Exceptionnellement, j'étais prêt à applaudir notre collègue Christian Estrosi, en l'entendant évoquer la possibilité de plafonner les marges de la grande distribution. Excellente proposition ! Elle pourrait se décliner sous des formes variées ; j'ai moi-même déposé, par exemple, il y a deux semaines, une proposition de loi pour encadrer les prix des produits alimentaires selon un système assez proche de celui que vous proposez et fondé sur un coefficient multiplicateur appliqué au prix payé au producteur pour en déduire le prix facturé au consommateur par le distributeur.
Mais, si les amendements de Christian Estrosi présentent un intérêt réel, il n'en reste pas moins que notre débat prend des allures de corrida. J'ai en effet les sentiment que l'on agite comme une muleta – rouge, bien entendu – ces amendements, que je voterai car il vont dans le bon sens, mais qui ne répondent pas fondamentalement aux vraies questions.
Je m'explique. Ces trois amendements ne proposent pas de changer le code de la route, mais de mettre en place des gendarmes et des policiers. En d'autres termes, ils partent du postulat que la législation actuelle est satisfaisante, qu'elle permet de lutter contre les marges exorbitantes de la grande distribution et qu'il suffit donc d'appliquer la loi pour régler le problème.
Or mettre en place des gendarmes et des policiers ne résoudra pas le problème de fond. J'ai sous les yeux un entretien de M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution, paru dans la revue Libre Service Actualités, en date du 15 septembre 2011. Au journaliste qui lui dit : « Cependant, selon l'Observatoire des prix et des marges, les enseignes que vous représentez ont refusé de transmettre le montant des marges, rayon par rayon. », le porte-parole de la grande distribution répond : « Pas du tout ! Tout d'abord chaque page de ce rapport – il fait allusion au rapport Chalmin – indique bien que la marge brute ne veut rien dire en soi, qu'elle sert à payer les salaires, les frais de transport, les taxes, l'électricité dans les magasins, et que le seul ratio important est celui des marges nettes, ce qui n'a pas empêché une attaque bien orchestrée sur de soi-disant marges brutes scandaleuses qu'il faudrait limiter. Nous étions totalement d'accord – poursuit-il – pour donner les chiffres à l'Observatoire, mais nous avons simplement demandé au préalable que ces données restent confidentielles, car les marges nettes par rayon, c'est le coeur du réacteur nucléaire. » N'est-ce pas superbe ?
Ce fameux réacteur nucléaire procure des profits de 500 millions d'euros par an pour les groupes de la grande distribution : inutile donc de dire qu'il faut qu'il chauffe !
Mais j'en reviens aux propos de M. Jacques Creyssel : « Or nous n'avons obtenu cet engagement [la confidentialité] que trop peu de temps avant la remise du rapport. Nous y travaillons, mais il est très compliqué d'affecter à chaque linéaire de produits le montant des salaires, des impôts, des frais fixes. Qu'est-ce que cela va faire apparaître : ce que tous les professionnels savent, qu'il s'agit d'un métier à marges faibles, dans lequel nous effectuons en permanence des péréquations sur toute une série de prix. Un magasin vend entre 5 000 et 80 000 références ; il y a des produits à marge très faible, voire négative, et d'autres, comme les produits frais, en libre-service, où elles sont plus élevées, le tout aboutissant à 1,5 % de marge maximum. »
Si l'on en reste à l'application du code de la route supervisé par les gendarmes, soit à la législation telle qu'elle découle de la loi Chatel et de la loi de modernisation de l'économie, si l'observatoire des prix demeure un simple observatoire, si l'on ne touche pas au mécanisme de fabrication des prix, on ne résoudra rien ! La grande distribution s'adaptera. Même si c'est douloureux, elle communiquera ses marges, plus ou moins corrigées ou trafiquées.
Il faut mettre en place un autre type de mécanismes. D'une part, il faut garantir aux producteurs agricoles de denrées alimentaires un prix qui couvre le prix de revient, qui leur permette de vivre et de se verser des salaires ; d'autre part, au bout de la chaîne, il faut aussi s'intéresser au prix payé par le consommateur, qui souffre de la vie chère. Cela ne peut se faire qu'en changeant la loi et en mettant en place des mécanismes comme le coefficient multiplicateur dont je parlais au début de mon intervention.
Nous devons obtenir de la lisibilité sur l'ensemble de la chaîne, pour comprendre où les marges sont prises, car la grande distribution n'est pas seule en cause : il y a aussi la transformation dans l'agroalimentaire, le transport, les centrales d'achat et j'en passe. La filière doit être appréhendée dans sa totalité.
Au bout du compte, on va poster sur les bord de la route des gendarmes censés faire appliquer un code de la route totalement inefficace, voilà la réalité ! Les gendarmes en question – des inspecteurs dotés de pouvoirs de rétorsion supplémentaires – ne sont pas une mauvaise idée, mais on ne peut en rester à l'observation des prix et des marges. C'est à l'ensemble des pratiques de la grande distribution qu'il faut s'intéresser. Une enquête publiée par Libération en octobre 2009 révélait que, loin d'avoir disparues, les marges arrière étaient mises en oeuvre par les grands distributeurs dans un cadre informel… Cela montre bien qu'il existe des combines qui permettent de jouer sur les prix et d'augmenter les profits ! Les « gendarmes » doivent donc pouvoir apprécier sur le terrain les pratiques anticoncurrentielles de la grande distribution.
Je voterai donc pour ma part ces amendements, sans illusions ! Nous aurons certes davantage de lisibilité mais ce n'est pas ainsi que nous ferons peur à la grande distribution. Pourtant, plutôt que d'attaquer le coeur du système, vous préférez agiter la muleta et faire donner les trompettes pour impressionner la galerie !