 50 % et 60 % de sa production. Une telle situation ne serait pas possible si Thales n'était pas raisonnablement compétitive, dans un marché international très ouvert.

Notre industrie sait aussi que la règle du jeu est mondiale et qu'il ne faut jamais s'endormir sur ses lauriers. Nous menons donc des efforts de rationalisation et de compétitivité permanents. Ces améliorations permanentes sont l'un des objectifs du plan d'amélioration des performances Probasis que j'ai lancé fin 2009 et début 2010, qui vise à nous assurer de disposer du muscle nécessaire sur nos marchés, devenus aujourd'hui vraiment difficiles.

S'attaquer à notre industrie pour manque de compétitivité est un peu lui faire un faux procès. Bien des occasions de mieux économiser collectivement au niveau européen sont perdues. Le monde de la défense est marqué par beaucoup de redondances. Pour le même résultat que les Américains, l'Union européenne dépense plus.

Nous attendons à cet égard de l'Agence européenne de défense qu'elle joue un rôle d'encouragement, voire de stigmatisation des situations anormales et des occasions manquées, de façon à ce que les rendez-vous futurs qui permettraient d'agir en commun et non pas séparément soient réussis. Nous, industriels, n'hésitons pas à faire des propositions en ce sens, même si, bien sûr, les gouvernements sont les seuls décideurs en dernier lieu d'un passage vers une meilleure rationalisation ou un maintien en l'état, pour des raisons de souveraineté par exemple.

La réciprocité d'accès vers des pays où nous nous présentons et qui viennent eux-mêmes proposer leurs matériels sur les marchés européens est un vrai sujet. Il ne faut pas être naïf. Actuellement, de grandes puissances industrielles se présentent sur les marchés européens sans nécessairement ouvrir pour autant leur propre marché. Il ne nous est pas toujours agréable, à nous industriels, de constater à quel point nous sommes contraints par la législation de ce type de pays alors même qu'en Europe, nous devons faire face à des chantres d'une ouverture à tous vents. Il n'y a pas de raison de dire que l'industrie européenne de la sécurité et de la défense n'est pas compétitive.

En conclusion sur la défense et la sécurité, nos points d'attention sont la vigilance à l'égard de toute nouvelle réglementation européenne qui fragiliserait notre industrie de défense et, par voie de conséquence, nos capacités de défense, la nécessité de pallier les risques de manques technologiques qui mettraient en péril notre indépendance sur un certain nombre de grands systèmes, et pour cela la nécessité d'investir en conséquence dans la recherche et la technologie – vous connaissez tous les difficultés de réexporter certaines technologies américaines – , et enfin l'appui à l'Agence européenne de défense ou à des coopérations bilatérales pour encourager les actions qui font sens du point de vue industriel.

Alors que le traité de Lisbonne a fait de l'espace la première compétence partagée de l'Union européenne, M. Bernard Deflesselles souligne très justement, dans son rapport d'octobre 2011 sur la politique spatiale européenne, le paradoxe suivant. D'un côté, dans sa communication politique d'avril 2011 sur la « Stratégie spatiale de l'Union européenne au service des citoyens », la Commission européenne affiche ses ambitions ; de l'autre, elle exclut des perspectives financières 2014-2020 publiées le 30 juin 2011 le programme GMES (Global Monitoring for Environment and Security) extrêmement important pour Thales. Le GMES, lancé sous l'égide de l'Agence spatiale européenne, est un programme de satellites destinés à observer la Terre et les océans, ou encore de suivre l'évolution du CO2au-dessus des grandes agglomérations. Bref, à travers une collection de satellites spécialisés, ce programme est une gigantesque machine à collecter les informations permettant à l'Europe de mieux voir comment évolue son environnement et de mieux ajuster ses politiques en la matière. A terme peuvent en dépendre de meilleures prévisions sur la qualité de l'air ou de l'eau, ainsi que sur l'évolution du développement agricole ou encore de l'urbanisme. La qualité de ces prévisions est fondamentale pour la prise de bonnes décisions politiques. Si l'Union européenne, comme nous le souhaitons, continue à le financer, GMES sera un superbe instrument de collecte des éléments permettant d'objectiver les décisions dans ce domaine. Or, ce programme est l'objet d'une impasse budgétaire. Il serait souhaitable de mettre fin à celle-ci dans le cadre de la finalisation des perspectives financières 2014-2020. En effet, 3,2 milliards d'euros ont déjà été engagés par l'Union européenne pour ce programme. Et les satellites ayant une durée de vie limitée, mettre fin au financement reviendrait à voir s'arrêter un jour la machine à collecter des renseignements précieux sur l'environnement européen. Je voudrais donc saluer, au nom de Thales, les positions très claires de M. Deflesselles en faveur de l'effort budgétaire que doit consentir l'Union européenne en matière spatiale.

