Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi relatif à Voies navigables de France dont nous sommes saisis aujourd'hui est une étape importante dans le processus de modernisation de la voie d'eau de notre pays. C'est une ambition qui, je le crois, est partagée par tous les membres de cette assemblée.
Avec ce texte présenté en conseil des ministres le 31 août dernier et adopté par nos collègues sénateurs le 19 octobre, vous avez, monsieur le ministre, l'ambition de rénover et d'optimiser l'organisation du service public de la voie d'eau, à la recherche d'une plus grande efficacité.
Le projet vise à regrouper en un seul et même établissement public administratif l'ensemble des 369 salariés de Voies navigables de France, gestionnaire de l'essentiel du réseau fluvial français depuis la réforme du gouvernement Rocard en 1991, et les 4 400 agents des services déconcentrés de l'État chargés de la navigation.
Il s'agit ainsi de remédier à un modèle de management pour le moins complexe : depuis sa création, VNF ne détient pas l'autorité hiérarchique sur les agents de l'État mis à sa disposition et qui concourent pleinement à l'exploitation, à l'entretien et au développement du réseau fluvial. Ainsi plus de 90 % d'entre eux sont seulement sous l'autorité fonctionnelle du gestionnaire mais relèvent de votre ministère et localement des préfets.
Manque de lisibilité, défaut de légitimation de VNF auprès des personnels de l'État, source de difficultés sur le terrain : les raisons sont nombreuses pour souhaiter aujourd'hui un changement institutionnel d'ampleur dans le service public de la voie d'eau, changement d'autant plus nécessaire à l'heure où son activité évolue très positivement, notamment en termes de volumes et de recettes.
Le projet de loi que nous examinons appelle pour le groupe SRC trois observations principales.
D'abord, ce texte nous paraît être un préalable nécessaire au développement de la voie d'eau en France. Il permet de pallier une incohérence organisationnelle à l'origine de lenteurs et de chaînes de responsabilités peu lisibles, cause de dysfonctionnements.
Il accompagne la dynamique de relance du service public de la voie d'eau et devrait lui permettre de gérer le réseau et ses personnels de façon optimale, ainsi que d'aller vers un fonctionnement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept pour le grand gabarit, ce qui améliorera l'offre de façon significative et répondra aux attentes de la clientèle du transport fluvial.
Ce texte a le mérite de la clarification : pour le nouvel établissement public administratif d'abord, puisqu'il précise utilement l'ensemble des missions qui lui sont confiées, définissant ainsi mieux son rôle et ses compétences ; pour les usagers du service public ensuite, puisqu'ils auront en face d'eux un interlocuteur unique, ce qui devrait simplifier les procédures. Pour un mode de transport qui souffre aujourd'hui de délais souvent trop longs, cette évolution est opportune à de nombreux égards. Il constitue donc une étape importante pour redonner de la cohérence à la gestion des voies navigables.
Le défi à relever pour le transport fluvial est à la fois essentiel et difficile. Il s'agit de répondre à une situation paradoxale : notre réseau est le premier en Europe par sa longueur, avec près de 8 500 kilomètres de voies navigables – soit 22 % des réseaux européens –, dont un tiers est dédié au fret. Et pourtant ses résultats sont aujourd'hui médiocres eu égard à l'importance des infrastructures. Le transport fluvial n'assure que 3,7 % du trafic de fret dans notre pays, bien moins que le rail et très loin de la route qui, grâce à sa souplesse et sa réactivité, occupe une position dominante, avec 80 % du trafic de marchandises.
Pourtant, en dépit de la fragilité des infrastructures, les perspectives ne cessent de s'améliorer depuis dix ans. Sur de nombreux bassins, la croissance du trafic est tout à fait encourageante. L'arrivée des conteneurs à côté des trafics traditionnels de pondéreux et de matériaux ouvre de nouvelles perspectives pour le ravitaillement des grandes agglomérations.
En 2010, malgré une faible croissance économique, que nous déplorons tous, la progression du trafic a atteint 8,6 %. Avec 8 milliards de tonnes-kilomètres de volumes transportés par le fluvial seul, ce trafic retrouve pour la première fois le niveau des années soixante-dix. Nous savons par ailleurs que le réseau national pourrait recevoir trois à quatre fois plus de trafic en fonction des zones.
Toutefois, cette progression encourageante, dont il faut féliciter VNF et tous les agents placés sous sa responsabilité, trouve ses limites. En raison d'un trop long sous-investissement, le réseau fluvial pâtit aujourd'hui d'un grave déficit d'entretien et de cohérence.
Déficit d'entretien d'abord. La remise en état des seules voies à grand gabarit est estimée à 1,2 milliard d'euros tandis qu'une véritable modernisation du réseau nécessiterait près de 2,5 milliards.
Selon le gestionnaire, VNF, c'est en effet la majorité des ouvrages qui se trouve aujourd'hui en fin de vie ou dans un état de délabrement avancé : 54% des écluses et 66 % des barrages présentent au moins un risque majeur de dégradation de performance et un risque important de perte complète de fonctionnalité. Or la qualité du service est directement corrélée à la qualité des ouvrages
Manque de cohérence, ensuite, puisque les voies à grand gabarit sont mal reliées entre elles, enclavées dans les grands bassins de navigation, à l'instar de la Moselle, du Nord, du Rhône, de la Seine ou du Rhin. Cette situation appelle des actions immédiates d'amélioration afin de mettre en adéquation le réseau fluvial avec l'augmentation attendue du trafic.
La réforme répond aussi, bien sûr, à la nécessité de relever le défi environnemental, comme l'ont souligné M. le ministre et Mme la rapporteure. Vous fixez à la voie d'eau un objectif ambitieux : doubler sa part de marché dans le transport de fret d'ici à 2020.
La loi Grenelle I, que le groupe SRC a votée et dont il souhaite la réussite, avait en effet fixé des objectifs spécifiques au secteur fluvial, notamment pour le réseau à grand gabarit, en incitant à sa restauration, sa modernisation et son développement via de nouveaux canaux.
L'exemple le plus significatif a bien sûr été celui du canal Seine Nord Europe, projet qui fait l'objet actuellement d'un dialogue compétitif. Il consiste à relier le port du Havre au Benelux et à reporter ainsi durablement vers la voie d'eau une partie du transport routier fortement congestionné dans cette partie nord-ouest de notre pays.
Mais il convient également de citer le projet de voie fluviale entre les bassins du. Rhône, de la Moselle et du Rhin qui sera ouvert au débat public en 2013 ainsi que le projet de mise à grand gabarit de la liaison fluviale entre Bray-sur-Seine et Nogent-sur-Seine, pour laquelle une réunion publique se tenait jeudi dernier encore à Paris.
Le transport ne se conçoit plus aujourd'hui sans une logistique qui permet le groupement et le dégroupement des marchandises, mais aussi, de plus en plus souvent, leur valorisation. À cet égard, il est nécessaire de développer des plateformes logistiques comme le prévoit le projet de canal Seine Nord Europe.
Nous sommes face à un enjeu écologique d'importance : la voie d'eau est vertueuse à la fois par sa fiabilité et sa sûreté ; peu polluante, elle protège la biodiversité du territoire. Grâce à ses investissements continus dans ce domaine, VNF a permis d'inscrire le réseau fluvial dans la trame verte et bleue : c'était là une mesure phare du Grenelle de l'environnement, qui visait à constituer un réseau écologique cohérent et à assurer les continuités écologiques.
Est-il besoin, enfin, de rappeler les chiffres connus de tous qui montrent l'intérêt de la desserte fluviale en termes de développement durable : un convoi peut transporter jusqu'à 352 conteneurs, quand un train n'en supporte que quatre-vingts et un poids lourd seulement deux !
Propre et respectueuse de l'environnement, la voie d'eau dispose également d'un important potentiel en matière d'énergie hydroélectrique, c'est-à-dire d'énergie renouvelable. La modernisation des ouvrages, notamment des barrages, par VNF permettra d'obtenir une forte production hydroélectrique, qu'il sera possible de réutiliser ou de concéder. Il faut bien évidemment rechercher des synergies pour utiliser ces nouveaux moyens dans l'intérêt de l'entreprise.