Concernant le transport aérien, Mme Odile Saugues, dans son rapport sur la sécurité aérienne de décembre 2009, souligne que le programme SESAR (Single European Sky Air Traffic Management Research), bras technologique du « Ciel Unique européen », va permettre de doter l'Europe d'une infrastructure performante pour les 30 ans à venir. Ce vaste programme de recherche concerne l'optimisation de la trajectoire des avions pour limiter les temps d'attente au-dessus des aéroports les plus encombrés, et donc améliorer le confort des passagers, diminuer les coûts pour les compagnies aériennes, limiter les impacts du trafic aérien sur l'environnement et améliorer l'équilibre économique des compagnies aériennes, tout en faisant face à une augmentation du trafic qui ne cesse de continuer à croître très fortement, et que les logiciels et équipement actuels en Europe ne permettront pas de continuer à traiter. Nous partageons tout à fait l'avis de Mme Saugues. Thales est le numéro 1 mondial du contrôle du trafic aérien, marché à la fois civil et militaire.

L'industriel européen le plus engagé dans la phase actuelle de SESAR – qui est une phase de développement –, c'est Thales. Notre contribution propre est, à côté des aides européennes que nous recevons, la plus forte. Nous serions très marris de voir ce programme ambitieux de contrôle civil, tout à fait nécessaire, dans lequel l'industrie française est très bien placée – chez Thales, l'essentiel des compétences en ce domaine est en France – et sur lequel nous commençons à exposer des éléments de démonstration dans les salons aériens, comme celui du Bourget, être contrarié par des budgets au sein de l'Union européenne ne permettant pas le moment venu la mise en oeuvre de ces nouvelles technologies de façon concertée entre les principaux pays concernés, alors qu'elles vont produire du sens sur les espaces aériens les plus encombrés, dont l'espace aérien français, notamment dans sa partie Nord.

Nous sommes également très intéressés par la standardisation dans le domaine ferroviaire : Thales – et cela est peu connu – est le numéro 2 mondial de la signalisation ferroviaire, qu'il s'agisse de métros ou de grandes lignes – c'est un héritage du groupe américain ITT Europe. Nous sommes très présents en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Angleterre et un peu en Italie. Nous sommes aussi présents au Canada et sommes exportateurs dans le mode entier, notamment en Chine. Nous sommes donc très intéressés à une participation à la standardisation progressive de ces marchés. C'est pour nous un moyen d'apporter des fonctionnalités nouvelles à nos clients et de mieux séduire à l'export. Face à la variété des systèmes hérités de l'histoire en Europe, l'émergence d'un standard européen est un élément de confiance fondamental pour le client à l'exportation. Celui-ci ne choisit alors plus le système d'un pays mais un standard européen. Les investissements pour l'industrie ferroviaire étant en général effectués pour 40 ans, l'émergence d'un standard européen permet de favoriser le positionnement de l'industrie ferroviaire européenne à l'exportation.

Je terminerai par l'investissement nécessaire en recherche et en innovation. Dans nos métiers, c'est vraiment le nerf de la guerre. C'est un élément absolument transversal. Thales est présent aussi bien dans le secteur civil que dans le secteur militaire. Si son panel d'activité peut sembler varié depuis l'extérieur, il présente en réalité une grande cohérence technologique : la base du modèle industriel de Thales, son épine dorsale, c'est une grande communalité des ingénieurs et de leur savoir-faire. Nous attachons une importance considérable à la recherche et à l'innovation : c'est le seul moyen pour nous de pouvoir espérer continuer à exister dans vingt ou trente ans face à des concurrents, européens ou américains, ou encore provenant de grands pays émergents, qui eux aussi investissent massivement sur ces technologies et ne manquent pas, eux non plus, d'ingénieurs brillants. Nous sommes donc très intéressés par la réflexion actuelle et les négociations budgétaires autour du futur programme de recherche européen dénommé Horizon 2020. Il me paraît essentiel que l'ambition européenne dans ce domaine soit maintenue.

Nous estimons par ailleurs qu'il convient de continuer à investir dans les instruments qui ont fait leurs preuves, comme, les JTI (Joint Technological Initiatives) utilisés pour Clean Sky, Artemis ou ENIAC auxquels Thales participe. L'Europe a trouvé là un outil performant.

Nous attachons également de l'importance à une bonne visibilité de l'avenir sur ces budgets : construire des équipes de recherche est un investissement de longue haleine ; les ingénieurs acquièrent leurs compétences année après année. Cette réalité s'accommode très mal de politiques de « stop and go » en matière de programmes et d'instruments utilisés.

Enfin, afin que l'investissement européen soit le plus efficace, il faut faire attention aux lourdeurs administratives. Les entreprises savent ce qu'est un coût de gestion ; celui-ci doit être le plus faible possible.

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