Avec cette réforme, monsieur le ministre, vous avez aussi l'ambition d'accroître l'attractivité et la compétitivité françaises face à nos partenaires européens, l'Allemagne et le Benelux notamment, qui ont parfaitement su développer et faire fructifier ce mode de transport économique et écologique. L'utilisation du réseau fluvial pour le transport de conteneurs représente plus de 30 % des marchandises qui entrent et sortent du port de Rotterdam, alors qu'au Havre, nous n'atteignons pas encore les 10 %.
Or, avec 22 % de l'ensemble du réseau fluvial d'Europe, l'atout exceptionnel que constitue notre patrimoine est indéniable. Voilà le potentiel dont dispose notre pays pour peu qu'il sache mieux valoriser ses fleuves et ses canaux.
Le Grenelle nous y incite, puisque son objectif est de faire passer la part du fluvial de 4 % à 8 % d'ici à 2020. Vous visez ainsi, monsieur le ministre, un doublement du trafic. Qui pourrait critiquer un tel objectif ? Mais en aurez-vous les moyens ? C'est une autre affaire.
Il faudra également améliorer la mise en cohérence des modes de transport, et vous y avez fait allusion en évoquant la mise en relation du réseau fluvial avec les ports du Havre et de Fos : c'est là, je crois, un point très important.
Nous avions, avec Alain Gest, dans un rapport rendu l'an dernier à la commission du développement durable, suggéré au Gouvernement de distraire une partie des fonds du grand emprunt pour achever cette modernisation et cette mise en relation des deux ports. J'avais, pour ma part, dans un amendement à la loi de finances rectificative pour 2010, proposé de consacrer une partie de ce grand emprunt au creusement d'un chenal de trois kilomètres et demi destiné à faciliter l'accès fluvial à Fos ainsi qu'à la réalisation de l'écluse fluviale de Port 2000. Le rapporteur général du budget, Gilles Carrez, avait regretté avec moi le refus du Gouvernement de financer ces infrastructures qui devraient, elles aussi, participer de la modernisation de notre pays et préparer son avenir.
Le texte a le mérite de préciser les modalités de représentation des salariés dans le nouvel établissement. Ce point a fait l'objet d'une concertation que je tiens à saluer, comme je veux saluer les personnels et les organisations syndicales, qui ont su dépasser leurs inquiétudes légitimes et négocier des protocoles apportant aux deux catégories de personnels les garanties nécessaires à leur sécurité et permettant au transport fluvial d'évoluer dans le bon sens.
Le projet de loi fait donc aujourd'hui consensus entre les acteurs, après les deux protocoles d'accord signés, l'un le 24 juin 2011 entre le ministère et les trois organisations syndicales représentatives des agents de l'État, CGT, UNSA et CFDT, et le second le 1er juillet entre VNF et la CFDT, seule organisation syndicale représentative des salariés de Voies navigables de France. Ces deux protocoles engagent VNF et donnent l'assurance qu'aucune mobilité ne sera imposée aux salariés ; ils garantissent également la représentation des deux catégories de salariés dans des organismes paritaires dédiés. Ces points sont assurément très positifs.
Quant au nom de VNF, le Sénat n'a pas souhaité le modifier, arguant du fait qu'il avait acquis une visibilité et une reconnaissance qu'il serait dommageable de remettre en cause. L'argument mérite d'être pris en considération.
Cette réforme me semble nécessaire en ce qu'elle permet de régler un élément central de gouvernance du service public ; la bonne gouvernance de l'ensemble permet, on le sait, une meilleure efficacité dans l'action.
Cette réforme est nécessaire, oui, en termes de cohérence et d'organisation ; mais elle ne sera probablement pas suffisante. Nous restons très loin de la grande loi fluviale que nous étions en droit d'attendre, et il est regrettable que le texte que nous examinons ne traite qu'un seul aspect du sujet.
D'établissement public à caractère industriel et commercial, VNF devient un établissement public à caractère administratif. Cette évolution juridique suscite des interrogations quant à son efficacité, mais nous comprenons, monsieur le ministre, qu'elle était nécessaire pour rassurer les 4 400 agents publics qui rejoignent le nouvel EPA.
La tâche à accomplir pour moderniser le réseau fluvial français est considérable, les besoins de financement ne le sont pas moins. Vous annoncez, il faut le reconnaître, des efforts importants : 840 millions d'euros entre 2010 et 2013, et 2,7 milliards d'euros entre 2010 et 2018. Mais la taxe hydraulique et les fonds qui transitent par l'Agence de financement des infrastructures de transport de France, soit 70 millions d'euros, ne sauraient suffire à atteindre cet ambitieux objectif. Comment entendez-vous pallier cette insuffisance de financement à l'heure où le Gouvernement réduit ses ambitions sur le schéma national des infrastructures de transport et où 2,1 milliards d'euros manquent à l'AFITF pour la période 2010-2014 ?
Monsieur le ministre, les députés du groupe SRC se préoccupent aussi des conclusions que le Gouvernement tirera de l'expérimentation conduite par la région Bourgogne. On s'en souvient, le 1er janvier 2010, la région avait accepté de reprendre, dans le cadre d'une expérimentation de trois ans, la gestion des canaux de Bourgogne, du Centre, du Nivernais et de la Seille navigable, auparavant gérés par Voies navigables de France. Par souci de prudence, François Patriat, président du conseil régional, avait exigé une période d'essai de trois ans avant que ce transfert ne devienne définitif. Au cours de cette période, la collectivité pouvait abandonner l'expérimentation. Le 21 novembre dernier – il y a donc fort peu de temps –, après deux années de gestion, le président Patriat a menacé de restituer ces canaux à VNF en raison de l'absence patente de moyens financiers et humains de l'État, pourtant indispensables au développement de ces voies d'eau.
Monsieur le ministre, vous avez indiqué tout à l'heure que vous souhaitiez poursuivre la décentralisation des voies navigables secondaires. De quelle manière entendez-vous le faire, et dans quelle mesure êtes-vous prêt à donner aux collectivités les moyens concrets et effectifs pour en assurer la bonne gestion ?
Une autre interrogation a été largement évoquée par nos collègues sénateurs : l'avenir de cet ouvrage exceptionnel qu'est le canal du Midi. Le chancre coloré, identifié il y a plus de six ans par le gestionnaire VNF, a contaminé les 42 000 platanes bicentenaires qui longent le canal du Midi et lui donnent son caractère remarquable. Cette contamination qui obligera à abattre ces arbres vénérables ne remet-elle pas en cause le classement au patrimoine mondial de l'UNESCO obtenu en 1996 ? Lors du débat au Sénat, vous vous étiez engagé à prendre langue avec votre collègue ministre de la culture, Frédéric Mitterrand. Êtes-vous en mesure, aujourd'hui, de nous rassurer sur le maintien de ce classement, et de nous dire comment VNF pourra renouveler ce paysage unique ?
Cette réforme, monsieur le ministre, est nécessaire ; elle apporte une cohérence indispensable, elle renforce VNF, elle mobilise les personnels au service de la voie navigable. Est-elle suffisante ? Probablement pas, tant la tâche est considérable pour restaurer, moderniser, agrandir le réseau des voies navigables françaises. Probablement pas, car les engagements financiers pris par le Gouvernement, s'ils sont estimables, ne sont ni garantis, ni suffisants pour atteindre les objectifs du transfert modal fixés par le Grenelle 1. Probablement pas, car la décentralisation du réseau patrimonial appelle des garanties et des engagements que le Gouvernement n'a pas encore apportés.
Comme en commission. le groupe SRC examinera ce texte avec une attention positive, madame la rapporteure, mais restera exigeant vis-à-vis de la politique du Gouvernement, qu'il juge encore insuffisante pour la voie d'eau.